Corps de l’article

Deux images contradictoires de Rio de Janeiro circulent généralement dans le monde par le biais des médias locaux et internationaux : d’une part, celle de gens heureux qui exhibent des corps sculpturaux sur la plage de Copacabana en jouant au soccer ou en dansant la samba et, d’autre part, une image remplie de scènes de violence, de meurtres d’enfants de la rue ou de policiers torturant des habitants de l’un des nombreux bidonvilles (les favelas)[2]. Mon intérêt pour l’étude de la violence ne vient pas seulement du débat intense que cette dernière suscite dans les médias brésiliens, mais aussi d’une de mes recherches pré-cédentes sur la santé des femmes âgées d’un bidonville de Rio de Janeiro (Leibing et Groisman 2001). Nous avons alors découvert que la violence était un élément majeur pour comprendre la santé et la maladie dans ce contexte, et en particulier pour analyser l’hypertension. Cette « in-corporation » du monde social, qui était, dans ce cas, un monde violent, nous a conduits à être plus attentifs aux discussions qui se déroulaient autour de nous. Nous avons voulu comprendre la violence non pas comme un phénomène abstrait et figé, mais comme partie prenante du processus dynamique, chargé de tensions, qui définit les frontières d’une société donnée en différenciant ce qui est interne ou externe, bon ou mauvais, etc. Cette démarche d’analyse pourrait contribuer à mettre au jour les structures sous-jacentes réellement capables de renforcer ou, au contraire, d’empêcher les pratiques violentes dans le contexte étudié. Tel est le but de cet article.

La violence étant un sujet très complexe, j’ai renoncé à présenter ou à discuter dans ce texte le nombre croissant de publications sur ce thème (voir, par exemple, Velho et Alvito 1996), même si j’ai utilisé beaucoup de ces travaux. Cet article se concentre sur un aspect particulier du phénomène : le travestissement des valeurs morales par la « fusion » et l’« inversion », phénomène caractéristique de la culture brésilienne qu’on peut probablement retrouver dans d’autres cultures. Le con-cept de « fusion » décrit des pratiques locales consistant à fusionner des éléments de la culture autrefois séparés, contrastés ou opposés, mais qui sont néanmoins insérés dans un contexte politique et économique plus large. Les « inversions », qui sont liées à cette fusion, bousculent les valeurs classiques du bien et du mal et, à la faveur de cette confusion, permettent à certaines pratiques de se distancer d’une économie morale plus large. Les médias sont l’un des éléments culturels majeurs qui soutiennent de telles pratiques en publiant des histoires comme celles que je vais décrire dans la suite de l’article : l’histoire respective de deux jeunes gangsters (des héros?) de Rio de Janeiro qui, chacun à sa façon, ont remis en question les définitions courantes du « bon » et du « mauvais »[3].

Ces histoires illustrent un nouveau phénomène propre au débat public brésilien sur la violence : d’une part, l’entrée de jeunes issus de la classe moyenne dans le monde du crime organisé de Rio de Janeiro, et, d’autre part, une fascination — pas si nouvelle que ça — pour les héros violents. C’est ainsi que coexistent désormais dans ces médias des portraits d’un certain type de rebelles, généralement associés au discours « robinesque » qui encourage à voler les riches pour donner aux pauvres, et auxquels le public peut s’identifier, avec des rapports faisant état de manière presque quotidienne de policiers impliqués dans des crimes et de politiciens enrichis par la corruption et le détournement de fonds publics, sur fond d’impunité générale. L’implication de la classe moyenne dans le crime avait été passive jusqu’alors, se limitant à la consommation des drogues qui sont à l’origine d’une partie importante de la violence de la ville[4] (voir, par exemple, Fraga 2000). Les médias font preuve d’un certain sensationnalisme lorsqu’ils évoquent l’« esthétisation » de la violence : le fait que les criminels ne sont plus « noirs, pauvres et habitants d’une favela », mais « parlant bien, élégants et beaux »[5], selon la description donnée de la petite amie d’un des bandits (Pessoa et Goulart 2000). Il s’ensuit que l’inversion et la fusion des valeurs communes du bien et du mal ont certainement un impact puissant sur la création d’identités et de subjectivités confuses.

