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Qu’est-ce que la mondialisation? Les sciences humaines tentent d’en nourrir des définitions toujours marquées par l’espace disciplinaire de leur énonciation. La mondialisation des économistes ne sera pas celle des politistes, ni celle des sociologues de la culture. D’autres en contestent la pertinence et la réalité, soulignant la continuité de certains phénomènes ou la marginalité relative des ruptures observées et mises en évidence. Il ne s’agit pas ici de discuter de la réalité ou du caractère « idéologique » de la mondialisation ni de l’usage pertinent des concepts. Un constat s’impose : la référence actuelle à une mondialisation-globalisation exprime ou dévoile des perturbations dans l’intellectualité du contemporain (Dimitrova 2005). Notre hypothèse est que « mondialisation » ou « globalisation » désigne d’abord une remise en jeu des paradigmes et des catégories des sciences sociales à commencer par les catégories de société, d’État, de ville, voire de travail. Cette remise en cause force la pensée à se redisposer dans les dimensions spatiales et temporelles : du territoire aux réseaux, de l’historicité au « présentisme » (Hartog 2003 ; Laïdi 2000). Nous sommes sans doute face à un changement d’intellectualité sociale, politique et savante au sens où l’entendait Thomas Kuhn (1983).

Sociologie et anthropologie, à l’instar d’autres disciplines sont ici confrontées à leur identité respective, celle de deux disciplines issues du « grand partage » (Althabe, Fabre et Lenclud 1992) entre l’étude des sociétés avancées et celles des « autres ». La sociologie est interrogée sur son rapport à l’échelle pertinente de l’État-Nation, et l’anthropologie, sur l’exotisme de l’altérité. Ébranlée chacune de l’intérieur de leur propre intellectualité, les deux disciplines, loin de se dissoudre ou de se confondre, se partagent à nouveau entre deux postures : celle de la recherche d’un « objet-mondialisation », d’un « objet-monde » (Martin, Metzger et Pierre 2003), voire d’une « société monde » (Mercure 2001), ou celle de la confrontation à un nouveau paradigme (Appadurai 2001 ; Cuillerai et Abélès 2002 ; Bessis 2004). Alors que nous vivons sans doute l’avènement d’un rôle sans précédent du travail de l’imagination (Appadurai 2001), les catégories centrales de l’humanité moderne, celle de politique, celle de travail et celle de ville (Bertho 2005) ne peuvent donc s’exempter d’un réexamen minutieux au même titre que d’autres outils des sciences sociales comme celle d’État ou de société.

C’est une invite à l’enquête, une invite à une ethnographie de la mondialisation (Mirza 2002) comme mise en distance et mise en relative altérité de notre propre culture globale contemporaine. Entreprise périlleuse. Le choix qui est proposé ici est de porter l’investigation sur son altérité interne : l’altermondialisme et l’identification de son « intellectualité pratique », comme imaginaire, pratiques et prescription dans son rapport à l’organisation, à l’articulation de l’un et du multiple, son rapport au temps et à l’historicité, son type d’enracinement local et territorial.

Le terrain altermondialiste

Il s’agit bien de prendre le mouvement altermondialiste comme un terrain et non comme un objet d’enquête : « l’absence de définition de l’altermondialisme fait partie de sa définition même » (Agrikolianski et Sommier 2005). La posture d’enquête adoptée est familière aux ethnologues même si le terrain peut être ici déterritorialisé, multi-territorialisé voire désubstantialisé[1]. Il s’agit de poser comme principe que ce mouvement ne peut être compris et pensé que de l’intérieur de sa propre « intellectualité pratique »[2]. L’analyse ethnographique des pratiques, organisationnelles ou langagières, des mises en situation d’acteurs, de l’énoncé singulier de prescriptions internes et externes est un outil de cette enquête sur les catégories contemporaines. Il s’agit de saisir un terrain de pratiques et de pensée qui se place d’emblée dans la problématique de la finalité et dans la posture de production d’une autre finalité, de la pensée d’un « autre monde ». Question classique, et ainsi renouvelée, de l’ethnologie : c’est cette altérité-là qu’il convient de saisir afin de mieux contribuer à énoncer l’identité de notre monde.

L’enquête s’enrichit d’une collaboration de recherche avec ces mêmes acteurs sur l’élucidation de la production de cette intellectualité commune. La mondialisation comme travail de l’imagination nécessite sans doute un retour anthropologique sur la notion, les conditions et les conséquences de la recherche elle-même (Appadurai 1999).

