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Préambule

Clinique de l’ONG ANRA[1], Phnom Penh, le 4 mars 2008. J’entre dans une petite salle de consultation : un conseiller, assis derrière un bureau, discute avec un homme et sa femme au sujet de la pratique de la vasectomie[2]. M. Chan a 35 ans et travaille comme ouvrier dans la construction ; Mme Chan a 31 ans et travaille comme ouvrière dans une usine de fabrication de textile ; ils ont quatre enfants. Ils ont été désignés dans leur village comme les « bénéficiaires » d’une contraception définitive sans pour autant savoir de quelle méthode il s’agit. Tous les deux se sont rendus à la clinique ce matin, accompagnés par une volontaire de l’organisation Urban Actor Group (UAG), qui est en charge d’activités d’éducation et de communication sur des sujets en lien avec la santé dans les quartiers périphériques pauvres de Phnom Penh.

Le Dr Nuy, directrice de la clinique et gynécologue-obstétricienne, précise :

Les volontaires de UAG doivent donner des informations concernant les pratiques de vasectomie et de ligature tubaire[3]. Quand les couples arrivent ici, ils viennent pour que la femme se fasse opérer. Mais durant la séance de conseil notre objectif est de les faire changer d’avis. Dans la plupart des cas nous y parvenons. La vasectomie est plus simple et plus rapide que la ligature tubaire, la procédure est indolore, la récupération immédiate et permet à l’homme de retourner travailler dès le lendemain. Il faut que les hommes soient impliqués dans les problèmes de contraception, il faut réduire la mortalité maternelle. Et la vasectomie, c’est beaucoup plus simple qu’une ligature tubaire !

L’effet attendu se produit : M. Chan vient de changer d’avis. C’est donc lui, et non son épouse, qui se fera opérer ce matin. Il demande si les frais de transport lui seront remboursés, et le conseiller lui répond de manière affirmative.

Le patient est conduit dans le bloc opératoire ; l’assistant l’aide à se dévêtir et le fait allonger sur la table d’opération. La chirurgienne enfile des gants, saisit des compresses à l’aide d’une pince Kocher[4], et badigeonne sexe, ventre et haut des cuisses du patient pendant que l’assistant le rassure en lui expliquant qu’il s’agit seulement de désinfecter la zone de l’intervention. Puis des champs opératoires en coton de couleur verte sont posés sur le corps du patient. Un champ avec une ouverture arrondie laisse apparaître les testicules. M. Chan cache son visage avec son bras. L’assistant a des mots rassurants.

La chirurgienne prépare une seringue de Xylocaine®, un produit anesthésique qu’elle injecte dans un testicule. Puis elle palpe l’organe afin de localiser l’un des canaux déférents. Elle dit : « Ils sont trop petits [les testicules], les canaux sont trop courts ce n’est pas facile de les trouver ». Puis elle saisit une pince et maintient le canal sous la peau. Elle fait une incision qui laisse apparaître un gros vaisseau blanchâtre. Elle le dissèque et le soulève afin de permettre à l’assistant de passer un fil de suture dans l’espace laissé vacant. Deux noeuds distants de trois millimètres sont faits et le canal est coupé en deux. L’assistant prévient le malade qu’il faut maintenant poursuivre la procédure pour la section du deuxième canal et précise que l’intervention a duré 23 minutes, au lieu de 15 habituellement.

La chirurgienne aide le patient à s’asseoir sur la table, elle lui parle avec douceur et lui demande de rester ainsi quelques minutes afin de récupérer. Puis nous retournons dans la salle de consultation. M. Chan s’assoit avec précaution, il est pâle et se frotte le visage. L’assistant demande à sa femme d’entrer dans la pièce. Mme Chan regarde son époux, baisse les yeux puis écoute attentivement les conseils donnés par la chirurgienne. Il lui est recommandé de ne pas avoir de rapports sexuels pendant une semaine, de ne pas prendre d’alcool, de ne pas porter de charge lourde. La chirurgienne fait une prescription de médicaments antalgiques et indique que toute apparition de saignements ou de fortes douleurs impose un retour immédiat à la clinique. Enfin, elle ajoute que pendant une durée de trois mois les rapports sexuels devront être protégés afin de ne pas risquer une nouvelle grossesse. Après ce délai, un contrôle du sperme est prévu afin de vérifier l’absence totale de spermatozoïdes.

La chirurgienne s’adresse au patient : « Vous savez mettre un préservatif ? ». M. Chan acquiesce timidement. Elle demande alors à l’assistant de lui apporter des préservatifs, puis présente à M. Chan une sculpture en bois en forme de sexe d’homme en érection : « Allez-y ! ». M. Chan rompt l’enveloppe protectrice, le préservatif tombe sur la table. Il l’enfile sur le pénis en bois, et il se déchire. La chirurgienne a des mots rassurants, elle prend un autre préservatif et lui montre le geste attendu.

