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Les travaux portant sur les processus de patrimonialisation des cultures précoloniales s’interrogent, en général, sur la place du monument et de la mémoire dans la constitution du patrimoine. Partant de la définition du patrimoine tel qu’il a été conçu puis classé en divers domaines par l’Unesco et promu comme facteur de développement, ces mises en patrimoine sont bien souvent jaugées à l’aune d’une conception de conservation, de préservation et de mise en valeur de biens désormais la propriété de l’humanité. Or, pour comprendre l’inflation du patrimoine que Françoise Choay décrit comme un concept nomade, faisant écho à « notre société errante, que ne cessent de transformer la mouvance et l’ubiquité de son présent » (Choay 1988 : 9), il nous semble nécessaire de proposer une réflexion qui considère la place du politique dans ces processus. Plus précisément, d’examiner les médiations à travers lesquelles les formes anciennes de gouvernement des hommes participent des pratiques concrètes et quotidiennes du présent.

Le cas du Bénin est exemplaire en ce que, depuis la période coloniale, les autorités traditionnelles sont l’objet de spéculations patrimoniales et politiques de la part des gouvernants. Ainsi, pendant la colonisation, l’administration coloniale s’est appliquée à démanteler les royautés d’Abomey et de Porto-Novo, en divisant le premier royaume cité en cantons et en nommant à leur tête des princes, après avoir déporté le dernier roi élu selon la coutume et pour le second, en nommant tout simplement comme roi le prétendant au trône qui, dans la lutte que se faisaient les Européens pour acquérir des territoires africains, avaient pris le parti des Français au détriment des Anglais. Assez rapidement, c’est-à-dire dès 1911, l’administration s’attachait à réhabiliter progressivement les palais de Guezo et Glélé pour en faire un musée historique de l’ancien royaume du Danxomé. À l’indépendance, la réhabilitation du palais d’Abomey s’est poursuivie avec l’aide de l’ancien colonisateur jusqu’à ce qu’un dernier coup d’État ouvre à un changement de régime politique. C’est ainsi que le régime de parti unique marxiste-léniniste (1975-1989) va dans le même temps s’élever contre les autorités traditionnelles en vilipendant les forces rétrogrades qui nuisent au développement du pays tout en mettant à l’honneur les tenants de la phytothérapie afin de faire face à la demande de soins des populations. Situation paradoxale lorsque l’on connaît les liens étroits entre le monde des tradipraticiens et celui des vodun. En effet, la lutte contre les forces rétrogrades a conduit à une véritable chasse aux sorciers au cours de laquelle les détenteurs de cultes traditionnels ont été particulièrement visés, à l’instar des anciennes dynasties royales. Il s’est agi de démanteler les autorités antérieures en les remplaçant par des comités révolutionnaires. Cependant, la mise au pinacle de la médecine traditionnelle a fait émerger certaines figures du monde vodun, dont les plus célèbres ont été à Ouidah, Daagbo Hunon et à Porto Novo, la prêtresse Yaotcha, cette dernière étant également membre de l’Assemblée nationale révolutionnaire. La Conférence nationale de 1990, quant à elle, semble avoir remis à l’honneur tant les autorités politiques traditionnelles (royautés) que les autorités religieuses précoloniales avec la manifestation Ouidah 92.

Cette séquence nous permet de revenir sur ce qui se joue dans les différentes opérations de patrimonialisation. On voit qu’il y a toujours un paradoxe : on rejette tout, en s’appropriant dans le même temps. Les colons sont confrontés à des autorités traditionnelles, dont la royauté d’Abomey semble être le parangon, qui ont été analysées comme des pouvoirs absolutistes[1]. Les colons utilisent plutôt la formule « diviser pour mieux régner ». Toutefois, si les rois demeurent dans le même ordre, ils ne sont plus dans l’incarnation mais dans le mandatement, car les colons nomment les princes et les « faux rois ». Il importe de savoir ce qui est conjuré par eux, du fait que la patrimonialisation dit également cet oxymore : « diviser pour capturer le pouvoir à conjurer ». Qu’évoque l’idée d’en faire un musée historique ? C’est instaurer une continuité par l’histoire ; continuité qui auparavant était créée par les mythes. Or, avec le coup d’État de 1972, on s’aperçoit que l’opération de patrimonialisation conserve la même structure : rejeter pour intégrer dans l’ordre républicain. Par contre, l’ordre de la tradition dont il faut se débarrasser n’est plus absolutiste dans sa dimension politique, mais perdure dans sa dimension religieuse. En effet, ici, le pouvoir politique est rejeté mais ce qui a trait à la vie, à la santé du corps souffrant est conservé. La tension opère ici dans une politisation du religieux. Une équivalence est, à cet égard, établie entre les détenteurs de cultes traditionnels et les anciennes dynasties royales : le sacré du pouvoir persiste mais pour autant, dans la relation à la république, c’est le mandatement qui prime. Ainsi, le cas de la prêtresse, déléguée à l’Assemblée nationale révolutionnaire, se révèle très significatif.

Nous sommes a priori, là, devant un oxymore. En effet, ce qui, des autorités traditionnelles, est patrimonialisé sous la forme d’un pouvoir absolutiste religieux ne peut être comparé aux royautés parlementaires qui existent aujourd’hui dans différents pays européens. Certains auteurs comme Claude Lefort (1986 : 28) montrent même que le système républicain est celui où s’institue une place vide du politique par opposition à la prégnance du corps du gouvernant incarnant le pouvoir dans l’ordre absolutiste. Le cas béninois offre ainsi la possibilité d’approfondir la réflexion car, au lieu de s’opposer, royauté et démocratie échangent leur force comme dans un effet de miroir de l’ordre républicain : d’un côté, la prégnance d’un corps qui n’est plus celui du gouvernant ou, plus simplement, celui du gouverné et, de l’autre, une place vide. En effet, il convient de lire la patrimonialisation de ce système de royautés comme un tout qui est en relation étroite avec l’État et le mode de gouvernement au Bénin.

Nous allons examiner quelques figures royales, en les considérant moins comme le signe d’un retour des rois et d’une certaine tradition que comme des inventions, des créations de la démocratie postcoloniale, car la plupart des royautés contemporaines au Bénin, tout en s’inspirant de certaines traditions locales, n’ont pas de profondeur historique. C’est pourquoi nous ne chercherons pas à les comparer à des figures comme celles des rois du Danxomé, dont les descendants se tiennent au demeurant à distance face à la démultiplication des figures royales.

