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On a vu naître ces dernières années un nouvel intérêt dans les sciences humaines et sociales pour l'éthique et la moralité. On peut expliquer ce renouveau de diverses manières, ainsi qu'en attestent les échanges animés entre les chercheurs de divers champs aussi bien d'un même domaine que de domaines différents. Une partie de ce phénomène est certainement due à la fois aux graves difficultés morales auxquelles notre époque se trouve confrontée et aux crises d'incertitude politique profondes face à l'avenir. Règles et modèles normatifs prolifèrent et ce, en dépit même de l'évidence inéluctable de leur inadéquation. La réponse aux nombreuses questions qui se posent n'est pas simple, alors que plusieurs chercheurs de milieux universitaires ou non remettent en question, non seulement les limites du vocabulaire moral et des pratiques éthiques à disposition, mais encore - phénomène d'autant plus troublant et plus préoccupant - la violence avec laquelle ces règles et modèles sont imposés à ceux qui sont dans l'incapacité de s'y opposer. N'y aurait-il pas d'autres moyens de vivre bien? Pourrions-nous reconsidérer les assises morales de notre « civilisation » et de notre « modernité »? Les conceptions morales du passé et le potentiel ignoré qu'elles recèlent peuvent-ils apporter un éclairage aux défis qui se posent actuellement? Cet article en appelle au réexamen des traditions morales et des pratiques éthiques en Asie du Sud au regard de ces questionnements.

Bien sûr, chercher des réponses ailleurs signifie que l'on cède, en pleine crise, à une redoutable tentation, celle d'éluder. De fait, l'Asie du Sud a longtemps constitué un « ailleurs » dans le discours moral occidental. Des auteurs occidentaux respectables ont traité les incertitudes morales de leur époque et de leur milieu en les mettant en contraste avec leur terrible absence dans une Inde imaginée. D'autres, au contraire, ont cherché à trouver dans les ouvrages concernant cette région et la vie quotidienne qui s'y déroule un terrain propice pour une forme alternative de postures et de pratiques de la morale. Nous n'empruntons ici aucune de ces voies, résistant autant à la dénonciation d'une vacuité morale supposée qu'à l'exhumation, à partir des traditions de cette région, des fondements d'un éloge identitaire. Nous portons plutôt notre attention sur des éléments à partir desquels il est possible d'élargir le vocabulaire dont nous disposons pour interroger la morale. En d'autres termes, notre approche de cet ailleurs est conceptuelle et heuristique : nous encourageons l'examen des traditions morales et éthiques d'autres régions comme celle de l'Asie du Sud dans tout ce qu'elles peuvent présenter de diversité historique, de vitalité et de résonances différentes avec celles de l'Occident, avec la conviction que ces traditions peuvent jeter une lumière nouvelle sur les problèmes apparemment sans issue que connaît notre monde globalisé.

Nous cherchons plus exactement à mettre en évidence ce que nous appelons des « généalogies de la vertu ». Par vertu, nous entendons l'attention portée aux dispositions morales et aux pratiques inhérentes à l'engagement éthique grâce auquel il est possible de cultiver de telles dispositions. Le choix de ce terme - qui entre bien sûr en résonance avec les traditions intellectuelles et de pratique morale en Occident et ailleurs dans le monde - vise non seulement à nous affranchir d'une conception de la moralité qui se réduirait à des règles et principes, mais encore à nous inciter à tirer satisfaction du fait de prendre un engagement à l'égard de l'éthique, et donc à y aspirer. Par généalogie, nous entendons rendre compte des conditions dans lesquelles le désir et l'aspiration à prendre cet engagement peuvent germer. Dès lors, le présent article peut être envisagé comme une contribution préliminaire à une histoire de la réalité morale contemporaine en Asie du Sud - comme un tableau de la façon dont des groupes et individus en sont venus à assumer leur attirance pour la morale ou leur rejet de cet objet dans cette région du monde. Par « généalogies de la vertu », nous entendons ainsi les traditions qui rendent possibles la réflexion et l'action « morales », ainsi que les conditions dans lesquelles ces traditions de conduite vertueuse peuvent naître, résister et disparaître. Notre travail, ici et ailleurs, cherche en effet à mettre en rapport diverses traditions sud-asiatiques avec les conceptions aristotéliciennes, chrétiennes et libérales qui ont exercé une influence si déterminante sur la vie morale de l'Occident.

Cela dit, il faut néanmoins souligner que nombre de situations empiriques et de recherches universitaires auxquelles nous renvoyons dépassent largement le cadre de ces deux termes - généalogie et vertu - et de leurs délimitations intellectuelles. Pour nous, ce « dépassement » de cadre est éclairant et productif : il montre que l'éthique elle-même est un domaine où règne une forme d'excès ; pas seulement du fait de la question, familière, de l'échec moral - ce fossé entre un idéal et sa réalisation, entre ce qui « est » et ce qui « devrait être » - mais également du fait qu'on se sert justement de l'éthique pour nommer les fondements à partir desquels on prend, ou on renonce à des obligations à l'égard de soi et des autres. Ainsi, en fin de compte, nous ne cherchons pas à déterminer comment combler plus précisément ou plus efficacement le fossé qui sépare « ce qui est » de « ce qui devrait être » ; nous cherchons plutôt à explorer et à alimenter les formes plus vitales et préférables que ce fossé peut prendre, envisageant ainsi l'éthique comme une pratique réflexive de la « liberté » entre le connu et le donné, selon l'expression de Foucault (1997a).