Cette note ethnographique donne le ton de ce texte et de l’expérience de terrain sous-jacente à la production des données présentées ici et relevées au Cambodge entre 2008 et 2012 au sujet de la reproduction humaine en contexte de grande précarité. Les éléments ethnographiques mobilisés pour ce texte consistent en une longue série d’entretiens avec des femmes et des hommes au sujet des normes, usages et pratiques en santé de la reproduction[5], dont en particulier six avec des hommes qui ont eu une vasectomie et quatre avec des conseillers en charge de recruter les candidats pour une vasectomie. Un entretien collectif a été mené avec quatre hommes qui ont refusé d’avoir une vasectomie. J’ai par ailleurs mené des entretiens avec le personnel de la clinique de l’ONG ANRA et avec sa directrice, laquelle m’a permis d’assister à trois procédures de vasectomie. La deuxième partie du texte mobilise deux autre corpus ethnographiques : l’un relatif au suivi de femmes vivant avec le VIH enrôlées dans un essai clinique (Hancart Petitet 2014), l’autre sur les questions du travail sexuel (Hancart Petitet 2010).

Cette contribution propose en effet d’approcher le concept de « désir d’enfant » en interrogeant la notion d’espace social de la procréation à partir des questions suivantes : Qui met un enfant au monde ou n’en met pas ? Qui décide et pourquoi ? Autrement dit, et selon la proposition de Praz et al. (2011), l’idée directrice est de considérer la mise au monde des enfants non pas seulement comme un pur produit du désir individuel mais aussi comme une « production ». Cette perspective invite à « déplacer l’attention des aspects psycho-logiques du processus (enfant comme réalisation de soi, comme accès au bonheur) […] vers ses aspects économiques » (Praz et al. 2011 : 4). Ainsi, l’expérience de M. Chan rapportée en préambule propose un cadre intéressant pour examiner la construction et la production sociales des pratiques, normes et politiques sanitaires en matière de santé de la reproduction à partir des questions suivantes : comment les choix sociétaux relatifs à la reproduction humaine, à la fois relayés, construits et transmis par les institutions internationales et transcrits localement conditionnent-ils ou non la venue au monde de certains enfants ? Que dire des formes et des espaces de « transgressions procréatives »[6] ? Que se passe-t-il lorsque le pouvoir de procréation est appréhendé comme une source de profit économique ?

Dans le cadre de notre propos, le concept de « production d’enfant » s’inscrit dans le champ analytique des espaces politiques de la reproduction humaine. Il questionne au niveau local et global l’interdépendance de ses acteurs ; la circulation ; l’appropriation et le détournement des savoirs, des pratiques et des technologies mobilisés dans ce domaine (Ginsburg et Rapp 1995) ; ainsi que la construction historique et les modes de transmission et de perpétuation des normes et des idéologies portées par ses institutions (Browner et Sargent 1996). Au sein même et au-delà du champ de recherche de la reproduction humaine, il s’agit, comme le propose Latour (2007), de penser l’état d’une configuration et d’un ordre social, et d’interroger sa persistance et la transmissibilité de ses valeurs et de ses acteurs. Pour cela, nous mobiliserons le concept d’économie morale soit « la production, la répartition, la circulation et l’utilisation des sentiments moraux, des émotions et des valeurs, des normes et des obligations dans l’espace social » (Fassin 2009 : 21) en déployant deux dimensions analytiques. L’une, que je nommerai étique, se rapporte aux rôles des institutions étatiques dans la gestion des corps des individus. L’autre perspective est émique et renvoie à la perception, au vécu et à l’expérience de ce que subissent les individus.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, voyons dans quel contexte sociohistorique se situent ces interrogations et examinons certaines dimensions des politiques de régulation des naissances à l’échelle locale et internationale.

Retour sur l’histoire du contrôle des naissances et ses déclinaisons contemporaines au Cambodge

Afin de saisir les enjeux sanitaires en lien avec la santé maternelle et les propos qui vont suivre, précisons que contrairement à ce qui se passe chez l’animal, la mise au monde des humains ne se fait pas toujours sans difficulté. Les femmes ont en effet une cavité pelvienne étroite et portent des enfants ayant une grosse tête. De plus, l’hémorragie post-partum, l’une des principales causes de mort maternelle, ne serait pas sans lien avec le passage à la locomotion bipède et ses conséquences pour l’anatomie pelvienne il y a environ sept millions d’années (Christie Rockwell et al. 2003, dans Abrams et Rutherford 2011). Au demeurant, les moyens pour réduire les taux de mortalité maternelle sont connus depuis plus d’un demi-siècle. Ils concernent en général la prise en charge des complications obstétricales – dont la mise en place effective dépend de facteurs sociaux, économiques et politiques divers – et en particulier les mesures en lien avec les inégalités de sexe. Par exemple, Hogan et al. (2010) note qu’en 2008 plus de 50 % de tous les décès maternels à l’échelle mondiale ont eu lieu dans six pays : Inde, Nigéria, Pakistan, Afghanistan, Éthiopie et République démocratique du Congo.