Il s’agit, par la galerie de portraits que nous reconstituons ici, de montrer comment le pouvoir royal contemporain vidé de son principe absolutiste intervient, en quelque sorte, comme un « miroir baroque » renvoyant à la société civile du pouvoir républicain. Nous avions élaboré le concept de miroir baroque pour rendre compte de réalités hétérogènes mises en présence dans un contexte sociohistorique précis, celui de la rencontre entre les mondes européen, amérindien et africain au Brésil et de la production d’une formation religieuse unique. Ce qui permettait à la fois d’échapper aux visions mécanistes et essentialistes de la rencontre entre des univers religieux antagonistes, mais également d’analyser la puissance productrice de la rencontre (Tall 2012). La notion de miroir baroque permet de découvrir au-delà des signes ostentatoires du disparate, du bigarré, du divers et son opacité aveuglante, les articulations qui se nouent entre des réalités à première vue antagonistes. Traverser cette opacité du signe caché, c’est rétablir, dans une approche pragmatique, le sens du lien qui articule des réalités hétérogènes, ici le télescopage des pouvoirs précoloniaux, coloniaux et postcoloniaux dans notre monde contemporain.

Notre fréquentation ancienne et régulière des régions du moyen Bénin et du Bénin méridional nous permet de généraliser à partir d’études de cas, plus précisément à travers le dispositif du portrait. Nous empruntons, pour ce faire, à Louis Marin (1981) son argumentation théorique en termes de sémantique narrative pour analyser à travers l’ébauche du portrait de quelques rois comment autorités précoloniales et postcoloniales se connectent. Dans la logique du portrait, l’image du roi est le roi lui-même de manière analogue à celle où, dans la théologie chrétienne, l’hostie représente le corps de toute la communauté des fidèles de Jésus-Christ. À l’époque précoloniale, la dimension sacrificielle des rois au Bénin et en Afrique en général se matérialisait dans les corps immolés d’animaux et d’humains lors de leur intronisation ou de leurs funérailles, dans les récades, emblèmes, noms forts, devinettes et rébus qui leur étaient attachés et, enfin, dans les masques arborés pour certains d’entre eux[2]. En effet, la puissance du roi doit toujours être représentée pour se manifester. Or aujourd’hui, la puissance qu’il leur est demandé d’incarner n’est plus celle d’un pouvoir absolu mais celle de la communauté à laquelle ils appartiennent en dignes représentants de la société civile.

Comment alors les portraits des rois contemporains représentent-ils l’image de la démocratie béninoise ? Comment la dimension eucharistique de leur pouvoir subsiste-t-elle et quelle lecture de la démocratie ces portraits permettent-ils ?

Dans notre usage du Portrait du roi… de Louis Marin (1981), il s’agit d’articuler la performance du sujet observé, celle du peintre et/ou de l’observateur et enfin l’interprétation que l’on peut en faire. Notre approche marinienne n’est pas iconographique : le portrait-image produit un pouvoir, mais l’image observée, c’est une opération de mise en patrimoine, c’est-à-dire de l’immatériel qui montre tout à la fois de l’éphémère et de l’invisible tout en s’incarnant dans des éléments à la fois fugaces et imperceptibles. Notre propos s’organisera en trois temps principaux : nous présenterons, d’abord, les initiatives patrimoniales dans leur contexte historique. Ensuite, nous rappellerons les critères généraux nécessaires à la constitution de la personne du roi dans l’aire aja-fon-yoruba et dresserons une galerie de six portraits de rois. Enfin, nous conclurons sur les relations entre démocratie et royauté.

Bref historique des initiatives patrimoniales au Bénin

La reconstruction de la chronologie des actions de patrimonialisation des royautés au Bénin permet de constater, d’une part, la diversité de ses acteurs, d’autre part, le dédain, voire l’ostracisme dont les gouvernants locaux ont souvent fait preuve à leur égard, et enfin, la rupture que constitue la Conférence nationale de 1990.

Dans l’ancienne colonie du Dahomey, le site d’une partie des palais de Guezo et de Glélé – souverains qui ont laissé l’empreinte la plus marquante dans l’histoire du royaume du Danxomé – avait été transformé en Musée historique de la ville d’Abomey. Cependant, après l’indépendance célébrée en août 1960, la France, gourmande des célébrations d’un passé évoquant par un effet de miroir sa puissance d’antan, continuait parfois à soutenir les autorités précoloniales, par exemple lors de la commémoration d’une dynastie. En effet, depuis 1911, la transformation progressive des palais de Guezo et Glélé en musée historique d’Abomey a été largement et régulièrement soutenue par la France, notamment à l’occasion des commémorations des rois d’Abomey[3]. Par la suite, ce sont les organismes internationaux, en particulier l’Unesco, qui, pour répondre à la demande croissante de pays non occidentaux, ont orienté et pris en charge la conservation de certains édifices dans le cadre de la Convention pour la protection du patrimoine culturel et naturel mondial adoptée lors de sa conférence générale en 1972. Les palais d’Abomey sont ainsi inscrits au Patrimoine mondial depuis 1985, et en 2008 la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel instaurée en 2003 a retenu le patrimoine oral des masques Gélèdè.

Par contraste, l’attitude des gouvernants du Bénin indépendant est plus négative à l’encontre des royautés. Ainsi, durant le régime marxiste-léniniste de Mathieu Kérékou (1974-1989), le gouvernement révolutionnaire avait une attitude pour le moins ambiguë vis-à-vis des savoirs et des pouvoirs précoloniaux. D’un côté, il veillait à ce que ne se reconstituent pas certaines oligarchies (les dynasties royales et les élites issues de l’administration coloniale, notamment les Aguda) et contrôlait la violence sorcellaire grâce à la lutte contre le fétichisme – en mettant à l’index les cultes vodun et les tradipraticiens qui refusaient de considérer les pratiques médicinales comme indépendantes d’un contexte magico-religieux. De l’autre, il préservait les savoirs thérapeutiques ancestraux pour les substituer à une biomédecine plus soucieuse de rentabilité capitaliste que de bien-être social : une association des guérisseurs traditionnels et devins était créée en 1974 et certains d’entre eux occupaient des postes dans les établissements publics de santé. En outre, chaque province avait son représentant. De nombreux travaux (Tall 1995 ; Mayrargue 2002 ; Banegas 2003 ; Strandsbjerg 2015) ont montré les rapports ambigus que Kérékou entretenait avec le monde des « forces occultes » et l’on pourrait émettre l’hypothèse selon laquelle il a, comme les oligarchies d’antan, instrumentalisé le vodun pour s’en réserver la puissance, prolongeant ainsi un certain pouvoir absolutiste. Néanmoins, dès 1985, son gouvernement acceptait de confier à l’Unesco le soin de réhabiliter quelques monuments emblématiques de ces anciennes royautés (le palais d’Abomey, la porte « magique » de Kétou et le palais Honmè de Porto-Novo).

Le retour à la démocratie en 1990 et les processus de décentralisation qui l’ont accompagné ont été l’occasion de révéler dans l’espace public ce qui se cachait derrière l’expression « autorités traditionnelles », comme en témoigne par exemple l’organisation de Ouidah 92[4], le festival des arts et des cultures vodun. Notre galerie de portraits permet de suivre les métamorphoses d’un pouvoir absolu et sa dimension religieuse. Plus encore, sa transformation en pouvoir républicain dévoile la dimension sacrée de tout pouvoir.