Questions d'éthique en sciences humaines

Depuis longtemps et dans des contextes très divers, l'« éthique » renvoie à des conceptions très disparates : on la considère comme un code d'obligations morales ou un ensemble de mœurs et de coutumes sociales ; comme un exercice d'autodiscipline ou une façon de vivre bien avec et pour les autres ; comme un domaine propice à l'exercice de l'esthétisme, des habiletés et de la vertu, ou comme le lieu de l'exigence à l'égard d'autrui. Toute une recherche sur ces distinctions serait à faire dans le domaine de la philosophie, où l'éthique a suscité, ces dernières années, un regain d'intérêt. À cet égard, Bernard Williams propose une distinction fort pertinente entre l'« éthique » et la « moralité », qui constitueraient deux courants différents de la philosophie morale. Bien que ces deux concepts relèvent d'une genèse complexe dont les ramifications historiques sont souvent difficiles à démêler en Occident, Williams souligne que la notion de « moralité » a fini par acquérir, au fil du temps, un sens spécial dans la modernité occidentale, pour constituer ce qu'il considère comme un développement particulier de l'éthique (Williams 1985 : 6). Celui-ci la définit en effet comme une réponse à la question générale suivante : « Comment devrait-on vivre? ». En d'autres termes, comment un individu pourrait de façon générale mener sa vie de manière la plus complète possible en suivant des principes qui lui permettent de se poser des questions, et de faire preuve de réflexion et d'autodiscipline? La moralité, en revanche, a pour Williams une conception beaucoup plus limitée : le choix délibéré d'obéir ou de désobéir à un commandement ou à une injonction, de faire le bien ou le mal, par exemple.

Concevoir l'éthique comme un domaine qui engloberait celui de la moralité participe d'une vaste tentative pour convoquer - et dans certains cas réhabiliter - les traditions éthiques évincées en Occident par la montée de l'humanisme des Lumières. Prenons, par exemple, Emmanuel Kant (1988), qui soutenait qu'une pensée « éthique » était forcément idéale, universelle et rationnelle : elle s'appliquait à tous les êtres humains quel que soit leur statut social, à toutes les situations quelles qu'en soient les particularités, et était sanctionnée par la présence a priori d'impératifs moraux universels inhérents à la rationalité humaine même. Pour Kant, les considérations morales formaient un domaine « intérieur » de la vie humaine qui s'opposait, pour finalement le transcender, à l'« extérieur » - par contraste avec les diverses situations qu'un agent moral humain peut rencontrer dans sa vie sociale. Loin de constituer une démarcation neutre, cette distinction relevait d'un travail polémique visant à exclure du champ de ce que Kant considérait comme proprement éthique diverses traditions éthiques préhumanistes - souvent profondément particularistes selon les diverses orientations morales qu'elles suscitaient, comme nous le verrons plus loin. Ainsi, les pratiques qui ne relevaient pas d'un choix délibéré au regard des questions du bien et du mal, par exemple (telles que les pratiques ascétiques, les habitudes, l'étiquette ou la rhétorique) finissaient-elles par poser problème.

Le triomphe de l'humanisme kantien et de l'éthique des Lumières a fait partie intégrante d'une « défaite » historique beaucoup plus vaste, à la fois institutionnelle et idéologique : celle des anciens régimes d'Europe et des pratiques culturelles qui y étaient associées. Pour beaucoup de philosophes, théoriciens et critiques contemporains qui se débattent avec cet héritage, le triomphe de l'éthique kantienne s'est traduit par une nette diminution et une réelle atténuation des préoccupations éthiques, au point où celles-ci ont pratiquement perdu toute pertinence du fait de leur nature idéaliste. Nombreux sont ceux qui ont alors cherché à réexaminer les traditions éthiques préhumanistes. Alasdair MacIntyre (1984, 1988), par exemple, a soutenu que la tradition aristotélicienne des vertus offrait la perspective une éthique applicable aux conditions modernes de l'existence. Le dernier ouvrage de Michel Foucault s'est également tourné de manière très significative vers les pratiques éthiques de l'Antiquité gréco-romaine, en identifiant des « techniques de soi » ou un « souci de soi » - cette myriade de relations et de compétences éthiques qu'un sujet cultive à l'égard de lui-même - à partir d'un code moral fondé sur des règles et sur leur application sociale. Selon l'historien classique Pierre Hadot, cette orientation peut aboutir à une sorte de « dandyisme » moderne, qui n'empêche pas que l'homme moderne puisse également mettre en pratique les exercices spirituels de l'antiquité (Hadot 1995 : 211-212). En d'autres termes, ce qui émerge de toutes ces positions disparates, c'est un sens plus large de l'éthique considérée comme un travail de remodelage du soi moral, qui dépasse largement le domaine des règles morales et des jugements abstraits.

Si les positions philosophiques ci-dessus ont un lien avec divers aspects de l'éthique en Asie du Sud, elles peuvent aussi être enrichies grâce un rapprochement plus étroit avec les recherches en histoire et en anthropologie. De nombreux chercheurs se sont intéressés aux dimensions normatives de la transformation historique : le « processus de civilisation » occidental, par exemple, tel qu'il apparaît dans le travail de Norbert Elias et de ses interlocuteurs (Elias 1994 ; Arditi 1998 ; Bryson 1998) ; ou la « mission civilisatrice » que les empires européens ont longtemps revendiquée à propos de leurs colonies (Fischer-Tine et Mann 2004). Les anthropologues ont pour leur part insisté sur les spécificités culturelles et sociales des traditions morales et des pratiques éthiques, en s'intéressant plutôt à des sujets comme la pédagogie morale dans le système éducatif moderne, ou le perfectionnement moral de soi dans les diverses traditions religieuses. Dans notre propre travail sur ces questions - à la fois en tant qu'historien spécialiste de l'Inde médiévale et anthropologue culturel de l'Inde moderne - nous avons souligné que les systèmes éthiques prémodernes autrefois considérés comme des justifications déterministes de l'ordre social peuvent plutôt être compris comme des configurations dynamiques qui contribuent aux sensibilités éthiques (Ali 2004 : 91). Nous avons aussi insisté sur la nécessité de diversifier les conceptions mêmes du bien-être, des modes de bonne conduite et des êtres vivants qui entrent en jeu dans les conduites morales modernes (Pandian 2008a : 88). Nous soutenons que les approches anthropologiques et historiques servent à clarifier un certain nombre d'aspects cruciaux des pratiques éthiques : leur travail sur le corps ; les traditions pratiques et les situations historiques qui les sous-tendent ; et leurs revendications à l'égard de la vie collective. La confluence de ces approches disciplinaires autorise une orientation méthodologique nouvelle de la recherche sur l'éthique - qui dès lors ne porte plus sur les traits idéationnels des « systèmes » éthiques, mais sur les connections entre l'articulation conceptuelle et les pratiques de tous les jours, leur concrétisation dans le corps et l'expérience.