Dans la première moitié du XXe siècle, peu d’attention était accordée à la santé maternelle et infantile à l’échelle internationale. Puis, à partir de la fin du XXe siècle, la question de l’explosion démographique à l’échelle mondiale devint la cible de discours et d’actions diverses, publiques et privées, nationales et internationales. Au Nord, le planning familial répondait en partie au droit à une sexualité épanouie et non entravée par le risque procréatif ainsi qu’aux revendications des femmes de disposer librement de leur corps. Au Sud, des politiques de la naissance ont été engagées, d’abord en Inde et au Pakistan, puis formalisées à l’échelle mondiale par la création d’organismes internationaux (OMS, UNFPA, UNICEF) et d’organisations non gouvernementales diverses avec le mandat de produire des programmes normalisés à l’échelle planétaire, conçus selon des impératifs d’optimisation et de standardisation (Connelly 2008). Lancée en 1990, l’initiative « Objectifs du millénaire pour le développement » (OMD) prévoyait d’ici la fin de 2015 « répondre aux besoins des plus pauvres » en proposant, parmi huit objectifs, d’améliorer la santé maternelle et infantile et, depuis 2007 seulement, à la suite de nombreux débats, de permettre l’accès universel aux droits et à la santé sexuelle et de la reproduction[7]. Comment ces programmes transnationaux ont-ils été déclinés pour ce qui est du Cambodge, et avec quels effets ?

Comme le note Au (2011), les programmes de santé de la reproduction étaient inexistants au début de la période coloniale, la moitié de la population, soit celle des femmes, étant largement absente des programmes sanitaires, en partie parce que les soignants comme les patients étaient des hommes. Par la suite, l’intérêt des représentants coloniaux pour la santé des femmes et des enfants a été motivé par deux préoccupations : la santé des militaires, souvent altérée alors qu’ils contractaient des infections sexuellement transmissibles, et le maintien d’une économie prospère, soutenue par une population saine et suffisamment nombreuse. Dans les années 1960, le taux de fécondité au Cambodge était considéré comme l’un des plus élevés en Asie du Sud et dans le monde, avec une moyenne de six (Phnom Penh) à huit (milieu rural) enfants par femme (Migozzi 1973). Puis la fertilité a nettement diminué durant le régime des Khmers Rouges (1975-1979). Au cours de ce régime d’inspiration maoïste, environ 2 millions de Cambodgiens sont morts de faim, de maladie, d’épuisement ou consécutivement à des exécutions. Le nombre des décès et la séparation des familles et des couples n’ont pas été sans effet sur la fécondité. Ainsi, des mariages forcés (Ponchaud 1998 ; Heuveline et Poch 2006) et l’attribution de rations alimentaires supplémentaires pour les femmes enceintes ou allaitantes, ainsi que la mise en place de « centres de soins » pour les nourrissons et les enfants (Tyner et Rice 2016) ont été organisés par ce régime en partie pour répondre à une politique pro nataliste visant à maintenir une force de travail disponible dans un contexte de forte mortalité. Le régime Khmer Rouge, puis le régime autoritaire provietnamien d’inspiration communiste (1979-1993) à sa suite, ont maintenu le pays hors de l’économie globalisée jusqu’en 1991, date des accords de Paris mettant fin à la guerre civile. Enfin, en l999, le Cambodge a rejoint l’ASEAN, l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est.

Depuis 1994, le National Reproductive Health Programme, sous l’égide du Ministère de la Santé, est en charge d’activités diverses dans le domaine de la santé des mères et des enfants. À l’exception des préservatifs, distribués gratuitement en particulier dans le cadre de programmes de prévention du VIH et de services publics hospitaliers, l’accès aux méthodes contraceptives est le plus souvent payant, soit par le biais du paiement de la consultation en planning familial, soit par l’achat du produit utilisé sur place. Notons enfin que la légalisation de l’avortement date de 1997. Pourtant, peu de services d’avortement « sans risque » et à coût abordable pour la majorité de la population étaient disponibles en 2010 depuis le lancement de l’initiative des « Objectifs du millénaire »[8] par l’OMS (Hancart Petitet à paraître) ; grâce à un engagement fort de l’État cambodgien, le taux de mortalité maternelle est passé de 472 pour 100 000 naissances vivantes en 2000-2005 à 206 pour 2006-2010 (Liljestrand et Sambath 2012).

Voyons alors comment certaines logiques sociales conditionnent la production d’enfant en contexte précaire. J’organiserai mon propos à partir de deux corpus ethnographiques qui ont trait au non-désir d’enfant et qui constituent des cas ethnographiques pertinents pour répondre aux questions annoncées en introduction de cet article. Il s’agit des pratiques de vasectomie, proposées en particulier à des hommes des quartiers pauvres de Phnom Penh, puis des pratiques de production d’enfant à des fins économiques.