Le coeur de l’enquête présentée se cantonnera au processus organisationnel des Forums sociaux mondiaux et continentaux et des Forums des autorités locales depuis le premier Forum Social Mondial à Porto Alegre en 2001. L’enquête a été menée sur trois échelles géographiques différentes : celle du Forum social mondial de Porto Alegre (en 2003), du Forum social Européen (Florence 2002-Paris Saint-Denis 2003-Londres 2004) ; du Forum européen des autorités locales (Saint-Denis 2003 et Londres 2004), des forums sociaux locaux notamment celui de Saint-Denis en France. L’observation participante s’est déroulée de différentes façons selon les événements :

  • Forums sociaux locaux (FSL) : participation au collectif de Saint-Denis pour le Forum Social Européen depuis septembre 2002. Organisation d’un « espace des forums sociaux locaux » (Forum Social Européen de 2003). Participation au groupe de facilitation des forums sociaux locaux en France (2004-2005)

  • Forum Social Européen (FSE) : organisation d’ateliers et de séminaires (en 2002, 2003, 2004) sur les thématiques des sans-papiers et sur la mémoire des forums. Participation au comité d’initiative français pour le Forum social européen (FSE) en 2003-2004 puis au comité d’initiative français pour les forums sociaux depuis 2004. Participation aux Assemblées Européennes de Préparation (AEP) du FSE de 2003 (Assemblées de Saint-Denis, Berlin, Gênes, Bobigny). Participation hebdomadaire au secrétariat d’organisation du FSE de 2003 à Paris Saint-Denis.

  • Espaces de réflexions autour des forums mondiaux et européens : séminaire de réflexion organisé en 2003[3], séminaire international sur la mémoire des forums en septembre 2004, direction scientifique de la constitution des archives du FSE 2003 en collaboration avec l’Université de Bourgogne, participation à la mise en place du groupe « méthodologie » pour la préparation du FSE de 2006 à Athènes.

Altérité et prescription

Le processus des forums se déploie dans des formes en homologie avec la globalisation économique et culturelle, un peu comme le mouvement ouvrier naissant s’est moulé dans le capitalisme usinier. À l’instar de ce dernier, il porte sur le monde présent une prescription (celui d’être autre que ce qu’il est) et en développe une intellectualité originale. Là s’arrête l’analogie, car cette intellectualité qui nourrit des pratiques avant de proposer un discours s’inscrit justement en rupture avec les expériences précédentes de contestation sociale et politique : dans le processus de délibération et de décision collective, dans le rapport au pouvoir, dans le rapport à l’histoire, dans la conception de l’organisation, jusque dans l’usage de la parole publique.

Le mouvement se réfère dès ses origines à des événements et non à des organisations[4]. Toute analyse qui tente d’appliquer au mouvement dans sa globalité les outils d’une sociologie classique des mobilisations politiques et sociales est vouée à la difficulté (Wieviorka 2003). Cette analyse permet sans doute d’éclairer les éléments de continuité (de trajectoires militantes, d’organisation, de thématiques) dans la « nébuleuse » rassemblée par les forums sociaux. Mais une telle analyse passe de fait à côté de ce qui fait la singularité de cet espace, sa subjectivité commune, sa construction symbolique, sa prescription. Comme le signalent dans leur conclusion les auteurs de l’enquête sur le Forum Social Européen de 2003 (Agrikolianski et Sommier 2005), ce mouvement est donc impossible à saisir en dehors de ses manifestations concrètes.

Ces manifestations sont de deux ordres : des rassemblements organisés pour protester contre des événements institutionnels de la gouvernance mondiale (rencontre de l’OMC, G8, etc.) ou des forums, démultipliés sous l’impulsion du premier Forum Social Mondial de 2001. La distinction, à l’origine n’est pas si évidente puisque aussi bien « Porto Alegre 1 » a d’abord été conçu comme un « contre Davos » (Cassen 2003) et aucun rassemblement protestataire altermondialiste ne se dispense de sa part de forum et de débats ouverts. Ce qui fait la différence, c’est la construction progressive de procédures organisationnelles et d’une culture inscrite dans la continuité du calendrier des forums mondiaux, continentaux, régionaux, voire nationaux ou locaux.

