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La grande diversité qu’il y a entre les sens des Sauvages, & des François […] : car vous diriez en plusieurs choses, que ce qui est du sucre aux uns, est de l’absynte aux autres.

Relations des jésuites (RJ), vol. 44 : 276

Les écrits des jésuites de la Nouvelle-France gardent le souvenir d’intérieurs de chapelles composés d’images, de luminaires, de colliers de perles en coquillage, de tissus, de fourrures et de végétaux. Selon nous, ces décors renvoient à la situation exceptionnelle de l’évangélisation des peuples du nord-est américain au 17e siècle. Les jésuites sont en effet confrontés à une altérité sensorielle radicale qui constitue un obstacle vers l’intériorisation d’une religion nouvelle. Par conséquent, pour convertir, ils doivent non seulement connaître les langues des autochtones, mais comprendre les présupposés « sensibles » qui structurent leur perception du monde. Ces dispositifs plastiques auraient donc eu pour objectif de créer une harmonie sensorielle et spirituelle entre deux univers différents.

Aussi, dans le sillage des travaux menés par Constance Classen (1993), David Howes (2003) et Peter Hoffer (2003) – qui ont tenté de saisir l’organisation des sens des sociétés qu’ils étudiaient – proposons-nous de livrer une enquête historique sur les cultures sensorielles présentes dans les missions. Tout particulièrement, nous allons tenter d’expliquer les discours des jésuites pour justifier de tels décors dans le contexte iroquois à partir de la seconde moitié du siècle. Au cours de cette période, les missionnaires ont souligné le rôle des matériaux brillants (coquillages, textiles, chandelles) dans l’ornementation des chapelles amérindiennes. Cela n’a rien de surprenant quant on connaît la valeur métaphysique que les Européens et les autochtones, chacun de leur côté, octroyaient aux matières étincelantes[1]. Mais la notion de « lumière » renvoie-t-elle à la même réalité chez les jésuites et chez les Amérindiens? L’analyse comparative des sensorialités permet-elle de mieux comprendre ces arrangements provisoires, constellés de bougies, de wampums ou de textiles, qui apparaissent au détour des écrits des jésuites?

Des mondes multisensoriels

Chez les Hurons et les Iroquois, il n’y a pas de compartimentations sensorielles comme cela se produit en Europe depuis la Renaissance. Cette communion entre plusieurs sens est évidente lorsque l’on s’attarde sur les rituels de guérisons (Hoffer 2003 : 34-35). Le toucher, l’odorat, l’audition et la vue sont sollicités pour rétablir un équilibre perdu (Champlain 1619 : 89-93 ; RJ, vol. 42 : 146-148). En 1639, au village huron d’Ossossané, Jérôme Lalemant, exaspéré par la profusion des chants au cours des cérémonies, n’écrit-il pas : « tant plus on fait de bruit & de tempeste, tant plus la personne malade en ressent de soulagement » (RJ, vol. 17 : 176-178).

A contrario, les jésuites conçoivent le processus de guérison comme une mise en veilleuse des sens du malade. Il lui faut jeûner, être dans un environnement silencieux, une obscurité reposante (RJ, vol. 5 : 234-236). Du reste, comme la maladie est bien souvent, dans ces années-là, l’avant-courrier de la mort et donc propice au baptême, le discours évangélisateur ne doit en aucun cas être parasité par les chamans, une nourriture trop abondante ou des incantations (RJ, vol. 13 : 246). Ce privilège accordé à la vue au détriment des autres sens est une tendance bien enracinée au 17e siècle en Europe. Elle est cependant loin d’être achevée. Dans les domaines religieux et profanes, les sens sont encore inextricablement liés. La liturgie, le théâtre, les processions, par exemple, se présentent comme des expériences multisensorielles. Le spectacle ne se conçoit pas comme pure visualité ni l’art oratoire comme uniquement composé de paroles. Comment, d’ailleurs, ne pas rapprocher les rites autochtones, conciliant les chants, les danses, les joutes oratoires, les costumes bariolés, des cérémonials baroques qui connaissent leur apogée en France dans les années 1640-1670 (Tapié 1980 : 193-292)?