La violence — qui est depuis longtemps déjà un important sujet de dis-cussion à Rio de Janeiro (et pas seulement à cet endroit) — est désormais la préoccupation principale de ses habitants (Jornal do Brasil, 9 avril 2000) et le thème principal de campagne pour les politiciens qui cherchent à se faire réélire (par exemple, O Globo 25 juin 2000). Les nouvelles quotidiennes sont gorgées d’images d’apocalypse, comme la couverture de l’hebdomadaire Veja (Secco 2000), montrant les membres d’une famille revêtus d’une armure, le cri « Au secours! » étant inscrit en grosses lettres jaunes au travers de l’image. Sur le côté, des faits statistiques « objectifs » — plutôt exagérés — décrivent la réalité :

Les grandes villes brésiliennes sont les championnes du monde du meurtre ; il y a plus de gardiens de sécurité privés que de policiers ; un jeune brésilien sur cinq a déjà vu le corps d’une victime de meurtre ; seuls deux crimes sur cent sont résolus ; les membres de la classe moyenne installent déjà des vitres pare-balles sur leurs voitures ; une personne est tuée toutes les 13 minutes dans le pays.

Veja, 7 juin 2000

Dans ce contexte de peur et de terreur accentué par l’impuissance de l’État, ces histoires de deux héros urbains contestables sont curieusement apparues en même temps dans la presse en 1999. Par coïncidence, leurs personnages principaux portent presque le même nom : Marcinho et Mauricinho (petit Marcio et petit Mauricio). Toutefois, l’un est un « véritable » gangster issu d’un bidonville tandis que l’autre est un de ces « nouveaux » gangsters ayant grandi dans une famille de la classe moyenne. Mauricinho, autre coïncidence, est l’expression familière qui désigne le Yuppie valorisant le « monde matériel » et ses symboles plus que toute autre chose. Le consumérisme semble être un puissant facteur d’explication de la violence et de la criminalité au Brésil ; la télévision l’entretient de façon très efficace en contextualisant les histoires respectives de Marcinho et de Mauricinho — fait qui, selon les chercheurs, indique une « nouvelle violence » coupée de toute idée révolutionnaire ou politique (Soares 1999 ; Wieviorka 1997 ; Giddens 1995).

Les contrastes semblent faire partie de la dynamique identitaire au Brésil, ce qui permet de confirmer de façon assurée l’image ancienne et souvent réitérée d’une nation paisible et contradictoire (Leibing et Benninghoff-Luehl 2001 ; Benninghoff-Luehl et Leibing 2001). L’insistance sur les fusions de contraste qui caractérisent, entre autres histoires, celles de Marcinho et de Mauricinho relève de la « modernisation conservatrice » et du « langage ambivalent du message à double contrainte de la culture brésilienne ». Par cette affirmation, l’anthropologue Luiz Eduardo Soares (1999) relève le fait que la société brésilienne contemporaine est très hiérarchisée tout en prônant un individualisme croissant du type « chacun pour soi ». Cette sorte d’économie morale non seulement ne conduit pas à accepter passivement sa place dans la hiérarchie ni sa destinée, mais elle évacue les rapports mutuels traditionnels (comme le système de patronage). Selon Soares, cette forme contemporaine peut mener à représenter le pouvoir comme réduit à lui-même, sans système moral : une célébration du pouvoir qui peut facilement devenir cruel et despotique (voir aussi Wievorka 1997).

Anthony Giddens (1995), comme Soares, se méfie des « traditions sans traditionnalisme », où les rituels deviennent des compulsions et les groupes et individus ne peuvent pas compter sur des « traditions contextuelles ». La violence se produit quand il n’y a plus de dialogue entre les forces adverses. L’appel de Giddens en faveur d’une démocratie dialogique, c’est-à-dire qui promeut la reconnaissance de l’authenticité de l’autre dans un processus mutuel, pourrait être une solution, quoique très abstraite, au problème posé par Soares à propos de la récente hybridation du contexte social brésilien, où se côtoient des valeurs générales liées aux hiérarchies et le discours officiel de l’individuali-sation et de l’égalité. C’est un « message dangereux, contradictoire et antidémo-cratique », un « instrument du maintien et de la naturalisation de l’inégalité, ainsi que de la légitimation d’un Darwinisme social » (1995 : 231).

