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Introduction

Au XXe siècle en Jamaïque, l’apparition du secteur des services domestiques est une conséquence à la fois des incursions européennes dans les Caraïbes, de l’extermination des populations autochtones de la région, et de siècles de systèmes d’exploitation par le travail, dont faisaient partie des Européens « engagés » sous contrat, des millions d’Africains[2] réduits en esclavage et leurs descendants, ainsi que, lors de la période postérieure à l’indépendance, des travailleurs sous contrat majoritairement originaires d’Asie[3]. S’étant en grande partie constitué durant la période de l’esclavage, ce secteur, dont la main-d’oeuvre était censée assurer le confort personnel et domestique de ceux qui contrôlaient leur travail, a certes évolué, mais n’a pas disparu avec l’émancipation des colonies britanniques en 1834 et « l’entière liberté » (Full Freedom) de 1838[4]. En fait, la demande en domestiques s’est accrue en raison de plusieurs facteurs : héritage jamaïcain de la servitude domestique ; perpétuation d’une classe d’élites peu nombreuse mais relativement puissante ; expansion du travail non agricole chez les femmes ; développement et enrichissement de classes moyennes de travailleurs. Et puisque de nombreuses personnes, femmes et enfants pauvres en particulier, restaient freinés par le peu de possibilités d’instruction et d’emploi, cette demande accrue a provoqué une augmentation de la main-d’oeuvre domestique et l’expansion du secteur des services domestiques durant tout le XIXe siècle et jusqu’aux années 1960 (Higman 1983 : 118).

Sur les dizaines de milliers de travailleurs ayant intégré le secteur du travail domestique au XXe siècle en Jamaïque, la grande majorité étaient des jeunes femmes, certaines encore des « enfants ». Tandis que quelques-unes des plus jeunes étaient embauchées en tant que servantes rémunérées, d’autres étaient placées (parfois sous la forme « d’adoptions » informelles) dans des maisonnées, où elles effectuaient des travaux domestiques en échange du gite et du couvert, et dans l’espoir de recevoir un enseignement. Si généralisées qu’aient été ces conditions, on ne sait pas grand-chose de la façon dont ces « enfants » domestiques vivaient leur travail.

Cet article vise à contribuer aux discussions relatives au travail des enfants domestiques, au genre dans le travail domestique, aux adoptions informelles, à la construction de l’enfance, ainsi qu’au potentiel d’exploitation de ces enfants et même au travail servile. J’avance que la pérennité d’une culture du travail ancienne, de conditions de travail extrêmement diverses, de définitions de l’enfance sexuées, racialisées et de classe, situées à l’intersection des lois internationales et locales, a créé un sous-secteur complexe de travailleuses dont les conditions de vie ont bouleversé les catégories du travail domestique, de la servitude, de la famille et de l’enfance.

« […] une orpheline de mère entre 10 et 12 ans »

D’après les données disponibles, entre 1920 et 1970 et de manière constante, plus de 60 % de la population jamaïcaine était constituée de personnes de moins de 30 ans, dont beaucoup contribuaient à la force de travail de l’île[5]. Tandis que le recensement de 1921 n’indiquait pas l’âge des travailleurs[6], celui de 1943 mentionnait que 41,9 % de la population totale des gens ayant un travail, y compris les « 14 ans et moins », avait moins de 30 ans (Census of Jamaica 1943)[7]. Dans le recensement de 1960 – où n’apparaissent plus les travailleurs de moins de 14 ans et où les groupes d’âge sont décalés et regroupés de façon différente –, 49,8 % des travailleurs avaient moins de 35 ans (Census of Jamaica 1960)[8]. Et tandis que les catégories d’âge du recensement de 1970 fluctuent une fois de plus, les données indiquent que 45,2 % de la force de travail avait moins de 35 ans (CCPC, Jamaica 1970)[9].

Dans ce contexte, il n’y a rien d’étonnant à ce que le secteur des services domestiques ait compris un grand nombre de jeunes travailleurs. Tandis que le recensement de 1921 restait muet quant aux cohortes d’âge des travailleurs de l’île, d’après celui de 1943, sur les 321 637 hommes « ayant un emploi rémunéré », 20 474 travaillaient dans le secteur des services (y compris les services domestiques) : 10 942 (53,4 %) avaient moins de 30 ans, et sur ceux-ci, 1 897 avaient entre 15 et 19 ans et 687 avaient « 14 ans et moins ». Selon le même recensement, sur les 183 455 femmes « ayant un emploi rémunéré », 76 888 travaillaient dans le secteur des services (y compris celui du travail domestique) : 44 778 (58,2 %) avaient moins de 30 ans, et sur celles-ci, 6 695 avaient entre 15 et 19 ans, et 1 325 avaient « 14 ans et moins » (Census of Jamaica 1943 : 167-168)[10].

Bien qu’il y ait eu des modifications dans les catégories d’âge et de métiers entre 1943 et 1960, le tableau d’ensemble restait le même en 1960. Sur les 381 658 hommes appartenant à la « force de travail pouvant être répartie par catégories », 6 841 étaient employés comme domestiques et parmi eux, 5 323 (77,8 %) avaient moins de 35 ans. 2 375 avaient entre 15 et 19 ans, et 164 avaient 14 ans[11]. Sur les 225 165 femmes de la « force de travail pouvant être répartie par catégories », 62 316 travaillaient comme domestiques : 41 060 (65,8 %) avaient moins de 35 ans, 10 213 avaient entre 15 et 19 ans, et 287 avaient 14 ans (Census of Jamaica 1960).

Dans les tableaux de 1970, les catégories du travail ont à nouveau été modifiées et les domestiques sont comptabilisés dans les « groupes de métiers » ou « employés des services » : dans l’un des tableaux, ils sont au nombre de 67 632 et dans un autre, de 70 880[12]. D’après ce dernier chiffre, en corrélation avec les groupes d’âges, sur les 332 855 hommes de « la population active », 17 359 étaient « employés des services » et sur ceux-ci, 8 761 (50,4 %) avaient moins de 35 ans : 1 115 avaient entre 15 et 19 ans et 19 avaient 14 ans. Sur les 160 321 femmes de la « population active », 53 521 étaient des « employées des services », et sur celles-ci, 28 599 (53,4 %) avaient moins de 35 ans : 5 975 avaient entre 15 et 19 ans et 80 avaient 14 ans (CCPC, Jamaica 1970)[13]. Bien que les cohortes et les catégorisations changeantes des recensements ne nous permettent pas de procéder à de véritables comparaisons, elles dessinent néanmoins – même à gros traits – l’image d’une population relativement jeune contribuant de manière importante à la force de travail, avec une plus grande concentration de femmes dans le secteur des services, y compris les services domestiques, et une plus grande proportion de femmes parmi les plus jeunes dans ces services (Census of Jamaica 1943, 1960 ; CCPC, Jamaica 1970).