Conjuguer les sens

Pourtant, cela ne signifie pas que les Iroquoiens n’attribuent pas aux sens des fonctions particulières ; il semble que ce soit dans leurs rapports qu’ils conçoivent leur pleine efficacité.

Les festins, par exemple, conjuguent le goût à l’audition. Celui qui convie au banquet ne se nourrit pas mais prononce une allocution tout au long du repas (Sagard 1636 : 281 ; RJ, vol. 15 : 84). Les invités mangent donc en écoutant comme si le goût des aliments, la satiété, favorisaient la réception du discours. Dans ce cas, un sens véhicule le message tandis que l’autre facilite sa réception. Ainsi en est-il de ce missionnaire, qui ne cache pas son admiration pour la courtoisie autochtone lorsque les Iroquois lui font manger « un gros morceau de viande, pour me régaler & me bien disposer à cette grande action [un conseil] » (RJ, vol. 53 : 230)[2].

Cette association de deux sens est encore plus évidente avec les protocoles diplomatiques qui impliquent l’usage des wampums. Les orateurs accompagnent toujours leurs paroles d’un présent. Sans ce cadeau au destinataire du message, la parole semble n’avoir qu’une portée limitée (Vachon 1971 : 186-187).

Les colliers de coquillages sont aussi définis comme des moyens d’ouvrir le chemin à la parole prononcée : « on se fait des présents […] afin de donner un passage plus libre à la voix » (RJ, vol. 58 : 188)[3]. Mieux encore, ils sont décrits, en de nombreuses circonstances, comme l’équivalent de la qualité sonore du discours : « Voilà ma voix qui t’avertit » (RJ, vol. 53 : 228), telle est la façon dont est présenté un wampum à l’interlocuteur. Celui-ci serait alors une émanation de la parole, sa matérialisation momentanée.

Matérialités sonore et visuelle finissent par se confondre. En d’autres termes, « voir » dispose à l’audition mais, par une circularité certainement due à l’échange, « entendre » dispose également à la vision. Les frontières sont si peu étanches que la phrase de Denys Delâge résonne comme une vérité qu’aucun témoignage ne vient contester : « Le présent est parole, la parole est présent » (Delâge 1985 : 112). Le wampum qui, à partir de la période historique, est le présent le plus utilisé pour valider les discours diplomatiques, est donc support et condition de la parole émise, mais finit par devenir la parole elle-même (Lafitau 1724 : 502 ; Vachon 1971 : 181-182)[4].

Ainsi, le goût et sûrement l’odorat se mêlent à l’audition (festin), et cette dernière s’associe au toucher et à la vue (rituel diplomatique). Parfois aussi les festins, les dons de colliers, les chants ou les discours se succèdent, s’unissent au cours d’un même rituel. Ce phénomène polysensoriel se constate en particulier au cours des conseils de la Ligue des Cinq Nations. Lors des visites diplomatiques des nations afin de régénérer les alliances, les sollicitations sensorielles se démultiplient, s’entrecroisent, se déploient des journées entières. La lettre de Pierre Millet, de 1674, au sujet des visites que les ambassadeurs onneiouts font à leurs alliés, illustre le concerto sensoriel auquel donnent lieu ces manifestations pacificatrices. Faute de pouvoir citer l’intégralité de cette missive, notons la dernière phrase qui en résume la teneur : « On leur répond le jour suivant, après une danse publique qui se fait autour des colliers ; le tout se termine par un festin et par les remerciements qu’ils se font mutuellement » (RJ, vol. 58 : 188). Tout y est présenté comme un ordonnancement sensoriel ritualisé à tel point que l’enchevêtrement des sens au cours de ces rencontres se présente comme la métaphore des liens étroits qui unissent les cinq nations entre elles.