Une conjoncture et des situations

Dans la conjoncture de la fin des années 1990, une convergence d’engagements et d’initiatives produisit le cadre qui est aujourd’hui celui des Forums. Il s’agit de la naissance de l’association française ATTAC en décembre 1997, de la mise en échec en 1998 de l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI) négocié dans la plus grande discrétion par 29 pays depuis 1995 et de la mobilisation à Seattle contre l’Organisation Mondiale du Commerce en 1999. Ces trois événements, de nature hétérogène, mobilisent de façon commune des intellectuels, des ONG, des organisations syndicales, des collectifs militants de type nouveau comme, en France, le DAL[5], l’APEIS[6] ou la Confédération paysanne dirigée alors par José Bové. Cette conjonction essentiellement ouest-européenne a croisé, par le truchement de Bernard Cassen, directeur du Monde Diplomatique et fondateur d’ATTAC, des mouvements latino américains en la personne d’Oded Grajew, président de l’Association brésilienne des entrepreneurs pour la citoyenneté et Franscisco Whitaker, secrétaire exécutif de la Commission Justice et Paix de la conférence épiscopale brésilienne.

C’est de cette rencontre qu’est né en 2000 le concept de Forum Social Mondial lancé en février par « l’Appel aux peuples du monde » de l’assemblée de Bangkok organisée en marge de la CNUCED, confirmé en juin 2000, à Genève, et prévu pour janvier 2001 à Porto Alegre. C’est par réseau d’interconnaissance, proximité militante et cooptation que se constitue le premier « Comité d’organisation brésilien » composé de plusieurs ONG (IBASE[7], Center of Global Justice, ABONG[8], Attac Brésil) du Mouvement des Sans Terre Brésiliens, d’un syndicat, Central Unica dos trabalhadores (CUT), d’une organisation d’entrepreneurs (la CIVES d’Oded Grajew) et d’une organisation catholique (la Commission Justice et Paix). C’est ce comité qui prendra par la suite le nom et la forme du Secrétariat International[9] du Forum Social Mondial.

Tableau 1

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S’ouvre alors un cycle de rassemblements plus délibératifs que protestataires qui installent une sorte d’institution militante discontinue et déterritorialisée : les forums sociaux. Le cycle structurant reste le cycle des forums mondiaux dont le succès s’élargit tendanciellement :

Le cycle mondial ouvert en 2001 se diversifie dès 2002 avec l’impulsion donnée à des forums continentaux ou thématiques[10] organisés sur les mêmes principes par des comités d’organisation ad hoc. Le plus important d’entre eux est le Forum Social Européen qui s’est tenu en novembre 2002 à Florence, en novembre 2003 à Saint-Denis (près de Paris) et en octobre 2004 à Londres, avant Athènes en avril 2006. Au-delà, des forums sociaux nationaux ont été organisés[11] ainsi que des forums sociaux locaux, en général dans la foulée de la mobilisation de l’organisation d’un forum continental dans un pays : les FSL se sont développés en Italie en 2002, en France en 2003 et, dans une moindre mesure, au Royaume-Uni en 2004. Une première rencontre européenne a eu lieu au FSE de Paris Saint-Denis en 2003[12]. Chaque rencontre européenne est depuis l’occasion de renforcer une mise en réseau qui s’est manifestée par l’organisation d’un atelier sur les FSL au FSM de Porto Alegre en 2005.

Le Forum des autorités locales

Les forums sociaux, si sourcilleux de leur mise à l’abri des enjeux de pouvoir, entretiennent depuis leur origine un partenariat étroit avec une échelle particulière des institutions publiques : il s’agit des gouvernements locaux, ceux des villes et des régions urbaines qui, de part et d’autre de l’Atlantique, partagent réflexion et expérience dans la gestion sociale et démocratique de la « Ville globale » (Sassen 1995).

Les villes motrices de ces regroupements partagent souvent depuis quelques années les soucis de l’innovation démocratique locale, du partage des expériences de démocratie participative à la promotion du budget participatif inventé par la plus célèbre d’entre elles, la ville de Porto Alegre au Brésil (Gret et Sintomer 2002 ; Foret 2001 ; Bacqué, Rey et Sintomer 2005). Cette dernière forme un trio avec les villes européennes de Barcelone et de Saint-Denis dans le parrainage du processus des Forums sociaux mondiaux puis continentaux. Ce réseau de villes trouve son espace et sa visibilité dans l’organisation, en marge des forums sociaux, de Forums des autorités locales (FAL) dont la première édition a eu lieu à Porto Alegre en 2001. Le FAL a été renouvelé en 2002 et 2003, 2004 et 2005. Un FAL européen a eu lieu à Florence en 2003, à Saint-Denis en 2004 et à Londres en 2005. Le FAL de Saint-Denis en 2003, qui a été sans conteste le plus important au niveau européen, a réuni 850 participants de 17 pays européens, représentant 40 millions d’habitants des collectivités territoriales présentes, et une dizaine de pays non européens. Ce réseau « pour l’inclusion sociale » qui s’élargit d’année en année est aussi actif en tant que tel au sein de la nouvelle CGLU (Cités et gouvernements locaux unis)[13].