De la reproduction légitimée

Mon premier corpus a été constitué au cours d’enquêtes menées à Phnom Penh dans des zones dites de relogement des personnes victimes des pratiques de mobilité sous contrainte intra urbaine lors d’opérations d’évictions. Au Cambodge (et ailleurs), et de manière plus fréquente depuis les années 1990 dans plusieurs provinces et dans la capitale, les personnes pauvres sont régulièrement expulsées de leurs espaces de vie. Ces expulsions sont mandatées principalement par deux entités. Elles peuvent être le fait d’investisseurs privés invoquant la mise en oeuvre de travaux d’infrastructure. Elles peuvent être aussi ordonnées par la puissance publique parce que certaines habitations occupent des terrains privés de l’État. Ces pratiques d’expulsion viseraient aussi à « maintenir la misère en dehors de la ville-spectacle » (Fauveaud 2014), celle des touristes, des évènements nationaux et internationaux et des investisseurs étrangers. Elles relèvent soit de l’expropriation, soit du « déguerpissement », lequel consiste en une expulsion collective et contrainte d’individus qui occupent des lieux relevant de l’espace public et sont considérés comme illégaux et sans droits fonciers (Blot et Spire 2014). Les personnes expulsées bénéficient plus ou moins d’indemnisations et sont envoyées à la périphérie de la ville dans des zones dites de relogement où quelques actions de soutien sont menées par le gouvernement cambodgien en partenariat avec des organisations nationales et internationales diverses (Clerc 2009).

Sur notre terrain d’enquête, des bâtiments en briques avaient été construits pour héberger les familles, mais restaient en nombre insuffisant par rapport à celui des demandeurs. Une majorité des personnes vivaient dans des « campements d’infortune », cabanes faites de bambou, de taule et de carton. Des oeuvres charitables diverses distribuaient du riz, des ustensiles de cuisines ou des sarongs ; une église méthodiste coréenne proposait une perspective de salut dans l’au-delà. Cependant, ni l’assainissement, ni l’accès à l’eau, ni le système de soins de santé primaire n’étaient disponibles et les gens souffraient d’une grande pauvreté ainsi que du manque général d’accès aux programmes d’éducation scolaire et à une quelconque perspective d’emploi rémunéré. Les habitants de ces espaces étaient la cible d’activités de santé publique diverses. Par exemple, des programmes dirigés par des organisations locales et internationales visaient à réduire la mortalité infantile et à améliorer la santé maternelle. Comme c’est souvent le cas dans les projets d’innovation développés dans les pays du Sud, ces programmes abordent ces problématiques avec une perspective centrée sur les déterminants biologiques de la santé et font l’impasse de ses déterminants sociaux et politiques (Castro et Singer 2004). Amplement analysés par une vaste littérature scientifique (Olivier de Sardan 1995 ; Atlani-Duault 2009, par exemple) et parfois de façon radicale (Ferguson 1990), de tels modèles sont reproduits, transmis et imposés comme faisant autorité dans un monde globalisé. Ainsi, sur le terrain observé, certains acteurs donnaient des coupons pour l’accès à des consultations et vaccinations pour les enfants de moins de 5 ans et à des pratiques d’accouchement et d’avortements sans risques ; d’autres proposaient des procédures de stérilisation masculine gratuite, par exemple à des personnes comme M. Chan, évoqué en préambule. Cela m’avait conduite à examiner les discours des hommes et des couples à ce sujet, soit en observant les activités villageoises de « motivation » et de recrutement des candidats, soit en accompagnant leurs parcours dans l’institution de soins où l’opération chirurgicale était effectuée. Rapportons quelques éléments relatifs aux représentations populaires de la vasectomie et à l’expérience des usagers à partir de l’expérience de M. Koun.

Clinique de l’ONG ANRA, Phnom Penh, mars 2008. M. Koun revient voir le Dr Nuy, qui l’a opéré deux semaines plus tôt, accompagné par une volontaire de Urban Actor Group. La chirurgienne lui avait interdit tout effort physique pendant plusieurs jours, mais c’était impossible pour lui : il fallait qu’il gagne un peu d’argent. Il est donc allé pêcher dans le canal avec un ami. Alors qu’ils étaient tous les deux sur la barque, ce dernier lui a lancé un poisson. N’ayant pu l’attraper, il a perdu l’équilibre et est tombé dans l’eau. Depuis, M. Koun se plaint de douleurs, il sent deux petites boules dures à l’intérieur des testicules. La volontaire explique que, trois jours auparavant, M. Koun a fait une tentative de suicide par pendaison. Ce sont ses voisins qui l’ont trouvé et décroché.