Cette non-différenciation entre objets et paroles n’allait pas de soi pour les Européens. Discours et images étaient souvent opposés ou, du moins, mis en rivalité même si l’adéquation était souvent recherchée. Leur rapport ne reposait pas sur une équivalence mais sur une relation de complémentarité. C’est parce que le discours n’est pas image et l’image n’est pas discours que la conciliation était perçue comme idéale. Il n’est que de citer les débats pour savoir qui, de la poésie ou de la peinture, l’emportait, pour mesurer combien les sens, dans la pensée occidentale, sont posés comme rivaux (Lee 1991 ; pour un exemple jésuite, Biet 1992).

En somme, la culture européenne est taraudée par la classification sensorielle et la question de la complémentarité des sens. Au 17e siècle, l’hégémonie de la vue sur l’ouïe (ou le contraire) dans la structuration symbolique du réel semble à vrai dire moins importante que la volonté d’établir une suprématie. C’est donc plus la tendance à hiérarchiser les sens qui qualifie l’univers sensible que l’effectivité réelle d’une prépondérance. La culture sensible, à l’aube de la modernité, est donc à la fois multisensorielle et sectorielle, sectorielle parce que la multisensorialité du vécu s’érige de plus en plus comme un obstacle au processus rationnel entrepris par la société d’Ancien Régime.

Interactions sensorielles

Les missions iroquoises s’avèrent riches en échanges symboliques. Forts de l’expérience qu’ils ont acquise auprès des Algonquins et des Hurons, les jésuites ont découvert que l’imposition d’une religion nouvelle ne peut se faire aux dépens des données culturelles qui imprègnent les sociétés amérindiennes (RJ, vol. 43 : 284-286). Gagner les Iroquois à leur cause, c’est donc emprunter leur manière de convaincre. Nulle part mieux que dans un extrait des Relations n’apparaît cette volonté de faire passer un message typiquement colonial par l’entremise d’un objet issu de l’univers autochtone.

Comme ces peuples se conduisent beaucoup par les choses exterieures ; le Pere fit planter au milieu de la place, où se tenoit le Conseil, une perche […] de laquelle pendoit un collier de Pourcelaine ; leur declarant que seroit ainsi pendu le premier des Iroquois qui viendroit tuer un François […]. Il n’est pas croyable combien ce present […] les estonna tous ; ils demeurent longtemps la teste en bas, sans oser ni regarder ce spectacle, ni en parler ; jusqu’à ce que le premier & le plus eloquent de leurs Orateurs, ayant comme repris ses esprits, se leva & fit toutes les singeries imaginables autour de cette perche ; pour declarer son estonnement. On ne peut pas descrire toutes les gesticulations que fit cét homme âgé […] ; que regards inopinés à la veuë de ce spectacle, comme s’il en eust ignoré la signification : que d’exclamations, en ayant trouvé le secret & l’interprétation! que souvent il se prenoit horriblement par le gosier […], se le serrant estroitement, pour representer, & en mesme temps donner horreur de ce genre de mort à une infinité de monde […] ; il employa toutes les figures des plus excellents Orateurs, avec une eloquence surprenante.

RJ, vol. 51 : 206-208, mission iroquoise de Tionnontaguen, 1667

Le ton théâtral du jésuite trahit la pluralité sensorielle du message délivré. Placé « en haut », au centre de la foule, le wampum interpelle fortement l’attention visuelle. Il reste que c’est la conformité avec le discours prononcé qui gagne l’admiration des Amérindiens. Ni la « mise au pilori » du wampum ni le discours vindicatif n’ont d’impact tout seul, mais leur parfaite synchronie assure le succès de leur réception. La réaction du vieil homme – « que d’exclamations en ayant trouvé le secret & l’interprétation! » – indique que c’est le mariage réussi entre le collier exposé et les paroles qui confère au message toute sa portée.

La signification apparaît. La révélation est due aux ressorts de la synesthésie. À l’éloquence cicéronienne de Jacques Frémin répond, telle une boîte de résonance, le corps de l’Amérindien qui, à son tour, puise dans des registres autant visuels qu’auditifs. Il rivalise avec le spectacle que lui présente le jésuite comme s’il se devait, en retour d’une expérience étonnante, de lui restituer la fulgurance sensorielle du message reçu.