Le partenariat entre les villes du FAL et les forums sociaux, qui est une des conditions de réalisation matérielle des forums[14], constitue une passerelle avec les transformations rapides qui affectent le rapport de ces autorités locales urbaines au monde : l’âge de « notre voisinage global » annoncé par l’ONU en 1995[15], comme articulation du global et du local, du monde et de la ville. Voici 10 ans, depuis Habitat 2 à Istanbul (3-14 juin 1996), que L’ONU a identifié les autorités locales urbaines comme des acteurs incontournables[16].

Une « charte des principes »

Un calendrier d’événements en extension adossé à des réseaux d’autorités locales soumises à des renouvellements électoraux périodiques : telle est la réalité matérielle et publique de l’altermondialisme des forums sociaux. Quelle en est l’unité subjective? Cette dernière ne s’appuie ni sur une organisation unique ni sur une identification programmatique.

Chaque forum a son autonomie organisationnelle, non seulement d’une échelle à l’autre ou d’un continent à l’autre, mais aussi d’un événement à l’autre. Seul le FSM conserve un minimum de structure pérenne. Mais le conseil international n’a aucune légitimité à interférer dans l’organisation du FSE ni ce dernier dans un forum social local. Le comité d’organisation d’un FSE se dissout après l’événement pour laisser la place à un nouveau comité ancré nationalement et orienté vers l’organisation du suivant. D’autre part, l’absence de programme, voire l’absence de toute décision commune à l’occasion d’un forum est une des conditions fondatrices de ce nouvel espace militant.

Ces principes pratiques ne sont inscrits nulle part dans un texte d’organisation s’apparentant à de quelconques « statuts des forums sociaux ». Il y a pourtant bien un texte de référence, un texte de principes qui n’a qu’une valeur de contrainte subjective : il s’agit de la « Charte des principes » approuvée et signée à Sao Paulo, le 9 avril 2001, par le Comite d’Organisation du Forum Social Mondial, et approuvée avec des modifications par le Conseil International du Forum Social Mondial le 10 juin 2001[17]. Ce texte originellement très conjoncturel[18] a pris, au fil des débats et des exégèses une autorité quasi constituante. Mais son autorité, qui peut toujours être remise en cause, est une autorité morale et non réglementaire. Elle s’impose d’abord par la subjectivité commune qu’elle incarne.

Une altérité mondiale

La Charte identifie des acteurs et des finalités. Les Forums sont censés réunir ceux « qui s’opposent » (au « néolibéralisme », à la « domination du monde par le capital », à « l’impérialisme »), et qui « s’emploient à bâtir une société planétaire », puisque « un autre monde est possible ». L’échange et l’élaboration de cet « autre monde » (décliné en « alternatives ») est l’objet central de ces rassemblements et de ses multiples événements locaux que sont les séminaires et les ateliers autogérés. Le qualificatif « d’altermondialiste » qui a très vite remplacé celui d’anti-mondialiste trouve ici son sens puisqu’il s’agit de « faire prévaloir, comme nouvelle étape de l’histoire du monde, une mondialisation solidaire ».

Un « espace » pour la « société civile »

Pour ce faire, le Forum Social Mondial se définit comme un « espace ouvert » réunissant « les instances et mouvements de la société civile de tous les pays » sans revendiquer d’être une instance « représentative » de la société civile mondiale et donc sans caractère délibératif en tant que Forum Social Mondial. Ce sont ces notions de société civile et de non-représentativité revendiquée qui commandent la logique pratique du forum. D’une part il n’y aura donc ni porte-parole, ni programme unitaire, ni vote de quelque manière que ce soit. Toutes les propositions faites au sein du Forum ont une égale dignité et le FSM s’engage à les diffuser sans hiérarchie ni exclusive.

D’autre part, « ne pourront participer au Forum en tant que tels les représentations de partis, ni les organisations militaires ». Cette disposition, largement discutée, notamment en Europe, et en réalité souvent contournée, reste néanmoins un principe d’identification fort de ce qui est nommé « société civile »[19]. L’espace de coopération et d’élaboration est censé ainsi être mis à l’abri des enjeux de pouvoir externes (débats politiques et partisans notamment nationaux), comme des enjeux de pouvoir internes en excluant tout vote, tout porte-parole et toute décision unitaire (c’est-à-dire majoritaire).