Même en admettant que les recensements nationaux n’ont pas pu prendre en compte tous les travailleurs domestiques et qu’ils ont éventuellement mal représenté certains types de métiers, on est en mesure d’établir un profil des travailleurs domestiques par un autre moyen, celui de l’examen d’un des canaux de recrutement des plus populaires : les petites annonces classées des journaux. Employeurs et employés comblaient les places de domestiques par divers moyens, y compris les recommandations personnelles et les agences de placement. D’après B.W. Higman, les annonces classées des journaux présentent « l’avantage de couvrir l’intégralité du XXe siècle, procurant ainsi des données sans équivalent dans toute autre source » (Higman 1983 : 123). Bien qu’il soit difficile de savoir dans quelle proportion se faisait le recrutement par petites annonces et qu’elles aient probablement exclu les personnes ayant des difficultés à lire ; bien que leur prix, ou celui du journal lui-même, aient pu en dissuader d’autres, les journaux locaux, en particulier le Daily Gleaner ou le Sunday Gleaner, représentent une mine d’informations sur le secteur de l’emploi. Afin d’exploiter efficacement cette mine de dizaines de milliers d’annonces publiées dans le Gleaner entre 1920 et 1970, nous en avons extrait et évalué un échantillon de l’édition des deuxième samedi et dimanche de chaque mois tous les cinq ans[14].

Sur les 1 652 annonces de l’échantillon de personnes recherchant un/une employé(e), 461 (27,9 %) mentionnaient une préférence d’âge : 104 recherchaient des « jeunes » travailleurs, quatre demandaient des employés de 15 à 19 ans, 226 exprimaient leur préférence pour une « fille » ou un « garçon » tandis que quatre recherchaient des employés âgés de 10 à 14 ans[15]. Plus significativement, sur les 8 510 annonces de l’échantillon de personnes cherchant une place de domestique, 6 661 (78,2 %) mentionnaient un âge : la majorité (48,4 %) se décrivaient elles-mêmes comme « jeunes », tandis que 2 996 (44,9 %) se disaient « filles » ou « garçons » (Gleaner 1920-1970). Si la plupart des annonceurs mentionnaient un âge général, d’autres étaient plus précis. En 1935, un employeur cherchait à embaucher « une fille d’environ 12 ans », un autre, en 1945, cherchait « une petite fille », tandis qu’une personne en 1940 cherchait à recruter une « orpheline de mère entre 10 et 12 ans » (Gleaner, 10 août 1935, 10 novembre 1945, 16 novembre 1940). De même, en 1930, une « jeune fille, venant de terminer l’école, 16 ans » cherchait un emploi tandis qu’en 1960, une « jeune adolescente » et une « demoiselle de 14 ans » recherchaient une situation de domestique (Gleaner, 12 juillet 1930, 8 mai 1960, 11 septembre 1960).

Bien que les recensements indiquent la présence de jeunes ou « d’enfants » domestiques dans ce secteur, et que les journaux confirment ce fait, ni les uns ni les autres ne donnent beaucoup de détails sur leur vie au travail. Comme dans le cas d’autres groupes marginalisés, évaluer les préoccupations de travailleuses domestiques, dont la plupart étaient pauvres – des femmes noires dans une société de classes fortement patriarcale, hiérarchisée et racialisée –, représente un défi, puisque ceux dont les affaires font l’essentiel des sources d’archives ne s’en souciaient pas. Pour cette raison, surtout dans une culture où prédominait l’oralité, et malgré le scepticisme de certains universitaires, nous avons approché l’expérience de vie des jeunes travailleuses domestiques à travers l’histoire orale[16]. Cet article, qui fait partie d’un projet plus large, a pu reposer sur quelque soixante-cinq entrevues personnelles et quatorze entrevues enregistrées par la Banque mémorielle de l’Institut de la Jamaïque et l’Institut afro-caribéen de la Jamaïque avec des personnes qui étaient des employeurs ou des domestiques durant cette période[17]. Aux fins de cette discussion, qui porte sur les expériences de vie d’anciennes travailleuses, la langue jamaïcaine et l’anglais jamaïcain ont été conservés et présentés phonétiquement en notes, les traductions littérales se trouvant dans le texte[18].

En 1927, Icilda Cole, qui cherchait un emploi de domestique, fut embauchée pour servir de bonne d’enfant à un bébé et à un enfant. Elle préparait le petit déjeuner du bébé, lui donnait son bain et l’habillait, accompagnait l’autre enfant à l’école, allait le chercher et le reconduire à l’heure du déjeuner et le rechercher à la sortie de l’école, tout en ayant la responsabilité du bébé ; elle lavait également à la main les vêtements des membres de la famille et préparait tous leurs repas. La nuit, elle veillait sur le bébé (une petite fille), qui la réveillait : « […] et je l’entendais pleurer… je lui changeais ses couches, et tout ça, et je lui donnais encore à manger et la remettais au lit ». Parfois on la laissait seule avec les deux enfants en bas âge, « pendant toute une semaine ». Et elle disait : « Je n’avais jamais un jour, un jour de congé… parce que… je m’occupais des enfants, je n’avais jamais de jour de congé »[19]. Outre ses tâches domestiques, Cole aidait sa patronne, une couturière qui lui apprenait à coudre, à confectionner certaines pièces pour ses clientes. Pour toutes ces tâches, Cole était payée trois shillings par semaine. Elle avait quatorze ans.

Beatrice Perkins avait trouvé un emploi de domestique en 1938, à l’âge de seize ans. Elle disait qu’elle lavait les vêtements de ses employeurs, nettoyait la maison et était payée 16 shillings par semaine[20]. Edna Phillips avait commencé à « laver et nettoyer » dans les années 1950, à quinze ans : elle disait être payée 4 shillings par semaine, jusqu’à ce qu’elle ait prouvé qu’elle pouvait bien travailler ; elle fut alors payée 8 shillings[21]. Gertrude Hinds avait commencé à travailler dans les années 1960, lorsqu’elle avait 16 ans ; elle était payée 2 livres par semaine[22]. Evelyn Williams n’était plus très sûre de l’année où elle avait commencé à travailler comme domestique, mais elle se souvenait avoir eu quinze ans à ce moment ; elle lavait, faisait la cuisine, nettoyait et rangeait la maison de 4 h du matin jusque « tard dans la nuit » ; elle gagnait une livre par semaine[23].

Ainsi que je l’ai exposé ailleurs, beaucoup d’employeurs préféraient les jeunes domestiques car ils les croyaient forts, capables d’effectuer des travaux souvent durs et monotones ; ils pensaient, surtout s’il s’agissait d’enfants, qu’ils étaient plus faciles à contrôler que leurs homologues plus âgés (Johnson 2002 : 398-401). Bien que les procédés de recrutement et les conditions de travail restent parfois quelque peu obscurs, ce qui se détache clairement des recensements, des journaux et des histoires orales, c’est que ces jeunes personnes étaient des travailleuses. Leur jeunesse fait qu’il est possible de se focaliser sur la pénibilité de leurs conditions de travail et des exigences de celui-ci ; cependant, ces servantes à gages partageaient ces conditions de vie avec d’autres, plus jeunes, qui intégraient les services domestiques par d’autres moyens, tels que l’adoption informelle.