Le Dr Nuy lui demande : « Pourquoi avait vous fait cela ? » M. Koun : « Mes voisins se moquaient de moi. Ils disaient : “Pourquoi tu n’as pas fait opérer ta femme ? Maintenant tu vas être tout le temps faible, tu vas perdre toute ton énergie, comment vas-tu pouvoir travailler ? Tu ne pourras plus avoir de rapports avec ta femme, les femmes ont besoin de sexe, elle va s’en aller !” ». La volontaire : « Maintenant dans ce quartier personne ne veut se faire opérer, ils attendent de voir ce qui va se passer pour M. Koun. Moi j’ai très peur parce que s’il y a un problème ils vont m’accuser ». Après un court instant, Dr Nuy et M. Koun sortent de la salle d’examen. Dr Nuy : « Tout est normal ». Puis sur le ton de la plaisanterie elle ajoute : « Heureusement qu’il n’est pas mort, sinon qui aurait payé les funérailles ? » Rires.

Selon les représentations populaires, la procédure de vasectomie était en effet perçue comme similaire aux pratiques de castration effectuées sur les animaux d’élevage. D’après les villageois, celle appliquée sur les porcs en vue d’obtenir leur croissance rapide avait aussi pour effet de les rendre à la fois inactifs et agressifs. Face au manque de candidats, les initiateurs du programme avaient recommandé aux volontaires sur le terrain de ne plus utiliser le terme de vasectomie lors des campagnes de recrutement et d’évoquer plutôt une méthode de contraception permanente, efficace et rapide, sans en mentionner le/la bénéficiaire. Cela nous invite à nous interroger sur la généalogie de tels programmes.

Les pratiques de vasectomie étaient inexistantes au Cambodge jusqu’en 2000. Elles ont été initiées par l’organisation cambodgienne RACHA (Reproductive and Child Health Alliance) – dirigée à l’origine par EngenderHealth, une organisation internationale basée à New York – puis mises en oeuvre dans les hôpitaux provinciaux et dans des cliniques privées, dont, par exemple, celles de Marie Stopes International. Rappelons que la vasectomie est une méthode permanente de la stérilisation masculine. Au XIXe siècle, cette procédure chirurgicale était proposée pour le traitement de l’hypertrophie de la prostate. Puis, la mise en évidence scientifique de l’impact de la ligature des canaux déférents sur la fertilité a conduit à la généralisation de cette pratique de stérilisation pour des motifs eugéniques, en particulier en Inde et en Chine (Oudshoorn 2004). Plus tard, la Conférence internationale sur la population et le développement (ICPD) va promouvoir un nouveau paradigme de la santé reproductive qui met en avant la nécessaire implication des hommes dans la santé reproductive (Darroch 2008), alors qu’ils en étaient jusqu’alors totalement exclus. Enfin, parmi l’ensemble des techniques de contrôle des naissances, notons que la vasectomie est une technique qui permet à peu de frais d’augmenter de manière significative le taux de prévalence contraceptif (CPR), indicateur principal utilisé par des donateurs pour mesurer la rentabilité des programmes de contraception (Oudshoorn 2000).

En effet, ces pratiques de vasectomie, au même titre que les autres programmes de gestion des corps reproductifs évoqués dans ce contexte, sont en premier lieu à analyser comme une illustration de l’expression de sentiments moraux dans l’espace public. Donnons pour exemple la gestion des « sans-papiers » en France : elle est éclairante de ce point de vue puisque : « l’étranger a obtenu, sous la condition d’être atteint d’une pathologie grave, une reconnaissance qui lui était contestée dans tous les autres registres de l’activité sociale » (Fassin 2005 : 148). Cette analyse transposée dans le cadre de notre étude donne à voir la réalité sociale suivante : alors que peu de cas est fait du traitement social et du devenir des personnes expulsées de la ville de Phnom Penh, une attention particulière est portée à la régulation de leur fonction reproductrice et, selon la logique subséquente, limiter le nombre des grossesses et des accouchements (en particulier lorsqu’ils ne sont pas désirés) contribue à réduire les taux de mortalité et de morbidité maternelles, ce qui constitue l’un des objectifs du millénaire pour le développement définis par l’OMS. Autrement dit, l’analyse de l’espace social de la procréation se pose ici en ces termes : il s’agit, dans ce contexte de grande précarité, de considérer l’objectif de réduction de la mortalité maternelle comme une forme sociale d’économie morale. Cet angle d’analyse étique permet de montrer comment la mise en actes de cet objectif sanitaire conduit à organiser et à légitimer le passage du discrédit d’un corps pauvre et gênant pour le développement local à une légitimité du corps reproductif produite par les impératifs de santé publique.

Après avoir décrit certains aspects de la gestion des corps par les institutions et fourni des illustrations de ses effets, voyons quels éléments d’analyse supplémentaires une perspective émique sur cette question peut offrir. La perspective émique vise à entrevoir les modalités selon lesquelles l’individu lui-même perçoit ou utilise son pouvoir de reproduction comme une source de bénéfices d’ordre économique.