En s'intéressant aux spécificités historiques et culturelles, par exemple, anthropologues comme historiens ont étudié de près le corps comme lieu d'engagement éthique. Talal Asad a notamment insisté sur l'argumentation morale et la façon dont celle-ci s'incarne dans le corps : « elle convoque toujours les corps historiques, les corps inscrits dans des traditions particulières, dotés de potentialités particulières en matière de sensation, de réceptivité et de suspicion » (Asad 2006 : 288). Interroger ainsi le corps éthique, c'est poser des questions essentielles. Sur quels aspects du sujet incarné ou du soi - corps, cœur, sens, habitudes, émotions, instincts, désirs ou plaisirs, par exemple - l'éthique est-elle censée agir? Il serait possible d'étudier la manière dont cette éthique peut se concrétiser dans les habitudes, les tendances et les autres formes de comportement pérennes : dans les « techniques du corps », selon l'expression fameuse de Marcel Mauss (1973), grâce auxquelles il est possible de cultiver, de discipliner et de renforcer la capacité du corps à poser des actes moraux. On pourrait aussi se demander si l'éthique suppose toujours une disposition rationnelle, réflexive et réfléchie ; s'il faut la comprendre comme une disposition rationnelle en regard de pratiques d'autodiscipline morale ou si elle suit des impératifs d'ordre affectif et psychique difficiles à contrôler de manière consciente. À ce sujet, certains chercheurs ont souligné la nécessité de la rationalisation eu égard aux pratiques corporelles morales et religieuses du perfectionnement de soi (voir Mahmood 2005), tandis que d'autres ont insisté plus particulièrement sur la force « éthicisante » de sentiments tels que l'humiliation et la honte (Robbins 2004).

La nécessaire « éducation » du corps (Mauss 1973) au moyen de telles techniques nous met sur la piste d'un second domaine de recherche que les travaux historiques et anthropologiques ont su explorer : celui des traditions morales alimentant les pratiques éthiques et leurs diverses dimensions historiques. Les pratiques de pédagogie morale - réflexives, axées sur le corps et les sens par nature - puiseraient dans les ressources du passé des leçons à l'usage du présent, non pas parce qu'elles réitéreraient le connu et le familier - comme s'il s'agissait de relayer une substance inchangée (Asad 2003 : 222) - mais plutôt parce qu'elles permettraient le déploiement adaptatif et génératif de qualités, d'aptitudes et de dispositions morales. Si ces champs de la pédagogie morale sont susceptibles de perpétuer des traditions de pratiques éthiques, ils témoignent également de leur développement et de leur transformation (Elias 1994, Arditi 1998). Individus et collectivités sont ainsi amenés à négocier de manières diverses les transformations des pratiques et codes moraux dominants : ainsi ont évolué les codes de civilité de l'aristocratie anglaise rurale, qui les avait empruntés à la cour des cités italiennes (Bryson 1998), de la même manière que les chrétiens de Mélanésie ont développé des rites relatifs au salut chrétien en mobilisant les pratiques traditionnelles d'expression de l'extase et de la volonté (Robbins 2004). Les recherches en ce sens montrent, autrement dit, que les changements radicaux de l'existence humaine n'invalident pas la vitalité de la tradition morale en tant que telle, mais constituent plutôt un terrain propice à l'éclosion de modes de conduite éthique nouveaux et inventifs.

Ce constat permet de mettre en évidence un troisième domaine de l'éthique que viennent éclairer les études culturelles et historiques : il s'agit de la relation entre les traditions de pratiques éthiques et les formes particulières de vie collective. Les traditions de vertu, par exemple, trahissent souvent un substrat explicitement non universaliste : diverses configurations ou échelles de vertu coexistent, dans lesquelles on ne s'attend pas à ce que les sujets moraux tendent tous vers les mêmes fins morales. Bien que de telles configurations se recouvrent parfois dans des formations sociales particulières, elles tirent leur origine des différents rôles et fonctions des agents dans une société et sont en interaction constante les unes avec les autres. Ainsi, par exemple, dans l'Europe du Haut Moyen Âge, les qualités du courtisan étaient beaucoup inspirées de celles des hommes d'Église, en particulier de la figure de l'évêque courtisan (Jaeger 1985). Les ouvrages canoniques et les récits fondateurs de nombre de ces traditions de vertu remontent - comme on peut s'y attendre avec ce type de gestes rétrospectifs - aux rencontres dialogiques entre professeur et élève, ou à d'autres relations en face-à-face de ce genre. Néanmoins, les sujets modernes de l'éthique sont en relation avec des formes plus vastes et plus variées de la vie collective. En étudiant les relations souvent tendues entre les adeptes du Renouveau islamique et les partisans d'une politique nationaliste de réforme sociale en Égypte, Hirschkind a pu situer la pérennité de la tradition morale de piété dans une « constellation mouvante et contingente d'idées, de pratiques et de formes associatives » Hirschkind (2006 : 207). Ces études nous permettent de mieux comprendre comment un groupe d'individus en arrive à partager un monde moral en tant qu'êtres éthiques d'un certain type, tout en mettant en évidence comment les conditions de leur existence collective induisent dissensions et fractures dans leur vie morale et éthique.

