Corps de l’article

Introduction

En guise de préambule, ce poème extraordinaire et jusqu’ici intemporel du maître chinois Wang Wei (701-761), de l’époque des Tang, dans cette belle traduction de Margouliès (1948) :

 La Forêt

Dans la montagne tout est solitaire,

On entend de bien loin l’écho des voix humaines,

Le soleil qui pénètre au fond de la forêt

Reflète son éclat sur la mousse verte.

Dans Weinberger et Paz 1987 : 15

Les quatre vers du texte original de Wang témoignent d’une maîtrise parfaite de l’agencement des rimes, de la condensation sémantique, de l’une des séquences tonales caractéristiques de la période Tang et d’autres aspects formels (Friedrich 1991 ; Cheng 1982). Wang explore également les profondeurs mythoreligieuses : le moment de la création artistique et l’idée, sous l’une de ses formes bouddhistes, de la vérité absolue révélée par un détail infime de la nature – ici par une tache de lichen bleu-vert frappé par des rayons de soleil couchant – tout cela dans un « parc au cerf » qui fait allusion à l’endroit où Bouddha trouva l’illumination. Ces quatre vers, composés il y a quelque 1300 ans, ont résisté au temps : cités encore récemment dans deux excellentes anthologies américaines (Weinberger et Paz 1987 ; Weinberger 2003), on les retrouve également dans toutes les anthologies chinoises, à commencer par celle de la dynastie Tang, qui réunit 307 classiques (Bynner 1957).

Dans un premier temps, je passerai en revue trois domaines d’interrogation : la qualité relative d’un poème, sa portée et le critère de la pertinence. Je traiterai ensuite de six problèmes empiriques relatifs au corps, à la langue et à l’économie politique, tels qu’ils sont mis en scène dans des poèmes extraordinaires. La troisième section distingue et relie mythe, poésie et musique.

De la relativité de la qualité esthétique : Le concept de canon dans une perspective anthropologique

Prenons appui sur le poème de Wang Wei que nous venons de citer pour énoncer une première hypothèse : tous les poèmes (comme d’autres formes d’art) figurent sur une échelle de qualité, dont les barreaux supérieurs sont occupés par une production que je qualifierai de « grande », faute de trouver un autre terme qui ne soit pas vecteur d’hypocrisie (ce qualificatif contraste avec les termes « excellente », « médiocre » ou simplement « mineure »). À titre de provocation délibérée que j’espère être stimulante : beaucoup des poèmes qui figurent en haut de cette échelle sont le fait de poètes par ailleurs totalement inconnus – d’un professeur d’une école secondaire de Margate, dans le New Jersey, par exemple – alors que nombre de poètes illustres n’ont pas su créer de grands poèmes. Je me hâte d’expliciter cette affirmation avant qu’elle n’offusque certains lecteurs.

Une idée de la qualité maximale émergera d’une liste : Sappho décrivant la jalousie, Il goûte le bonheur que connaissent les dieux ; le moyen anglais Oh, Western wind, when wilt thou blow ; la Ballade des pendus de Villon, les Cierges de Cavafis et beaucoup des oeuvres de Du Fu, Li Bo, Pouchkine, García Lorca, Stevens et Frost. Pour passer à une perspective anthropologique comparative, précisons que le poème de Sappho tout juste mentionné a représenté un défi de taille pour des centaines de traducteurs (17 en Russie seulement entre 1800 et 1828), dont plusieurs étaient eux-mêmes de grands poètes. C. W. Williams, entre autres, a dit de Oh Western Wind qu’il « disait tout », la ballade de Villon si terrible est reprise par poètes et critiques depuis des centaines d’années (elle fait voler en éclats les paramètres et les périmètres de la tradition française), l’anthropologue Tedlock a placé le poème « The boy and the deer » au premier plan de son ouvrage sur les Zunis ; ce même poème figure également, à bon droit, dans l’anthologie The Norton Anthology of World Literature. La vision du Sioux oglaga Black Elk (Neihardt 1961), un mythe chinook (analysé par Hymes en 1981) et des mythes zunis, kwakiutls et autres (Lévi-Strauss 1958, 1964) ont été choisis par ces anthropologues en partie en vertu de critères largement implicites que leur présence subséquente dans les anthologies ont depuis confirmés. Du fait de sa qualité, le Popol-Vuh maya a attiré l’attention non seulement de Monroe Edmonson et de Dennis Tedlock – dont la version (1985) a remporté le prix Penn –, mais aussi, avant eux, celle de nombreux traducteurs français et espagnols, ainsi que de l’un des poètes-traducteurs les plus brillants et les plus éclectiques de Russie, Constantin Balmont (Bidney 1996 : 431-434)[1].

Ainsi, l’idée de « grandeur » qui émerge de critères largement disparates, quoique totalement subjective à certains égards (ce qui ne l’invalide pas), est appuyée et alimentée également par toute une série d’autres critères, dont celui de la réponse des lecteurs, en particulier des poètes, du consensus de la critique et des spécialistes, de la profondeur conceptuelle ou affective, de la virtuosité formelle et du « jugement de l’histoire » – dans certains cas, de millénaires. Experts et examinateurs de tous ordres ont avalisé explicitement ou implicitement l’idée de qualité relative, voire de grandeur ; or, comme aimait à le souligner l’ancien géant de l’anthropologie Ralph Linton : « A fact is the consensus of those in a position to know ».

Ces considérations sur la qualité relative ou la « grandeur » s’imposent du fait de l’erreur méthodologique largement répandue qui consiste à tout mettre sur un même plan, à l’instar d’un yogi de la Gîtâ pour qui un Brahmane, un éléphant et celui qui cuisine de la viande de chien sont « tous pareils » (5.18). Ainsi un anthropologue a déjà affirmé qu’un chanteur liturgique sud-africain avait autant de talent verbal que Léon Tolstoï ; j’ai déjà eu une discussion enflammée avec l’illustre anthropologue Fred Eggan (qui est également un ami et un collègue) sur l’importance anthropologique relative des légendes hopis par rapport aux pièces de Sophocle. Réduit à sa finale absurde, le débat revenait à ceci : les poèmes humoristiques, les logos publicitaires, les slogans politiques et les millions de poèmes médiocres ou seulement pauvres qui nous inondent seraient « semblables » aux grands poèmes mythiques dont nous traiterons plus loin. De tels jugements, que provoque l’insensibilité aux contextes sociaux et esthétiques, conduisent à un élitisme renversé et ne permettent guère de traiter du sujet du présent essai, à savoir de la relation entre mythe et poésie[2].