Avec le renouveau démocratique, la mise en patrimoine des monuments et des cultures du passé a pris un nouvel essor sous l’instigation de Nicéphore Soglo, premier président de ce régime démocratique. Mais avant cela, la Conférence nationale des forces vives de la nation avait redistribué les cartes en ce qu’elle avait rassemblé des représentants des différentes composantes de la nation béninoise, parmi lesquels les chefs de culte et les représentants des autorités précoloniales. Il s’agissait de refonder la société béninoise à partir du dialogue entre les représentants de chacun de ses segments. Dans le gouvernement Soglo, la logique de terroir[5], tout en réactivant la dynamique gens de la terre, gens du pouvoir[6] et le rôle du sacré dans ce mouvement, stimula d’autant plus la machine patrimoniale que le critère d’équilibre interrégional – officieux sous le régime marxiste-léniniste – devint officiel et la nomination des nouveaux cadres fut un moyen de satisfaire les exigences émises par les représentants des différents territoires régionaux lors de la Conférence nationale. Dans le même temps, à l’image des pays anglophones limitrophes, certains jeunes formés à l’étranger, conscients du fait que la fonction publique ne représentait plus la voie royale d’ascension sociale en raison des mesures drastiques imposées par le Fonds monétaire international, ont vu dans le retour sur la scène publique des autorités précoloniales une stratégie d’empowerment. Par ailleurs, le contexte mondial s’y prêtait avec, d’une part l’émergence des politiques de repentance conduites par les réseaux évangéliques réformistes, et de l’autre, la mise en patrimoine des cultures immatérielles par l’Unesco en 2003.

Ainsi, le plus grand intérêt porté aux royautés ne s’est pas fait au détriment du religieux et à partir de 2009, les autorités traditionnelles et les cinq principales confessions (catholicisme, protestantisme, islam, Églises évangéliques et religions endogènes) émargent au budget annuel de l’État pour organiser leur vie associative et promouvoir leurs cérémonies annuelles[7].

Au-delà du clientélisme politique devant l’échéance de la remise en jeu du contrat électoral se pose la question de comprendre l’engouement réciproque des représentants des autorités « traditionnelles » et contemporaines dans un Bénin qui peine à mettre en oeuvre une logique patrimoniale nationale – en témoignent les analyses de Sinou (2012), et de Cousin et Mengin (2011) sur les difficultés de la mise en patrimoine de Porto-Novo – en donnant à voir une exacerbation et une segmentation des identités de terroir (Bako-Arifari 1995). Comme le notent l’ensemble des auteurs béninois[8] de l’ouvrage sur Le retour des rois… (Perrot et Fauvelle-Aymar 2003), l’instrumentalisation dont les autorités traditionnelles sont l’objet depuis le Renouveau démocratique alimente les querelles interdynastiques, même si celles-ci sont héritières des bouleversements induits par la gouvernance coloniale. Néanmoins, on se doit d’interroger les liens entre l’État et ces dernières dans la mesure où ils sont d’une opacité aveuglante. En effet, si le retour à la démocratie a ranimé des conflits dynastiques, il a également favorisé la transformation de toute chefferie en royauté, et c’est comme si le système républicain cher à Lefort, loin d’instituer une place vide du politique, renvoyait en miroir à la fois une image incarnée, celle d’un roi démocrate, et une image inversée du président, même si tous deux sont des modalités inversées du vide politique dans un régime de pouvoir qui n’est plus absolu. En effet, on observe au Bénin comme dans de nombreux autres pays d’Afrique et du monde, en particulier depuis la fin des idéologies, une propension des gouvernants à incarner non plus une orientation politique, mais un personnage. Kérékou converti incarnait la figure du père de la nation, Yayi Boni celle d’un pasteur président. Chez le premier, les liens du sang pour transcender la logique du terroir et faire du Bénin une nation unie ; chez le second, l’universalité du message chrétien. Dans les deux cas, on est loin du pouvoir absolutiste précolonial ou marxiste-léniniste.

La désaffection des mobilisations collectives par des professionnels du politique n’est pas propre au Bénin, comme cela a été également constaté dans d’autres pays d’Afrique[9]. Rancière (2006) quant à lui attribue cette carence contemporaine non pas aux manques d’idéaux mais à un déficit de subjectivations collectives.

La royauté dans le moyen Bénin et le Bénin méridional

Les rois rencontrés appartiennent tous à l’aire culturelle aja-fon-yoruba qui s’est constituée et segmentée en différents royaumes d’inégale importance, mais qui ont tous été consolidés dans le contexte de la Traite atlantique aux XVIIe et XVIIIe siècle, comme en témoignent les analyses de Law (1986) ou Thornton (2014)[10].

Les traditions des trois royaumes les plus importants de ces régions rapportent une origine commune, Tado, qui localisé sur le plateau Aja en bordure du fleuve Mono, aujourd’hui situé au Togo. La migration des agasuvi, « enfants de la panthère mâle », aboutit à la formation du royaume d’Allada au XVIe siècle, et après des disputes entre princes, à celle d’Abomey quelques années plus tard et de Porto-Novo au début du XVIIIe siècle. Avec la Traite atlantique, la concurrence entre ces trois royaumes s’exacerbe et le territoire du royaume d’Allada va peu à peu être vassalisé par celui d’Abomey, tandis que celui de Porto-Novo entretiendra des relations de vassalité tantôt avec Abomey, tantôt avec des royaumes de l’actuel Nigeria (royaumes d’Oyo et d’Ifè). Dans les royaumes du moyen Bénin, certains furent un terrain de chasse aux esclaves pour Abomey avant de devenir leur vassal. C’est le cas du royaume de Savalou (XVIIIe-XIXe siècles), comme de celui de Kétou, apparenté au royaume d’Ilé Ifè, ou de celui de Dassa (XVIIIe siècle), apparenté au royaume d’Oyo, qui subissent les contrecoups des raids entre royaumes au XVIIIe et au début du XIXe siècle. Ainsi que le souligne Cornevin (1981 : 138), il est très difficile d’opérer une séparation nette entre les peuplements et les royaumes du Bénin méridional et ceux du moyen Bénin tant leurs histoires sont imbriquées. Pour l’historien Akinjogbin (1967), le royaume du Danxomé constitue le premier modèle de monarchie absolutiste dans la région.

Les critères généraux d’accession au trône sont une ascendance princière uniquement en ligne agnatique, l’absence de handicaps physiques et mentaux[11], une réputation de bonne moralité et la désignation par l’oracle Fa. À ces critères généraux s’ajoutent aujourd’hui une certaine aisance financière et/ou un niveau d’éducation moderne avec une bonne connaissance de la langue française. Une fois couronné, le roi doit abandonner ses activités antérieures pour se consacrer à son royaume. Il doit ainsi rester à demeure dans son palais, et n’en sortir qu’exceptionnellement pour de courtes périodes, veiller à engendrer son royaume en lui donnant au moins un héritier avec une femme de condition roturière, recevoir ses sujets, présider les fêtes commémorant les différentes dynasties de son royaume et arbitrer les conflits relevant de la justice coutumière.