De la reproduction marchandisée

Poursuivons notre analyse des pratiques de vasectomie à partir de l’exemple de M. Ho. Lui et son épouse, parents de deux enfants, avaient préféré ne plus procréer. Ils auraient souhaité agrandir leur famille, mais devant les difficultés économiques quotidiennes constantes depuis leur éviction de leur ancien quartier phnompenhnois, ils avaient dû renoncer à ce projet. Comme de nombreuses femmes cambodgiennes, son épouse avait souvent recours à des pratiques d’avortement ; elle n’utilisait pas de moyens de contraception parce que, selon elle, aucune méthode ne lui convenait. Or, six mois auparavant, il avait eu une vasectomie. « Finalement », rapportait-il, « ça nous a changé la vie ». Lui et son épouse avaient pu ainsi se rendre dans les quartiers centraux de Phnom Penh, où, faute d’argent, ils n’étaient pas allés depuis longtemps. Ils avaient été conduits gratuitement jusqu’en ville, avaient admiré la construction de nouveaux complexes immobiliers et mangé une soupe de nouilles dans un petit restaurant. Et puis, en économisant l’argent qu’il n’avait plus à dépenser pour les soins d’avortements de son épouse, M. Ho avait pu acheter une mobylette.

En quoi ces propos et cette brève présentation d’un dispositif de gestion des corps reproductifs nous permettent-ils de discuter du concept d’économie morale afin d’analyser plus avant la question de la production d’enfant ? Un tel angle analytique nous donne à voir, me semble-il, comment la notion d’économie morale peut se décliner à l’échelle d’un individu et nous inviter à « rendre compte de cet écart entre l’injustice effective et l’injustice perçue » (Fassin 2009 : 28). Ici, face au préjudice en lien avec la perte de son lieu de résidence antérieur et du mode de vie associé à cet espace, une autre forme de compensation apparaît pour M. Ho et atténue peut-être pour un temps l’injustice perçue.

Comment se construit le désir de « faire un enfant » dans un quotidien marqué par la violence et les impératifs de survie ? Je vais mobiliser pour cela un autre corpus ethnographique avec pour objectif, non pas de penser la construction de la parentalité en contexte de précarité, mais de montrer comment, ici, dans un contexte de situations sociales extrêmes, le désir de faire un enfant, sans pour autant le réduire à cette particularité, peut être analysé en tant que stratégie.

Avant de poursuivre, une précision sur l’emploi du terme français « marchandisation » ou « commodification » (en anglais) s’impose. Il est d’usage d’accepter que ce terme, issu de la théorie politique marxiste, définisse le processus de transformation de biens, d’idées et d’entités non marchandes a priori en commodités. Depuis les années 2000, la notion de « body commodification » est explorée par la recherche anglo-saxonne, en particulier dans le domaine du trafic d’organes, de la biotechnologie et de la reproduction biomédicalement assistée (Sharp 2000 ; Scheper-Hughes et Wacquant 2002). Partons de ce cadre conceptuel pour analyser comment, dans certaines situations de précarité, la fonction reproductrice des femmes, la grossesse et le nouveau-né (son produit fini), peuvent être mobilisés à des fins de commodités. Examiner les déclinaisons de la « marchandisation » en tant que catégorie d’analyse permet en effet de mieux saisir la situation sociale étudiée. J’en aborderai deux aspects : l’un concerne la vente de services sexuels pendant la grossesse, l’autre examine la question de la marchandisation des nouveau-nés.

L’étude des codes sociaux en vigueur autour de l’événement de la reproduction est largement documentée en anthropologie. Ces travaux révèlent comment, dans les sociétés, les femmes enceintes font l’objet de prescriptions et d’interdictions afin, d’une part, de ne pas mettre en danger leur entourage et, d’autre part, de donner à voir leur statut de gestante et leur responsabilité face à l’enfant à naître. La transgression des interdits n’est pas sans conséquences et elle est souvent retenue comme étant la cause explicative d’un désordre : accouchement difficile, malformation du nouveau-né, comportement d’un enfant jugé anormal par exemple[9]. Selon les traités de sagesse (chbap)[10] ainsi que les représentations populaires khmères, les relations sexuelles seraient proscrites à partir du huitième mois de la grossesse, interdiction qui viserait par exemple à prévenir le retard mental de l’enfant à naître (Crochet 2001). Selon nos données, cette pratique d’abstinence semblait communément observée pour cette raison, sans pour autant être systématique. Par ailleurs, selon une représentante d’une ONG cambodgienne en charge de la mise en oeuvre de programmes de santé de la reproduction, le suivi de cette interdiction n’était pas sans conséquences sur le plan de la santé publique. Selon les relevés de terrain produits par son ONG, cette obligation d’abstinence conduisait de nombreux hommes en couple à avoir recours aux services de travailleuses du sexe durant cette période, ce qui les rendait particulièrement à risque d’infection à VIH[11].