Un principe « d’inclusion »

Telle est, dans la pensée des rédacteurs et des thuriféraires de la Charte, la condition du principe fondateur « d’ouverture » qui se décline sur le mode de « l’élargissement » et de « l’inclusion ». « Élargissement » signifie que le mouvement des forums a vocation non à consolider un acquis, une organisation ou un lobby, mais à s’élargir sans cesse par le nombre de ses participants, leur diversité d’origine nationale ou sociale, par la diversité des organisations engagées, par la multiplication de ses événements et de leurs échelles. Il y a dans la pensée des pères fondateurs et notamment de Franscisco « Chico » Whitaker, le plus prolixe et le plus intransigeant d’entre eux, une ambition qu’on pourrait ainsi qualifier d’impériale (au sens de Negri et Hardt 2000). « Inclusion » implique que chaque nouvel arrivant dans le processus y trouve une place à égale dignité avec tous les autres.

Précarité organisationnelle, réseau et consensus

L’autorité du comité international, des fondateurs notamment brésiliens et de la Charte est donc fondée sur la déconstruction systématique de toute structure de pouvoir générant une véritable nouvelle culture de l’organisation précaire. Chaque Forum comme événement nécessite en effet un point d’appui organisationnel fort afin de permettre la rencontre de tous les minis-événements autogérés que sont les « séminaires et ateliers » qui forment la moelle épinière d’un Forum. Chaque FSE, depuis 2002, est ainsi pris en charge de façon opérationnelle par un comité d’organisation ou comité d’initiative : italien en 2002, français en 2003, anglais en 2004, grec en 2005. Ce comité travaille sous l’autorité souveraine de l’Assemblée Européenne de Préparation (AEP), elle-même organisée à tour de rôle par des comités nationaux et dans des villes chaque fois différentes. Les AEP qui ont préparé le FSE de 2003 se sont ainsi successivement réunies à Saint-Denis, Bruxelles, Berlin, Gênes et Bobigny (près de Paris). Ces assemblées sont constituées de toutes les organisations intéressées et parties prenantes du processus sans aucune hiérarchie ni aucun contrôle de représentativité.

La totalité de l’information préparatoire, technique ou politique, ainsi que des procès-verbaux se diffusent librement sur Internet : soit par le truchement du site établi sous la responsabilité du comité d’organisation en activité ou des listes de diffusion et d’échanges où sont inscrits tous les individus et organisations qui en font la demande. L’espace ouvert du forum s’inscrit ainsi dans la durée et l’extraterritorialité à travers un réseau protéiforme dépourvu de centre.

Il reste que nous sommes là en présence d’une organisation opératoire dans laquelle le principe de non-décision collective posée pour l’espace forum ne peut pas avoir cours. Évitant ainsi tout débat de représentativité et prolongeant de souci général « d’inclusion », le principe non écrit, mais incontournable, des prises de décision d’orientation est ici celui du « consensus »[20]. Cette pratique qui suppose de poursuivre le débat tant qu’une objection majeure se fait entendre n’allonge pas automatiquement les séances. Elle change la nature des débats.

Les échanges qui s’y développent n’ont plus comme finalité de convaincre une partie de l’auditoire contre l’autre afin de dégager une majorité. L’écoute de l’autre est dans ces conditions non seulement facilitée, mais parfois même anticipée. Le contenu même des échanges en est modifié. La suite des interventions, beaucoup plus courtes que dans des réunions d’organisations politiques ou syndicales, mobilisent moins les références idéologiques et l’ambition totalisante de l’argumentaire et beaucoup plus la recherche de décisions pratiques. Le sens politique donné à la décision est alors plus dans l’articulation finale des choix pratiques que dans un développement théorique qui serait censé l’éclairer. Bref, la rhétorique n’est plus une rhétorique de bataille quand l’enjeu n’est plus une hégémonie argumentaire mais, de façon très transparente, la construction d’une décision commune.

Cette nouvelle économie des échanges langagiers qui remplace le pouvoir du verbe par la participation concrète à une pensée commune est en distance frappante avec les pratiques courantes dans les organisations syndicales et politiques issues du 20e siècle et avec toute une vieille culture militante.