Si nous prenons au sérieux la recommandation de Giddens, tout dialogue implique la reconnaissance de la différence. Or, les deux images contradictoires de Rio de Janeiro avec lesquelles j’ai commencé cet essai (la « Ville merveilleuse » - un lieu de violence et de crime) sont traitées par les médias d’une façon qui oblige à opter pour l’un ou l’autre de ces aspects (Minayo 1999). Un dialogue métaphorique, plus concevable, pourrait mener à une conception plus différenciée de la ville. En revanche, dans le cas des inversions, nous ver-rons que tout dialogue devient presque impossible puisque le processus de fusion produit une situation confuse et diffuse[6]. Il ne permet pas de problématiser la situation et ses différentes options, de prendre du recul face à certaines façons d’agir ou de réagir, de tenter de décrire le « sol qui peut les nourrir les unes et les autres, dans leur diversité et en dépit parfois de leurs contradictions » (Foucault 1994b : 598)[7]. Cela ne veut pas dire que les phénomènes culturels ne comportent pas d’éléments contradictoires ; cela signifie plutôt qu’il faut se méfier du « brouil-lard culturel » qui voile certaines structures sociales généralement liées aux intérêts des plus puissants de la société en question.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, précisons que cet essai anthropologique repose sur une évaluation systématique des médias imprimés de Rio de Janeiro en 1999 et 2000. L’analyse s’inscrit dans le contexte plus large des débats publics ayant cours dans cette ville où je vis et où j’essaie de composer avec l’effet de la violence. Un travail de terrain effectué dans une favela pendant une année a également nourri la réflexion proposée dans ce texte (voir Leibing et Groisman 2001). J’ai aussi examiné les arguments des principaux auteurs brésiliens et étrangers sur la violence à Rio de Janeiro, soulignant ceux qui appuient ou réfutent mon analyse. Cette discussion, qui n’est pas exhaustive, ne permet pas de conclure, mais permet de situer mon propos dans la mesure permise par le cadre inévi-tablement limité d’un article.

Marcinho, Mauricinho et la police

Le 29 février 2000, l’Association contre le crime de Rio de Janeiro, de concert avec le ministre de la Sécurité, déclara que 10 000 reais (5000 $ US) seraient offerts à toute personne qui pourrait donner des indices menant à l’arrestation et l’emprisonnement de Marcio Amaro de Oliveira, seulement connu sous le surnom de « Marcinho VP » (petit Marcio VP[8]). Le gangster de 29 ans était accusé de trafic de drogue, d’homicides et d’autres crimes. Il s’était évadé de prison en 1996 de manière spectaculaire, reprenant ensuite sa place de leader d’un cartel de plus de 100 membres, dont 70% ont moins de 18 ans (O Globo 29 février 2000).

Nous avons aussi appris par la presse locale que VP n’était pas seulement le leader de son cartel, mais aussi le chef informel de la colline Dona Marta, une favela située dans le quartier de classe moyenne Botafogo. Cette favela typique fait partie de la riche zone sud de la ville. Construites principalement sur les collines de Rio de Janeiro, les favelas donnent de la pauvreté une image presque idyllique — du moins, vue du bas des collines — ; mais cela a aussi pour effet d’empêcher d’exclure ou de séparer les populations les plus pauvres des plus riches, à la différence des autres villes brésiliennes où les plus pauvres vivent principalement en périphérie[9].

Marcinho devint célèbre à deux occasions. La première se produisit en 1996 lorsque le chanteur Michael Jackson et le réalisateur Spike Lee voulurent tourner un vidéo clip au sommet de la colline Dona Marta dont Marcinho était le leader officieux. C’est de lui plutôt que des autorités locales qu’ils durent obtenir la permission de filmer, ce qui était habituel dans les favelas, presque des États dans l’État. Cependant, cette fois-ci, la situation fut beaucoup plus humiliante pour l’État que d’habitude, car cette histoire fit le tour du monde en raison de la présence de personnalités. La seconde occasion est plus récente. La presse mit au jour la relation intense qui s’était établie entre Marcinho et João Moreira Salles, réalisateur de cinéma (le frère du réalisateur Waltinho Salles, auteur du film Gare centrale) et membre d’une des plus riches familles du pays. Moreira Salles avait aidé Marcinho à écrire un livre sur sa vision du monde en tant que gangster victime d’une société inégalitaire. Il envoya pendant plusieurs mois de l’argent à Marcinho en Argentine où ce dernier se cachait de la police. Toutefois, lors d’une entrevue télévisée donnée après son emprisonnement, Marcinho expliqua qu’il avait fait ce voyage pour étudier différents mouvements révolutionnaires dans le but de mieux organiser sa « favelania », néologisme qui fusionne l’idée de bidon-ville et celle de citoyenneté.