Cette expérience vécue comme exceptionnelle suggère que la coïncidence parfaite entre dispositif visuel et locutoire était inhabituelle chez les Iroquois. De fait, le wampum est souvent offert comme confirmation de la parole plutôt que comme son illustration. À chaque idée importante est donné un collier. Il n’y a donc pas synchronie mais succession et alternance entre audible et visuel, c’est du moins ainsi que sont décrits la plupart des rituels diplomatiques (Lainey 2004 : 43-47).

Ainsi, dans le cas analysé, tout en s’appuyant sur la culture matérielle de ses interlocuteurs, le jésuite fait preuve d’inventivité. Ce qu’il introduit comme nouveauté tient principalement à l’installation du collier sur une structure qui l’extrait des échanges. La manifestation corporelle de l’autochtone, que le jésuite se plaît à décrire comme tapageuse, est donc une façon de « faire redescendre » ce wampum, de l’inscrire parmi les corps, là où est sa place traditionnelle.

Il n’en demeure pas moins que les modalités de la réception du wampum, « entendre et voir », sont conservées. Ce qui est nouveau, c’est l’immobilisation de l’objet qui exacerbe la dimension visuelle. Fixer le collier sur une structure en hauteur s’inspire de la culture iroquoise. Rappelons que les scalps placés sur les palissades avertissaient également les visiteurs de la capacité du peuple iroquois à détruire l’ennemi (Sagard 1636 : 410 ; RJ, vol. 31 : 116 ; Richter 1992 : 18). Toutefois, le wampum n’était pas utilisé jusqu’ici pour menacer mais pour apaiser. S’il quittait le corps pour s’inscrire dans une installation, celle-ci était souvent horizontale, comme ces wampums suspendus sur des cordes par des Abénaquis, en 1653, afin « de déplier l’affection, […] de ceux de sa nation » (RJ, vol. 40 : 202). Il y a donc un renversement de valeurs : de son rôle apaisant (Lainey 2004 : 38-40), le collier devient le symbole comminatoire et inquiétant d’un objet soustrait des échanges, confiné dans le registre purement visuel.

Un an plus tard, la coexistence de la vue et de l’audition est reproduite dans un nouvel arrangement. Cette fois-ci, c’est l’image qui prend la place du wampum ; de nouveau, il s’agit d’effrayer les Iroquois réfractaires à la doctrine des Français.

Je fais par ces Tableaux, écrit le jésuite Pierre Pierron, premierement que nos Sauvages y voyent sensiblement ce que je leur enseigne ; ce qui les touche plus fortement. […] Ce qui m’a obligé à le faire, a esté que je voyois que les vieillards […] se fermoient avec les doits les oreilles, du moment que je leur voulois parler de Dieu, & me disoient : je n’entens pas […] & l’on n’a pas plustot conceû l’explication de mon Tableau, qu’il ne s’est plus trouvé personne qui ayt ozé dire : je n’entens pas.

RJ, vol. 52 : 118-120, Tionnontaguen, 1668

De manière assez curieuse, l’image a la même qualité que les colliers : elle permet d’entendre. Elle n’est toutefois pas « un purificateur sensoriel » (terme emprunté à Sawaya 1998 : 120) comme pouvaient l’être les wampums. Les peintures ne favorisent pas la réception du message parlé mais obligent à l’écouter. Imposer l’image est, de l’aveu de Pierron, imposer le langage. Le support visuel sortirait les Iroquois d’une sorte de surdité qu’aucun langage, aussi adroit et imagé soit-il, ne peut vaincre.