Le présent comme espace de pensée

Consensus et inclusion ne sont pas seuls en cause dans cette nouvelle pratique de l’échange et de construction du commun. Cette pratique nous renvoie vers l’intellectualité interne à l’événement qu’est le forum « espace » ainsi produit. Cet espace agrège en effet des individus et des organisations aux trajectoires, aux objets, aux pratiques les plus divers, des ONG aux syndicats, des mouvements sectoriels de précaires comme le MST et le DAL en France, mouvements que le réseau No vox tente de fédérer en Europe depuis 2003, les mouvements environnementalistes, féministes, des entreprises d’économie solidaire, des mouvements de droits civiques, etc. Chacune de ces composantes transporte avec elle un passé, une culture, des enjeux symboliques internes ou externes. Chacune a son propre usage du forum, sa propre part de production du commun. Aucune d’entre elles ne marque le forum de sa culture propre, de son histoire, de ses symboles. Le forum, du même coup, n’existe plus qu’à partir de lui-même. L’espace forum n’a ni passé ni tradition. Il ne prolonge aucun grand récit de la même façon qu’il n’en mobilise ni n’en produit aucun dans ses échanges internes.

Confronté à son propre passé organisationnel et propositionnel, le FSM, comme le FSE, est aujourd’hui convoqué par la rédaction de sa propre histoire. Mais ce n’est pas en termes historiques qu’il y répond, c’est en termes de « mémoire »[21]. L’auto-mémorialisation du mouvement l’inscrit dans une sorte de présent cumulatif plus que dans une épopée sociale. Que ce soit à l’échelle du FSM et du comité international ou à l’échelle européenne et de l’AEP, le travail et la réflexion engagée sur la mémoire à partir de 2004[22] débouche en fait sur des efforts de « systématisation ». Il s’agit en fait d’intégrer la nécessité de conserver une mémoire vivante de l’événement en amont de son organisation par des mesures du type de celles mises en place par le comité d’initiative français lors du FSE de 2003. Le souci n’est pas de faire et de maîtriser le « récit » du passé, enjeu ancien des organisations politiques, mais bien de continuer et d’élargir ainsi le forum espace dans un présent prolongé.

Le régime d’historicité ainsi amputé d’une histoire, au sens moderne du terme, a-t-il un avenir? Le mot « bâtir », utilisé dans la Charte des principes, n’est pas anodin[23]. Il signale l’immédiateté d’un objectif qui n’est pas renvoyé à une autre séquence historique. Même si la Charte parle bien d’une « nouvelle étape de l’histoire du monde, une mondialisation solidaire qui respecte les droits universels de l’homme », il est évident que cette étape commence maintenant. Elle est d’ores et déjà soutenue par « des systèmes et institutions internationaux démocratiques au service de la justice sociale, de l’égalité et de la souveraineté des peuples ». Elle s’incarne d’ores et déjà dans les « actions concrètes » des mouvements auxquels le Forum propose un espace : commerce équitable ou occupations de terres, démocratie participative ou mobilisation pour la paix, réseaux d’échange de savoir où réseaux de solidarité syndicale.

En fait, le Forum est ainsi tenu de ne pas être seulement un lieu d’élaboration, un outil disjoint, par sa nature et son mode d’existence, des changements à promouvoir. Il est lui-même pensé par ses promoteurs comme un changement, comme un élément de la « nouvelle étape » parce qu’en « introduisant dans l’agenda mondial les pratiques transformatrices qu’ils (les participants) expérimentent dans la construction d’un monde nouveau » et parce qu’il participe ainsi de la construction d’une « citoyenneté planétaire ».

Cette pensée de l’altérité au présent a pris en 2005, au sein du mouvement, le nom « d’espace social du forum » qui incarne la volonté pratique d’être dans le faire autant que dans le dire et d’introduire la logique de « l’alternative » au coeur de l’organisation et de l’événement. Qu’elle concerne l’alimentation proposée aux participants (bio et équitable), l’usage de logiciels libres, ou la place de la culture, cette injonction n’est pas toujours totalement couronnée de succès. Mais elle fait partie des injonctions partagées et s’adosse notamment sur la réussite centrale de nouvelles pratiques en matière d’interprétariat, sans lesquelles ces événements et ce processus n’auraient pas pu avoir l’élargissement qu’ils ont connu. Les Forums sont en effet appuyés, à chacune de leurs manifestations, sur la mobilisation bénévole d’un réseau mondial d’interprètes militants groupés autour du mouvement « Babels »[24].

Le régime de temps dans lequel se pense ainsi le forum entre en tension avec le régime moderne de temporalité dans lequel sont encore intellectuellement installées nombre des organisations participantes. En effet, si les ONG ou les mouvements sectoriels nouveaux du type des Sans-Terre brésiliens ou du DAL en France s’installent assez aisément dans ce registre, il n’en est pas de même des organisations marquées par les formes dites « modernes » de la politique, du rythme des mobilisations et des rapports au pouvoir pensés en termes « d’échéances » notamment électorales.