« Une dame m’a comme adoptée »

D’après diverses sources, un grand nombre des jeunes personnes ayant travaillé dans le secteur de la domesticité au XXe siècle en Jamaïque avaient été placées par leur famille au moyen de la pratique largement usitée des adoptions informelles. Bien que cette pratique ait été répandue depuis longtemps dans la région, selon Godfrey Gibbison et Chris Paul, elle « n’a pas été étudiée exhaustivement, et on la traite en général dans le cadre de la structure familiale, domaine de la sociologie et de la démographie » (Gibbison et Paul 2006 : 30 ; voir aussi Smith 1962 : 164-165).

Cependant, dans les sources disponibles, l’argument avancé par Yehudi Cohen selon lequel, au milieu du XXe siècle, la pratique de l’adoption eût été « rare et sans modèle défini » (Cohen 1952 : 206) en Jamaïque est contestable. Ses conclusions, à savoir que si adoption il y avait, celle-ci était motivée par un état d’esprit général qui considérait les enfants comme des « atouts économiques » (idem)[24], le sont également. Les analyses que Judith Blake a faites de l’adoption informelle (qu’elle appelle « dispersion des enfants ») sont tout aussi discutables, en particulier lorsqu’elle affirme que cette pratique était le propre de familles accablées et peut-être dysfonctionnelles où « la jeune mère d’un enfant illégitime donnait cet enfant à sa propre mère, ou à quelqu’un de sa parenté ou de ses amis parce qu’il n’était pas désiré » (Blake 1961 : 83).

Les conclusions de Blake, auxquelles font écho celles d’Eugene Brody[25], paraissent décrier des façons d’élever les enfants qui se pratiquent toujours en Jamaïque ; mais dans son étude de l’adoption informelle à Antigua, Sally Gordon avance :

L’enfant n’est pas déplacé au motif qu’il ne suscite aucune affection, mais plutôt à cause de l’incapacité de pourvoir à ses besoins… et parce que la personne qui reçoit l’enfant en a un plus grand besoin, ou a une meilleure capacité de prendre soin de lui.

Gordon 1987 : 436

Selon elle, l’adoption informelle fonctionne comme un mécanisme « délivrant des enfants à ceux qui n’en ont pas » dans un contexte où « les enfants sont perçus comme des “ressources” devant être “partagées” ». Par conséquent, le déplacement des enfants relevait d’une « “fluidité” dans la composition des ménages », d’une « stratégie élastique… bien intégrée et totalement compatible avec les stratégies économiques disponibles » (Gordon 1987 : 436-437, 438, 442)[26]. De même, pour Erna Brodber,

La dispersion d’un enfant ne se faisait pas dans l’idée de le soustraire de manière permanente à ses parents naturels, mais plutôt dans l’intention de prêter son énergie à un ménage qui en avait besoin en échange d’un bon traitement.

Brodber 1984 : 57[27]

Cependant, Olive Senior nous met en garde contre l’acceptation sans réserves de cette pratique puisque ces adoptions n’étaient pas nécessairement stables et que les « enfants pouvaient faire des allers-retours entre différents foyers au gré des circonstances » (Senior 1991 : 18).

Bien que la plupart des chercheurs n’aient fait que peu de distinctions, si tant est qu’ils en aient fait, entre les contextes dans lesquels les enfants étaient « dispersés », « déplacés » ou faisaient l’objet « d’adoptions successives », Edith Clarke soutient qu’il existait un type d’adoption informelle où « un enfant pouvait être donné, à tout âge, à des étrangers au motif que sa mère était trop pauvre pour s’occuper de lui et qu’elle espérait qu’il aurait une meilleure chance grâce à ce nouvel arrangement » (Clarke 1999 : 134). Dans ces conditions, l’enfant – en particulier s’il s’agissait d’un nourrisson – aurait une chance d’être pleinement intégré à une famille. Cependant, ajoutait Clarke, qui écrivait au milieu du XXe siècle,

[…] il existe un autre type d’adoption où l’enfant est donné à un étranger, généralement d’un statut social plus élevé ou vivant dans de meilleures conditions, en tant qu’« écolier » ou « écolière ». Ici, il ne s’agit aucunement d’intégrer l’enfant à la famille comme un égal. Il s’agit principalement d’un arrangement d’affaires : l’enfant est nourri, habillé et, en théorie, est envoyé à l’école ou en apprentissage en échange de services.

Clarke 1999 [1957] : 134

En contexte jamaïcain, cette pratique a survécu longtemps à l’intersection de la famille, de l’enfance, de l’éducation des enfants et du travail domestique Selon Higman, vers la fin du XIXe siècle en Jamaïque, la tradition était désormais bien ancrée pour « les mères des milieux ruraux de rechercher pour leurs filles des travaux domestiques plutôt que des travaux agricoles » au moyen du « système des “écolières” » (Higman 1983 : 130-131). Au début du XXe siècle, H.G. DeLisser observait : « c’est lorsqu’elles ont environ douze ans que leurs mères commencent à penser leur faire apprendre quelque chose qui pourrait leur permettre de gagner leur vie » (DeLisser 1913 : 99). En échange de nourriture, de vêtements et d’un toit sur la tête, on attendait des filles qu’elles effectuent des tâches domestiques simples ; et à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, elles commençaient à recevoir des gages en tant que domestiques.

Ainsi que l’a fait remarquer Lara Putnam, outre « les liens conjugaux distendus et les structures familiales désorganisées », ce « placement informel des enfants comme domestiques » était l’un des sujets de préoccupation de la West India Royal Commission qui enquêtait sur les conditions de vie dans la région à la suite des soulèvements ouvriers des années 1930 (Putnam 2014 : 491, 505)[28]. Ce phénomène était si répandu que, aussi tard que 1942, « près d’un tiers des domestiques jamaïcaines étaient qualifiées dans le recensement de “travailleuses familiales non rémunérées” » (Higman 1983 : 130). Cela se reflétait dans le recensement de 1943 : deux des 1 036 cuisinières, dix-sept des 240 gouvernantes, quatre des 735 lavandières ainsi que 1 291 (16,6 %) des 7 776 domestiques hommes et 19 528 (31 %) du nombre total des 62 792 domestiques femmes étaient qualifiés de « travailleurs non rémunérés ». Et parmi les plus jeunes de cette catégorie des domestiques non rémunérés, 402 garçons et 956 filles avaient « 14 ans et moins »[29]. D’après Higman, ce n’est qu’après 1960 que cette catégorie des « travailleurs familiaux non rémunérés » a connu un déclin, tombant à moins de deux pour cent de la catégorie des domestiques, en raison, du moins en partie, « d’un déclin du système des “écolières” » (Higman 1983 : 130).

Bien que leur classification comme « travailleurs familiaux non rémunérés » ait pu décliner dans les statistiques officielles après 1960, comme le montrent les travaux d’E. Brody, E. Brodber, O. Senior, G. Gibbison et C. Paul, la pratique des adoptions informelles dans le but de se procurer des travailleurs domestiques ne s’est pas interrompue au cours de cette période[30]. Par contre,

Nous avons très peu de connaissances au sujet du traitement accordé aux enfants par les parents par procuration et de ses effets sur leur vie émotionnelle et leur socialisation. Les expériences paraissent varier considérablement.