Un retour de la philosophie sur le terrain de l'éthique classique en Occident a mobilisé de nouvelles formes d'études historiques et culturelles visant à expliquer l'« ontologie historique » (Foucault 1997b) de l'individualité occidentale, soit les conditions dans lesquelles les individus en sont venus à poursuivre et à adopter les types d'individualité qu'ils imaginent, désirent et pratiquent pour eux-mêmes, explorées dans l'optique de rendre possibles d'autres façons d'être au monde. Nos propres travaux, en relation avec ceux de nombre de nos collègues travaillant sur des périodes passées et contemporaines en Asie du Sud, ont voulu ouvrir des horizons analytiques et pratiques qui soient cohérents avec la vie de cette région sur les plans historique, social et culturel. L'attention portée à l'éthique - aux façons dont les gens en viennent à référer à eux-mêmes en tant qu'êtres investis d'un certain potentiel - offre un moyen d'aborder les possibilités morales et politiques complexes et diverses du présent. Tournons-nous maintenant vers les traditions morales qui rendent ces perspectives engageantes et intelligibles. Nous commencerons par deux brefs exemples - l'un historique, l'autre anthropologique - tirés de nos propres travaux.

Traditions de vertu passées et présentes en Asie du Sud

Le premier de nos exemples vient des travaux d'Ali (2004), qui a analysé l'éthique qui s'est développée dans les cercles courtisans et aristocratiques de l'Inde médiévale. Ali constate que la montée des cours royales à l'époque Gupta (350-550 de notre ère) s'est accompagnée d'une transformation significative de la vie culturelle et éthique, transformation qui n'est pas liée aux seuls domaines théologiques et religieux, mais plutôt et surtout aux exigences et des préoccupations du monde courtisan lui-même. Bien que les pratiques éthiques des cours royales dans l'Inde du Haut Moyen Âge montrent des préoccupations ascétiques (une discipline corporelle et mentale de soi minutieuses), elles étaient cependant résolument orientées vers le monde. Ces pratiques éthiques courtisanes ne visaient pas simplement la formation de sujets vertueux ; elles avaient en effet pour objectif de construire des subjectivités éthiques. L'éthique courtisane enjoignait les hommes à s'engager dans des relations diverses autant avec les valeurs intrinsèques à cette éthique qu'avec les interdictions plus générales du dharma Les fameux traités de cour associés à la fois au succès politique et à l'amour érotique, l'Arthaśāstra et le Kāmasūtra, par exemple, doivent être vus moins comme des règles ou des codes que comme des conseils sur la façon de se comporter adéquatement, dans un certain champ d'activités moralement sanctionné, en regard de l'ensemble des permissions et des prescriptions du dharma. Le contenu éthique de ces textes, souvent considéré comme « amoral » dans son essence, devrait plutôt être envisagé comme prônant une morale orientée vers l'éthique, dans le sens où Foucault et Williams l'entendent.

Les discours courtisans se centraient principalement sur l'acquisition des qualités morales englobées par le terme sanskrit guņa ou sampad, littéralement « qualité », « vertu » ou « excellence ». La signification du terme guna dans les sources se recoupe avec les notions d'« habiletés » ou de « compétences » ; et en fait, c'est ainsi que ces qualités étaient comprises ; ce qui explique peut-être l'obsession dans la littérature courtisane pour l'énumération des vertus appropriées aux hommes de différentes classes, rangs et fonctions au sein ou en dehors de la noblesse. On estimait que les vertus permettaient à l'homme de prospérer dans le monde ; elles n'étaient pas vues comme nécessairement antithétiques à sa réussite dans la vie publique. Le « travail » éthique principal à effectuer dans ce bas-monde consistait à acquérir et à nourrir des vertus à l'intérieur de soi. Un vaste corpus de maximes visait à encourager l'introspection morale individuelle et collective afin de mettre en œuvre la meilleure façon de cultiver ces vertus et de les ordonner correctement en soi - ce qui pouvait être considéré comme un « raffinement » du caractère. Certaines vertus devaient aller de pair avec d'autres ; d'autres encore pouvaient devenir des vices si elles étaient laissées en friche. Être brave, par exemple, devait être tempéré par le fait d'être gentil, et le summum de toutes les vertus était l'humilité, considérée comme l'idéal de l'accomplissement moral. On concevait généralement le fait de cultiver les vertus comme un « ornement » ou un embellissement de l'âme, utilisant pour le désigner le terme alamkara, qui souligne la forte composante esthétique des pratiques éthiques.

Néanmoins, cette constellation de pratiques éthiques en vigueur dans les cours indiennes du Haut Moyen Âge doit être replacée dans une juste perspective historique. Ces pratiques ont pu constituer un important mécanisme d'acculturation. La culture de cour qui a investi différents groupes et lignages guerriers, combinée à l'adoption de comportements raffinés par diverses corporations (marchandes et agricoles) au début du second millénaire ont ensemble permis l'essaimage des valeurs éthiques de la courtisanerie dans de nouveaux contextes institutionnels, où elles se sont superposées pour interagir avec des traditions éthiques préexistantes. Un examen approfondi permet d'entrevoir comment l'éthique de la vie quotidienne en Asie du Sud s'est transformée sous l'effet de ces processus culturels et historiques complexes.

Le second exemple sur lequel nous nous arrêtons provient du travail anthropologique de Pandian (2009). En étudiant la région agricole de tamile de Madurai, dans le sud de l'Inde, Pandian a montré que des traditions morales très anciennes touchant la « civilité agraire » continuent de conditionner la façon dont les citoyens ruraux de cette région se conçoivent en tant que sujets potentiellement vertueux et s'exercent en ce sens. Les vertus telles que la bienséance, la retenue et la bienveillance - longtemps associées à la nature collective et aux coutumes agraires des basses terres de l'État de Tamil Nadu et évoquées par des métaphores dans les maximes populaires ou les versets religieux intemporels visant à cultiver le soi moral - associent travail de la terre et travail de la nature du soi moral. Cette association entre culture agraire et perfectionnement moral procède de tout un passé de relations sociales inter-castes caractérisées par la longue domination politique et économique et la prééminence morale de certaines castes et communauté rurales de cette région. Appliquée aux pratiques de la vie rurale quotidienne telles que le pâturage, les labours ou l'irrigation, chacune de ces vertus nourrit diverses conceptions d'un développement du paysage agricole qui coïnciderait avec le développement moral de ceux qui l'entretiennent. En d'autres termes, les traditions éthiques agraires dans le sud de l'Inde constituent un modèle de vie morale et un milieu où peuvent s'exercer la réflexion, les habitudes et dispositions morales, et forment des schèmes permettant de cultiver la bonté.