La portée du mythe

Quelles sont les dimensions du mythe et de la poésie et qu’est-ce qui permet de les rapprocher? Le mythe est souvent abordé de façon restrictive par les chercheurs qui tentent de le distinguer de la religion, de la philosophie, de l’éthique et de l’idéologie, alors que, non bridé par les définitions conventionnelles ou que proposent les dictionnaires, il peut assumer avec bonheur une pléthore de significations dans une foule de contextes et ce, de trois manières. Premièrement, le mythe aborde, explicitement ou implicitement, et rend plus intelligibles – bien qu’il ne les résolve pas – les profondes ramifications de la vie sociale et psychologique dans un ensemble de significations qui réunit des éléments aussi disparates que le conflit et l’affection dans les familles, la joie et les fleurs du printemps, l’amour romantique ou la jalousie haineuse, la vie intérieure de personnes joyeuses ou celle d’individus misérables et névrosés, les relations entre les groupes ethniques, l’aliénation et le sens de la collectivité, etc. Le mythe peut équilibrer et harmoniser les tensions (Malinowski 1954) ou, au contraire, constituer une « langue de la discorde » et agir comme un mécanisme de désintégration (Leach 1964). C’est pour tout cela que le terme « mythe » sera utilisé ici. Les dimensions du mythe qui viennent d’être brossées se renforcent les unes les autres et toutes, comme je l’ai souligné, ont partie liée avec la grande poésie. Cette dernière, bien qu’on la dise traiter principalement d’amour et de mort, est alimentée par cette panoplie mythique.

En second lieu, le mythe nourrit, lutte avec ou contre et interprète pour nous les vastes domaines, souvent effrayants, de ce qui est inconnu, mystérieux, étrange : les holocaustes et les raz-de-marée, la conception d’un poème ou d’un bébé, l’infinitude du temps et, pire, de l’éternité et de l’espace, y compris l’espace intersidéral, et, par-dessus tout, de la mort. Ce second ensemble concentre toutes les questions métaphysiques éternelles connues sur l’existence et la non-existence, l’être et le néant, et la terrifiante idée d’un Dieu caché ou irrévélé (par exemple, Eliade 1975). Tous les grands poèmes sont alimentés en partie par de tels noeuds métaphysiques.

En troisième lieu, les personnages ou protagonistes du mythe ne sont pas « plus grands que la vie » ni des stéréotypes, mais sont à la fois visiblement humains ou du moins humanoïdes et, de fait, surhumains en termes de puissance, d’éloquence, de traits, d’agissements (Jung 1959, par exemple). Cette définition, ou mieux, cette caractérisation rassemble comme des membres d’une troisième famille de significations des cousins aussi disparates que Madame Bovary et la Terre Mère, Ganesha à tête d’éléphant qui aime tant les enfants et les protagonistes semi-simiens du Popol-Vuh, Enkidu de Gilgamesh et le lascif Ogun des Yoruba, Odysseus et Leopold Bloom, Coyote et de nombreux illusionnistes, les Jumeaux divins et le Divin enfant ; les cinq grands chefs de file des religions du monde : Mohammed, Bouddha, Moïse, Confucius et le Christ ; et les acteurs de la grande poésie lyrique.

En bref, ces trois dimensions du mythe engagent des problèmes sociaux profonds et souvent irrémédiables, l’inconnu, l’étrange et le métaphysique, ainsi que des protagonistes surhumains, qu’ils s’appellent Don Quichotte ou Arjuna de la Gîtâ.

La poésie

« Qu’est-ce que la poésie? » Les sempiternelles réponses faisant appel à la rime, à la versification, voire au rythme, bien que ces éléments aient jadis été attribués à la culture, voire à la tradition (beaucoup de traditions ne font pas appel à la rime, par exemple), se sont également vu attribuer une validité probabiliste, précisément, par une poétique interculturelle qui a montré que, sous une certaine forme, un ou plusieurs de ces trois critères s’appliquent partout sur la planète. Qui plus est, la syllabe et le groupe de respiration ont un statut particulier dans toutes les traditions poétiques connues ; tout aussi spécial est le vers (souvent un groupe de respiration entre des pauses), qui distingue la plupart, sinon l’ensemble des poèmes de la prose et, ne l’oublions pas, de tout langage ordinaire ; ici encore, on a trouvé des langues, notamment certains dialectes yupik et l’irlandais du village de Rath Cairn, où la majeure partie des actes de parole constituent des poèmes ou, à tout le moins, sont hautement poétiques (Coleman 1999 ; Woodbury 1985). En termes percutants quoique vagues, le langage poétique est toujours marqué, comme dirait Jakobson, ou, plus trivialement, est toujours spécial[3]. Les critères formels, cependant, demeurent cruellement inadéquats lorsqu’ils sont envisagés comme seuls critères poétiques ou considérés comme des critères dominants ou essentiels ; prétendre que la poésie est ou devrait être considérée comme un sous-ensemble de la phonologie ou de la phonologie et de la morphologie est fallacieux, en partie du fait que ces formes sont contraintes par un ensemble linguistico-culturel plus large et par l’esthétique d’une culture donnée.

Sur un second plan très différent, la poésie est marquée par la fréquence et la qualité esthétique des tropes : figuration de l’humeur, notamment du ravissement et de la sagesse ; procédés formels, notamment la répétition de schémas sonores ou de formules épiques ou lyriques, représentation d’images, notamment celles qui frappent l’imagination ou qui se reflètent dans une enfilade d’autres miroirs ; synecdoques (la partie pour le tout) comme dans Pouchkine ou l’Ancien Testament ; métaphores et autres genres d’analogies, etc. Dans tous ces cas, la poésie, y compris la prose poétique, se distingue par la densité et l’intensité des figures ou, en d’autres termes, par son grand pouvoir figuratif.

Troisièmement, pour en revenir au mythe, la grande poésie traite en profondeur des questions qu’abordent l’anthropologie, la philosophie, la psychiatrie et les champs apparentés de l’enquête, mais qui sont également le fait d’expériences aussi naturelles et universelles que celles du corps et des rêves, la naissance et la mort, l’éphémère et l’apparence d’éternel, la tragédie et le comique spontané, les origines et l’avenir, ainsi que l’éternel triangle de l’amour, de la jalousie et de la haine – dont font partie le suicide amoureux et l’homicide haineux. La poésie, dans les mythes-poèmes que nous étudierons plus loin, est profondément et inextricablement liée à ces phénomènes fondamentaux.