Pourtant, l’image ne permet pas de délivrer le message. Le religieux se doit d’en donner une explication pour la rendre efficace. Aussi persuasives qu’elles paraissent, les peintures ne peuvent se passer d’un commentaire oral. En fait, toute la difficulté de ce passage repose sur une ambiguïté que le missionnaire ne résout pas : est-ce le discours qui fait accéder à l’image ou l’image qui rend possible le discours? Tout en présentant ses peintures comme des compléments de la prédication, et donc moins importantes que celle-ci, Pierron entretient une confusion qui tend à rendre ces moyens équivalents. Ainsi, le texte reflète deux niveaux culturels : d’un côté, la conception européenne, qui considère l’image comme un procédé sensible, s’attaquant plus au corps qu’à l’esprit des autochtones ; de l’autre et, de ce point de vue, Pierron adopte la conception iroquoise, un lien inextricable entre vision et audition afin d’accéder à la signification la plus limpide possible. Il est d’ailleurs significatif que cette méthode ait connu un relatif succès auprès des Iroquois christianisés. En effet, ces derniers se l’approprieront pour catéchiser leurs congénères (RJ, vol. 52 : 134 ; vol. 53 : 176).

Ces deux exemples suggèrent que certains jésuites ont pris acte de l’altérité sensorielle des autochtones. Cette altérité est perçue comme un obstacle qu’il faut détruire comme le montre le caractère coercitif conféré aux wampums ou aux images. La prédication des jésuites français, belliqueuse et impérialiste, ne s’établit pas moins à partir de plusieurs postulats issus du contexte amérindien.

Aussi est-il frappant de constater combien les missionnaires ont tenté de s’adapter, à la fin des années 1660, à l’univers amérindien. Ils ont compris qu’ils ne pouvaient faire l’économie d’une acculturation sensorielle. Il faut dire que leur formation les préparait à une telle prise de conscience. En effet, s’il y a une spiritualité qui s’est appuyée sur le vécu sensible de ses adeptes, c’est bien celle des jésuites. Les Exercices spirituels exigent que le novice puise dans ses souvenirs sensoriels. C’est à partir de ces données de l’expérience que l’imagination est apte à « composer le lieu » requis pour une pleine participation à l’histoire de la rédemption (Ignace de Loyola 1548 : 88). Pour le dire avec les mots de Jean Rousset, la méthode d’Ignace est une : « contemplation fortement incarnée, assise sur la conviction que les Mystères doivent être vécus sensoriellement pour l’être ensuite spirituellement » (Rousset 1976 : 29-30). Jean Pierron se fait l’écho d’une telle méthode : « car pour convertir ces peuples, il faut commencer par toucher leurs coeurs, avant que de pouvoir convaincre leurs esprits » (RJ, vol. 53 : 202). « Toucher les coeurs », comme le réclame le jésuite, c’est dans le langage d’alors, « toucher » les corps, voire les accaparer.

Les colliers de coquillages et les images

De toute évidence, le wampum ne recoupe pas l’image occidentale. Il est vrai qu’il a parfois été utilisé par les jésuites de la même manière qu’une image comme cela fut le cas pour le wampum placé sur une perche par Jacques Frémin, en 1667, à Tionnontaguen (voir supra) ou celui placé sur l’autel provisoire d’Onnontagué par Pierre Millet, en 1670 (RJ, vol. 53 : 268 ; Clair 2005 : 88). Il reste que pour les Iroquois, il n’a pas la même fonction que l’image européenne. C’est d’ailleurs certainement pour cette raison que les missionnaires ne le convoqueront qu’à de rares occasions dans leur entreprise pastorale ; preuve s’il en fallait qu’il est risqué d’utiliser un objet des effets duquel on n’est pas maître.

Le wampum ne remplace pas l’image et l’image ne remplace pas le wampum pour la simple raison que chacun appartient à des univers sensoriels et symboliques différents.