Pour construire les portraits qui vont suivre, nous avons retenu, dans la mesure du possible, les éléments concernant l’état physique du roi, sa personnalité, sa profession d’origine, ses réseaux, l’appartenance à des associations dynastiques, l’état du palais et des symboles royaux. Ce sont en effet ces éléments qui aujourd’hui président aux choix effectués par les conseils de sages de chaque dynastie royale. En nous concentrant sur ces éléments, nous prétendons cerner les mécanismes « politico-religieux » par lesquels l’ordre de représentation des Béninois constitue le corps du roi et le roi constitue ses sujets comme les gouvernés d’un royaume qui fait partie d’une République.

Portraits de rois

Le roi partagé entre la logique de terroir et son réseau transnational

L’actuel roi d’Allada (16e roi) a été intronisé en 1992 sous le nom fort de Kpodegbe Toyi Djigla, succédant au trône en ligne directe à son père. Jeune diplômé de l’université, il a en quelque sorte sorti Allada de son assoupissement, aidé en cela par un chef de la Mission de coopération française ayant longuement séjourné en Haïti[12] et qui avait à coeur d’immortaliser le lieu de naissance de Toussaint Louverture, fondateur de la Première république nègre, grâce un monument. Réhabilitant le palais royal en faisant appel à la générosité des entrepreneurs étrangers ayant des intérêts économiques dans la région, et les consacrant grands dignitaires du royaume en retour, le roi d’Allada a également construit un hôtel pour accueillir les touristes, ses hôtes de marque et des conférenciers. Il est président-fondateur du Conseil supérieur des rois d’Afrique, ce qui lui permet de tisser des liens avec les autres royaumes africains. Ainsi, lors de la célébration du dixième anniversaire de son intronisation, il a convié le roi de l’empire Wagadou-Ghana, Tedjini 1er, qui a fait des études en anthropologie, sociologie, relations internationales et cinéma. Le roi d’Allada est quant à lui titulaire d’un master en sciences sociales. Il a épousé en secondes noces une princesse camerounaise par l’intermédiaire du vizir Akandé Olofindji Olofin II, fondateur de l’ONG Africa Cultures[13]. Chaque année, le roi d’Allada et son épouse célèbrent la mémoire de Toussaint Louverture. C’est l’occasion pour eux de délivrer des décorations à des personnalités béninoises et étrangères oeuvrant dans l’humanitaire ou le développement au nom de leur Fondation, et de les intégrer comme dignitaires du royaume d’Allada.

Un roi glorieux, le roi de Savalou

Le palais du roi de Savalou, Tossoh Gbaguidi XIII, a été entièrement rénové selon l’inspiration architecturale et décorative de son hôte, installé au sommet de la cité de 2006 à 2014. L’ancien palais a été partiellement détruit et la place ombragée par des arbres centenaires est désormais pavée et exposée au soleil ardent. Le palais est ceint d’un épais muret et d’un imposant portail au-dessus duquel sont gravés les insignes et rébus du roi. À l’entrée, un imposant buffle monté par l’ancêtre dynastique évoque le mythe selon lequel il a domestiqué cet animal.

Notre premier entretien se déroule en mars 2011, alors que la France aide l’insurrection contre M. Kadhafi, le roi d’Afrique. Notre hôte se lamente en soulignant que le guide libyen est le dernier panafricaniste vivant. En s’inspirant de ce dernier, le roi de Savalou a récemment créé une Fédération des États-Unis d’Afrique dont le siège est à Cotonou. En militaire averti, il parle sans détour et avec une certaine fierté de ses oeuvres accomplies et de ses projets en cours. Notre dernier entretien a lieu en août 2014, un mois avant son décès, le 18 septembre 2014. Il avait alors renouvelé ses réseaux internationaux en établissant un partenariat avec l’État de New York grâce à l’entremise du sénateur Bill Perkins, et cette collaboration lui a permis de bâtir un mémorial dédié au panthéon panafricain de la résistance à l’esclavage, au lieu-dit du Marché des esclaves, à quelques encablures du palais royal.

Tossoh Gbaguidi XIII a été intronisé au moment où il s’apprêtait à partir à la retraite, en 2006. Ancien adjudant-chef dans l’armée béninoise, il a entièrement rénové, en plus de son palais, les temples vodun royaux. Il a également fait ériger une sculpture d’Adisso, le fondateur du rythme musical Tchinkoume[14], sur une place proche de son palais. Il est à la tête de deux ONG, l’ADERSAL (Association pour le développement du royaume de Savalou), et la Fondation Tossoh Gbaguidi XIII qui forme un consortium avec la Fondation Mohamed V du Maroc et la Fondation Kadhafi de Lybie. C’est cette dernière association qui a financé la majeure partie des travaux de rénovation du palais et des couvents royaux, avec le forage de dix puits pour alimenter le palais, le couvent des divinités royales Nesuxwe et les quartiers environnants. En outre, des tracteurs envoyés de Libye pour pratiquer l’agriculture mécanisée sont entreposés dans un garage dans l’enceinte du palais. Lors de notre dernière entrevue, alors que je l’interroge sur le fait que ces machines semblent prendre la poussière sans avoir jamais été utilisées, il explique qu’elles ne sont pas adaptées au terrain savalois et qu’il lui faut d’abord acheter des engins pour enlever les souches d’arbre. Enfin, il a récemment acquis deux hectares de terre pour les offrir à deux ONG espagnoles afin qu’elles puissent y construire un orphelinat et un centre de formation à l’artisanat. Par ailleurs, il a relancé la fête de l’igname qui se déroule autour de la fête mariale du 15 août et déplace chaque année un grand nombre de catholiques venus de tout le pays et des pays voisins, en raison de la proximité de la grotte miraculeuse de Dassa, ville qui se trouve à une trentaine de kilomètres en amont de Savalou. Avec le succès grandissant de la fête de l’igname, les autorités ecclésiales de la grotte de Dassa ont déplacé d’une semaine le pèlerinage dédié à la Vierge Marie.

En homme sûr de son pouvoir, Tossoh Gbaguidi XIII préfère s’adresser directement au chef de l’État plutôt qu’à ses représentants locaux qu’il accuse de ne penser au développement de la commune qu’en période électorale. Il a ainsi obtenu le pavage des rues autour du palais. En retour, il appuie chaque fois que nécessaire le gouvernement lors du lancement des campagnes électorales. Non affilié aux associations des rois du Bénin, le roi de Savalou s’enorgueillit d’inviter parfois un ou deux confrères béninois pour participer à des évènements internationaux. C’est ainsi qu’il était au couronnement du guide libyen et il nous assure que c’est lui qui a eu l’idée de ce couronnement.