Ce qui a été dit sur les poèmes du monde, leur sonorité et leurs figures, les mythes qu’ils contiennent et les idées qui les inspirent sur la condition des hommes et des femmes, se trouve renforcé par certaines idées simples et intuitions pures : l’idée, par exemple, que « le propos fait le mètre », que le langage poétique « sonne bien », pour parler trivialement, qu’il fait frémir selon A. E. Housman (« makes your spine crawl »), ou « takes off the top of your head », comme dirait Emily Dickinson (littéralement, « vous arrache le dessus du crâne »). (J’ai moi-même été le témoin de ces phénomènes « décoiffants » : lors de l’enregistrement de la poésie de Du Fu par Mary Scoggin, de la récitation de la Ballade des pendus de Villon par un acteur français ou de celle du poème de Pouchkine Tu quittas ces bords étrangers par un poète russe.) Ainsi, un jour où un cercle de gens de lettres grecs s’étaient réunis pour se régaler les uns les autres de récitations, l’un des participants, à l’issue d’un poème de Sappho, bondit et s’écria : « Encore! Je veux l’apprendre et mourir! ». De tels jugements nous ramènent à la question de la qualité.

Le mythe et la poésie se rejoignent d’innombrables façons, ne serait-ce que par leurs tournures ou leurs personnages inoubliables ou par leur marginalité. Tout mythe, même selon un sens conventionnel, dégage une infinité d’images marginales, liminales, non conventionnelles et extraordinaires : songeons à l’aveuglement des cyclopes, au fait de faire l’amour avec sa propre mère (ou la maîtresse de son père), aux queues de pie se changeant en queues de singe, aux prostituées transformées en confesseurs, etc. De même, la grande poésie s’inscrit dans les marges, qu’elle parle de vie ou de syntaxe, (voir le poème de Frost, Mowing, plus loin) et prête voix aux questions de la perte, de la joie et de l’extase ou, comme l’a dit Thoreau (1967 : 513), à « la sainteté cherchant désespérément à s’exprimer » (ou, selon la formule originale, « holiness groping for expression »). Le mythe, comme la poésie, occupe les franges, franchit les limites habituelles du monde ordinaire, du langage commun, du banal, de la routine et du diurne. Tous deux sont, par essence, marginaux (Friedrich 1978 : 133-148 ; Turner 1969).

Au-delà de ce constat, le mythe et la poésie diffèrent sur un aspect – outre celui de la musicalité, dont je traiterai plus loin. La poésie est régie par les valeurs esthétiques d’une personne, d’une tradition poétique ou d’une culture. Essentiellement esthétique, elle constitue un art verbal qui fait généralement appel à un langage différent du discours ordinaire – ce dont la poésie de la Chine des Tang, qui procède d’un style de prose poétique plus ancien, est une illustration extrême. Le mythe, pour sa part, s’il présente un aspect esthétique, en particulier musical, est avant tout conceptuel, voire idéologique ; il est gouverné ou du moins canalisé par les valeurs éthiques, politiques, religieuses, etc., de la personne qui l’a créé ou de toute une culture ou une tradition.

Le critère de la pertinence

On considère souvent que cette pseudo-triade que constituent le mythe, la poésie et la musique ne fait pas partie des divers « mondes réels » du lecteur ou de l’auditeur. Si, d’emblée, le monde réel renvoie pour nous à la société moderne, il renvoie aussi, partout sur la planète, à des valeurs, notamment des valeurs politiques. Ainsi Stevens termine son texte sur la poésie moderne Of Modern Poetry (1954 : 239) en affirmant ce que nous pouvons appliquer à toute la grande poésie :

It has to face the men of the time and to meet

the women of the time. It has to think about war

and it has to find what will suffice.

En réalité, les grands mythes et la grande poésie pénètrent et représentent les mondes réels dans le sens élargi de l’amour et de la haine, de la guerre et de la paix, du travail et des jeux, de la nature et de la culture, du désespoir et de l’attente, de la trahison et de la fidélité, de la solitude et de l’unicité, de la prison et de la liberté dans les montagnes, du bon Samaritain et de la torture des suspects et des détenus, sans parler des idées du temps (théologiques, scientifiques, etc). Ce flux de théories et d’abstractions (même mathématiques) sont autant de matériaux bruts qu’un maxillaire de cochon mort ou qu’une carcasse de crabe sur la plage, et rassembler les deux relève de la grande poésie.

Pour illustrer ce constat de pertinence, nous disposons de candidats de choix tels que Du Fu, Langston Hughes ou Gary Snyder, et, du côté du mythe, de Karl Marx et de Martin Luther King Jr. Ce constat est également confirmé plutôt que sapé par d’insignes solitaires tels Emily Dickinson ou Han Shan, bouddhiste chinois de la dynastie Tang (dont le nom signifie « montagne froide », incidemment). En se tenant suffisamment à l’écart de leur société (qu’elle soit celle d’Amherst, dans le Massachussetts, ou de Montagne froide, dans l’est de la Chine), ces poètes ont trouvé le point d’appui et la perspective nécessaires pour commenter les besoins et les rêves de ceux et celles qui sont restés ou restent immergés dans leur époque.

Pour bien fonder et animer les considérations théoriques avancées jusqu’ici, passons à trois ensembles de questions empiriques que nous illustrerons par ce que j’appelle des mythes-poèmes, soit le corps, la langue et l’économie politique.

Le corps

Commençons par ce qui est, pour la plupart d’entre nous, une réalité tout à fait essentielle : le corps. Certains poèmes traitent du corps d’une manière directe et concrète, mais constituent également des mythes du corps en raison des figures qu’ils déploient. Le plus ancien d’entre eux provient de la région sumer-akkadienne et a été écrit entre 2100 et 1300 avant J.-C. : il s’agit d’un hymne qu’adresse la déesse mythique Inana non pas seulement à son corps, mais à sa vulve (Rothenberg 1985 : 322) :

 The Vulva Song of Inana

I am lady I

who in this house

of holy lapis

praying

in my sanctuary say

my holy prayer

I who am lady

who am queen of heaven

let the chanter

chant of it

the singer sing of it

& let my bridegroom

my Dumuzi my wild bull

delight me

let their words fall

from their mouths

o singers

singing for their youth

their song that rises up

in Nippur gift to give

the son of god

I who am lady sing to

praising him

the chanter chants it

I who am Inana

give my vulva song to him

o star my vulva of the dipper

vulva slender boat of heaven

new moon crescent beauty vulva

unploughed desert vulva

fallow field for wild geese

where my mound longs

for his flooding

hill my vulva lying open

& the girl asks:

who will plough it?

vulva wet with flooding

of myself the queen

who brings this ox to stand here

lady he will plow for you

our king Dumuzi he will plow for you

o plow my vulva o my heart

my holy thighs are soaked with it

o holy mother.

Ici se trouve glorifiée en même temps que mythifiée une partie du corps à laquelle notre importante tradition poétique ne fait pas même allusion, la partie la plus intime du corps féminin[4].