Les colliers se caractérisent par une grande mobilité. Ils passent de mains en mains, s’exportent, se déplacent. Ils traversent les espaces, tant d’est en ouest que du « village des vivants » au « village des morts » (Turgeon 2005 : 78-83). Objets de prédilection des échanges, les wampums sont polyvalents (RJ, vol. 42 : 100-110) et polysémiques (RJ, vol. 40 : 166-168 ; vol. 41 : 70-74). Ils conservent les hauts faits, ils aiguisent et facilitent le jugement (RJ, vol. 42 : 104), sans parler de la valeur monnayable qu’ils ont acquise dans le milieu interculturel où ils se sont développés (Lainey 2004). Finalement, comme on a tenté de le montrer, les colliers sont polysensoriels. Ils sont faits pour être vus, entendus et manipulés. Ils rendent possibles les relations entre les êtres humains, mais ils symbolisent aussi la relation elle-même. Vecteurs de sociabilité, ils rapprochent les corps. Qui plus est, ils lient des niveaux hétérogènes de réalité, tels ces colliers placés dans les tombes (Hamell 1995 : 45) ou, plus tard, ceux donnés en offrande à Dieu par les Amérindiens chrétiens (RJ, vol. 52 : 236; vol. 56 : 24).

L’image européenne au 17e siècle, quant à elle, se présente de plus en plus comme un objet immobile, dépendant de l’espace qui l’abrite et auquel elle emprunte sa valeur symbolique. L’ancrage de l’image – il n’est que de penser aux tableaux d’autel, mais des exemples existent aussi dans le domaine profane – devient une nécessité culturelle et cultuelle au point que la sociabilité passe plus par le lieu que par l’image.

L’image impose une distance, marque une différence. En se donnant par le seul pouvoir du regard, elle repousse le corps du spectateur dans un espace qu’elle ne partage plus avec lui. Mais ce n’est pas tout : l’image religieuse montre ce qui n’est pas et n’est pas ce qui est. Elle n’est pas la matière du monde mais sa représentation. En conséquence, une double exclusion, celle du corps et du monde, est en passe de se produire qui n’est pas sans lien avec l’inquiétude marquant la sensibilité de l’époque. « Les images consolent de l’impossibilité de se saisir du monde », suivant la belle expression de David Le Breton (2005 : 204), mais elles s’avèrent également responsables de sa disparition.

Dans ces circonstances, l’image utilisée suivant des critères européens, c’est-à-dire comme regardée, transforme, en Nouvelle-France, l’Amérindien en dévot. Elle l’isole dans l’intimité de son sentiment envers le divin en établissant un espace de dialogue entre ce qui est vu et celui qui voit[5].

Césure naissante entre corps et esprit, entre réalité sensible et intelligible (Le Breton 2005 : 206) : l’image serait le seuil ultime au-delà duquel le corps n’est plus. C’est dire aussi qu’en se dérobant aux sens, l’image s’émancipe, se désincarne, commence à ressembler à un signe. Elle vacille du côté de l’intelligible en sollicitant de moins en moins l’expérience sensorielle. D’ailleurs, le baroque ne serait-il pas une esthétique qui tout en exaltant le pouvoir des yeux en marque à la fois l’inanité? Mouvement de balancier : à trop s’éloigner du corps, l’image provoque un sentiment d’incomplétude que les chants, les ors, les encens dissimulent ou compensent.

Mais les choses sont plus ambiguës. La vue, tout en favorisant une « désensorialisation », n’en demeure pas moins un sens. Rappelons que Descartes jette l’opprobre sur tous les sens, y compris la vue (Descartes 1970 [1641] : 227 cité par Le Breton 2005 : 73). En outre, les jésuites ne justifient-ils pas leur recours aux images par le goût invétéré des autochtones pour les « choses temporelles et sensibles » (RJ, vol. 53 : 200-202)? Pour eux, c’est la résistance sensorielle des Amérindiens, plutôt qu’une déficience du langage, qui est responsable des méthodes visuelles qu’ils sont amenés à employer.

Dans un tel contexte missionnaire, l’assertion selon laquelle, au 17e siècle, la vue supplanterait l’ouïe est à préciser (Le Breton 2005 : 206, note 4)[6]. Les utilisations des images, aussi nombreuses soient-elles, ne sont rien en comparaison des sermons que prononcent les pères. De plus, le langage reste le canal sensoriel par excellence de la conversion. Étroitement associé à l’Évangile, il partage avec elle la même matière, celle de la clameur et de l’annonce apostolique.