Sa mort soudaine en septembre 2014, qui a suscité de nombreuses interrogations – il a été victime d’une crise d’asthme –, a précipité la procédure successorale. Le conseil des sages de la collectivité Goungnisso[15] a désigné six mois plus tard, en février 2015, son successeur. Son remplaçant, Gandjegni-Awoyo Gbaguidi XIV a ainsi été intronisé le 5 juin suivant.

Le roi en quête de sa diaspora

Kétou, royaume mythique pour de nombreux adeptes du candomblé au Brésil, aurait été fondé par l’aîné du fondateur du royaume d’Ilé Ifè et à ce titre, tous les royaumes cadets doivent solliciter sa bénédiction à l’investiture d’un nouveau roi. D’après une des légendes, leur ancêtre Oduduwa[16] avait sept fils, auxquels il recommanda de migrer jusqu’à trouver le lieu où chacun pourrait fonder son propre royaume. La migration vers Kétou a duré entre deux et trois siècles, jusqu’au lieu accepté par l’oracle Fa.

Alaro Ifè Agbolawolu Owe (Aladé Ifè), cinquantième roi de Kétou, appartient à une des quatre dynasties actuellement régnantes. Au départ, il y avait neuf lignées royales mais quatre d’entre elles ont été éliminées au cours du temps en raison de leur mauvaise gestion du pouvoir. Il aurait été désigné pour succéder à son prédécesseur dès l’intronisation de celui-ci en 1965. Il s’agit d’Adetutu, décédé en 2002, à qui la rumeur attribue la guérison miraculeuse de Soglo, lors des premières élections du renouveau démocratique. Dès qu’il fut désigné comme prétendant au trône, il dut sortir du royaume, n’y revenant que pour les vacances d’été, afin d’éviter de se mêler aux querelles internes. Tout prince susceptible de régner est envoyé en exil pour garder toute l’impartialité exigée par son règne. Il a été intronisé roi quelques mois après le décès d’Adetutu, et couronné en décembre 2005 après trois ans d’initiation au cours desquels il s’est d’abord rendu à Imeko et Idofa (Nigeria) pour se présenter à sa famille cadette. Ensuite, il a fait des séjours de trois à quatre mois dans les maisons mères du royaume pour y apprendre les spécificités de la fonction suprême. Son couronnement a été retardé en raison du mauvais état du palais et de la difficulté à trouver le financement pour le rendre habitable. C’est en fin de compte les fils de Kétou qui se sont cotisés pour réhabiliter le palais. En 2002, le futur roi était à quelques mois de la retraite. Ingénieur statisticien, c’est lui qui a dirigé le premier recensement au Bénin en 1978-1979.

Depuis son intronisation, le roi de Kétou a modernisé certaines coutumes. En catholique fervent[17] et monogame fidèle, il nous dit avoir refusé la pratique du lévirat, mais devant l’insistance de sa femme – ménopausée depuis longtemps et souffrant de troubles de santé attribués au refus de son époux « d’engendrer son royaume » –, il s’est laissé convaincre d’épouser une jeune femme, il y a de cela deux ans. Sa première épouse s’est rétablie, mais son royaume tarde à féconder. Aladé Ifè est président d’honneur de la Fédération des Rois Yoruba du Bénin (FERYB) qui a été créée en 2010 à la suite des incessants conflits au sein des associations royales nationales. Le président actuel de cette fédération est le roi central de la vallée de l’Ouémé. Cette nouvelle fédération a reçu le soutien des royautés yoruba du Nigeria, et une dizaine de rois de l’État d’Ogoun sont venus assister au congrès constitutif qui s’est tenu à Kétou.

Néanmoins, si le roi Aladé Ifè se réjouit de l’attention portée par ses frères cadets du Nigeria aux royautés yoruba du Bénin, il ne cache pas sa crainte du géant voisin et déplore le fait que le gouvernement béninois ne s’engage pas plus pour soutenir financièrement les autorités traditionnelles. À l’inverse, lorsqu’il se rend au Nigeria, il est fêté royalement en tant qu’aîné des royaumes yoruba, et les autorités gouvernementales d’Imeko lui ont même offert une voiture pour ses déplacements. Reconnaissant toutefois recevoir 200 000 francs CFA annuels du budget alloué aux rois du Bénin, alors que d’autres royaumes sont moins bien lotis, il regrette le désintérêt du gouvernement pour la sauvegarde des patrimoines royaux. Il refuse de s’adresser à des organismes comme l’Unesco car ces derniers ne tiennent pas compte des exigences du confort moderne et ne réalisent pas que reconstruire à l’ancienne nécessite des soins constants. Ses relations avec la mairie sont bonnes, tant que l’autorité administrative accepte d’être son interlocuteur dans ses démarches. Toutefois, le roi s’est adressé directement au Président pour la réfection de la route entre Porto Novo et Kétou. Il lui reste maintenant à obtenir l’assainissement de la ville et le goudronnage du tronçon qui mène à Savé.

Très courtois, simple et direct, il semble avoir accepté sa fonction, qui l’oblige à vivre la majorité du temps cloîtré dans son palais. Ainsi, il avait été invité à se rendre en Libye, mais a décliné l’offre. Son plus grand regret à ce jour est la disparition d’un ami qu’il avait chargé de reconstituer la généalogie de la dispersion d’une partie de ses ancêtres à Kpokpo (Grand Popo), avant de s’enfuir vers le Togo et le Ghana pendant la traite esclavagiste. Renouer avec la diaspora togolaise et ghanéenne lui permettrait de rééquilibrer numériquement le poids des royautés yoruba hors du Nigeria. Souffrant en quelque sorte du syndrome d’aînesse, il tire son pouvoir de sa primogéniture et souhaiterait constituer un réseau indépendant du Nigeria, dont il envie le rôle dévolu aux rois dans l’organisation fédérale du pays, mais dont il craint l’appétit dévorant.

La quête d’authenticité, ou le roi sans palais

Le roi de Lokossa, Totoh Gnawoh VI, intronisé en février 2010, est un ancien mécanicien-soudeur reconverti dans le commerce prospère des médicaments importés de Hong Kong vers le Togo, le Bénin et le Nigeria avant d’être choisi pour succéder à son père, décédé en 2002. Né à Lomé, il y a passé toute sa vie adulte, et a été choisi pour reprendre le trône de son père bien qu’il ne soit pas l’aîné, car sa mère, native de Lokossa, n’appartient pas à une lignée princière.