Cherchant à l’autre bout du spectre trois millénaires plus tard, nous découvrons la créativité extraordinaire du poète chilien Pablo Neruda (1901-1973), dans les vers qui suivent, extraits de son poème le plus célèbre qui glorifie, de manière diamétralement différente, ce qu’il perçoit comme le corps de la femme :

Mais l’heure de la vengeance tombe à pic, et je t’aime.

Corps de peau, de mousse, de lait avide et ferme.

Ah! les vases de la poitrine! Ah! les yeux de l’absence!

Ah! Les roses du pubis! Ah! ta voix lente et triste!

Neruda 1998 : 9-11

Contrairement au poète akkadien qui semble parler de l’intérieur de la vulve et du vagin, la voix de Neruda, de toute sa passion, parle à un simulacre du corps féminin, quelque chose de proche et de profondément senti, mais de tout aussi profondément étranger et inaccessible : labouré métaphoriquement, mais littéralement incompris dans sa mythification hétérosexuelle masculine.

L’une des mythifications les plus frappantes du corps féminin de tous les temps se trouve dans la Gîtâ, qui débute par ces mots (7.6) :

Je suis la matrice

de tous les êtres;

Je suis, moi, l’origine et la fin de l’univers tout entier

Sénart 1944 : 24

À plusieurs reprises dans ce mythe-poème, les « matrices (yoni) maléfiques » (9.32), qui plus est, sont le lieu de naissance des personnes « sombrement inertes » (14.15) et celui où elles ne disparaissent que pour renaître dans le cycle fatal de la transmigration. Ici le corps féminin, représenté par une synecdoque (la partie pour le tout), devient une terrifiante métaphore d’une portée beaucoup plus vaste.

Dans le même ordre d’idées, une partie du corps peut devenir un organisateur psychologique, voire exacerber un élément culturel sous un angle inhabituel – quel que soit cet angle, fût-il universaliste. Ainsi, dans le Popol-Vuh, poème maya sur la création qui comprend beaucoup d’épisodes dramatiques, une jeune fille condamnée, aidée de hiboux messagers, crée un faux coeur à partir de la sève rouge de l’arbre de la création et trompe ce faisant le seigneur du monde souterrain (Tedlock 1985 : 114-117). Cet épisode du Popol-Vuh reflète une préoccupation concernant le coeur, dans son sens littéral aussi bien que figuratif, préoccupation qui se révèle dans ces expressions typiques d’une culture que l’on retrouve par centaines où entrent en jeu l’esprit, l’âme et autres réalités intangibles : par exemple, « tu me fends le coeur », « mettre du coeur à l’ouvrage », « avoir un coeur de pierre » ou, en anglais, « my heart is swarming », « you disregard my heart », « I feel your heart », « you hold your heart aloft », « my heart is a glyph » (Laughlin 2003). Le coeur maya s’étend jusqu’au « Coeur de la Terre. Coeur du Ciel ». C’est pourquoi cette hypertrophie cardiaque, ce mythe du coeur, demeure au centre du chant épique. Dans la Gîtâ, au contraire, beaucoup de passages importants placent le coeur ou ce qu’il y a dedans (hrde) au centre du soi (« Je demeure au coeur de tout être » (15.15 ; Sénart 1944 : 48), mais cet organe ne prend pas dans le texte une importance démesurée.

La langue

Tournons-nous vers la seconde grande catégorie, la langue, en examinant les aspects sémantiques de la grammaire et les aspects verbaux de la culture. Le poète tisse son oeuvre à partir du matériau que constitue la langue ou la « culture linguistique » et des parties nuancées et marquées de cette culture. La subtilité de ce tissage se révèle lorsque des faits discrets de bilinguisme, voire d’étymologie, s’avèrent être des clefs qui libèrent le sens de ce qui est à la fois un grand poème et un petit mythe. Ainsi Robert Frost craignait-il de ne plus jamais égaler ce qu’il estimait être son meilleur poème, Mowing. Ostensiblement, ce dernier décrit la sensation d’accomplissement que dégage le fauchage d’un pré, mais les vers les plus importants se lisent comme suit : « The fact is the sweetest dream that labor knows/ My long scythe whispered and left the hay to make » (1974 : 17). Le mot « fact », opaque à la plupart des lecteurs et, on peut l’imaginer, des critiques, évoque de fait le nom latin factum dérivé du verbe facere qui signifie « fabriquer, faire » et, en particulier, faire de la poésie ; il est équivalent au terme grec poein qui signifie également « faire, faire de la poésie » (il s’agit bien là d’ailleurs de l’origine de notre mot « poésie » et de ses nombreux dérivés). L’image du poète-fabricant est bien sûr répandue dans le monde indo-européen ancien et contemporain, tout comme l’est l’analogie entre le poète concepteur d’univers et le dieu créateur. En conclusion, Frost affirme que le produit le plus savoureux de tout travail est un poème dans lequel ce mot clé est incrusté. « Mowing » émerge en tant qu’énoncé auto-réflexif sur la créativité (poétique).

Le second exemple de langage et de significations culturellement spécifiques est le vocabulaire. Tu quittas ces bords étrangers (Pouchkine 1994 : 144-146), par Alexandre Pouchkine (1799-1837), sans doute le plus grand poème d’amour et de deuil jamais écrit, comporte plusieurs termes et idées provenant de la religion russe ou, plus généralement, de la tradition orthodoxe orientale (ici russe), mais ces mots travaillent tout à la fois en sourdine et en synergie avec le propos dominant : de « ta patrie lointaine », des « autres rives », « où la voûte du ciel/resplendit d’un éclat bleuté » et autres éléments qu’une oreille exercée peut glaner, jusqu’au paradis où les deux amoureux immortels se rencontreront à nouveau. Bien qu’ils ne soient pas habituels dans un poème hautement « romantique » (1830) de l’âge d’or du romantisme européen, romantisme avec lequel le poète a frayé très tôt, leur symbolisme religieux intensifie l’éros du poème et renforce son statut de mythe. Cette sorte de lexique mythique est encore une fois parfaitement bien illustrée par la Gîtâ, dont de nombreux passages reposent sur l’idée typiquement indienne de bhakti, qui elle-même revêt plusieurs significations et n’est pas traduisible par un mot qui lui correspondrait en tous points, bien qu’elle soit liée à notre conception de la foi, de la dévotion, de l’amour et de l’amour dans le sens que lui donne saint Paul (Ramanujan 2004 : 324-32).