Salles avait rencontré Marcinho lorsqu’il faisait un film sur le trafic de drogue. Il avait été fasciné par cet homme qui, comme il l’expliqua plus tard, « avait une volonté sincère de comprendre Moreira Salles, quelqu’un qui était complètement à l’opposé de lui » (França, Dieguez et Carneiro 2000, mes italiques). Salles donna des livres à Marcinho et en discuta avec lui. Salles avait passé son enfance à lire plutôt qu’à vivre et avait été particulièrement impres-sionné par Platon qu’il cita pendant une entrevue, expliquant ainsi ses relations avec quelqu’un comme Marcinho qui était probablement responsable de plus de trente assassinats : « le mal ne connaît pas le bien ».

L’histoire de vie de Marcinho a été décrite en termes de contradictions de classe dans l’hebdomadaire Veja (França, Dieguez et Carneiro 2000) : né dans une famille du nord-est brésilien qui s’installa ensuite à Rio de Janeiro, Marcinho étudia jusqu’en 5e année et se lia avec des enfants de la classe moyenne durant son adolescence.

À 16 ans, il tourna le dos à l’exemple offert par sa mère qui travaillait pour lui payer une école privée. Il entra dans le monde du trafic de drogue avec l’avantage de cette scolarisation sur ses collègues criminels. Marcinho VP développa une stratégie efficace de marketing, qui lui permit de fasciner même les filles de familles riches du sud de Rio de Janeiro. L’une d’elle, qui est non seulement riche mais aussi intellectuelle et rebelle, est récemment devenue sa compagne.

França, Diegues et Carneiro 2000 : 30

« Je suis un trafiquant de drogue parce que le système a fait des miens des esclaves » (ibid.) : cet argument de type révolutionnaire a principalement séduit les intellectuels.

Le débat public porta sur la « commandite » offerte par Salles à Marcinho : était-ce un acte criminel? Une des conséquences de cette affaire fut l’expulsion du secrétaire d’État à la sécurité, l’anthropologue Soares que j’ai cité plus haut. Il avait défendu Moreira Salles et, de ce point de vue, avait aussi défendu le « bon bandit », alors que le gouverneur essayait d’éviter cette sorte de mystification (« la place d’un bandit est en prison et non dans une salle de tango »). Attraper Marcinho VP devint alors une question d’honneur national. En avril 2000, il fut capturé alors qu’il dormait dans une autre favela que la sienne. Fait étrange, l’opération de police qui aboutit à son emprisonnement fut coordonnée par une policière qui avait été suspendue de son travail parce qu’elle était soupçonnée de corruption.

Pour sa part, Mauricinho Botafogo (25 ans) vivait comme Marcinho VP dans le quartier aisé de Botafogo ; mais alors que Marcinho vivait sur le haut de la colline Dona Marta, bidonville situé au centre de ce quartier, Mauricinho vivait au pied de cette colline, dans la partie aisée. Il avait grandi à Copacabana. En février 2000, il fut arrêté : c’était le premier résultat d’une opération de police baptisée « gens chics » et qui était dirigée contre un cartel de jeunes, la plupart issus de la classe moyenne, qui se spécialisaient dans le cambriolage des maisons et des appartements des plus riches personnes de la ville. Par hasard, semble-t-il, ils pénétrèrent ainsi dans la maison de Antonio Carlos Magalhaes, un sénateur de Bahia, et dans l’appartement de Marcello Alencar, l’ancien gouverneur de Rio de Janeiro. De nombreux membres de ce cartel sont déjà en prison. L’un d’entre eux, arrêté récemment, déclara qu’ils ne volaient que les appartements des riches. Quand on lui demanda pourquoi, il répondit ceci : « Regardez l’état de ce pays : chômage, faim… On doit se débrouiller » (Pessoa 2000).

Nous n’avons pas beaucoup d’informations sur les membres de ce groupe de gangsters. Ils reçurent des médias un traitement différent de celui qui est accordé aux gangsters venant des favelas dont le nom complet apparaît géné-ralement dans les journaux. Dans le cas des gangsters de la classe moyenne, parfois seules leurs initiales sont mentionnées, ou celles de leurs parents dont la profession est honorable.