Senior 1991 : 17

Senior mentionnait Brodber, qui relatait des sentiments d’intégration et d’appartenance décrits par une répondante des Women in the Caribbean Project qui avait connu cette pratique des « déplacements d’enfants »[31]. Elle citait également l’expérience d’une autre répondante qui avait été battue et discriminée par des membres de sa parenté après avoir été « déplacée » dans la maison de sa tante. D’après cette répondante, sa tante se sentait

[E]n droit de la frapper comme s’il n’y avait pas de mal à ça. Quelquefois elle ne lui parlait même pas si elle avait juste envie de la frapper pour certaines choses. Quelquefois, il y a des gens qui maltraitent les enfants des autres parce que ce ne sont pas leurs enfants.

Senior 1991 : 17

À l’instar de cette répondante, les jeunes filles placées par leur famille pour servir de domestiques semblent avoir eu peu de contrôle sur ces placements et sur leurs conditions de vie et de travail. Certaines de celles qui ont travaillé en contexte jamaïcain pourraient acquiescer à cette dernière affirmation.

Doris Watson raconte qu’elle a travaillé comme bonne d’enfant à Norwich, St. Thomas, dans les années 1920 : « quand j’allais à l’école. Quatorze… Treize. Douze… douze-treize ans… ». Elle allait travailler : « Je voulais aider ma mère, mon père était mort ». Lorsqu’on lui a demandé si elle était payée, elle a d’abord répondu « Non », puis a rectifié sa réponse : « Oui, j’étais payée… Mais avant, avant que j’aille travailler, ma mère m’avait d’abord mise en pension en ville [à Kingston]. Petite école. J’ai arrêté l’école de bonne heure »[32]. Avant son emploi rémunéré à « douze-treize ans », elle avait reçu une instruction élémentaire en tant que domestique non rémunérée.

En 1934, à l’âge de quatorze ans, Winnifred Black, dont la famille était très pauvre, fut placée comme domestique par sa mère. D’après elle, « ma mère m’avait juste portée là et m’avait laissée » avec une femme « qui était de ma famille, vous savez ! ». Dans cette maison, on exigeait d’elle qu’elle « nettoie la maison propre… une énorme maison, sans fin ! Un grand truc qui n’en finissait pas… » en plus « d’aller chercher l’eau et de faire la cuisine ». Elle se souvenait que ce travail était pénible, qu’elle « ne faisait que travailler comme une folle », et qu’elle était payée deux shillings par mois[33]. Elsie Davis avait commencé à travailler à l’âge de treize ans lorsque sa mère, qui était « malade », l’avait placée chez son médecin : on exigeait d’elle qu’elle « lave le plancher » d’un immeuble de cinq appartements, qu’elle aide à faire la cuisine, fasse la vaisselle et lave le linge. Bien qu’elle ait travaillé, elle disait : « je ne pouvais même pas appeler ça un travail, parce que j’allais là seulement, on pourrait appeler ça un travail à temps partiel parce que je travaillais, j’allais à l’école ». Elle recevait deux shillings par semaine[34].

Hazel Cunningham avait été placée comme domestique en 1938 par sa mère lorsqu’elle n’avait « pas encore tout à fait quatorze ans ». Elle disait que son père, qui était malade, était contre cette idée de placement :

Et ma mère a dit, elle m’a envoyée là-bas ; il n’était même pas à la maison. Quand il est revenu à la maison et qu’il a vu que j’étais partie, j’ai entendu dire qu’il s’est mis à pleurer, qu’il disait qu’il ne voulait vraiment pas me voir partir pour faire ce genre de travail.

D’après elle, la femme qui l’avait demandée à sa mère et chez qui elle avait été placée, lui avait assuré que Hazel ne ferait que s’occuper de quatre enfants. « Mais quand je suis arrivée là-bas, j’ai découvert que je devais faire toutes sortes de tâches ». Elle était payée dix shillings par semaine pour son travail ; mais personne ne tint la promesse qui lui avait été faite de lui apprendre à coudre[35].

Jean Evans a travaillé pour une famille de Vere, Clarendon, à partir de 1942 environ : « quand j’avais douze ans, quand j’aurais dû aller à l’école ». Bien qu’elle ait été originaire de Cave Valley, St. Ann, « les gens faisaient la tournée en ce temps-là pour chercher des écolières et tout ça… Ils m’ont emmenée, c’est eux qui m’ont emmenée… Les gens qui me cherchaient, ils ont pris un véhicule pour m’emmener là-bas ». Ayant été recrutée et transportée à Vere par « des gens », elle ajoute : « je lavais… nettoyais, aidais à nettoyer, à faire le repassage… je balayais la cour, allais chercher du bois pour le feu, toutes ces choses… je portais l’eau ». Lorsqu’on lui a demandé quels étaient son rôle et sa relation avec les gens de Vere, elle a répondu : « Fallait que j’travaille… une dame m’a comme adoptée… c’est elle qui m’achetait mes petits vêtements, mes espadrilles et tout ça ». Lorsqu’on lui a demandé si elle avait été à l’école lors de son séjour à Vere, elle a répondu : « Quelquefois, deux petites fois j’y suis allée, je ne peux même pas dire que j’y suis allée… ». Au sujet de sa rémunération, Evans dit qu’elle était « très très petite », deux à trois shillings par semaine. Lorsqu’on lui a demandé à quoi elle consacrait cet argent, elle a ri, disant que c’était censé lui permettre « d’acheter [ses] petites robes, [ses] petites espadrilles, et tout ça ». Mais, a-t-elle ajouté, elle n’achetait pas ces choses elle-même ; les gens pour qui elle travaillait « lui gardaient [ses gages] » et si elle voulait « une petite robe, des petits sous-vêtements », c’étaient eux qui les lui achetaient[36].

Ce que nous apprennent les expériences de Watson, Black, Cunningham, Evans et d’autres jeunes domestiques, c’est que pour certaines de celles qui étaient emmenées dans des familles, peut-être selon la formule de la deuxième catégorie d’adoptées que décrit Clarke, les travaux qu’elles devaient effectuer étaient aussi variés que pénibles. Les témoignages de ces anciennes domestiques contredisent le mythe voulant qu’elles aient été considérées comme des membres de ces familles et qu’elles n’aient apporté que de petites contributions au travail domestique dans les maisonnées qui les accueillaient. Ces expériences font plutôt écho à l’observation suivante de Clarke :

De nombreux adultes qui avaient été adoptés lorsqu’ils étaient enfants se plaignaient d’avoir été exploités par leurs gardiens, de n’avoir pas pu aller à l’école parce qu’ils devaient faire des travaux ménagers ou des courses, et de n’avoir reçu aucune affection, de n’avoir fait l’objet d’aucune gentillesse.