Les recherches de Pandian laissent à penser que ces héritages moraux pérennes présentent d'autant plus d'intérêt aujourd'hui qu'ils s'entrecroisent avec d'autres courants plus récents de l'histoire de la morale. Dans la campagne entourant Madurai, par exemple, les chefs, les guerriers et les gardiens du village de la caste des Pramalai Kallar ont exercé durant des siècles une forme concurrente de souveraineté rurale, généralement définie comme l'antithèse « sauvage » de la civilité agraire. Critiquée pour le vol de bétail, le chantage et le brigandage qu'elle pratiquait de manière généralisée si l'on en croit les fonctionnaires coloniaux britanniques du XIXe siècle, la caste toute entière fut qualifiée de « tribu criminelle » en 1918. Pendant près de trente ans, tous les hommes Piramalai Kallar furent fichés et on leur interdit de quitter leur village sans permission écrite, sous quelque prétexte que ce soit. Ces mesures radicales étaient complétées par tout un éventail de réformes sociales expérimentales, au cœur desquelles les activités agraires, en particulier, étaient conçues comme un moyen de cultiver la vertu. L'héritage de ces interventions coloniales demeure encore très vivace dans la vie des Kallar d'aujourd'hui, sous la forme d'allusions calomnieuses ou facétieuses à l'égard de leur impulsivité insouciante ou de leur fourberie criminelle, ou vis-à-vis de leur conduite qui soi-disant imprègne l'identité de leurs descendants. Parallèlement à cela cependant, les pratiques de vertu au moyen desquelles les hommes, les femmes et les enfants de la frange rurale de cette caste travaillent sur eux-mêmes en termes éthiques mobilisent la capacité de perfectionnement de l'héritage moral tamoul. On s'exerce à la vertu en ce qu'elle constitue une forme d'intersection entre les legs moralisateurs du réformisme de l'État moderne et les échos fragmentaires de la tradition morale vernaculaire.

Comme nous l'avons constaté dans le premier exemple, les vertus sont ici au mieux entendues comme un ensemble élaboré d'habitudes d'autodiscipline, de dispositions correctes à agir, à penser et à se sentir bien avec soi-même que l'on se doit de cultiver ; comme des éléments pragmatiques qui aident au travail « éthique » consistant à devenir un être cultivé. Leur articulation contemporaine, dans ce cas, permet d'éviter la dichotomie facile qui pourrait être tracée entre « tradition » et « modernité ». Vitalisées par ces deux ensembles de forces - les désirs mis en mouvement par le développement d'un appareil d'État moderne d'un côté, et l'héritage vivace d'une tradition morale agraire, de l'autre, dans le sud de l'Inde - certaines de ces vertus s'avèrent des formes de vie puissantes, étroitement articulées avec les rythmes quotidiens et les engagements pratiques du présent autant qu'avec les éléments hérités de l'histoire.

Nous voulons maintenant replacer les résultats complémentaires de ces deux études sur la conduite morale dans le contexte plus vaste de l'évolution historique et culturelle des pratiques éthiques dans toute l'Asie du Sud.

Trajectoires des pratiques éthiques en Asie du Sud

« Comment devrait-on vivre? ». Plus de deux millénaires de pensée et de pratiques morales en Asie du Sud ont généré diverses manières de répondre à cette question (Laidlaw 2002). Les premiers régimes de pratiques ascétiques cherchaient à libérer l'être des souffrances terrestres. Des textes plus tardifs identifièrent le dharma, l'artha, et le kama - souvent traduits par rectitude, prospérité et plaisir - comme les trois finalités de l'existence terrestre, auxquelles on pouvait parvenir au moyen de la connaissance, de la compétence et du raffinement moral. Les ordres religieux théistes intégrèrent ces pratiques dans des manières de vivre plus largement orientées vers la soumission et la dévotion à l'égard des divinités, et la littérature médiévale de cour offrit à l'intention des rois, des courtisans et d'autres hommes de haut rang des conseils sur la façon de cultiver la vertu. L'introduction des traditions morales islamiques, qui s'appuyaient sur la philosophie grecque, sur la littérature « de sagesse » ouest-asiatique et sur les traditions morales de la communauté islamique contribuèrent à transformer encore davantage la mosaïque des pratiques éthiques indiennes du Moyen Âge. Ces transformations furent de grande portée mais également de nature diverse et induisirent souvent des vecteurs d'articulation éthique sensiblement distincts. Entre le XVIIIe et le XXe siècle, le colonialisme européen s'engagea dans une entreprise « civilisatrice » issue de plusieurs formes de pédagogie morale et sociale. L'une des branches de cette pédagogie, créée en partie par l'entremise d'intellectuels indiens, visait à réhabiliter le vocabulaire éthique existant afin de développer des programmes qui s'avérèrent à la fois traditionnalistes et délibérément modernes. Un examen rapide des manuels scolaires révèle l'importance de l'enseignement de la morale à l'école. Ces tendances furent largement diffusées par la montée de différentes formes de nationalisme anti-colonial, de réformisme islamique et de revivalisme hindou à la fin du XIXe siècle, mouvements qui cherchaient souvent des équivalents sémantiques à des concepts moraux européens tels que celui de « civilité ». Ce faisant, cependant, ils s'éloignaient de leur assise morale plus ancienne (Pernau, à paraître). Par ailleurs, les textes issus de la tradition et les codes religieux orthodoxes étaient souvent mis au service d'une vision contraire - et souvent violemment normative - à la vie collective prônée dans le Sud de l'Asie. Plus récemment, les vecteurs économiques et culturels de la mondialisation néolibérale s'accompagnent d'une pression de sorte que les individus mènent une vie empreinte de civilité et fassent preuve d'adaptabilité, une vie dans laquelle la virtuosité technique est valorisée.