Ce sont les organisations politiques, notamment celles qui sont issues des diverses traditions communistes, qui restent le plus marquées par ce régime moderne d’historicité mettant l’action présente sous la discipline du futur. Certes ces organisations ne sont pas censées être présentes en tant que telles mais leurs militants le sont au travers des mouvements sociaux. Dans leur régime d’historicité qui est celui de la modernité, l’altérité revendiquée est un projet plus qu’une pratique. Elle doit s’énoncer, se programmer et se mettre en oeuvre à partir d’une position de pouvoir.

L’un et le multiple

Cet écart culturel entre deux subjectivités du temps est sans doute un des ressorts les plus importants d’un débat récurrent du mouvement : le débat énoncé comme le choix à faire entre « forum mouvement » et « forum espace » (Où va le mouvement altermondialisation ? 2003). Ce débat est très pratique. Il a alimenté les échanges lors de la préparation du deuxième FSE, notamment lors de l’AEP de Berlin le 17 avril 2003. Il s’est incarné, à l’issue du Forum Social Mondial de 2005 à Porto Alegre, dans l’opposition entre l’un des « inventeurs » du Forum, Bernard Cassen (fondateur d’ATTAC) et les responsables brésiliens à commencer par Chico Whitaker. De quoi s’agit-il? Pour certains, l’absence de décision sur des positions communes nuit à l’efficacité de forums conçus comme l’étape et l’instrument de la construction d’un mouvement altermondialiste. Ils proposent, à l’instar de Bernard Cassen par exemple, la construction d’un « consensus de Porto Alegre », sorte de déclaration programmatique propre à énoncer l’opposition avec la mondialisation libérale. Cette fonction, interdite par principe au forum proprement dit, est de fait remplie par une rituelle « Assemblée des mouvements sociaux » qui se tient immédiatement après la clôture du Forum (en Europe), voire parallèlement à lui (à Porto Alegre). Cette assemblée, dont la diversité est beaucoup moins grande que le forum lui-même[25], adopte en général une déclaration et un calendrier de mobilisation reprenant une petite partie des travaux du forum.

Certes, des nuances existent entre, d’une part, les réseaux trotskystes qui ne voient souvent dans le forum que la première étape d’une cinquième internationale et dans l’Assemblée des mouvements sociaux une sorte de modèle à suivre, et, d’autre part, des militants simplement sensibles à une certaine tentation programmatique[26]. Ce débat récurrent s’identifie assez bien comme la tension subjective et culturelle entre les militants et les organisations plus traditionnelles qui tendent à construire « un mouvement » et ceux qui, tels Whitaker et les fondateurs brésiliens, campent sur la conception d’un « espace » de rencontre et d’élaborations plurielles dont le caractère non délibératif est, pour eux, la garantie de la dynamique d’élargissement[27].

Au-delà de la question du rapport au pouvoir et de celle du régime d’historicité, une autre problématique se profile ici avec évidence : celle du mode de constitution de l’acteur politique collectif (Negri et Hardt 2004 ; Virno 2002). Ce qu’instaurent les forums est de ce point de vue en rupture avec la conception moderne du parti comme acteur et du peuple comme souverain. Le parti construit l’acteur collectif dans une logique d’adhésion et dans le partage d’une finalité commune. Le peuple construit son unité dans sa souveraineté déléguée : il agrège des citoyens dans l’abstraction et l’équivalence, sinon l’égalité, de leurs droits.

Parti et peuple, comme figures de la politique nationale du XIXe et surtout du XXe siècle, produisent du commun en abolissant les singularités. C’est bien cette culture qui est encore à l’oeuvre dans les tentations « mouvementistes » des forums. La nouveauté des forums sociaux comme espace de production du commun, c’est qu’ils ne réclament ni abolition des singularités ni unification des finalités. Tandis que la politique moderne constitue l’acteur (le parti) comme le peuple par un acte de séparation (les non-adhérents, les non-citoyens), la dynamique proposée par les forums est au contraire une dynamique d’agrégation sans limite, ce que les organisateurs nomment le principe « inclusif » des forums.

Le national et le mondial

En ce sens, les forums portent implicitement dans leurs pratiques et leur subjectivité une dynamique démocratique constituante d’un type nouveau. Si une citoyenneté mondiale est souvent revendiquée par ses participants et ses promoteurs, on est loin de la citoyenneté unitaire du modèle républicain. Et si cette « société civile mondiale », telle qu’elle s’auto-désigne, revendique un droit de regard sur les décisions qui engagent l’humanité mondialisée, on est loin de la revendication d’un État mondial démocratique[28].