Clarke 1999 : 135

Les jeunes travailleuses qui effectuaient des travaux domestiques en échange des nécessités premières de la vie (et parfois d’une faible rémunération) restent en grande partie dissimulées derrière les frontières floues qui séparent l’emploi réel du travail « familial » non rémunéré. Perçues différemment de celles qui étaient réellement recrutées et rémunérées en tant que servantes et de celles qui étaient réellement adoptées (la plupart du temps sans certificat légal), ces jeunes travailleuses occupaient une zone intermédiaire ; elles n’étaient ni « employées », ni « membres de la famille » et cette double exclusion les rendait vulnérables.

Bien que dans son analyse des enfants travaillant comme domestiques en Haïti, Jennifer Abrams n’ait pas inclus ceux qui auraient pu rechercher activement un emploi, c’est la vulnérabilité des « enfants des familles surtout rurales et pauvres » que l’on « envoyait dans les villes vivre dans des familles d’accueil aisées » pour qui ils travaillaient « en échange de la nourriture, du gîte et d’une éducation » qui faisait l’objet de son étude. D’après elle, « ces enfants [que l’on appelait en créole haïtien les restavèks (reste-avec)] étaient traités comme des esclaves par leurs familles d’accueil ; ils étaient souvent maltraités et on leur refusait toute éducation » (Abrams 2010 : 445-446). Pour Abrams, « l’âge des travailleurs, le nombre d’heures de travail effectuées, la façon dont ils sont payés et le fait que le salaire soit approprié considérant les services rendus », la question de savoir si les « travailleurs peuvent recourir à la justice s’ils sont excessivement maltraités par leurs employeurs », et si les travailleurs « exercent un contrôle sur la décision finale de rester un fournisseur de services dans une maisonnée donnée » constituent des indicateurs permettant de définir si les travailleurs sont en service ou en servitude (Abrams 2010 : 446).

Bien que la pratique des restavèks, sur de nombreux points, soit impossible à distinguer de l’esclavage des enfants, les restavèks ne sont pas des esclaves au sens propre […]

Un enfant restavèk n’est pas légalement la propriété de sa famille d’accueil, et il peut s’enfuir ou retourner chez ses parents. En outre, même si les restavèks se trouvent sous la domination de leurs familles d’accueil, ils ne demeureront des restavèks que pour la durée de leur enfance, non pas pour toute la vie. En dépit de ces distinctions techniques, ce statut d’enfant domestique non rémunéré est à présent reconnu comme une forme contemporaine d’esclavage.

brams 2010 : 449[37]

Pour C. Nana Derby, qui a étudié le « placement traditionnel en famille d’accueil » au Ghana en tant que vivier de travailleurs domestiques, la nature et la dureté de la servitude domestique des enfants doivent être placées sur un continuum. Dans certains cas, les enfants ne travaillaient que durant peu d’heures à des tâches relativement légères ; ils pouvaient aller à l’école et leurs droits n’étaient pas brimés. Tandis que dans d’autres cas, les enfants étaient « contraints à la servitude » ; on ne tenait aucun compte de leurs droits et ils « vivaient en esclavage, ou dans des conditions proches de l’esclavage », ce qui incluait un travail pénible, souvent « dans des conditions dangereuses et sous la menace physique de ceux qui les utilisaient » (Derby 2012 : 23). Tandis que Derby et Abrams pouvaient se fonder sur la déclaration de 1991 du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU pour définir les formes contemporaines d’esclavage dans leurs recherches, et bien que l’on puisse débattre de l’application rétroactive de cette définition à la situation des jeunes travailleurs domestiques en Jamaïque entre 1920 et 1970, il existait déjà auparavant des critères en fonction desquels les conditions de vie des jeunes servantes jamaïcaines pouvaient être considérées comme relevant de la servitude domestique.

« Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude »

À la suite de la Conférence de Bruxelles de 1889-1890 qui cherchait à mettre un terme à la traite des Africains réduits en esclavage et qui fut confirmée par la Convention de Saint-Germain-en-Laye en 1919, la Convention relative à l’esclavage de 1926 définissait l’esclavage comme « l’état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux » (Société des Nations 1926)[38]. Ratifiée par le Royaume-Uni (pouvoir colonial de la Jamaïque) en 1927 et transférée à l’Organisation des Nations Unies par l’intermédiaire du Protocole amendant la Convention relative à l’esclavage en 1953, la Convention fut augmentée de la Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage en 1956 (ONU 1953, 1956). Cette dernière convention fut ratifiée par le Royaume-Uni en 1957 et par la Jamaïque indépendante en 1964. La Convention de 1956 définissait juridiquement les pratiques et les institutions considérées comme analogues à l’esclavage – la servitude pour dettes, le servage, le mariage servile – et prohibait en outre :

[T]oute institution ou pratique en vertu de laquelle un enfant ou un adolescent de moins de dix-huit ans est remis, soit par ses parents ou par l’un d’eux, soit par son tuteur, à un tiers, contre paiement ou non, en vue de l’exploitation de la personne, ou du travail dudit enfant ou adolescent.

ONU 1956 n.p.

Ces clauses, si on les rapproche de celles de la Convention sur le travail forcé de 1930 – le travail forcé étant « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré » (OIT 1930) – paraissent protéger les travailleurs de la servitude. En outre, la formulation de l’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui stipule que « nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude » et que « l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes », paraît se positionner sans ambiguïté contre la pratique de la réduction en esclavage (ONU 1948).

Cependant, Jean Allain, qui prend la Convention de 1926 pour « point de repère », établit clairement que rien n’est simple dans la définition de l’esclavage et de son application lorsqu’il est question du « statut » ou de la « condition » de l’esclavage ainsi que « des pouvoirs relatifs au droit de propriété », qui sont d’un intérêt crucial. D’après le Secrétariat général de l’ONU, dans des conditions d’esclavage,

[…] l’individu de condition servile peut faire l’objet d’une acquisition ; le maître peut utiliser l’individu de condition servile, et en particulier sa capacité de travailler, de manière absolue, sans aucune autre restriction que celle pouvant être expressément stipulée par la loi ; les produits du travail de l’individu de condition servile deviennent la propriété du maître sans aucune compensation proportionnelle à la valeur du travail ; la propriété de l’individu de condition servile peut être transférée à une autre personne ; le statut servile est permanent, c’est-à-dire qu’il ne peut prendre fin du fait de la volonté de l’individu qui y est soumis ; le statut servile se transmet ipso facto aux descendants de l’individu ayant un tel statut.

Allain 2012 : 2

Étant donné ces paramètres, pour des chercheurs tels que Mike Dottridge, Olivier Feneyrol, Maggie Black et Jonathan Blagbrough, les préoccupations au sujet des conditions de vie des enfants placés comme travailleurs domestiques doivent être prises au sérieux (voir Black 2002 ; Dottridge et Feneyrol 2007 ; Blagbrough 2008 ; Blagbrough à paraître). Trop souvent, ces arrangements sont « perçus comme bénins, tant par les parents que par les familles d’accueil, et les mythes entourant cette pratique sont puissants et persistants », car :

Les parents et la plupart des autres adultes […] croient fermement que le fait d’envoyer leurs enfants dans d’autres familles « plus aisées » donnera à leurs enfants des opportunités meilleures que celles qu’ils pourraient leur donner à la maison, [en plus d’un] environnement plus protégé [et] moins difficile que dans d’autres types de travail.