Le thème du travail sexuel et de ses formes sociales est bien exploré au Cambodge et nous n’avons pas l’espace pour l’aborder ici[12]. Ce qui nous intéresse dans le cadre de notre propos est de proposer une lecture en miroir des interdits en matière de sexualité pendant la grossesse en interrogeant le point de vue des femmes qui vendent ces services sexuels. En effet, celles que nous avons rencontrées rapportaient avoir poursuivi leur activité pendant toute la durée de leur grossesse. Leur expérience dans ce domaine leur permettait de conclure que cette pratique pouvait contribuer à augmenter leurs gains. D’une part, leur état gravidique était vu comme attractif pour de nombreux clients. « De nombreux hommes viennent les voir […] », nous avait rapporté Chandina, la représentante d’un bureau du Cambodian Sex Workers Union (CSWU) « […] ils disent que c’est délicieux ! ». Par ailleurs, les expériences de ces femmes avec leurs clients prêts à payer le prix fort pour une relation sexuelle avec elles alors qu’elles étaient en fin de grossesse les avaient conduites à la conclusion suivante : une relation sexuelle avec une femme enceinte peut porter chance à un homme. Par exemple, déclarait Chantea :

L’autre jour j’ai eu un client qui avait perdu beaucoup d’argent au casino Naga. Il est venu me voir, j’étais alors enceinte de huit mois. Le lendemain, il est revenu en me donnant 100 USD, grâce à moi, il avait gagné le jackpot au Casino !

Dès lors, parmi les femmes qui fréquentent le CSWU dans ce quartier nord de Phnom Penh qui longe la voie ferrée, plusieurs femmes avaient mené des grossesses à terme sans pour autant désirer avoir un enfant. Autrement dit, l’état gravidique était dans ce cas envisagé comme un moyen de production (et non de reproduction). Alors que nous demandions quel était le devenir de ces bébés nés dans de telles circonstances, Chandina nous rapportait en souriant :

Il y a quelques mois une des femmes est venue ici avec son bébé, il jouait par terre. Et puis une autre a dit : « Oh il est mignon, tu me le donnes ? ». La femme a accepté et l’autre est repartie avec son bébé. Mais au bout de quinze jours elle est revenue ici en disant que ce n’était plus possible, elle n’avait pas assez d’argent pour le nourrir. Finalement, c’est moi qui m’occupe de ce bébé maintenant.

La circulation des enfants en milieu intrafamilial et dans le réseau amical est ancienne et encore courante au Cambodge (Koubi et Massard-Vincent 1994) et il n’est pas lieu ici d’y revenir. Cependant, je souhaiterais poursuivre le propos en explorant certaines questions relatives à la marchandisation des nouveau-nés. Du point de vue de certaines femmes en situation de grande précarité que nous avons rencontrées, avoir un nouveau-né leur permet de bénéficier d’aides diverses proposées par des ONG dont le mandat est de porter secours à des femmes « vulnérables ». Parmi les critères de sélection des bénéficiaires reconnus comme « vulnérables », « vivre avec le VIH et avoir un enfant en bas âge » est souvent retenu. Durant la première année de l’enfant, ces femmes peuvent ainsi bénéficier d’aide alimentaire, de matériel culinaire, de programmes de formations divers, de soins de santé mère-enfant ou d’aide à la scolarisation des aînés. Ces formes de soutien sont stoppées dès que l’enfant atteint l’âge fatidique, ce qui peut conduire certaines femmes à faire un autre enfant afin que l’aide indispensable à leur survie soit maintenue.

Voyons alors en quoi ces données empiriques interrogent plus avant la mobilisation de la fonction reproductive et de la fabrication d’enfants à des fins économiques. Premièrement, ce matériel présente une forme illustrative de la catégorie « enfance » en tant que construction historique (Aries 1960) et sociale (Bonnet 2010) et questionne les notions d’enfant utile et d’enfant précieux. Au-delà, ces données peuvent se lire selon les grilles d’analyse décrites dans le champ d’étude de la marchandisation du corps enceint, jusqu’à présent circonscrit, à ma connaissance, aux questions en lien avec les technologies de la reproduction et avec celles relatives aux grossesses de substitution, plus pertinentes ici. La littérature au sujet de la grossesse pour autrui est dense, les débats y sont vigoureux et il est impossible d’en rendre compte dans le cadre limité de cet article. Au demeurant, les travaux de Vora (2013) sur les mères porteuses en Inde présentent un cadre d’analyse pertinent pour mener notre réflexion. Cette auteure rapporte, en substance, comment la notion de « ventre à louer » comme « une pièce supplémentaire de la maison dont personne n’aurait l’utilité » contribue à déplacer la représentation de la maternité de substitution d’une forme d’exploitation des parties du corps d’un individu au profit d’autres individus (des couples riches, des agents, des avocats, des médecins), vers une forme d’offense à la productivité. Cela permettrait également de sous-estimer les raisons matérielles qui poussent des jeunes femmes indiennes à louer leur ventre. Pour le dire autrement, l’engagement de femmes dans ce type de contrat de GPA ou de pratiques de marchandisation du corps enceint et de l’enfant produit ne témoigne-t-il pas, dans le contexte décrit, des pressions multiples sous-jacentes aux rapports de domination sexistes, colonialistes, économiques et géopolitiques dont elles sont les victimes ?

