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Au Québec, dans les trente-cinq dernières années, on a assisté à des bouleversements sociaux majeurs dans le domaine de la famille et des relations de sexe qui se sont traduits légalement par des changements au Code civil. Si certains ajustements légaux étaient souhaitables, sinon nécessaires, comme la reconnaissance de l’égalité des pères et des mères dans leur fonction parentale ou encore la non-discrimination entre enfants légitimes et « naturels » face à la montée des naissances chez les couples en union libre, d’autres par contre ont été plus contestables, comme la modification de la transmission du nom de famille. Depuis 1981 en effet il est possible que dans une famille de quatre enfants dont les parents sont mariés, chacun des enfants reçoive à sa naissance un nom de famille différent. Une telle trouvaille, inconnue au bataillon du répertoire anthropologique, met à mal non seulement la relation de filiation, mais aussi celle de germanité. Autre mesure légale non moins étonnante, et là encore prise dans la précipitation en 1996 : l’abrogation de l’obligation alimentaire liant les grands-parents à leurs petits-enfants, loi qui est venue consacrer l’étanchéité des générations au détriment de la construction d’une identité familiale[1].

La troisième loi problématique sur laquelle porte l’ouvrage concerne l’union civile. En juin 2002, l’Assemblée nationale du Québec adoptait à l’unanimité le projet de loi 84, instaurant une union civile ouverte aussi bien aux couples homosexuels qu’aux couples hétérosexuels. Marie-Blanche Tahon nous interpelle ici sur cette dernière avancée en matière du droit familial, en nous montrant dans ce livre, de façon détaillée et parfois cruelle, l’incurie des élus du peuple en une matière pourtant centrale à la vie commune, face à des groupes de pression bien organisés, composés ici presque exclusivement de femmes, car dans ce débat sur l’union civile, les hommes (hétérosexuels ou gais) ont peu fait valoir leur point de vue. Les modifications du Code civil qu’a entraînée cette loi 84 sont révolutionnaires, en ce qu’elles légalisent la possibilité que sur l’acte de naissance d’un enfant québécois, il soit inscrit qu’il est le fils ou la fille de deux mères, tandis que reste interdite la possibilité qu’un acte de naissance stipule qu’un enfant est le fils ou la fille de deux pères. Comme le souligne l’auteure, si les homosexuels ne sont pas égaux entre eux dans les conséquences de l’union civile, qui est une copie du mariage, comment le mariage pourrait-il être la condition de l’égalité entre homosexuels et hétérosexuels? Qu’est-ce qui a fait qu’un projet de loi, qui avait pour but de réparer ce qui semblait être de la discrimination envers les homosexuels, s’est mué en une loi qui vient bouleverser en profondeur toutes les règles de filiation qui avaient régi notre société depuis des siècles et ceci sans qu’il y ait eu l’ombre d’un débat sur la place publique? Marie-Blanche Tahon constate en outre que dans la polémique sur le mariage homosexuel, qui se déroulait en 2004 dans les journaux, les citoyens québécois qui y participaient semblaient ignorer le contenu de la loi 84, en particulier que l’union civile remplit l’office le plus traditionnel imparti au rite matrimonial : celui de présider à la filiation et de désigner les parents d’un enfant en adaptant celle-ci à la nouvelle forme de conjugalité.

En fonctionnant au coup par coup, et lorsqu’une société est prête à établir les règles de filiation inédites en l’espace de quelques semaines dit l’auteure, on voit mal comment cette dernière ne sera pas bientôt amenée à lever cet interdit frappant la mère porteuse, qui entraîne une discrimination à l’endroit d’une portion importante de la population (les gais ainsi que les femmes involontairement stériles). En effet, quand le législateur confond parentalité, parenté, filiation et procréation assistée, aucun garde-fou n’est plus opposable à ce cran supplémentaire dans la naturalisation fictive.

Ainsi, alors que les chercheurs ont montré les effets pervers du secret sur les origines, et que l’on s’oriente dans les pratiques adoptives vers plus d’ouverture lorsque cela est possible, voilà le secret sur les origines de l’enfant qui tranquillement se faufile dans cette loi sur l’union civile, puisque la conjointe de la mère biologique ne doit même pas adopter l’enfant porté par sa compagne inséminée! Belle incohérence… Il aurait au moins fallu exiger l’adoption de l’enfant par la co-mère[2]. Le fait d’inscrire deux mères sur l’acte de naissance d’un enfant constitue en outre une négation colossale du rôle de géniteur des hommes (hétérosexuels et homosexuels confondus). De ce point de vue, on peut soutenir que l’on assiste actuellement au niveau sociétal à l’éclosion d’une représentation parallèle de la procréation, où le sperme serait vu, un peu comme chez les Na de Chine, comme de l’eau, qui, comme la pluie fait pousser l’herbe, contribuerait simplement à faire pousser des enfants déjà constitués comme embryons dans le ventre de la génitrice (voir Cai Hua 1997). Cependant chez les Na matrilinéaires, si le rôle de géniteur est banalisé, il n’y a cependant qu’une seule mère et il y a toujours une figure masculine, celle de l’oncle maternel qui appartient au même matrilignage que la génitrice, et tient le rôle social de « pater » des enfants de sa soeur. L’anthropologie nous a bien sûr appris que les fonctions paternelles ou maternelles ne sont pas forcément attachées à un homme ou à une femme (certaines femmes Nuer stériles par exemple pouvant devenir « pères » des enfants de leur « épouse », la fonction sociale de paternité étant liée au versement d’une compensation matrimoniale [voir Evans-Pritchard 1973 ; Hutchinson 1996]). Cependant il faut bien constater que nulle part dans le monde l’homosexualité n’avait été revendiquée jusqu’à présent comme fondement de la famille, comme elle l’est maintenant. De ce point de vue nos sociétés innovent. Alors mieux vaut sans doute ne pas procéder à la hâte et à la pièce.