Dans les missions, les images sont étroitement associées aux prédications (Gagnon 1975), mais elles ne font que redoubler les discours en apportant du sensible à un langage considéré comme asensoriel. En ce cas, les images ont pour fonction de saisir l’Amérindien afin de l’extraire de son corps et de son univers sensible. Ainsi, la raison quitterait le corps du néophyte par les yeux. Suivant un procédé analogique qui remonte au Moyen Âge, mais exacerbé par l’altérité sensorielle des Amérindiens, les figurations obligent les évangélisés à accéder à une réalité supérieure. Les peintures de Jean Pierron, par exemple, illustrent ce sevrage sensoriel progressif dont le premier pallier serait ses peintures. Ainsi, l’image est à la croisée de deux tendances contre lesquelles butte la pensée de l’époque. Dépréciée par les jésuites, de par son caractère sensible, elle est aussi, grâce à lui, apte à attirer l’attention des autochtones. Procédé sensoriel, elle vise, en dernière instance, une désensorialisation.

En somme, toute la difficulté réside à évangéliser des peuples sans posséder d’outils sensoriels adaptés. Le langage, même s’il est amérindien, ne peut à lui seul convaincre ; il en va de même des images européennes, si différentes des artefacts amérindiens. En pareilles circonstances, la rencontre de deux univers sensibles donne lieu à la promotion de nouvelles formes symboliques.

Les Illinois offrent une des illustrations les plus saisissantes de ces initiatives. Un mois environ avant sa mort, le 8 avril 1675, Jacques Marquette arrive chez eux. Il convoque tout le village afin de présenter au plus grand nombre sa doctrine.

Ce fut une belle prairie […] qu’on choisit pour ce grand conseil, et qu’on orna à la façon du pays, la couvrant de nattes […]. Le Père ayant de plus fait étendre sur des cordes diverses pièces de taffetas de la Chine, il y attacha quatre grandes images de la Sainte-Vierge qui pouvaient être vues de tous les côtés. […] Le Père parla à tout ce peuple et, selon la coutume, il leur porta dix paroles par dix présents […]. Il leur expliqua les principaux mystères de notre religion […] ; enfin, il conclut la cérémonie par la célébration de la sainte messe.

Relations inédites de la Nouvelle-France (RI), 1896-1901, vol. 2 : 24-25

La transformation la plus étonnante pour rendre les images accessibles aux Illinois consiste à les lier par un tissu soyeux. Dans ce cas précis, tout laisse à penser que les quatre images de la Vierge sont exposées comme des wampums. Comme ces derniers, elles se déploient sur des axes horizontaux qui relient non pas l’ici-bas à l’au-delà mais les êtres humains et, peut-être, le monde dans sa totalité comme le suggère l’évocation du nombre quatre qui renverrait aux points cardinaux. L’introduction du taffetas crée, quant à elle, une liaison organique entre les images, à la manière des perles étincelantes agencées entre elles. En conséquence, l’intrusion du textile chatoyant trahit l’incapacité de l’image à répondre à un besoin culturel propre aux Amérindiens, celui de l’apport d’une luminosité particulière.

L’image ne serait pas lumineuse au sens où le conçoivent les autochtones ou, du moins, pas lumineuse de la même manière qu’un wampum. Elle ne réfléchit pas la lumière du monde. Elle n’est pas matière saisie dans sa fluidité. Les tissus déployés dans la vaste prairie s’agitent légèrement, captent et font circuler la lumière naturelle. Dans ce cas-ci, les images ne sont que quelques variations lumineuses parmi les innombrables chamarrures des étoffes. Ici encore, l’audition et la vision se trouvent intimement associées. Notre hypothèse est que les effets de lumière attestent et surmontent les polarisations sensorielles. Le visuel, en tant que modalité de l’audible, est lumière. Cette dernière se pose alors comme l’indépassable équivoque entre le son et le visible.

La lumière

Il ne suffit pas que le divin existe, il faut le voir exister, dans l’éclair intermittent de la vision claire.