Eu égard à cette diversité d'héritages, à partir de quels concepts, et sur la base de quel vocabulaire peut-on entreprendre une étude de l'éthique en Asie du Sud? Certes, d'autres grandes leçons peuvent être tirées du caractère complexe des traditions morales et de ce qu'elles ont légué à l'Asie du Sud contemporaine. Il est toutefois urgent de développer un ensemble d'outils théoriques plus nuancés qui permettent de comprendre l'histoire et le caractère de ces traditions. Jusqu'ici, les principales études sur ce sujet ont été limitées pour diverses raisons. Beaucoup de chercheurs ont tenté de décrire la pensée morale en Asie du Sud comme un « miroir inversé » de la philosophie et de l'expérience sociale de l'Occident, et ont envisagé les qualités idéales prônées dans les textes classiques et les modèles sociaux indépendamment de leurs racines historiques, et coupées de la vie quotidienne passée ou présente. D'autres auteurs, d'orientation « revivaliste » ou nationaliste, ont élevé les traditions morales de l'Asie du Sud - hindoues, islamiques ou autres - au rang d'emblèmes d'une façon d'être plus souhaitable, par le biais d'appropriations souvent naïves et décontextualisées de l'histoire culturelle, et à des fins politiques dangereuses.

De plus, et pour cette raison même, les études critiques en histoire, en sciences sociales ou en sciences politiques touchant cette région ont souvent considéré ces préceptes moraux comme des idiomes d'ordre religieux visant à manipuler les sujets, ou encore comme des instruments d'oppression sociale. Ces points de vue et dérives nous portent à plaider en faveur d'une compréhension plus fine de la tradition morale et des pratiques éthiques en Asie du Sud. Trois objectifs interreliés pourraient guider les recherches en ce sens. Le premier consisterait à revoir l'histoire de l'éthique en Asie du Sud, depuis la transformation des lois, des règles et des codes moraux jusqu'aux modifications des conduites éthiques individuelles et collectives. Des spécialistes de renom se sont intéressés au contenu des codes et prescriptions normatives, à l'émergence dans l'histoire de doctrines de dévotion et de non-violence, par exemple, ou aux développements philosophiques sur la morale et l'éthique dans la littérature bouddhiste ou théiste hindoue. En Asie du Sud toutefois, plusieurs discours éthiques[1] ont emprunté des voies diverses et fluctuantes pour dire comment les prescriptions et interdictions morales devraient être mises en pratique. Ainsi, aux premiers temps de l'Inde, tandis que les pratiques sacrificielles védiques se désarticulaient lentement sous la montée des ordres religieux ascétiques, des changements affectèrent non seulement le contenu positif des normes éthiques, mais aussi la manière dont les individus étaient encouragés à se rallier à ces normes. Les doctrines du karma et de la renaissance, de l'intentionnalité et du mérite (en particulier son accumulation et son transfert) incitèrent les sujets moraux à établir des relations éthiques entièrement nouvelles à l'égard des codes moraux - et, en fin de compte, à l'égard d'eux-mêmes - alors même que certains types de prescriptions restaient en place.

Une façon notable d'identifier les déplacements dans la pratique de l'éthique est de porter attention aux divers aspects ou qualités que l'on peut relier au travail éthique dans les différentes traditions morales. Les écoles philosophiques sanskrites classiques, par exemple, faisaient des distinctions parmi les nombreuses facultés internes à travers lesquelles l'âme gagnait, en théorie, de l'expérience dans le monde terrestre : dans la pensée samkhya, par exemple, le buddhi était la volonté ou la disposition sous-jacente, l'ahamkāra, le sentiment de fierté associé à la connaissance de soi et le manas le moyen de synthétiser et de renvoyer des impressions sensorielles (Larson 1979 : 178-188). Mobilisé et retravaillé au cours des siècles subséquents par divers régimes de pratiques ascétiques, par des ordres théistes ou non théistes et par la pratique vertueuse des cours ou des monastères, ce vocabulaire a suscité différentes manières de se concevoir comme sujet moral en Asie du Sud. Ainsi, rois et courtisans étaient-ils fréquemment exhortés à accorder une attention particulière au manas comme moyen de développer une discipline intérieure, dans le but d'exercer leur maîtrise de l'éthique à la cour ou au-delà. Ces « grammaires du soi éthique » sont encore très importantes aujourd'hui, ainsi qu'en témoigne l'étude sur la compassion dans le discours social réformiste bengali au XIXe siècle, compassion que Dipesh Chakrabarty considère comme le don évident d'un hriday ou « cœur » exemplaire (Chakrabarty 2000 : 125) ; ou encore la discussion par Pandian (2009) du travail éthique sur le « cœur » chez les citoyens ruraux du Tamil Nadu contemporain.

Dans nombre de traditions morales, religieuses et littéraires d'Asie du Sud, les états affectifs comme la compassion et la dévotion apparaissent comme des moyens essentiels de négocier des actes éthiques. Ainsi en est-il par exemple de la transformation, dans un cadre religieux, des émotions valorisées telles que l'amour maternel ou romantique, en des modèles complexes de dévotion aboutissant à l'« éthicisation » de ces émotions selon des modes pouvant à leur tour endosser de nouvelles valences sociales. Les traditions islamiques soufies ont largement puisé dans le vocabulaire profane de l'amour et de l'amitié pour établir les stades affectifs de la relation d'amour à Dieu. Ces valences spirituelles ont à leur tour fortifié les dimensions éthiques de la vie affective. Ainsi en est-il des nombreuses vies de la sainte vaisnava Mirabai, dont la dévotion à Krishna peut être également vue comme une critique de la relation conjugale, sur laquelle ces concepts auraient été basés. Si les traditions des cours et des élites tendent à mettre en valeur une certaine indécision et un certain détachement - qualités que cultive dans sa vie émotionnelle un sujet, affichant ainsi sa sophistication et sa supériorité morale - et à railler le simple du village incapable de reconnaître les voies de la véritable vertu (Ali 2004 : 183-206), les milieux ruraux étaient et sont encore rarement dépourvus d'une éthique affective qui leur soit propre. Marsden (2005), par exemple, observe que la vie affective des musulmans vivant dans les villages de la province pakistanaise de la Frontière du Nord Ouest participe à former les jugements moraux et les conceptions de ce qu'est ou devrait être une « vie de musulman ». Dans ces cas-là, on voit que des éléments du passé eux-mêmes acquièrent une certaine actualité morale ; comme le souligne Veena Das (2006 : 100) : « certaines zones du passé sont réactualisées et en viennent à définir les qualités affectives du moment présent ».