Marcinho et Mauricinho se présentent tous les deux comme les victimes d’un État injuste et décrivent leurs actions comme des actes révolutionnaires. Le pouvoir ainsi qu’un style de vie typique de la société de consommation qu’est devenu le Brésil sont invoqués comme motifs de crimes justifiés par une sorte d’héroïsme qui semblent utiliser des mots vides et creux — quoique des intellec-tuels romantiques comme Moreira Salles ne le perçoivent pas ainsi. Les intel-lectuels s’accordent tous pour dire que Mauricinho Botafogo et son groupe utilisent un discours qui tente de faire pardonner leur hédonisme tout en étant en même temps apparemment très séduisant aux yeux d’une partie de la jeunesse de la classe moyenne. Le discours de Marcinho, plus contesté, évoque une fascination historique pour les contrastes et les « bons bandits » (voir plus loin dans le texte).

Mais pour compliquer encore la situation, une autre contradiction s’ajoute, bien qu’elle ne soit pas nouvelle : le rôle de la police, théoriquement adversaire des bandits et protectrice des citoyens, mais en réalité source de peur et d’agression (voir Folha de São Paulo 25 juin 2000 et O Globo 2 juillet 2000). Les liens d’une police mal payée avec les trafiquants de drogue, la loterie animale illégale[10], la corruption et le meurtre sont de notoriété publique, car régulièrement mentionnés dans la presse. L’incompétence de la police en matière d’enquête criminelle est elle aussi bien connue, ce qui engendre un sentiment général d’insécurité et d’anomie. Très récemment, la presse a révélé un nouveau phénomène : les policiers victimes des cartels de la drogue. Pour les bandits, « tuer un policier, c’est comme gagner un trophée. Les policiers se cachent. Pas parce qu’ils ont peur, mais parce qu’ils veulent vivre, ce qui constitue une inver-sion complète des valeurs. Il est temps que le gouvernement montre son leadership […] » affirmait le coordonnateur de l’Association pour la défense de la police (Carvalho 2000). Une lettre d’un lecteur d’un quotidien de Rio de Janeiro constatait qu’« il est absurde de voir des policiers se faire tuer par des gangsters et en même temps collaborer avec eux, comme s’ils prenaient soin de ceux qui mettaient leur vie en danger » (O Globo 5 octobre 2000).

Un autre jeune baron de la drogue, Fernandinho Beira Mar, surnommé le « bandit vedette » en raison de ses entrevues publiques à la télévision (Camacho 2000), accusa la police de lui avoir pris des appartements, 300 000 $ US et des voitures. « Je parlerai du fond du cœur », a-t-il dit, « je ne peux même pas me rappeler combien de millions j’ai payés à la police ». Lui et d’autres montrèrent ainsi les liens de la police avec le monde criminel de Rio de Janeiro. Soares en avait lui-même parlé, ce qui fut probablement la véritable raison de son expulsion du gouvernement de l’État et non sa déclaration en faveur de Moreira Salles.

Inversions

L’indépendance ou la mort!

Pedro Ier, 7 septembre 1822

Sois un gangster, sois un héros!

Helio Oiticica, artiste

Il est tentant d’interpréter ce type d’histoire, qui opposent des notions courantes de moralité, en termes foucaldiens. Dans son texte « le sujet et le pouvoir », Foucault recommande d’analyser les relations de pouvoir non pas du point de vue de leur rationalité interne mais « à travers l’affrontement des stratégies » (1994a : 225). Ou, en d’autres mots, d’étudier des oppositions comme folie et santé mentale, domination des hommes sur les femmes, etc., en même temps que les formes spécifiques de résistance qui les accompagnent. Foucault affirmait que « sans doute l’objectif principal aujourd’hui n’est-il pas de découvrir mais de refuser ce que nous sommes » (ibid. : 232), faisant ainsi écho à un type d’identité négative qui peut conduire à valoriser la violence par le rejet de l’oppression de l’État, comme dans l’exemple brésilien. Tout comme Foucault qui a montré comment des relations de pouvoir peuvent engendrer la « soumission de la subjectivité » (Foucault 1994a, 1988a et b), je suggère que ces phénomènes doivent être considérés dans un contexte plus large en prenant en compte la dynamique du discours public qu’on appelle « inversions » et qui, au lieu de créer de nouveaux modes de pensée, engendrent une réaffirmation de l’ordre ancien. Un exemple tiré de Foucault serait son analyse critique de l’« hypothèse répressive », selon laquelle le pouvoir est fondamentalement négatif et en opposition à la vérité, comme dans la notion banale de « sexualité réprimée ». Il a montré que la vérité ne se trouve pas plus dans une contre-culture qui, souvent, ne fait que renforcer le discours de pouvoir auquel elle tend à s’opposer (Foucault 1976 ; Dreyfus et Rabinow 1984).