L’économie politique

Jusqu’ici les mythes-poèmes, de Sumer, du Chili, de l’Inde, du pays maya, de la Russie et du New Hampshire comprennent tous ou du moins supposent une économie politique qui les englobe, qu’elle relève du pouvoir des femmes sumériennes, du chauvinisme des hommes latino-américains, des sacrifices humains mayas (et aztèques) ou de l’économie du romantisme européen et son capitalisme. Passons maintenant à des cas plus manifestes où le mythe ou poème prend naissance dans un contexte politico-économique que l’on ne peut écarter sans faire le sacrifice de l’intelligibilité du texte, lorsque l’économie politique ou plus simplement l’économie n’est pas loin d’être dominante et apparaît comme un substrat essentiel, comme c’est le cas pour les exemples ci-dessus ; ainsi en est-il de la séparation tragique, d’un mythe de la poïesis, de la figure du coeur ou du corps de la femme.

Je tirerai mon premier exemple de six strophes africaines extraordinairement riches du point de vue de leur symbolisme culturel (tirées de Rothenberg 1985 : 16, 455 ; originellement dans Junod 1927) :

 Bantu Combinations

1. I am still carving an ironwood stick.

 I am still thinking about it.

2. The lake dries up at the edges.

 The elephant is killed by a small arrow.

3. The little hut falls down.

 Tomorrow, debts.

4. The sound of a cracked elephant tusk.

 The anger of a hungry man.

5. Is there someone on the shore?

 The crab has caught me by one finger.

6. We are the fire that burns the country.

 The Calf of the Elephant is exposed on the plain.

Ici la défense brisée et l’homme en colère représentent ou peuvent suggérer la chasse (illégale) des éléphants pour l’ivoire, l’éléphanteau évoque la vulnérabilité (un symbole traditionnel de la culture) et l’essentiel du poème, le désastre écologique, la violence domestique et d’autres conséquences de la main-mise exercée par les pouvoirs coloniaux. De même encore la Gîtâ, dans les deuxième et dix-huitième chants, explicite non seulement le système des quatre castes, mais le justifie : le conseil du seigneur Krishna à Arjuna s’inscrit dans le mythe culturel voulant que les castes, une structure de l’économie politique, soient un élément intrinsèque naturel du monde matériel (prakrti), et qu’ainsi sa destruction ou même son affaiblissement soit le plus grand de tous les maux sociaux.

Mon second exemple de la dimension économico-politique des mythes-poèmes est le texte bien connu de Frost, The Most of It, où, sur le plan narratif, un homme seul sur le bord d’un lac implore la nature de lui donner un « contre-amour » (la Nature de Thoreau et Emerson), mais seul un grand cerf apparaît et passe son chemin dans un fracas de branches pour disparaître dans le sous-bois.

Sur un certain plan, on a dit de ce poème qu’il évoquait Longinus pour le sublime, mais aucune preuve externe ou interne n’indique que Frost, bien que latiniste accompli, ait lu Longinus (dont les textes sont en grec) ; d’autre part, le poème de Frost n’a rien à voir avec le « feu créateur » longinien. À un autre plan plus pertinent, le poème condense à la perfection le mythe de l’aliénation par un certain idéal de la nature ou de la nature de l’homme moderne, qui est déjà désespérément aliéné par les chaînes de fabrication, la division du travail, la course aux profits toujours plus grands, le système capitaliste de la société. En dépit de la modernité et du caractère profondément américain du contexte politique sous-jacent dans The Most of It, ce poème se compare aux premier et deuxième chants de la Gîtâ dans lesquels Arjuna, confronté à la nécessité de tuer des parents et des amis, sombre dans le découragement, le désespoir et l’aliénation complète. La Gîtâ est coupée de son sens si l’on fait abstraction des castes et de l’économie politique qui y est associée.

La poésie et la musique : la musique de la langue

Jusqu’à maintenant ce texte, dans ses grandes lignes, a traité du mythe et de la poésie comme s’ils étaient égaux et coordonnés. Cet usage correspond à une conception dominante dans les milieux populaires comme universitaires, de la même façon que les gens assimilent souvent la métaphore et le trope. En réalité, comme en théorie, le mythe et la poésie diffèrent radicalement l’un de l’autre. La poésie, dans son essence même, n’est pas seulement liée à la musique de la langue, mais fait corps avec elle. Cette « musique de la langue », cependant, si elle fait quelquefois parler d’elle, n’est pas comprise clairement, même par les spécialistes ; chez les phonéticiens, le silence est total. Explorons-la donc, en commençant par deux exemples de définitions tirées du Webster’s Third New International Dictionary (1986 : 1490). On y définit d’abord la musique comme « the science or art of incorporating pleasing, expressive, or intelligible combinations of vocal or instrumental tones into a composition having definite structure and continuity » ; puis comme « a quality of expression or movement characterized by tonal harmony or rhythmical grace » en citant ici Ezra Pound : « to him two blending thoughts give a music as perceptible as two blending notes of a lute ». La citation de Pound (marquée par son acuité habituelle) souligne le lien entre la musique et la musique de la langue. Examinons donc cette dernière en termes de sonorité et de lexique, mais aussi de portée (qu’elle concerne une immense nation ou relève d’un énoncé unique et personnel).

Tout d’abord, « la musique de la langue » renvoie au son – comme en témoigne la conception célèbre de Frost de ce qu’il appelait « sentence sounds » (ou « sons phrastiques »), soit des centaines, ou plutôt des milliers de phrases ou propositions au rythme ou à la ligne mélodique agréable, extraites du répertoire linguistique d’un dialecte du New Hampshire (dont il avait souligné, jusque dans ses carnets de notes, la musicalité). Les tons de la langue chinoise constituent un autre bon exemple de ce qui nous apparaît comme une sorte de musique dans une conversation ; ils sont d’ailleurs déterminants dans la structure poétique chinoise, en particulier pour la poésie Tang, dont des grilles ou paradigmes régissent la succession des tons dans des vers réguliers (Bynner 1957 : xxix-xxxi). Les tons constituent bien sûr l’élément principal de la prosodie chinoise (voir ci-dessous), mais il existe d’autres langues où l’intonation peut s’avérer cruciale, même quand elle n’est pas dominante ; en français par exemple, l’intonation est ce qu’on appelle une « variable redondante », mais dans un magnifique enregistrement d’une ballade de Villon, on distingue une musique de l’intonation (qui correspond à la mélodie en musique).