À partir de ces variations régionales, sociales et culturelles, nous souhaiterions encourager une seconde orientation de la recherche qui porterait sur la spécificité historique et contextuelle des traditions éthiques en relation avec les processus sociaux tels que la formation de classes ou de castes ; avec les développements politiques tels que la formation de l'État, le nationalisme ou le régionalisme ; et avec les horizons moraux particuliers que constituent les codes juridiques, les doctrines religieuses et les communautés de pratique. Emma Flatt (à paraître, 2010), par exemple, a étudié les pratiques corporelles et spirituelles du jawanmardi, cette « jeune virilité » à laquelle aspirent les jeunes membres de fraternités masculines dans le royaume médiéval de Bahmani, dans le Dekkan, faisant écho au travail de Joseph Alter (1992) sur les soins du corps et de soi chez les lutteurs dans le Bénarès contemporain. Pour sa part, Craig Jeffrey (2008), partant d'interrogations similaires à partir d'un point de vue contemporain plus englobant, soutient que l'appel et l'efficacité de l'éthos du jugār (ou improvisation sur le plan pratique) dans l'Inde urbaine du Nord ne peuvent être compris qu'en regard des circonstances dans lesquelles vivent les jeunes hommes de classe et de caste moyennes. Nous voudrions insister sur le fait que l'éthique ne peut être réduite à un phénomène unique ou univoque en Asie du Sud, et que ces traditions doivent être envisagées en lien avec les situations spécifiques qui les rendent intelligibles, souhaitables et à tout le moins potentiellement efficaces. La moralité dans les traditions courtisanes de vertu a longtemps été associée à la fois avec les qualités conférées par la naissance et celles acquises par la culture et l'éducation à une sensibilité éthique - une tension qui pointe vers une profonde indétermination de la tradition morale sud-asiatique, entre « tendances particularistes et tendances universalistes » (Ali 2004 : 95). Les significations et les pratiques que des termes tels que celui de dharma investissent diffèrent radicalement selon les classes sociales : il est considéré comme approprié d'avoir des codes de conduite distincts à l'égard des ksatriya, des brahmin et des śūdra, et même des voleurs.

Si ces études sur la rectitude ou l'adéquation des conduites morales ont permis de relever des formes particulières d'action jugées appropriées pour chaque milieu, caste ou classe sociale, elles ont également fait ressortir le caractère universel de certains principes moraux dont la générosité, l'humilité et la bravoure, par exemple. L'importance attribuée à certaines vertus, pratiques ou injonctions morales a permis à des sujets de diverses origines de les revendiquer peu à peu pour eux-mêmes, que ce soit par la pratique personnelle de la discipline ou à travers des courants plus vastes de changements collectifs que le sociologue M. N. Srinivas (1966) a qualifiés de « sanskritisation ». L'importance des particularismes des traditions morales sud-asiatiques doit ainsi nous inciter autant à circonscrire les formes et les lieux fondamentaux des pratiques éthiques qu'à retracer l'histoire de leurs mouvements et de leurs déplacements. La cour, le monastère, l'agraharam, les maisons des nobles ou des deux-fois-nés, le marché et le khānqāh soufi constituent autant de milieux distincts où s'articulent orientation et action morales. Mais il est tout aussi intéressant d'examiner les dilemmes et les luttes qui surviennent lorsque ces pratiques se croisent d'un domaine à un autre, à l'instar de James Laidlaw (1995), par exemple, qui s'est intéressé de près à la façon dont les commerçants prospères jaïns concilient leur recherche du profit avec la renonciation ascétique.

La troisième voie de recherche que nous envisageons consisterait à explorer les liens multiples et complexes par lesquels la morale et l'éthique en Asie du Sud aujourd'hui héritent des fardeaux et attentes du passé. Bien sûr, nombre de philosophes et de penseurs influents dans le domaine de l'éthique, tels que Williams, Foucault, MacIntyre et Hadot, par exemple, se sont engagés avec sensibilité et succès dans la perspective historique - ou du moins de l'historicité des idées et des pratiques éthiques - selon des modes qui coïncident avec les courants plus récents de la recherche dans le contexte sud-asiatique. Ces dernières années, nous avons assisté, d'une part, au rejet d'un historicisme qui relègue les concepts et les pratiques éthiques du passé au rang de simples pièces de musée à conserver soigneusement sous le verre protecteur de l'« histoire des idées » ; et, d'autre part, à celui des universalismes qui considèrent tout retour à l'histoire comme naïf ou non pertinent. Divers courants en recherche historique, inspirés par la critique postcoloniale, mettent en évidence l'importance du legs du passé précolonial, qui joue un rôle dans la vie culturelle des temps modernes, non seulement du fait de sa réinvention délibérée par le revivalisme nationaliste et religieux, mais aussi du fait qu'il constitue une forme d'héritage moral plus diffuse. « Les passés sont présents dans les goûts, dans les pratiques corporelles, dans la formation culturelle que les sens ont reçu au fil des générations », écrit par exemple Dipesh Chakrabarty (2000 : 251) : « Ils sont présents dans des pratiques dans lesquelles je ne sais parfois même pas que je m'engage ». Cette posture permet de considérer que les traditions se perpétuent jusqu'à nous par l'intermédiaire de fragments dispersés de discours moral et de pratiques éthiques, vestiges si profondément enracinés dans l'histoire qu'on en oublie qu'ils réitèrent des formes vitales de la pensée et de l'action (Pandian 2008b).