De la reproduction productive ou sécurisée

Avant de conclure, de manière temporaire, notre analyse des principes à l’oeuvre qui sous-tendent la production d’enfant, revenons sur certains aspects sanitaires de la reproduction humaine. Nous en avons décrit l’historique et les formes contemporaines, mais quel est en revanche l’impact effectif des politiques de développement menées dans ce domaine ? Au Cambodge, de nombreux progrès ont été notés, au demeurant, comme cela est observé ailleurs, mais les taux globaux de couverture d’accès aux soins jugés satisfaisants ne rendent pas compte des disparités persistantes en faveur des populations urbaines, instruites et favorisées économiquement (Dingle et al. 2013). Malgré une croissance économique assurée avec un produit intérieur brut maintenu à 7,3 %, les politiques de développement fondées sur les principes d’une économie néolibérale initiée au Cambodge à la suite des Accords de Paris en 1991 n’oeuvrent pas toujours en faveur de plus d’égalités sociales.

Les effets néfastes de la réappropriation locale d’objectifs de développement dictés par les organisations internationales qui favorisent la mise en place par les autorités cambodgiennes d’instruments au service d’une politique autoritaire et néolibérale ne sont pas limités au domaine de la santé. Ils concernent, parmi de nombreux exemples, la pérennisation des pratiques de patronage et de kleptocratie du pouvoir en place (Springer 2011), la justification des pratiques d’accaparement des terres (Neef et al. 2013) ou le renforcement d’institutions aptes à désamorcer les conflits sociaux (Hughes 2007).

Dès lors, questionner l’espace social de la procréation humaine en milieu précaire cambodgien nous donne à voir certains modes de transmission, de reproduction et de justification d’un agencement du monde selon des principes inégalitaires. Cette démarche nous invite à réfléchir sur les logiques collectives et les situations individuelles et singulières qui conditionnent la production d’enfant. La production d’enfant ainsi ethnographiée donne à penser les formes sociales du biopouvoir, soit l’organisation du pouvoir sur la vie (Foucault 1976) et ses deux pôles que sont la discipline du corps et la régulation de la population. D’une part, les pratiques relatives au corps en capacité de reproduction, au corps gestant et à l’enfant produit relèvent de logiques individuelles de personnes en situation précaire qui mobilisent les ressources de leur appareil reproducteur dans la construction de leurs stratégies de survie, et parfois en fonction de l’offre qui se présente à elles, « personnes cibles » de certains programmes sanitaires. Ces pratiques, à analyser dans le courant de la banalisation de la marchandisation du corps et de la sexualité, ouvrent un questionnement sur l’incorporation du biopouvoir et de sa construction du « corps comme machine : son dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces » (Foucault 1976 : 183). D’autre part, la régulation sanitaire et démographique des populations par des procédures appliquées sur les corps reproductifs, construites et contrôlées par des impératifs de développement et de santé publique, ainsi que la mise en oeuvre de certaines stratégies pensées et produites par des acteurs hétérogènes conduisent dans certains cas de figure à la dialectique suivante : la persistance d’une politique nationale souvent peu soucieuse de justice sociale, combinée aux opportunités présentées par des investisseurs étrangers et à la dépendance des organismes onusiens, sous-tend une gestion des personnes exclues des bénéfices du développement qui s’avère centrée principalement sur leur pouvoir de reproduction.

Selon cette logique, la mise en oeuvre des objectifs du millénaire pour le développement en matière de reproduction humaine et leurs déclinaisons locales dans un contexte de violence sociale conduisent à la création de nouvelles frontières de l’humain. Dans l’environnement étudié, l’objectif de réduire le taux de mortalité maternelle parmi les pauvres sans se soucier des conditions sociales et politiques qui les mènent à la pauvreté conduit au constat suivant : une femme « cible » de ces programmes peut produire des bébés en toute sécurité ou avorter sans risque, quelle que soit la violence et l’inhumanité qui constituent son cadre quotidien. Son homologue masculin, ciblé en tant que responsable « indirect » des taux de mortalité maternelle élevés, subit une vie également misérable, mais devient un nouvel acteur du changement positif en faveur de l’implication des hommes dans les questions de santé de la reproduction.

Pour le dire autrement, au Cambodge, certaines formes sociales du développement, l’imposition autoritaire de principes néolibéraux, l’administration des corps et la gestion calculatrice de la vie tendent à engendrer un nouvel être humain : un homme, une femme, traité(e) comme indésirable dans un système de production de commodités, et dont les fonctions reproductives sont contrôlées, contraintes, sécurisées ou, au contraire, soumises à un rendement optimal et à une haute productivité, alors même que lui sont niés son statut de personne et son individualité.