Nous avons déjà pu constater au cours de nos enquêtes que, depuis le renouveau démocratique, les responsables des collectivités familiales ne sont plus choisis parmi les sages ayant une bonne connaissance des traditions familiales, mais parmi ceux qui ont l’aisance financière qui leur permettra de prendre en charge la majorité des dépenses relatives aux célébrations des ancêtres du clan. Dans le cas du roi de Lokossa, c’est d’autant plus patent que ce dernier, dont le commerce informel était extrêmement prospère, était également Chrétien céleste avec le grade de Suprême Woli en raison de ses talents de guérisseur et de prophète. Nombreux étaient les fidèles et les clients en quête de solution pour leurs infortunes. Malheureusement, avec sa charge royale qui lui interdit de se déchausser alors que son Église impose à ses fidèles de se présenter à Dieu pieds nus, il ne peut également plus s’occuper des malades car un roi ne peut risquer son intégrité physique par la fréquentation de malades. Il a donc déserté son Église, et n’exerce plus de profession, sa charge exigeant qu’il occupe son siège, c’est-à-dire qu’il reste à demeure sur son trône. En conséquence, ses économies ont fondu après un an de règne, ses enfants ont repris son commerce et un an après son intronisation, il est entretenu par sa seconde épouse qui est infirmière. Lorsque nous l’interrogeons pour connaître les raisons qui l’ont conduit à abandonner le confort de la vie urbaine et d’une profession lucrative, il nous répond qu’il n’avait pas le choix, sa première épouse ayant souffert subitement d’une maladie incurable jusqu’à son intronisation. Depuis, celle-ci est complètement guérie et a rejoint la capitale togolaise. Guère au fait de l’organisation de son royaume, Totoh Gnanho VI a passé neuf jours de retraite pour apprendre le b.a.-ba de sa fonction. Il ne sait pas qui sont ses administrés et ses représentants. Complètement démuni et déprimé, il espère pouvoir se ressaisir et ouvrir un commerce très prochainement. En effet, lorsqu’il s’est plaint de sa situation auprès du conseil des sages qui l’ont élu, ces derniers lui ont rétorqué que c’était à lui de se débrouiller étant donné que son père n’avait laissé aucun héritage.

Ses ancêtres originaires de Toffo sont Kotafon, une population Aja-fon qui a fui la région au début du XVIIIe siècle en raison des nombreuses exactions et razzias du royaume d’Abomey sous le règne d’Agaja. À Toffo, ils étaient chefs de terre, et en s’installant à Lokossa, littéralement « sous l’arbre iroko », ils vont dominer politiquement ce territoire jusqu’à la colonisation, sans pour autant se constituer en royaume. D’ailleurs, la maison familiale dans laquelle le roi est installé est misérable et ne recèle aucun signe d’une demeure royale, ni même simplement familiale, tel qu’on peut en voir à Abomey ou Porto-Novo. Renseignement pris, il semble que ce soit à l’instigation du maire de la ville, un homme extrêmement dynamique, attaché à développer sa commune par tous les moyens, que sa collectivité familiale a été sollicitée pour remettre sur le trône un gardien de la tradition.

Le site Internet de la mairie de Lokossa témoigne de l’activisme de son premier représentant, qui parcourt le monde pour jumeler sa ville avec d’autres communes du monde, en particulier en France où la diaspora béninoise est la plus importante. Dons de matériel sanitaire, éducatif, agricole accompagnent chacun de ses retours au pays. La mairie participe financièrement aux festivités traditionnelles annuelles, et elle invite en retour les représentants des autorités traditionnelles lors des cérémonies officielles (fête de l’indépendance, séminaires, forums, ateliers) initiées par les autorités administratives. La rubrique touristique du site indique la présence d’hippopotames dans le lac et signale l’arbre fétiche botinsa (littéralement l’arbre du bo), planté par un des lieutenants du roi lors de son arrivée dans un lieu qui allait devenir son quartier.

Deux rois pour un seul trône, les rois de Hogbonu[18]

Avec le retour des rois sur la scène publique (Perrot et Fauvelle-Aymar 2003), les querelles dynastiques tournent souvent autour du rôle de l’ancien colonisateur dans la fabrication de rois au moment de la conquête coloniale.

La querelle de légitimité qui divise actuellement les deux rois de Porto-Novo, Dè Kpoto-Zounmé Hakpon III et Dê-Gbêzé Ayontinmê Toffa IX, tient selon Hakpon III à ce qu’il est d’origine princière en ligne agnatique dans la longue durée, alors que son rival est d’abord issu d’une lignée utérine[19]. Les guerres et les conflits avec les royaumes voisins autour du commerce des esclaves avaient provoqué la désertion du roi devant succéder à Dè Mèji en 1848 ; la fille de l’ancien roi Hufon installa alors son fils Dè Soji sur le trône. Cependant, comme le rappelle Videgla (2003 : 152 et 155), des entorses au principe selon lequel les cinq branches royales devaient accéder au trône à tour de rôle ont toujours été commises ; la dernière ayant eu lieu, selon cet historien, au moment de la colonisation, avec l’usurpation du trône par Toffa au détriment de la lignée Dè Messè. La lignée dont est issu Toffa aurait ainsi contrevenu à la règle d’accession au trône en lignée agnatique, tout en évacuant les autres dynasties royales de la succession avec la domination coloniale.

Dè Kpoto-Zounmé Hakpon III, du quartier Kpotozumé de Porto-Novo, a été intronisé par un comité des sages le 18 janvier 1997, après avoir passé 11 mois et 20 jours en retraite initiatique. Il appartient à la lignée de Dè Hakpon, le fils aîné du fondateur du royaume Hogbonu, Tè Agbanlin, dans la troisième décennie du XVIIIe siècle. Son palais, récemment rénové, est situé dans le quartier Sadoyon. Selon Pineau-Jamous (1986), ce quartier a été fondé par le roi Dè Mikpon (17e roi) de la lignée de Dè Mèse pour servir de quartier général à ses serviteurs. Il est habité par ces derniers, assimilés à des princes.

La façade du palais a été récemment rénovée avec des bas-reliefs peints dans des couleurs chatoyantes. Hunkpa III a été installé après la période de régence de vingt ans qui a suivi la disparition du roi Alohintin Gbeffa, acculé au suicide, selon la rumeur[20], durant la lutte contre le féodalisme du régime marxiste-léniniste : en 1976, les palais royaux deviennent propriété nationale, et en 1981, le palais Honmè, résidence habituelle du roi régnant, est érigé en Musée par décret gouvernemental. Il sera ouvert en 1988 après des travaux de réhabilitation financés par l’Unesco et la coopération française.

Lorsque nous arrivons au quartier Gbekon pour rencontrer Dê-Gbêzé Ayontinmê Toffa IX, devant la grande maison à étage de style colonial, à moitié décrépie, construite à l’entrée du palais du roi Toffa à l’époque où les empires occidentaux coloniaux se disputaient les territoires africains, un jeune homme nous accueille et le roi nous reçoit assez rapidement. Vêtu simplement, contrairement à Hakpon III, il avance vêtu d’un grand pagne wax enroulé à l’épaule autour d’une tunique, couvert d’une calotte tenant à la main droite une canne sculptée au pommeau d’argent. Il s’assoit sur le trône en bois lustré noir-ébène, dont le haut du dossier porte la mention sculptée In Memory Té Agbanlin. C’est un cadeau d’un homologue du Nigeria.