La période historique qu’on appelle l’« inversion brésilienne » (inversão brasileira) en est un autre exemple : quand la famille royale a fui le Portugal pour s’installer au Brésil (où elle resta jusqu’en 1821), ce dernier est devenu le siège de la monarchie portugaise, de sorte que les relations entre la colonie et la métropole s’inversèrent (Ferreira 1986). L’idée de la nation sera développée plus tard dans l’histoire du pays ; la période dite « de l’État sans nation » fut carac-térisée par la domination et l’exploitation du Brésil par la couronne portugaise. Des réformes telles que l’ouverture de l’école primaire à une plus large population, la fondation d’une école militaire et de deux écoles de médecine, et l’introduction de la presse à imprimer — quoique soumise à la censure — n’étaient rien de plus qu’un investissement du Portugal au Brésil et non des actes fondateurs d’un nouveau Brésil. Les nouvelles écoles de chirurgie de Bahia et Rio de Janeiro étaient principalement destinées à répondre aux besoins de l’armée d’un pays en guerre. Voici ce qu’écrit l’historien Barman :

Aussi notables que furent les innovations faites à partir de 1808, leur importance et leurs avantages ne doivent pas être surestimés. Les changements introduits par la Couronne devaient lui servir adéquatement et répondre à ses besoins en premier lieu. Elle n’avait aucune intention, et encore moins le projet cohérent, de transformer ses possessions du Nouveau-Monde en ce qui pourrait ressembler à un État-nation […]. La création du Royaume du Brésil [en 1815] n’était rien de plus qu’un geste de papier, destiné à appuyer la revendication du Portugal d’être une puissance de premier ordre. Ce changement n’a pas changé, ni même bouleversé, les identités établies, à savoir le sentiment des Brésiliens d’être portugais et la loyauté envers la Couronne.

Barman 1988 : 45

L’indépendance du Brésil, qui se produisit après le retour de la famille royale au Portugal, peut être comprise comme relevant de la même inversion. En effet, Pedro, le fils aîné, était resté comme Prince régent ; son père lui avait conseillé de prendre la tête du mouvement indépendantiste, si nécessaire. En 1822, le Brésil devint indépendant du Portugal et Pedro fut couronné « Empereur constitutionnel et défenseur perpétuel du Brésil ». Les débuts de la vie nationale étaient placés sous la férule de l’individu même qui avait gouverné le pays au nom de la mère patrie (voir Schneider 1991).

L’histoire de Lampião, un autre héros contesté, correspond elle aussi à ce modèle. Dans les années 1920, ses compagnons et lui commencèrent à agresser les riches des États du nord-est, telle la baronne d’Agua Branca en 1922. Cet incident, et d’autres, eurent un grand retentissement dans la presse qui, d’une certaine façon, engendra ainsi un mythe régional, puis national. Ses actions avaient beau être brutales, la presse le décrivait comme un homme qui réparait ses propres vêtements ornés de perles. En 1926, Lampião devint un officier honoraire du gouvernement dans sa lutte contre la Coluna Prestes[11]. Il obtint même des armes de la part du gouvernement, mais préféra poursuivre ses activités de gangstérisme, avec désormais plus d’hommes et de meilleures armes.

Dans les années 1930, quelques femmes se joignirent à sa bande ; l’une d’entre elles, Maria Bonita, épousa Lampião ; ils eurent deux enfants. En 1938, Lampião et presque toute sa bande furent tués à Alagoas. Mais cela n’étouffa pas le mythe d’un homme qui combattait les riches : ce mythe a survécu jusqu’à aujourd’hui (Mello s.d.).