Permettons-nous d'insister sur le fait que les passés coloniaux, classiques et médiévaux continuent de façonner la vie morale postcoloniale de l'Asie du Sud de différentes façons. On peut rester profondément sceptique quant à l'utilité et au bien-fondé historique des discours récents de certains partis politiques indiens sur le rôle que Ram Raj et le concept de seva[2] doivent jouer dans la gouvernance ; ou quant au recours aux techniques de conception de l'espace telles que le vāstu, par exemple, pour la construction de structures domestiques. Néanmoins, nous estimons que seule une compréhension historique juste des pratiques éthiques précoloniales permettra de circonscrire l'étendue et les limites de leur persistance, de leur récupération et de leur pertinence pour la vie indienne contemporaine. Rappelons que, dans tout le sous-continent indien, la résistance nationaliste déployée par des écrivains, des réformateurs et des idéalistes indiens aux XIXe et XXe siècles a puisé à la fois dans les attentes morales de la vie publique coloniale et dans un vocabulaire éthique déjà présent dans la littérature et la philosophie pour former le concept nouveau et hybride d'un soi qui puisse être à la fois moderne et vertueux (Kaviraj 1995). Ces courants multiples mettent en évidence que la modernité en Asie du Sud a toujours eu deux visages : elle est tournée vers les défis de l'existence contemporaine, mais à partir des traditions dont elle est l'héritière, qui donnent sens et direction à son avenir (Nandy 2002).

Si les théoriciens du présent se sont tournés vers le passé pour y trouver ces « sources » (Taylor 1989) de l'exercice contemporain du soi, les chercheurs aux intérêts historiques plus traditionnels n'en ont pas moins été amenés à interroger le présent afin de repenser l'histoire culturelle de l'Asie du Sud. À cet égard, il nous faut reconnaître que l'histoire de l'éthique en Asie du Sud s'efface derrière les spectres de la modernité et la nécessité de circonscrire les nombreuses et graves difficultés qu'elle pose. La croissance des institutions modernes telles que l'économie capitaliste, les médias écrits, les écoles et l'État constitutionnel, toutes incomplètes, hybrides ou fragmentaires qu'elles soient, s'est accompagnée de l'érosion et de la transformation graduelle d'une myriade de pratiques culturelles précoloniales ainsi que de leurs orientations éthiques. Le développement d'institutions modernes et leurs diverses conséquences - que ce soit sur les politiques coloniales, sur les mouvements réformistes indigènes ou sur l'examen critique des traditions indiennes - s'est largement fondé sur des représentations et conceptions polémiques du passé précolonial et de ses diverses traditions éthiques. Si le temps a quelque peu érodé l'acuité idéologique de certaines caractérisations, leur influence continue de s'exercer sur nos cadres interprétatifs. C'est pourquoi, afin de bien saisir la portée et l'histoire de l'éthique dans l'Inde précoloniale, on ne peut se dispenser de tenir compte de cet héritage interprétatif.

Un tel travail de recherche, insistons-nous - qui se préoccupe des concepts moraux du présent et de l'intégration de l'éthique dans la vie de tous les jours - favorise la redéfinition des termes de référence ou des « frontières » du champ de l'éthique. Mais surtout, il suppose que nous fassions évoluer le statut moral du « quotidien » lui-même : que ce quotidien que l'on comprend comme une arène dans laquelle des valeurs morales données peuvent être édictées et mises en œuvre, devienne un domaine dans lequel le potentiel éthique est considéré comme actualisé, exprimé ou réorienté de manières diverses et inventives. Das a insisté sur l'intérêt qu'il y a à étudier le fossé séparant une norme de son actualisation, non pas tant pour apporter la preuve de l'existence d'une « règle générale » ou d'une exception à cette règle, mais plutôt pour montrer comment de nouvelles normes spirituelles peuvent émerger des expériences de vie (Das 2006 : 63). Ainsi, réfléchissant aux sources morales qui tout à la fois alimentent et complexifient les exigences et les pratiques morales dans un lieu de pèlerinage du sud de l'Inde, Leela Prasad décrit les relations « labyrinthiques » existant entre les canons des conduites prescrites et les exigences complexes de la vie quotidienne (2006 : 12). C'est seulement en portant attention à ces avenues et aux circonstances de leur mise en œuvre que nous pourrons élaborer des outils qui permettent de déterminer quelle sorte d'avenir il y a pour les innombrables traditions éthiques de l'Asie du Sud.

Conclusion

Dans cet article, nous avons abordé le sujet de l'éthique en Asie du Sud dans une perspective interdisciplinaire, en traçant de multiples voies d'échanges entre l'anthropologie, l'histoire et d'autres champs de recherche connexes. Nous avons insisté sur le caractère dynamique de certaines des principales traditions éthiques sud-asiatiques, aussi bien dans leurs formes passées (éloignées ou plus récentes), que dans leurs configurations actuelles. Nous avons montré comment les contextes coloniaux et postcoloniaux ont, dans cette région, souvent radicalement redessiné les contours des pratiques morales et éthiques ; mais également comment leur force s'est fréquemment appuyée sur ces mêmes traditions pour les actualiser. Nous avons souligné la diversité et la continuité des modes d'exercice du soi moral dans cette région du monde par l'adoption de différents régimes de pratiques corporelles et spirituelles. Nous avons également avancé que l'étude de la place de l'altérité dans ce travail du soi éthique - du fait qu'il porte non seulement sur la relation à soi-même, mais également sur l'impact que le sujet a sur la vie d'autrui - ouvre sur un nécessaire élargissement du champ éthique et moral. Les différentes pistes que nous avons suivies au travers de différentes disciplines, à diverses époques et dans des domaines variés nous permettent de souligner l'importance à la fois intellectuelle et empirique de ces traditions éthiques. Article inédit en anglais, traduit par Catherine Broué