Une musique se dégage également du vocabulaire et de la grammaire, qu’elle se trouve dans la cadence des répétitions de Tolstoï ou dans les formules réitérées d’Homère. Quant à la morphologie, la Bhagavad-Gîtâ sanskrite, si souvent mentionnée ici, comprend beaucoup de longs mots qui occupent une ligne entière de huit ou même onze syllabes, de même qu’elle intègre savamment la musique d’un groupe de respiration avec des unités de sens dans un même ensemble cognitif et perceptif. L’un de mes exemples favoris à cet égard est dvandva-moha-nir-mukta, ou littéralement « dualité-illusion-NEG-libération » ou, en français, « libéré de l’illusion des dualités ». Sénart (1944 : 25) le traduit ainsi : « libérés du trouble que suscite la sensibilité en ses mouvements contraires ». J’ai recueilli exactement cent de ces longs mots dans la Gîtâ où leur rôle poétique principal, ici prosodique, consiste à mettre en valeur des formules d’opposition telles que bon-mauvais, froid-chaud (dont aucune n’est répétée). On constate un phénomène analogue dans la langue tarasque du sud-ouest du Mexique (dans laquelle j’ai été immergé pendant quatre ans). Là, de très longs mots, pouvant contenir jusqu’à huit morphèmes, sont formés par l’ajout de suffixes à une racine ; 21 de ces suffixes peuvent se rapporter à une partie du corps avec tous les sens métaphoriques possibles. Ces longs mots fonctionnent souvent comme des mots-clés dans les contes (qui sont des poèmes en prose) ; enfin, leur effet prosodique peut être accentué par le suffixe p, qui ajoute l’idée de soudaineté dans un contexte sexuellement suggestif (Friedrich 1989). En somme, le système morphologique ou syntaxique d’une langue peut générer certaines chaînes qui, à l’instar des « sons phrastiques » de Robert Frost, ont un rythme ou un phrasé que je qualifierai de musical et qui se présente comme des matériaux bruts pour un poème.

La musique de la langue se manifeste également sur des segments plus long. La sonate, pour commencer par elle, n’est qu’un sous-ensemble d’une forme générique (Rosen 1980) qui a donné naissance à des sonnets, au « Poème sans héros » d’Akhmatova, à de nombreuses pièces de Shakespeare et à beaucoup de mythes ; les mythes dans leur ensemble peuvent non seulement être conceptualisés comme des chansons, des fugues, etc., mais ont souvent la forme de ces genres musicaux. La figure du chiasme ou de la composition en chiasme (abccba, par exemple) régit non seulement des millions de poèmes lyriques et la plupart des oeuvres musicales baroques, mais aussi l’Iliade d’Homère, qui est en partie un mythe, ainsi que beaucoup de mythes mêmes. Certains longs extraits sont entièrement régis par des formes musicales, à l’instar des ballades de Du Fu, des mythes-poèmes de la Bible, de la Bhagavad-Gîtâ ou du mythe iroquois de la création, « La femme tombée du ciel ». L’effet de ces longs segments est renforcé par leur mise en musique, comme en témoignent les chants de Heine mis en musique par Schubert ou les versions wagnériennes du Niebelungenlied ; la même remarque s’applique lorsque le texte et la mélodie sont créés simultanément, comme c’est le cas pour le sonnet-madrigal de la Renaissance, la musique country américaine ou encore, pourrait-on avancer, les chants de Li Bo et de Li Qingzhao. Quoi qu’il en soit, c’est dans la durée de ses segments longs que la musique de la poésie surpasse pour l’essentiel celle du mythe ; ainsi Lévi-Strauss a-t-il judicieusement avancé que toute une série de mythes sud-américains ont pour principe régisseur non seulement la musique, mais aussi la musique sérielle. Ici, la question n’est pas de déterminer si le mythe et la poésie sont alimentés par la musique, mais plutôt de comprendre comment ils le sont et par quels mécanismes.

Même si cette question est loin d’avoir été épuisée, tournons-nous maintenant vers l’autre aspect de la musique de la langue : sa portée dans le temps ou dans l’espace. Dans le premier cas, le plus évident, la musique de la langue peut s’étendre à l’ensemble d’une collectivité, si vaste soit-elle. Ainsi en est-il de la Chine, où un milliard et un quart d’habitants parlent sept langues et des centaines de dialectes : tous ont pour trait dominant les tons, comme nous l’avons déjà souligné. De même, le latin comprenait de nombreux dialectes qui ont évolué au fil du temps, mais dont la prosodie a toujours été essentiellement dominée par la longueur ; conséquemment, la prosodie de la poésie latine correspond à la quantité en musique. En troisième lieu, l’accent tonique constitue sans doute le trait le plus décisif, bien qu’il fonctionne différemment en anglais et en russe, par exemple. Certaines traditions poétiques combinent tous ces traits, dont les vers anglais syllabotoniques ou le rapport entre accent tonique et longueur du mot en grec ancien. Le travail poétique reflète toujours la prosodie qui domine dans la musique de la langue, mais des traits secondaires, structurels ou « redondants » jouent également un rôle fondamental ; mentionnons la structure accentuelle des poèmes chinois, dominés par les tons, ou les caractéristiques tonales dans les poèmes anglais, dominés par l’accent tonique. La qualité d’un poème dépend toujours de ces facteurs substructurels.

Les haïkus illustrent particulièrement bien la portée temporelle de la tradition : bien qu’ils soient considérés comme japonais dans leur quintessence, ils doivent la majeure partie de leur tropologie, musique y compris, à la poésie chinoise de la dynastie Tang (Rexroth 1958). Tradition et talent individuel se chevauchent : quelques vers de Stevens, une strophe plus longue de Whitman ou les traits d’union de Dickinson (qui signalent de courts silences d’où émergent des strates de significations possibles), rappellent tous la tradition personnelle unique du poète en question. Lorsque nous parlons de voix individuelle, ou de l’absence de cette dernière, nous faisons généralement allusion à l’exploitation que fait le poète de la musique latente de sa langue.

Bien que nécessairement limitées, ces quelques remarques nous laissent néanmoins une définition de travail : la « musique de la langue » renvoie aux catégories du son, des structures grammaticales, syntaxe y compris, et, plus largement, à des motifs plus vastes comme celui de la sonate qui correspondent dans une large mesure à des phénomènes musicaux – dont fait partie l’impression première d’une « musique ».

Nous voici en mesure de préciser notre propos : la (grande) poésie se distingue du mythe dans sa fusion organique, inéluctable et magnifique avec la musique de la langue, en particulier avec les aspects phoniques de cette musique. Le mythe, même lorsqu’il est orchestré ou structuré d’une manière ou d’une autre selon une forme musicale, se rapporte à des thèmes tels que ceux que nous avons évoqués précédemment et, par conséquent, est un phénomène non pas perceptif, mais conceptuel ou cognitif. Bien sûr, la langue même des textes mythiques peut être musicale, de même que les grands poèmes peuvent nous plonger au coeur des idées et que les mythes et la poésie peuvent se fusionner pour créer une « morphologie de l’âme », comme dans l’Orestie d’Eschyle. Ces nombreux chevauchements préfigurent sans pervertir la différenciation globale bien que nécessairement vague que je tente d’élaborer ici.