Blagbrough, à paraître

Mais ce n’est pas toujours le cas. Au contraire, dit Blagbrough, en raison des expériences quotidiennes qu’ils font de la discrimination, de l’isolement et de la dépendance, les enfants domestiques sont « particulièrement vulnérables à l’exploitation et à la maltraitance » et il se peut qu’ils soient systématiquement soumis « à la violence physique, psychologique et sexuelle » (ibid.). Dans de nombreux cas, « les enfants de l’employeur vont à l’école tandis que [l’enfant domestique] n’y va pas » ; ils ont « une faible liberté de mouvement », sont souvent non rémunérés, ou « s’ils sont rémunérés, ils ne peuvent toucher leurs gages », leur emploi est souvent précaire et sous-évalué puisque les tâches qu’ils effectuent ne sont pas considérées, souvent, comme un véritable travail, et qu’ils travaillent dans des contextes où subsistent « des vestiges du rapport maître-serviteur », même lorsque ces enfants travaillent pour des membres de leur parenté (ibid.)[39]. Il vaut la peine de remarquer que parmi les enfants domestiques en Jamaïque entre les années 1920 et 1970, il restait davantage que des « vestiges » de ce rapport maître-serviteur, car la Loi sur les maîtres et les serviteurs (1842), bien qu’elle eut été amendée en 1940, ne fut pas abrogée avant 1974.

Pour Blagbrough, la situation vécue par de nombreux enfants domestiques placés dans des familles constitue un sérieux motif de préoccupation car :

D’abord, le contrôle de l’enfant a été dévolu à une autre personne… deuxièmement, l’enfant vit et travaille loin de sa famille et de sa maison, ce qui limite la capacité des parents à surveiller le bien-être de l’enfant et accroît la dépendance de l’enfant vis-à-vis de son employeur pour son bien-être et ses besoins élémentaires […] et troisièmement, souvent l’enfant ne reçoit aucune compensation directe pour son travail (si tant est qu’il soit payé).

Blagbrough, à paraître[40]

Dans certains cas, écrit-il, il peut se créer, à « l’intersection des normes culturelles prégnantes relatives au travail, du rôle de la famille ainsi que de la place des enfants et des filles dans la société », une ambiguïté quant aux conditions de vie des enfants domestiques.

[Cette ambiguïté] aggravée par leur isolement et leur dépendance vis-à-vis de ceux pour qui le bien-être de ces enfants n’est pas la préoccupation première, crée une extrême vulnérabilité et peut, dans certains contextes, être considérée comme analogue à l’esclavage.

Blagbrough, à paraître

Cependant, ainsi que le montrent les cas de ces jeunes domestiques au XXe siècle en Jamaïque, les circonstances pouvaient être assez compliquées. Dans certains cas, de très jeunes filles ou des fillettes (telles qu’Elsie Davis, Winnifred Black et Hazel Cunningham) étaient placées comme domestiques sans qu’elles y aient consenti clairement, tandis que d’autres recherchaient des places de domestiques, que ce soit en personne ou au moyen des petites annonces classées des journaux. Dans certains cas, elles travaillaient chez des étrangers, dans d’autres, elles étaient placées chez des membres de leur parenté. Tandis que certaines (comme par exemple Evelyn Williams et Icilda Cole) travaillaient de longues heures, n’avaient jamais de temps libre et avaient l’interdiction de recevoir des visiteurs (masculins en particulier), d’autres avaient la possibilité de rendre régulièrement visite à leur famille d’origine. Tandis que certaines jeunes travailleuses n’étaient jamais payées, beaucoup d’autres étaient rémunérées, bien que très au-dessous de la valeur du marché (encore qu’il soit difficile d’en juger, car il n’existait pas de législation au sujet du salaire minimum pour les travailleurs domestiques jusqu’en 1975)[41]. Dans de nombreux cas, les conditions de travail étaient déplorables et relevaient parfois de l’exploitation, surtout parce que les attentes au sujet des rôles sexués du travail domestique prenaient très peu, voire pas du tout, en compte la jeunesse des travailleuses à qui l’on imposait de lourdes responsabilités. Bien que dans de nombreux cas elles aient été dépendantes et vulnérables, rien n’indique que ces jeunes travailleuses aient fait « l’objet d’une acquisition », que leurs capacités de travailler aient été contrôlées « de manière absolue », qu’elles aient pu être « transférées à une autre personne » ni que leur « condition servile [ait été] permanente » (Allain 2012 : 2). Bien que leurs droits de circulation et de socialisation étaient restreints dans les fonctions qu’elles occupaient, et que quitter celles-ci leur était difficile, avec le temps toutes finissaient par s’en aller, pour diverses raisons : à cause d’une trop faible rémunération ou de conflits avec leurs employeurs, pour prendre une autre place ou pour fonder une famille (voir Johnson 2007). Cela dit, qu’elles aient été recrutées comme servantes ou qu’elles aient été des enfants qui, comme Jean Evans, avaient été placées chez des membres de leur famille dans l’espoir qu’elles effectueraient quelques travaux ménagers en échange du gîte, du couvert et d’une éducation, mais avaient dû travailler contre une maigre compensation, la question de les qualifier d’enfants domestiques reste ouverte.

« Quand j’avais douze ans… »

Lors des discussions au sujet des jeunes domestiques – qu’elles aient été recrutées comme employées ou été des jeunes/des enfants déplacées ou « adoptées », ou même des « écolières » – sont apparues des préoccupations au sujet de leur expérience de vie et de leur vulnérabilité en tant « qu’enfants ». En fait, lorsque l’on affirme que de jeunes travailleuses domestiques étaient tenues « en servitude », il est difficile de distinguer si c’est en raison de leurs conditions de travail (quiconque dans ces conditions aurait pu être esclave) ou parce qu’il s’agissait « d’enfants ». Dans la plupart des cas, la jeunesse ou l’enfance des travailleuses semble avoir joué un rôle dans la façon de percevoir leur position dans la force de travail et dans les maisonnées où elles étaient placées. Cela se perçoit bien dans l’analyse que fait Derby (2012) du placement traditionnel, du service domestique et de la servitude (qu’elle considère indistinctement), du trafic d’enfants (que l’on place chez des étrangers) et du déplacement d’enfants (que l’on place chez des membres de la famille élargie), puisque l’âge des 57 répondants de son étude variait de 9 à 27 ans. Pour Derby, tous étaient des « enfants » exploités.

