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Dans cette monographie portant sur les garas poeticas sardes, soit des compétitions rituelles de poésie improvisée qui se déroulent à date fixe à l’occasion de fêtes patronales en Sardaigne, Maria Manca, maître de conférences spécialisée en ethnopoétique à l’Université Paris 7, a voulu combler un angle mort de la littérature savante en replaçant ces joutes « dans leur contexte énonciatif et leur système de production, pour en comprendre le véritable sens » (p. 7). Elle propose ainsi une anthropologie de cette tradition orale qui saurait la saisir dans sa totalité, en qualité de pratique traditionnelle représentative de la culture sarde, et qui participerait à une redéfinition même de la notion de tradition. Elle s’est donc attelée dans son livre à décrire, grâce à l’analyse d’un imposant corpus d’une centaine de garas, les moindres aspects de la pratique : forme, structure, fonctions, représentations, etc. Elle conclut que c’est précisément le caractère improvisé de ce genre poétique qui conférait à cette tradition tout son dynamisme. Les poètes « répondent verbalement à l’imprévu et mènent avec le hasard un jeu qu’ils proposent au jugement de la communauté » (p. 253). De fait, ils apprendraient aux Sardes à manipuler l’aléatoire et à résister à l’adversité pour devenir des sortes de créateurs de destin.

Pour bien situer cette étude, l’épilogue donne aux lecteurs des éléments de compréhension capitaux. Maria Manca y explique sa démarche : celle, en fait, d’un retour à son enfance, son grand-père étant lui-même un célèbre poète improvisateur dont le travail auprès de ses successeurs était fait de complicité participative. Par conséquent, il faut lire cette recherche comme un ouvrage de valorisation de l’art des poètes ; l’approche en est anthropologique, mais les objectifs ne le sont pas. Il aurait été plus que pertinent de transformer l’épilogue en avant-propos, car le lecteur ne comprend pas pourquoi, dans la démonstration, l’auteure s’est campée dans une posture admirative face aux poètes, comme si elle aspirait à devenir une experte sachant décoder la poésie pour pouvoir mieux interpréter l’issue de la joute plutôt que d’observer la joute pour ce qu’elle est et ce qu’elle n’arrive pas à être. Le lecteur non informé se bute donc à d’inquiétantes conclusions, comme l’idée, présentée comme vraie (son expression) en page 251, que les villages sardes qui ne font plus la gara auraient perdu leur vie ou celle que l’âme sarde s’exprimerait en haut lieu dans la figure quasi divine du poète improvisateur. Déplacer l’épilogue en avant-propos aurait permis au lecteur de comprendre que ces formules sont propres à la vision de l’experte et non à celle de l’anthropologue.

De la même manière, il aurait dû être indiqué plus clairement que la recherche de Manca a été menée dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue à Paris 10-Nanterre en 2002. Ainsi, les lecteurs ne se surprendraient pas que la référence la plus actuelle date de 2001. Surtout, ils comprendraient mieux pourquoi l’auteure a milité pour une définition de la tradition qui saurait respecter le caractère vivant et dynamique des pratiques culturelles, quand cette préoccupation, répandue en ethnologie du proche dans les années 1990, a été remplacée ces dernières années par celle entourant le patrimoine culturel immatériel. En toute logique, plaider en faveur de la patrimonialisation de la gara aurait été de circonstance pour valoriser l’art des poètes dans une publication datant de 2009.

Finalement, une meilleure contextualisation de la recherche aurait permis aux lecteurs de mieux apprécier la fine analyse descriptive de la gara, qui demeure le point le plus fort de l’ouvrage. La posture admirative de l’auteure constitue en ce sens un atout pour évaluer toute la richesse de la tradition orale en action, comme si elle avait réussi à réaliser un inventaire quasi exhaustif de ce qui était mis en spectacle durant la performance improvisée des poètes ; comme si elle lisait la scène comme une belle lettre. En revanche, cette force devient une importante faiblesse lorsqu’il est question de mettre à distance la joute pour en saisir le sens. On le constate notamment dans son vingt-et-unième chapitre où elle a tenté un glissement analytique entre le jeu des poètes et celui de l’identité traditionnelle sarde. Elle a décrit très brièvement d’autres jeux traditionnels des Sardes pour statuer sur leur goût pour la compétition et pour l’affrontement avec le hasard, qui leur serait typique. C’est ainsi qu’elle introduit dans un petit paragraphe la notion de hasard, censée se mesurer à l’art des poètes, présenté tout au long de l’ouvrage. De ce fait, sa compréhension de l’opposant « hasard » dans le combat verbal reste limitée. Il aurait été préférable que l’auteure s’en tienne à décrire le sens de la joute du point de vue de l’expert dans l’assistance, ce qui était en soi un défi considérable du fait de la complexité de la pratique. Sa contribution à l’avancement des connaissances aurait été plus clairement associée au développement de l’ethnopoétique, projet interprétatif parfaitement intéressant pour l’anthropologie.