La mythopoétique de la mort

Jusqu’ici, mon propos a porté sur des considérations sinon triviales, du moins largement taxinomiques et classificatoires, sur les définitions opératoires du mythe, des poèmes mythiques, la différence entre mythe et poésie, et leur relation à la musique. Rassemblons maintenant ces éléments en un modèle orienté vers le mouvement, la dynamique, voire le chaos. Il s’agira moins de mettre au jour des intersections et des points communs que d’opérer une catalyse. Pour cela, appuyons-nous sur ce que Constantin Cavafis a quelque part appelé « cet éternel désastre de la mort », qu’il s’agisse de la mort de l’un d’entre nous ou de celle de la planète. Une telle catalyse suppose de synthétiser les éléments mythiques et poétiques en une vision où l’éternel égale le transitoire, où l’animé égale l’inanimé et où le soi est à la fois infiniment petit et infiniment grand. La mort et notre réponse à celle-ci, qu’elle soit mythopoétique ou non, constituent bien sûr un ensemble infiniment varié, dont notre échantillon international de mythes-poèmes ne peut donner qu’un bref aperçu. Commençons par cinq poèmes qui nous présentent une mythopoétique de la mort, une musique, dans le sens d’une vaste structure harmonique s’appuyant sur une base linguistique, dont Mort sur les accords graves de la guitare de Garcia Lorca peut nous donner une idée. Ces cinq réponses à la mort reposent sur une hypothèse ou, si vous préférez, une illusion.

Selon la première de ces hypothèses, le corps a une âme qui s’élève jusqu’à la libération, comme dans le poème hindou de la Gîtâ ou, de manière implicite, dans le poème de Wang Wei déjà mentionné. Ce peut être le paradis de saint Paul ou l’éternité du sixième des Divine Poems de John Donne, qui débute ainsi :

Death be not proud, though some have called thee

Mighty and dreadful, for thou art not so […]

et se termine par ces mots :

One short sleep past, we wake eternally

And death shall be no more ; death, thou shalt die.

Dans ces poèmes, la mort elle-même est déniée par le mythe ou l’illusion d’une vie éternelle.

Selon une seconde mythopoétique connexe, la mort s’inscrit dans un ordre cosmique à l’intérieur duquel une âme transmigre dans une autre au sein d’un réseau universel, qui peut prendre la forme du collier de perles du seigneur Krishna dans la Gîtâ, du réseau d’Indra dans l’hindouisme ou encore de la sphère de gouttes dans Guerre et Paix de Tolstoï, lorsque Pierre rêve de la mort de son ami et de sa place sur cette sphère :

[Une] sphère… vivante, mouvante et sans limites précises. Toute la surface de la sphère était constituée de gouttes, étroitement serrées l’une contre l’autre. Et toutes ces gouttes se mouvaient, se déplaçaient et tantôt plusieurs se confondaient pour en former une seule, tantôt l’une d’elles se divisant donnait naissance à d’autres. Chaque goutte tendait à se répandre, à occuper le plus de place possible, mais les autres essayaient d’en faire autant, la pressaient, parfois la détruisaient, parfois s’unissaient à elle.

Tolstoï 1972 : 742

Une mythopoétique semblable de la mort s’exprime pleinement dans le deuxième chant de la Gîtâ, recyclé presque mot pour mot dans ce poème anthologique d’Emerson, Brahma :

 Gîtâ (2.19)

Croire que l’un tue,

Penser que l’autre est tué,

C’est également se tromper ;

ni l’un ne tue ni l’autre n’est tué

Sénart 1944 : 6

 Brahma

If the red slayer think he slays,

Or if the slain think he is slain,

They know not well the subtle ways

I keep, and pass, and turn again.

Emerson 1940 : 809

Selon une troisième mythopoétique de la mort, où celle-ci est encore une fois déniée, la mort n’est rien comparée à la beauté absolue, comme pour Horace, Pouchkine, Shakespeare et bien d’autres écrivains :

So long as men can breathe or eyes can see,

So long lives this, and this gives life to thee.

Shakespeare, Sonnet 18

On retrouve une variante de cette idée dans la Gîtâ qui affirme que la mort, en l’occurrence sur un champ de bataille, ne compte pour rien en regard du devoir à accomplir, qui suppose parfois qu’un guerrier lui sacrifie sa vie (2.32 – cet extrait évoque de près le Coran) :

D’où qu’(un combat légitime lui soit offert,

Il ouvre pour lui la porte du ciel;

Trop heureux sont les (guerriers)…

d’accepter un tel combat

Sénart 1944 : 7

Au contraire, certains mythes-poèmes clament la beauté de la mort elle-même : ainsi en est-il de la « mort magnifique » chez Homère, qui déploie une tension dialectique entre la réalité du sang, des os brisés et des divers membres du corps mutilé (Vernant 1981).

Enfin, la mort peut être conçue comme l’ascension vers une vision de beauté incomparable, comme celle que décrit de manière obsédante la dernière page avant l’épilogue de Retour à Cold Mountain de Frazier :

He tried to talk, but she hushed him. He drifted in and out and dreamed a bright dream of a home. It had a coldwater spring rising out of rock, black dirt fields, old trees. In his dream the year seemed to be happening all at one time ; all the seasons blended together. Apple trees hanging heavy with fruit but yet unaccountably blossoming, ice rimming the spring, okra plants blooming on the hillsides, ditch banks full of orange jewelweed, white blossoms on dogwood, purple on redbud. Everything coming around at once. And there were white oaks, and a great number of crows, or at least the spirits of crows, dancing and singing in the upper limbs. There was something he wanted to say.

Frazier 1998 : 445

Quelque cinq cents ans auparavant, dans une région éloignée de plus de huit cents kilomètres de la Caroline du Nord, un poète aztèque avait dépeint la mort de Quetzalcóatl, le serpent à plumes, de manière étonnamment similaire. Horrifié par son propre reflet dans un miroir, Quetzalcóatl, qui appartient autant aux sombres abîmes qu’à la splendeur céleste et qui sera finalement transformé en Vénus, l’étoile du matin, plonge dans la mer (Rothenberg 1985 : 101-113, 508-509) :

It ended on the beach

It ended with a hulk of serpents formed into a boat

& when he’d made it, sat in it & sailed away

A boat that glided on those burning waters, no one knowing when he reached the country of Red Daylight

It ended on the rim of some great sea

It ended with his face reflected in the mirror of its waves

The beauty of his face returned to him

& he was dressed in garments like the sun

It ended with a bonfire on the beach where he would hurl himself

& burn, his ashes rising & the cries of birds

It ended with the linnet, with the birds of turquoise color, birds the color of wild sunflowers, red & blue birds

It ended with the birds of yellow feathers in a riot of bright gold

Circling till the fire had died out

Circling while his heart rose through the sky

It ended with his heart transformed into a star

It ended with the morning star with dawn & evening

It ended with his journey to Death’s Kingdom with seven days Of darkness

With his body changed to light

A star that burns forever in that sky.