Ainsi que nous le rappellent Allison James et Adrian L. James, « bien que l’enfance soit une “étape du développement” universellement partagée, elle ne devrait pas être considérée comme “allant de soi” ou comme “une phase biologique naturelle” ». L’enfance (et la jeunesse aussi sans doute) est une construction sociale qui est « interprétée, comprise et institutionnalisée sur le plan social » (James et James 2004 : 6-9). D’après Audra Diptee et David Trotman, si l’on tient compte des « particularités historiques de l’enfance et de la jeunesse dans les contextes coloniaux » tels que la Jamaïque, l’expérience des jeunes gens était façonnée par quatre facteurs distincts :

[…] l’enfance et la jeunesse étaient fortement racialisées ; on tentait de refaçonner l’enfance et la jeunesse de façon à refléter les priorités économiques des États coloniaux ; les discours coloniaux sur l’enfance et la jeunesse étaient empreints de récits de déviance et de pathologie ; et les conceptions non occidentales de l’enfance et de la jeunesse faisaient contrepoids au fardeau colonial malgré la sévérité du déséquilibre des pouvoirs.

Diptee et Trotman 2014 : 438

Pour Diptee et Trotman, en contexte colonial,

Les enfants étaient une des bases du travail et [ils] pouvaient être socialisés pour servir des objectifs encore mieux que ne pouvaient le faire leurs parents. […] [De fait] au coeur de l’entreprise coloniale se livrait une bataille pour l’enfance et la jeunesse [parce que] durant la période coloniale, [passer son] enfance et [sa] jeunesse en contexte colonial les faisaient s’imprégner d’une hiérarchie raciale, forgée au creuset du monde atlantique et enracinée dans des réseaux mondialisés.

Diptee et Trotman 2014 : 438

Selon Danielle Kinsey, au sein de l’espace impérial britannique, non seulement les enfants racialisés étaient considérés comme des travailleurs, mais ils représentaient des faire-valoir a contrario desquels se construisaient les « véritables » enfances, afin que :

[L]es enfants britanniques soient protégés du travail à gages, qu’il leur soit accordé des enfances « convenables » et qu’ils finissent par se fondre dans le moule d’utiles citoyens-consommateurs métropolitains ; les anciens esclaves entraient, eux, dans les chaînes du travail à gages et, à travers cette expérience capitaliste, atteignaient le niveau de civilisation indicateur du sujet colonisé productif.

Kinsey 2014 : 451

Cependant, pour compliquer encore les choses, puisque les non-Blancs avaient tendance à être associés à un « état d’immaturité perpétuelle » (Kinsey 2014 : 451) et que désigner qui était réellement un enfant et qui n’en n’était pas représentait une cible mouvante, rien n’est simple quand il s’agit de ces appellations et de ces préoccupations. Ainsi que l’affirme Erin Bell au sujet des contextes recouvrant l’espace impérial britannique,

L’élargissement de la législation relative à l’âge garantissait que la définition d’un âge légal ou de qui exactement était un enfant allait devenir un problème crucial [et que] le projet continu de la construction juridique de l’enfance [allait devenir] fortement pluraliste et ouvert à des conceptions multiples – et parfois conflictuelles – du genre, de la race et de la sexualité.

Bell 2014 : 474

Et puisque nous avons toutes les raisons de croire que l’observation faite par Cecelia Green pour la Barbade des années 1930 vaut aussi pour la Jamaïque – « l’on n’envisageait pas, même lointainement, que les enfants puissent être des sujets à part entière ou des détenteurs actifs de droits, c’est-à-dire une catégorie d’humanité distincte et reconnue socialement » (Green 2014 : 515) –, le débat reste ouvert pour ce qui est de savoir si les « enfants » domestiques du XXe siècle en Jamaïque étaient ou non des « enfants », puisque la question de la définition de l’enfance et de l’autorisation du travail des enfants était encore irrésolue.

« Aucun travail autre que le plus léger »

Dans la foulée des bouleversements de la Grande Guerre et de la Révolution bolchevique, l’Organisation internationale du travail (OIT), nouvellement instaurée, avait entériné cinq conventions, y compris une limitation du travail des enfants « dans tout établissement industriel public ou privé » à l’âge de quinze ans, à moins qu’il ne s’agisse d’établissements « dans lesquels sont seuls employés les membres d’une même famille » (OIT 1919)[42]. En 1932, la Convention sur l’âge minimum (travaux non industriels) encadrait l’emploi d’une grande diversité de travailleurs, y compris ceux du service domestique (OIT 1932)[43]. Même si cette convention prohibait l’emploi des « enfants de moins de quatorze ans ou [de] ceux qui, ayant dépassé cet âge, sont encore soumis à l’obligation scolaire primaire en vertu de la législation nationale », elle en exemptait les enfants de plus de douze ans qui effectuaient des « travaux légers » à condition que ces travaux soient réalisés :

[E]n dehors des heures fixées pour la fréquentation scolaire… [qu’ils] ne soient pas nuisibles à leur santé ou à leur développement normal… ne soient pas de nature à porter préjudice à leur assiduité à l’école ou à leur faculté de bénéficier de l’instruction qui y est donnée… n’excèdent pas deux heures par jour, aussi bien les jours de classe que les jours de vacances, le nombre total quotidien des heures consacrées à l’école et aux travaux légers ne devant en aucun cas dépasser sept.

OIT 1932 : article 3

Selon la Convention, les « travaux légers » étaient interdits « les dimanches et jours de fête publique légale » et « pendant la nuit, c’est-à-dire pendant un intervalle d’au moins douze heures consécutives comprenant la période entre 8 heures du soir et 8 heures du matin » (OIT 1932 : article 3).

La même année, le gouvernement colonial jamaïcain promulguait la Loi relative à l’emploi des jeunes personnes qui portait sur l’emploi « dans les établissements industriels » et définissait la jeune personne comme « une personne de douze ans et plus et de moins de seize ans » (Loi 5 1932 : 1). Mais tandis que cette loi déclarait qu’il était « illégal d’employer toute jeune personne de moins de quatorze ans sur tout bateau à moins qu’il ne s’agisse d’un bateau sur lequel ne sont employés que des membres d’une même famille » et qu’il était également illégal « d’employer des jeunes personnes la nuit en Jamaïque, sauf exceptions expressément stipulées par cette Loi », elle laissait en suspens les paramètres selon lesquels d’autres travaux (agricoles ou domestiques) pouvaient être effectués et la question de savoir si, pour de tels travaux, il était possible d’employer des « jeunes personnes » de douze ou treize ans (Loi 5 1932 : 2). Il est également intéressant d’y constater l’absence de toute mention « d’enfants » jusqu’à ce que, l’année suivante, le gouvernement jamaïcain promulgue la Loi interdisant d’employer des enfants de moins de douze ans, « l’emploi » désignant « un établissement industriel » et « l’expression “enfant” signifiant une personne de moins de douze ans » (Loi 12 1933 : 1). Selon cette loi, toute personne employant un enfant de moins de douze ans dans un établissement industriel devait payer une amende de deux livres ; cependant, si un enfant se trouvait en maison de correction, dans une école professionnelle ou école d’une autre nature, ou « dans un établissement n’employant que des membres d’une même famille », l’employeur était « exempté des directives de la loi » (Carmacho 1932 : 1). La législation omettait expressément les travaux agricoles et ne faisait aucunement mention du service domestique.