Toffa IX, âgé d’une cinquantaine d’années, a commencé par l’enseignement pour ensuite s’orienter vers la technique ; il possède un diplôme en électronique. Comme il n’avait pas assez de moyens pour s’installer à son compte, il a choisi l’expertise maritime et travaillait pour une société étrangère. En 2009, ses grands frères l’ont convoqué à Porto-Novo – il résidait alors à Cotonou –, pour traiter de l’histoire d’un terrain qu’il venait d’acquérir. C’était juste un prétexte pour le conduire à la tombée de la nuit au palais où il s’est retrouvé face à de vieux sages qui l’observaient, pour vérifier s’il était apte à la charge royale. Ce n’est qu’après cette nuit passée comme hébété, soumis à différents traitements puis acclamé par les dignitaires du palais qu’il a compris qu’il venait de quitter le monde du commun. C’est ainsi qu’il n’est plus jamais retourné chez lui à Cotonou. Son patron qui ne l’a pas vu venir au travail le lundi suivant n’en croyait pas ses oreilles… « C’est dire que lorsque le père appelle, on ne prononce pas des incantations, on se lève et on répond », conclut notre interlocuteur. Toffa IX s’enorgueillit du fait que c’est grâce à son ancêtre le roi Toffa que les Français ont colonisé le pays au détriment des Anglais, lesquels voulaient annexer l’ensemble des territoires entre le Ghana et le Nigeria. Toffa était sur le trône depuis 1874 lorsque, attaqué incessamment par les navires britanniques en 1851, il demanda et obtint la protection des Français, en 1863. Le royaume du Danxomé pour sa part la refusa et jusqu’en 1890, il rejeta le décret de protectorat signé par le royaume de Porto-Novo en 1882.

Toffa IX a d’abord appartenu au Conseil national des rois, avant la création du Conseil suprême des souverains dont le président actuel est Agoli-Agbo, le roi d’Abomey. Il est vice-rapporteur dans ce Conseil depuis 2003. Il y avait eu des tensions entre les majestés, et le conseil devait réunir les vrais rois du Bénin pour éviter la pléiade de rois occasionnée par les vassaux et chefs de collectivités nommés au bord du lac et transformés en rois. Toffa IX a été invité une fois en Lybie, et plusieurs fois au Nigeria, comme en témoigne une photo encadrée au mur, qui rassemble différentes personnalités des African Nationalities. Cependant, il n’appartient à aucune association internationale de souverains.

La ville de Porto Novo et le palais Honmè ont posé leur candidature à l’Unesco pour appartenir au patrimoine culturel de l’humanité. Avant l’intronisation de Toffa IX, ses prédécesseurs n’ont pas osé toucher au palais Gbekon qui tombait en ruine : le toit était effondré et le mobilier complètement dégradé. Toffa IX a pris en charge les réparations les plus urgentes sans se soucier d’authenticité et sans en référer aux architectes de l’École du patrimoine africain (EPA), attitude le mettant dans une situation délicate pour trouver de l’aide pour compléter les travaux du palais. Il a finalement trouvé un compromis avec cet institut, qui devrait prochainement reprendre la rénovation des murs d’enceinte du palais. Le roi nous montre avec beaucoup de fierté le meuble fabriqué par un menuisier travaillant régulièrement pour l’EPA. C’est un canapé avec les accoudoirs et les pieds sculptés en forme d’éléphant qui est l’emblème du premier Toffa. Son héritier a rêvé qu’il devait retrouver des parchemins, raison pour laquelle il a fait mettre des rouleaux dans la gueule des éléphants qui servent d’accoudoirs. Il est encore en train de penser à une devise qui caractériserait son règne et dont les mots clés seraient paix, travail et justice.

L’élection d’un nouveau roi Toffa en 2009 n’est peut-être pas étrangère au fait que 2008 marquait le centenaire de la mort de Toffa, centenaire dûment fêté grâce au financement de différentes ONG et de la Coopération française. Son prédécesseur, qui n’avait jamais été publiquement présenté en raison du trauma causé par le suicide de Gbeffa en 1976, avait été nommé en 1997, juste avant que Hunkpa III ne se déclare roi. Ce dernier aurait été, selon son détracteur, intronisé avec la complicité du roi d’Allada. On constate donc la confrontation entre l’histoire et l’authenticité. Il nous semble que si les responsables des autres lignages dynastiques et des vodun royaux se sont rangés derrière la bannière du descendant de Toffa, laissant à Hunkpa III ses réseaux panafricains, c’est parce que les symboles du pouvoir traditionnel ont été transmis depuis l’époque coloniale dans la lignée de Toffa. Sans eux, il est difficile d’accomplir les rituels venant régénérer la puissance des mânes ancestraux.

Ainsi, Hunkpa III bénéficie des aides gouvernementales dans le cadre des subventions allouées aux chefferies traditionnelles et Toffa IX, après un conflit avec l’École du patrimoine africain, peut espérer le soutien des organismes chargés de la préservation du patrimoine en Afrique, après avoir fait amende honorable.

Conclusion : des rois en démocratie

Qu’en est-il de l’articulation entre la place vide du dispositif électoral en démocratie et la prégnance du corps du roi engendrant ses sujets comme gouvernés dans une République ? Comment l’un reflète-t-il l’autre ? Telle est la question qui reste à résoudre. Dans notre réponse, nous montrerons tout d’abord comment s’instaure une image du roi, condition pour que subsiste la dimension eucharistique de leur pouvoir, qui entre en résonnance avec la démocratie. Ensuite, nous verrons comment les représentants du pouvoir étatique ont, paradoxalement, besoin de cette image pleine d’un corps protéiforme, civique, électoral, national et transnational. Ce circuit s’achève dans un échange de légitimité entre ces deux ordres politiques.

La première solution concerne la mise en mouvement des rois. Si nous scrutons l’image du roi béninois, il apparaît que les critères d’immobilité (le roi doit demeurer dans son palais) et de mutisme (« le roi muet comme une image », Bazin 2004 : 22) ne sont guère observés, sinon par le roi sans palais de Lokossa et, dans une moindre mesure, par le roi de Kétou dont la sédentarité tient plus à sa modestie personnelle qu’à sa qualité de roi. Parmi les rois les plus bavards et les plus mobiles, nous retenons le roi glorieux de Savalou ou le roi transnational d’Allada qui utilisent régulièrement les médias pour rendre publics leurs exploits ou encore manifester leur désapprobation devant la politique étrangère du gouvernement, voire leurs protestations publiques contre le massacre annoncé du guide libyen en avril 2011. Les roi d’Allada de Savalou et Hunkpa III de Hogbonu ont des palais flamboyants ; ils ont accès aux mêmes réseaux d’aide internationale, soutiennent sans réserve le roi d’Afrique aujourd’hui disparu, et partagent l’idée d’un panafricanisme rénové grâce aux anciennes aristocraties.