Dans les années 1940 et 1950, c’est au tour du cinéma brésilien d’idéaliser de manière romantique la figure du bandit héroïque (Soares 2000), Le malandro devint une figure importante du folklore local, en particulier à Rio de Janeiro. Il s’agit d’un escroc ami des pauvres, gangster de charme au costume blanc et aux souliers de couleur, exploitant la légalité et l’illégalité à son avantage et tentant de subvertir la hiérarchie rigide de la société brésilienne par le biais du jeitinho, expression brésilienne qui désigne le fait de contourner des situations difficiles d’une manière élégante mais pas toujours légale. « Le véritable ‘‘malandrinage’’ est fini », déclara un malandrin connu (Moreira da Silva) durant une entrevue, « il n’y a que le crime aujourd’hui. Auparavant, ceux qui avaient de la classe trompaient les gringas [femmes étrangères] et les plus brillants faisaient travailler les plus stupides. Maintenant, il n’y a plus que la corruption, des agressions, des choses incroyables » (cité dans Barbosa 1992 : 56f). Une recherche effectuée par l’hebdomadaire Isto É révèle qu’aujourd’hui, 64% des Brésiliens identifient le jeitinho avec la corruption et y associent très fortement les politiciens (Ferraz 1992 ; Leibing 1995).

Cela nous ramène aux histoires de Marcinho et de Mauricinho, qui combattent et défient l’État et les politiciens — certains d’entre eux étant eux-mêmes des bandits —, inversant les définitions et les rapports traditionnels de classe. En 1988, un autre bandit, Naldo, devint si populaire qu’un article du Jornal do Brasil suggéra qu’il avait créé une « mode bandit », un « look favela » pour les jeunes des grands centres urbains (Camacho 2000).

Fusions

La fusion est une mauvaise stratégie de positionnement.

Donna Haraway 1995

Ce n’est pas un de ces films que vous regardez à la télé, non! C’est mon film, c’est moi qui le fais!

Sandro do Nascimento, alors qu’il attaquait un autobus à Rio de Janeiro ; il fut tué ensuite par la police ; juin 2000

Une grande partie de l’insistance sur les inversions dans l’histoire du Brésil doit être associée à l’idée de fusion des contrastes qui fait partie de l’image de soi du pays. À l’origine de cette insistance, on trouve entre autres le sociologue français Roger Bastide[12], qui vécut 17 ans au Brésil et qui fut l’un des fondateurs de l’Université de São Paulo, avec Claude Lévi-Strauss. En 1954, Bastide re-tourna en France où il publia son célèbre Brésil, terre des contrastes (1957) qui fut traduit et publié au Brésil en 1959[13].

Ce livre, comme l’écrit Paulo Duarte dans la préface, n’est pas vraiment une analyse sociologique ; c’est plutôt une déclaration d’amour au Brésil avec l’intention de « le connaître mieux et, si possible, de l’aimer encore plus » (in Bastide 1979 [1959] : 8).

« Brésil, terre de contrastes. Contrastes géographiques, contrastes écono-miques, contrastes sociaux ». C’est ainsi que Bastide commence son livre et décrit la variété des paysages, des mentalités et même des époques au Brésil. Ces derniers « fragments du passé qui sont juxtaposés se mélangent en même temps d’une manière délicieuse avec le présent et le futur » (mes italiques). Il fonde son propos sur le travail de Gilberto Freyre, un des premiers anthropologues importants du Brésil, un régionaliste qui éveilla l’intérêt du public en étudiant la vie quotidienne. Bastide cite Freyre qui décrit la formation du Brésil comme « un processus d’équilibrage des antagonismes » (1979 [1959] : 11). Bastide va jusqu’à décrire le Brésil comme une « confusion fraternelle de peuples et de races ». Cette descrip-tion n’est pas seulement aveugle à la réalité pourtant si évidente de la ségrégation de classe au Brésil (les classes les plus modestes comportant un fort pourcentage de descendants d’Africains), mais évoque déjà l’image qui persiste encore aujourd’hui d’une sympathique confusion et d’un chaos bon enfant (Leibing et Benninghoff-Luehl 2001 ; Benninghoff-Luel et Leibing 2001).

La métaphore du mélange et de la fusion des contrastes apparaît également dans la citation suivante :

Non seulement les personnes se mélangent, mais aussi les architectures, les styles de vie, les accents, les langues. Les contrastes marquent même le sol, les plantes et les animaux. Des oiseaux importés de Paris gazouillent près des colibris […]. « Il est vrai, écrit Gilberto Freyre, qu’à force de vivre au milieu de tant d’antagonismes, évitant leur affrontement ou les harmonisant, les Brésiliens font face à des conditions de fraternisation et de mobilité verticale qui sont spécifiques à leur pays ».