Tandis qu’évoluaient les tentatives locales et internationales de codifier le cadre dans lequel pouvaient être employés les jeunes travailleurs en contextes non industriels, en 1937 l’OIT amenda la convention sur l’emploi des enfants en portant l’âge minimum de l’emploi de quatorze à quinze ans, en dehors de la scolarité primaire, et de douze à treize ans l’âge auquel les « travaux légers » étaient autorisés « en dehors des heures fixées pour la fréquentation scolaire », en stipulant « qu’aucun enfant de moins de quatorze ans » ne pouvait effectuer de travaux légers, hormis dans les circonstances similaires à celles définies par la précédente convention (de 1932) s’appliquant aux travaux non industriels (OIT 1937 : 2).

Tandis que les organismes internationaux et les législatures locales tentaient de déterminer l’âge de l’enfance relativement à l’emploi légal, ceci n’était pas l’unique contexte juridique dans lequel « l’enfance » était codifiée en Jamaïque. Bien qu’aux fins de l’emploi les « enfants » eussent eu moins de douze ans, d’après la Loi sur les procès des enfants promulguée précédemment, le mot « enfant » était censé signifier « toute personne de moins de quatorze ans » (Loi 25 1927 : 1)[44]. En 1931, le gouvernement remplaça la Loi sur les procès des enfants par la Loi relative aux enfants et aux jeunes personnes dans laquelle le mot « enfant » désignait « une personne de moins de quatorze ans » et où « jeune personne » désignait « une personne de quatorze ans et plus et de moins de seize ans » (Loi 32 1931 : 1). En 1941, le gouvernement promulgua la Loi amendant la loi relative aux enfants et aux jeunes personnes qui abaissait l’âge légal de l’enfance en déclarant que « l’expression “enfant” désigne une personne de moins de douze ans » (Loi 57 1941 : 2). Cette itération de la loi comprenait des clauses au sujet de l’emploi où « aucune jeune personne de moins de quatorze ans ne devait être employée… dans aucun établissement industriel », et que les enfants (de moins de douze ans) pouvaient être employés par leurs parents ou leurs gardiens « à des travaux domestiques, agricoles ou horticoles légers » ou « dans toute occupation (autre que dans un établissement industriel) » (voir Loi 57 1941 : 4). Selon le ministre de la Justice (Attorney General) de l’époque, Arthur Lewey, la loi de 1941 avait été promulguée « afin que prennent effet en Jamaïque les idées modernes concernant les âges minimums auxquels l’emploi des jeunes enfants ne pouvait être autorisé dans aucun travail autre que le plus léger » (Lewey 1941 : 3).

En stipulant que des enfants pouvaient être employés « à des travaux domestiques légers » par leurs parents ou leurs gardiens, les autorités s’arrangeaient pour répondre à la fois aux idées modernes (concernant l’emploi non industriel) et pour maintenir les anciennes idées au sujet de certains types de travaux qu’il était convenable de voir des enfants réaliser. Il est intéressant de constater que, non seulement les désignations des « enfants » et des « jeunes personnes » se sont modifiées au fil du temps, mais que, tandis qu’au niveau international l’âge minimum du travail des jeunes personnes et des enfants tendaient à s’élever comme l’indique l’OIT, au niveau local il persistait une pression « vers le bas » sur l’âge légal des « enfants » qui pouvaient être employés en contexte jamaïcain. Le statut d’employés des personnes de douze à quatorze ans n’était pas clair, non plus que ce en quoi consistaient les « travaux légers ». Comme en témoignent les expériences des anciennes jeunes travailleuses mentionnées plus haut, l’affirmation voulant qu’elles n’aient été engagées dans un « aucun travail autre que le plus léger » était pour le moins trompeuse. Recrutées ou placées en service à un jeune âge (parfois par leurs familles), se trouvant souvent soumises à l’exigence de travailler en échange des premières nécessités de la vie et contre une faible rémunération, ayant peu d’accès à la scolarité, parfois exploitées et traitées comme des servantes, contrairement à celles qui avaient été adoptées ou déplacées dans d’autres familles, les expériences de vie de ces très jeunes domestiques étaient loin d’être idéales. Cependant, cette diversité d’expériences se situait dans un contexte où les services domestiques faisaient écho à une culture du travail issue de siècles d’esclavage qui perdurait, et où l’on attendait une contribution par le travail même de jeunes enfants (Dunn 1987 ; Schwartz 2000 ; Vasconcellos 2015).

Conclusion

Conformément au profil de ce secteur, à savoir que la grande majorité des jeunes travailleurs étaient des filles engagées dans un métier fortement sexué dans lequel elles étaient censées être formées afin de consolider leur identité de genre, il s’est créé une logique en circuit fermé qui a contribué à amoindrir la possibilité que ces jeunes aient pu être considérées comme des travailleuses, surtout lorsqu’elles avaient été placées dans leur famille élargie. Le fait qu’elles aient été le plus souvent originaires de familles (rurales) pauvres qui étaient souvent reconnaissantes d’être soulagées de leur responsabilité financière et qui avaient espoir que leurs jeunes aient un avenir meilleur a créé des cycles de dépendance, d’obligation et d’offense, lorsque l’altruisme de la maisonnée hôte était mis en doute. Aux frontières poreuses de l’adoption informelle et du recrutement d’employées, les lignes de la bienfaisance et de l’exploitation, des espoirs et des désillusions, de la gratitude et de la rancoeur s’entrecroisaient souvent en un enchevêtrement compliqué pour les jeunes travailleuses, dont certaines étaient des « enfants », qui effectuaient des travaux domestiques pour leurs « familles »/employeurs.

En outre, dans une société telle que celle-ci, où l’héritage de l’esclavage fondé sur la race avait prévalu durant des siècles, du fait que les jeunes travailleuses pauvres étaient racialisées, les relégations multiples qu’elles subissaient faisaient en sorte qu’on les considérait d’un autre oeil que les jeunes personnes méritant une « enfance ». Parmi les jeunes filles noires défavorisées, dont beaucoup étaient d’origine rurale, quelques-unes travaillaient comme domestiques pour que les autres (souvent mieux loties et perçues comme « moins noires ») puissent profiter de leur enfance. Ces employées ont pu, ou non, avoir été perçues comme des « enfants », même si cette désignation semble avoir été mouvante. Ces jeunes paraissent s’être situées dans des marges floues où coexistaient des « enfants » et des « jeunes personnes » s’occupant (traditionnellement) d’enfants ; des jeunes dont « l’enfance » et les « droits » ont pu être maintenus et qui apportaient leur contribution aux familles qui les avaient adoptées ; des jeunes personnes ou des enfants déplacées ou adoptées, mais perçues et utilisées comme des domestiques recevant un salaire ou non ; et des jeunes filles/enfants recrutées en tant que servantes sous-payées. Elles se déplaçaient parfois elles-mêmes entre ces catégories instables. Au XXe siècle en Jamaïque, une culture du travail persistante, des conditions de travail extrêmement variables, des définitions sexuées et racialisées de l’enfance, outre les définitions de classes, et l’intersection des lois internationales et locales ont créé un sous-secteur complexe de jeunes travailleuses dont les expériences de vie menaçaient de déstabiliser les catégories du service domestique, de la servitude, de la famille et de l’enfance.