Dans les portraits et le tableau en annexe qui les synthétise, l’image que ces rois dévoilent est multiple, hétérogène et bigarrée : l’ostentatoire rivalise avec le dénuement le plus simple, les attributs royaux se démultiplient dans de nombreuses matérialités tout comme ils peuvent être singulièrement absents, à l’instar du roi de Lokossa ou même de Hunkpa III de Hogbonu, dont la munificence du palais occulte l’absence des objets royaux qui fondent la puissance du roi, renvoyant comme dans un miroir au palais délabré du roi Toffa, détenteur des objets sacrés du royaume et qui, après avoir rafistolé le palais colonial de son illustre ancêtre, tente de trouver un compromis avec l’École du patrimoine africain pour obtenir son aide dans la réfection du mur d’enceinte qui tombe en ruine en de nombreux endroits.

Enfin, en ce qui concerne l’engendrement du royaume, certains échouent à remplir cette condition. Ce sont des corps à la retraite de la fonction publique. Il apparaît là aussi un principe général de passage par l’État qui qualifie le roi sélectionné. En effet, le retour des rois est marqué par l’ascension d’une nouvelle génération, souvent diplômée, cherchant dans la tradition un moyen d’ascension sociale. Les portraits retenus ici en sont exemplaires. En leur donnant le pouvoir, la royauté capte une partie du système de légitimité démocratique qui fonctionne à la place vide.

Au terme des portraits présentés, il est possible d’émettre l’hypothèse suivante : en perdant l’immobilité, le mutisme et leur capacité d’engendrer le royaume et, pour certains, leurs matérialités – aucun n’a été en mesure d’exhiber des matérialités ou des mots choses (Marin 2005) qui évoquent leur singularité, reprenant sans cesse les emblèmes et les choses-dieux (Bazin 2008) de leurs ancêtres –, ces rois modernes contribuent à la transformation des ordres de représentation du pouvoir. Ils assurent le passage d’un principe d’absolutisme du procédé d’incarnation à celui de la représentation par mandat ; ce qui les fait percevoir parfois comme des « faux rois » et ouvre à de fréquents procès en légitimité. Cependant, ces procès remettent en cause celui qui incarne le pouvoir et non pas le principe royal lui-même. Ces critiques font partie du dispositif qui sous-tend le pouvoir royal dans le cadre de la République. Les rois instaurent, par leur présence, une nouvelle image du pouvoir que les palais restaurés tentent de symboliser. Il ne s’agit pas de restaurer à l’identique, mais de montrer en modernisant l’architecture des palais que les rois sont bien dans le temps présent et que leur légitimité s’accorde avec les exigences de la modernité. Image d’un pouvoir et/ou pouvoir d’une image, restaurés dans l’espace public, la royauté au Bénin symbolise tout à la fois la disparition du pouvoir absolutiste et sa transformation/régénérescence comme pouvoir de la société civile. Par ce principe, les rois représentent leur royaume dans une logique d’État démocratique pour y inscrire leurs sujets. À cet égard, on constate que la plupart des rois observés participent à la vie démocratique, en prenant en charge la mise en place de la liste électorale permanente informatisée sur leur territoire. Par conséquent, leur pouvoir eucharistique passe aussi maintenant par ce medium.

Après avoir montré comment une nouvelle image du roi s’institue, il reste à expliciter comment elle fait écho avec la place vide que constitue le système démocratique béninois. L’hétérogénéité des données montre qu’une opposition entre la royauté et l’État n’est nullement probante. La valorisation de ces anciennes autorités ne s’accompagne pas d’une séparation au sein de l’État, entre une instance qui concernerait le niveau national et l’autre, régionale. Lorsque nous scrutons les portraits, nous voyons qu’il existe des royautés sans pouvoir. Sans pouvoir ne signifie pas, pour autant, que le roi n’intervient pas dans le dispositif de la décentralisation. À titre d’exemple, c’est le maire de la ville de Lokossa qui élève une collectivité familiale au titre de royauté et oeuvre pour sa consécration en tant que telle, parce que son propre prestige dépend de ce pouvoir. Par contre, les rois s’opposent aux élus du système étatique qui se conforment souvent avec une logique/idéologie bureaucratique et ne deviennent attentifs aux souhaits des citoyens qu’en période électorale. Le roi veille à ce que les promesses des gouvernants soient respectées. Ainsi, au lieu de souligner des séparations, les portraits montrent bien que tous ces niveaux s’enchevêtrent, y compris dans leur dimension transnationale.

Il convient maintenant de s’attarder sur les dispositifs qui rendent intelligible la manière dont la démocratie se nourrit de la royauté au Bénin. L’un des indices est que la royauté revient en force au moment du renouveau démocratique. La plupart des rois observés interpellent directement le chef du gouvernement pour obtenir l’assainissement de leur ville, ou la réfection des routes qui mènent au chef-lieu de leur royaume, n’hésitant pas pour certains à se mobiliser dans les campagnes électorales. En outre, au cours des entretiens, tous les rois s’accordent pour mettre en valeur leur rôle de médiateur entre la population civile et les autorités administratives du pays. Aujourd’hui, le pouvoir du roi n’est plus la figure incarnée du despote mais une figure bienveillante. Il s’agit, par leur présence, de concilier la mémoire des temps anciens avec les exigences de la démocratie contemporaine. Ces rois sont les garants de la mémoire des temps anciens. Ainsi, ces représentants des aristocraties du Bénin moyen et méridional ne semblent nullement embarrassés de promouvoir ensemble les anciennes royautés esclavagistes et la mémoire des déportés du trafic.

L’argument le plus probant en faveur de l’échange de légitimité entre royauté et démocratie concerne l’expérience de la pacification de la société béninoise. La mise en patrimoine des anciennes royautés, loin de se conformer aux impératifs des organismes internationaux, en termes de préservation, conservation et mise en valeur de monuments mémoriels, sert les intérêts d’une démocratie pacifique, jouant des contradictions internes à la société et de ses segmentations, annihilant ainsi comme par enchantement toute tentation despotique : le pouvoir peut être enchanté même lorsqu’il est vidé de sens et ce, grâce aux figures hétéroclites du pouvoir « traditionnel ». La république béninoise se réfléchit dans les multiples images formant une mosaïque de pouvoirs décentralisés tendus vers et pour la République, en dépit de l’absence d’imaginaire national (Tall 2009). C’est à travers ces figures royales qu’opère le phénomène de transsubstantiation qui fonde le pouvoir républicain du Bénin contemporain.

Enfin, nous pouvons faire l’hypothèse que le système des rois est un des dispositifs qui conjure la violence politique au Bénin. La sortie d’un régime autocratique ne s’y est pas faite par les armes, contrairement à de nombreux pays de la région, mais par la célébration d’un multiculturalisme très postmoderne. On pourrait donc continuer à considérer le Bénin comme le « quartier latin de l’Afrique », en ce qu’il réalise sans trop de violence l’imaginaire d’une république multiculturelle. Il n’est qu’à voir pour s’en convaincre la litanie réaffirmée, à chaque remise en jeu électorale depuis 1991, du slogan « Dieu aime le Bénin ». Sous la protection du Divin, le Bénin démocratique et décentralisé arrive jusqu’à présent à contenir tous les mauvais rêves de partition ethnique et religieuse.