Comme en réponse à ces conceptions mythiques de l’existence qui supposent une vie après la mort ou confèrent une valeur transcendante au guerrier ou à la beauté suprême, certains textes dénoncent l’« éternel désastre de la mort », nue.

Dans « The Vanishing Red » de Frost, un meunier cyclope pousse un Amérindien dans la meule grinçante :

“Come, John,” he said, “you want to see the wheel-pit?”

He took him down below a cramping rafter,

And showed him, through a manhole in the floor,

The water in desperate straits like frantic fish,

Salmon and sturgeon, lashing […].

Frost 1974 : 142

et conclut :

He’d showed him the wheel pit all right.

Encore plus crue, chez Homère, est cette description (Iliade 21.106-127) de la mort du jeune Lycaon ; se jetant à genoux et suppliant le demi-dieu Achille de l’épargner, il entend :

Va mon ami, meurs à ton tour. Pourquoi gémir ainsi?

Patrocle est bien mort, qui valait cent fois plus que toi.

Moi-même, tu le vois, je suis beau, je suis grand,

je sors d’un noble père, une déesse fut ma mère :

et néanmoins la mort est sur ma tête et l’impérieux destin.

et puis :

Va t’en donc reposer là-bas, chez les poissons! Ils lècheront

le sang de ta blessure sans s’en émouvoir. Ta mère ne te mettra pas

sur un lit funèbre, avant d’entonner sa lamentation. Le Scamandre

tourbillonnant t’emportera dans le large sein de la mer ;

et quelque poisson alors, en bondissant au fil du flot,

s’en viendra, sous le noir frémissement de l’onde,

dévorer la blanche graisse de Lycaon!

Mazon 1975 : 424

Conclusions

Je conclurai d’abord en réaffirmant simplement la position exposée pas à pas ci-dessus, à savoir que tous les grands poèmes sont informés et régis par les mythes et que tous les grands mythes sont poétiques jusqu’à un certain point. En termes critiques, disons que la relation du mythe à la poésie a souvent été écartée ou confinée à une « approche mythologique » (par exemple, Kennedy et Gioria 1994 : 533-536) ; selon cette approche, un poème, ou l’interprétation qui en est faite, devrait être abordé sous l’angle d’une théorie spécifique, dont l’analyse freudienne d’Oedipe serait un exemple (analyse qui, au demeurant, est diamétralement opposée à l’approche qu’utilise fort pertinemment Vernant dans son étude « Oedipe sans complexe » (1972). Au contraire, la position défendue ici est plus totalisante en ce qu’elle suppose que tous les grands poèmes sont alimentés par les mythes dans les différents sens explorés plus haut et que leur étude nécessite donc, pour une part, une approche mythologique. De même, tous les grands mythes exigent que l’on prête une attention minutieuse notamment à leur configuration poétique, en particulier aux figures utilisées, sans oublier l’aspect philologique. La validité de ces hypothèses de travail a pu sans doute être confirmée par l’échantillon des poèmes choisis parmi un corpus international allant de Sumer au Derry, dans le New Hampshire, et de l’Antiquité au XXe siècle.

Ma deuxième conclusion réitère également d’autres hypothèses sur la façon dont les textes mentionnés mettent en scène cette relation. Présupposer l’existence d’une qualité relative, d’une certaine grandeur, permet à l’anthropologie comparée d’aller bien plus loin et de façon beaucoup plus réaliste. Plutôt que de subir les conséquences de ce que l’on pourrait qualifier de myopie microsystémique de la part de certains anthropologues qui ne voient que leurs indigènes favoris et se contentent de porter aux nues leurs produits littéraires ou, ce qui est pire, du relativisme extrême qui aboutit à considérer que n’importe quelle série de textes hopis équivaut à une pièce de Sophocle, nous sommes conduits, en postulant l’idée de grandeur, à avancer des comparaisons fertiles et rationnellement défendables entre des entités comparables : Hottentot et les syncopes du jazz américain, les meilleurs poèmes inuits et ceux d’Emily Dickinson ou les mythes-poèmes de la Chine des Tang et ceux de l’Angleterre élisabéthaine. Les contradictions qui semblent opposer un modèle universaliste (voir, par exemple, Lévi-Strauss, 1958) à un modèle microsystémique, spécifique à une langue et à une culture (par exemple, Propp 1970) ne relèvent pas de la logique, mais de la politique universitaire. Ces deux modèles peuvent être considérés comme travaillant en synergie et peuvent être synthétisés dans cet esprit (voir entre autres Becker 1995 ou Friedrich 1978).

Ma troisième conclusion est que la musique est le lien essentiel entre le mythe et la poésie. D’une part, l’aspect musical implicite et explicite du mythe a fait l’objet de nombreuses études dans le domaine de l’anthropologie, bien sûr, mais aussi du théâtre lyrique ou de la composition musicale des tragédies et de la littérature épique – dans tous les cas où intervient ce que l’on peut appeler l’orchestration des thèmes et d’éléments symboliques similaires. D’autre part, poètes, linguistes et anthropologues ont également beaucoup étudié l’aspect musical de la poésie ou la fusion de la poésie avec la musique de la langue. La musique de la poésie peut être d’ordre thématique, orchestral et figuratif, mais elle est souvent d’ordre phonique. En somme, loin d’être marginale ou accessoire, elle est centrale dans les relations exposées ici.

Épilogue

Revenons à la mythopoétique de la mort, non pas comme si l’on observait un guerrier iroquois sur le point d’entonner sa chanson de mort, ni en vertu d’une pseudo-objectivité résultant d’entrevues, mais telle qu’elle unit la subjectivité maximale du mythe et de la poésie.

Dans Cierges, Constantin Cavafis, face à la mort, transforme cet « éternel désastre », son infinitude et son mystère en un texte mythique à maints égards et un poème magistral à tous points de vue.

Les jours de l’avenir se dressent devant nous,

comme une file de petits cierges allumés –

de petits cierges dorés, chauds et pleins de vie.

Les jours passés restent en arrière,

une triste rangée de cierges juste éteints ;

les plus proches encore fumants,

cierges froids, fondus ou prostrés.

Je ne veux pas les voir ; leur aspect m’afflige,

et il m’afflige de me rappeler leur éclat premier.

Je regarde, vers l’avant, mes cierges allumés.

Je ne veux pas me retourner pour constater avec horreur

comme s’allonge vite l’obscure rangée,

comme augmentent vite les cierges éteints.

Cavafis, 1999 : 29

Article inédit en anglais, traduit par Catherine Broué