Bastide 1979 (1959) : 12

Bastide continue en décrivant l’harmonie qui règne, par exemple, entre les enfants blancs qui jouent au ballon avec les « petits Noirs » ; il évoque aussi le pro-priétaire de la plantation qui couche avec ses esclaves qui donnent ensuite naissance à de « petits mulâtres élevés à la maison, envoyés à l’école et traités par l’épouse blanche comme des enfants légitimes. […] Pour résister à la pression vers la séparation ou la coupure, on trouve toujours au Brésil une pression vers l’union démocratique, le mélange des sangs » (ibid., mes italiques).

Pourtant, d’énormes différences existaient entre « divers types de Brésil » ; il y avait même des mouvements séparatistes et des révoltes sanglantes. Cependant, poursuit Bastide, « tous ces combats n’étaient en réalité que des disputes de famille entre des personnes parlant le même langage, croyant au même Dieu, éduqués dans les mêmes écoles religieuses » (ibid. : 13)[14].

Bastide conclut l’introduction de son livre en reprenant son principal argument sur l’harmonie et la fusion des contrastes, qui ferait la spécificité de la culture brésilienne, idée qui circule encore aujourd’hui et qui fait l’objet de fierté nationale :

Tout ce que [le sociologue] a appris en Europe ou en Amérique du Nord ne compte pas ici. L’ancien se mêle au nouveau. Les époques historiques se chevauchent. Des concepts comme « classe sociale », « dialectique histo-rique » n’ont pas la même signification, ne correspondent pas aux mêmes réalités concrètes. Au lieu d’utiliser ces concepts rigides, il est nécessaire de découvrir des notions qui sont d’une certaine façon liquides, capables de décrire des phénomènes de fusion, d’interpénétration. Le sociologue qui veut comprendre le Brésil doit souvent se transformer en poète.

Bastide 1979 (1959) : 15, mes italiques

C’est parce que cette interprétation de Bastide se retrouve encore, sous une forme plus ou moins explicite, dans d’innombrables textes jusqu’à aujourd’hui que j’ai tant insisté sur cette description de l’« essence » brésilienne comme fusion de contrastes, peut-être influencée par une « recherche d’harmonies in-soupçonnées » selon la définition du structuralisme de Lévi-Strauss.

On peut aussi retrouver le thème de la fusion des contrastes dans les écoles de samba contemporaine où, selon Cavalcanti (1997), « les bons et les méchants marchent main dans la main ». En effet, beaucoup de ces écoles sont financées par les patrons (« banquiers ») des loteries animales illégales (jogo de bicho) qui font circuler d’énormes sommes d’argent dans la ville. Les propriétaires des loteries animales légitiment leurs pratiques en aidant les populations les plus pauvres qui forment en même temps leur principale clientèle, tout comme le font les barons de la drogue[15]. Dans le cas des écoles de samba, le prestige d’une victoire ou de l’obtention d’une des premières places aux concours de danse « sera traduit en reconnaissance de la valeur sociale positive des banquiers des loteries animales dans la vie de Rio de Janeiro » (Calvacanti 1997 : 153). L’analyse de Cavalcanti montre que la violence fait partie d’un double discours sur la modernisation et la marchandisation de nouvelles et puissantes écoles de samba, basées sur les vieilles valeurs du patronage comme l’« honneur, l’autorité, la loyauté ».

Conclusion

Il est clair que les inversions et les fusions ne sont qu’un aspect du phénomène complexe de la violence au Brésil. J’ai tenté de montrer que les inversions et les fusions font partie de l’histoire nationale et des débats identitaires au Brésil et que la possibilité d’aboutir à une démocratie dialogique était de plus en plus mince puisque le fondement moral sur lequel peuvent être définis le bien et le mal devient de plus en plus précaire aujourd’hui. Moreira Salles, le réalisateur, a essayé de nouer un dialogue entre ces deux pôles, mais il a échoué. Les commentateurs se sont divisés entre ceux qui lui ont attribué un aveuglement romantique et des sentiments de culpabilité provoqués par la richesse de sa famille, et ceux qui ont interprété ses liens avec Marcinho VP comme un acte noble. L’insistance sur l’idée que le Brésil est un pays de contrastes et non un pays défini par sa diversité (une diversité démocratique étant l’idéal) ne fait que réifier et naturaliser les différences peut-être uniques d’ordre économique et social dans cette population. Bon bandit ou mauvaise police? Quelle con-fusion!

Article original en anglais traduit par Florence Piron