Notons en effet pour finir que le rapport des acteurs-organisateurs des forums à l’État nation est loin d’être monovalent. Ce rapport s’organise dans la mise en tension de trois polarités :

  1. La délégitimation : l’organisation des forums mondiaux ou européens est le fait d’une agrégation d’organisations sociales à ancrage national ou international, voire de réseaux, jamais de délégations à bases nationales. La nation n’est pas un opérateur de distinction symbolique légitime dans les pratiques organisationnelles et la prise de décision.

  2. La pesanteur : la nation est pourtant un opérateur présent mais toujours présentée comme une pesanteur. Pesanteur des équilibres à respecter entre les orateurs dans les séminaires ou les conférences de forums. Pesanteur des cultures politiques nationales, expérimentées par exemple à chaque forum européen organisé dans un contexte national différent. Ces pesanteurs renvoient toujours à celles des cultures politiques anciennes dont les forums disent vouloir s’émanciper et dont la Nation et le rapport à l’État sont des conservateurs.

  3. La persistance gestionnaire induite notamment par la territorialisation de l’événement concret : de même que l’appareil d’État reste une échelle essentielle de la gouvernance mondiale (Bayard 2004), l’échelle nationale, articulée à celle de la ville, reste une échelle pertinente de l’organisation d’un forum. C’est bien dans quatre cadres nationaux successifs par exemple et par quatre comités nationaux qu’ont été organisés les quatre forums sociaux européens de Florence, Saint-Denis, Londres et Athènes.

Altérité et identité

Pas d’identité sans altérité : on voit à quel point la construction balbutiante d’une altérité mondiale par le mouvement des forums sociaux et les partenaires institutionnels locaux et urbains nous informe sur la globalisation dont il est tant question. Cette « intellectualité pratique » se génère à partir d’elle-même comme une rupture culturelle. Les cultures politiques (nationales, partisanes, organisationnelles) qui lui préexistent l’éclairent moins qu’elles ne lui résistent dans l’incontestable action du nouveau sur l’ancien. « L’imaginaire postnational » (Appadurai 2001) auquel on a ici affaire n’abolit pas les cultures anciennes, y compris nationales, dans toutes leurs diversité, mais les retravaille sans cesse.

La mondialisation n’est pas synonyme d’uniformisation culturelle et subjective, et le village global tant annoncé s’affirme à l’encontre d’une ère des « masses » : le souci de la préservation du multiple dans la construction d’une logique d’action collective que travaille la catégorie « d’inclusion » ressort bien comme un des fils rouges de ces processus organisationnels et comme l’une des prises de distance majeure avec les cultures politiques de la période précédente.

L’ère des réseaux mondiaux et de la communication désubstantialisée n’a pas aboli le rapport au territoire. Les forums comme événements s’enracinent toujours dans un espace à la fois localisé et urbain. C’est là qu’ils se confrontent aux cultures sociales et politiques modernes conservées dans leur cadre avant tout national.

La rupture identifiée avec le plus de clarté est moins celle du rapport au territoire que celle du rapport au temps, celle du « régime d’historicité » confirmant des analyses issues d’autres disciplines : l’humanité après avoir eu des régimes d’historicité organisés autour du passé (le mythe ou la tradition) ou du futur (le projet, la révolution, l’utopie) se verrait aujourd’hui orientée vers un présent sans fin, où la mémoire et la mémorialisation le disputent à l’histoire et où le marché de la nostalgie tente de donner sens au sur-place apparent de l’histoire (Appadurai 2001). « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » disait Tocqueville. La situation actuelle est plus complexe que celle à laquelle il était confronté, car, contrairement au dispositif de la modernité, le futur non plus n’éclaire plus notre présent.

Nous n’avons pas encore fait l’inventaire de toutes les conséquences possibles de cette subjectivité du présent. La « fin de l’histoire » (Fukuyama 1992) ne peut être paisible, car elle perturbe l’intellectualité des fins sans laquelle il risque de ne plus y avoir d’intellectualité du tout (Canguilhem 1966). Elle introduit dans la culture et le champ symbolique une perturbation qui s’apparente moins à la « montée du silence » (Augé 2003) qu’au vacarme des intolérances et des armées. L’intellectualité pratique de l’altermondialisme nous ouvre à une pensée des fins inscrite comme une altérité présente. Elle déconnecte la finalité du temps historique ou mythique.

Bref, si la mondialisation ouvre pour une part à de nouvelles formes de gouvernements redisposant les anciens pouvoirs publics et nommées souvent « gouvernance » (Bayard 2004), nous avons aussi beaucoup à apprendre de l’élucidation des finalités politiques et sociales qui s’incarnent, au présent, dans l’imagination des femmes et des hommes de ce monde.