Brown 1982 : 140

Une chose frappe d’emblée : pour les Iroquois comme pour les jésuites, la lumière a une dimension spirituelle considérable. Elle est source de vie et de connaissance. Cela ne veut cependant pas dire qu’elle signifie la même chose pour chacune des cultures.

Dans le christianisme, Dieu est La Lumière. Cette lumière est pure ; elle ne détient aucune obscurité (Vincent 2004 : 248-256). Mieux, elle la rejette aux franges : « la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres n’ont pu l’atteindre » (Jean, 1, 5).

Pour ne prendre qu’un exemple très représentatif de cet état d’esprit, citons les évocations de l’enfer et du paradis qui foisonnent dans les Relationsdes Jésuites. Les estampes sont d’ailleurs souvent sollicitées, tant il est plus aisé de faire partager la texture de la géhenne et la splendeur du paradis par le moyen de la gravure, l’art du clair-obscur[7]. Le paradis est d’autant plus lumineux que l’enfer est sombre – une esthétique du contraste qui semble étrangère aux mondes autochtones. Les innombrables descriptions de ces deux espaces semblent en effet tenir autant à une pédagogie par la crainte (Gagnon 1975) qu’à une volonté de combler un fossé sensoriel.

L’inflexion sensorielle de cette pastorale puise directement sa source à la spiritualité ignatienne. Dans les Exercices spirituels, le seul exemple complet qui illustre le procédé « de l’application des sens » dans la contemplation concerne précisément l’Enfer (Pavel 1996 : 67) : « regarder par l’imagination les feux […], écouter par l’imagination les lamentations […], par l’odorat imaginaire, bien sentir la fumée […], goûter de la même façon les choses très amères […], toucher en quelque sorte les flammes […] » (Ignace de Loyola 1548 : 75). De fait, les jésuites ont un défi à relever : celui d’inculquer un univers culturel marqué d’une étrangeté sensorielle[8].

Pour les Iroquois, l’écart immense entre la clarté et les ténèbres ne va pas de soi. La lumière ne se situe pas à une si grande distance de l’obscurité ; elle cohabite avec elle. De leur équilibre naît la vie. Le contraste ne procède pas de deux inconciliables mis en présence, mais de l’équilibre entre deux termes opposés et coexistants. Aussi, qui dit lumière dit mouvement, car la lumière a cette qualité de se faufiler dans les ténèbres de l’ici-bas. Elle se fraie un chemin dans l’épaisseur du monde. Elle est la qualité de tout ce qui vit. Elle est le signe d’un équilibre. Elle peut être manipulée, regardée, d’où l’importance des matériaux susceptibles de la retenir. Grâce à eux, elle peut être extraite, récoltée, réactivée comme ce « wampum-Soleil » offert par un ambassadeur iroquois à Pierre Chaumonot :

Le plus beau & le premier de ces presens, estoit une grande figure du Soleil, faite de six mil grains de pourcelaines ; afin, dit-il, que les tenebres n’ayent point de part à nos conseils, & que le Soleil les éclaire, mesme dans le plus profond de la nuit.

RJ, vol. 42 : 38

Bien que le Soleil soit vénéré comme pourvoyeur de lumière et de chaleur, la lumière naturelle n’est pas précieuse en raison de son origine unique et inaltérable. La lumière se trouve parmi les hommes, à la surface des choses, sur la peau du monde. Elle peut, du reste, provenir du monde souterrain ou liquide comme aussi bien du ciel. Il n’en demeure pas moins qu’elle est accessible directement grâce aux matériaux lumineux surgis de ces espaces surnaturels. Minéraux, coquillages, cuivres natifs sont décrits comme autant d’irruptions de ces forces magiques (Hamell 1983 : 13-17). Ces matières brillantes appartiennent à un entre-deux où nature et surnaturel se confondent. La lumière est un bien, un don de l’en deçà ou de l’au-delà qui s’échange, se manipule, se commente ; elle est indissociable des objets qui la retiennent, la dispensent et la dispersent.

Alors que les éclats, ceux de l’or, des pierres précieuses, ne sont que les pâles reflets de la divinité pour les Occidentaux et, à ce titre, ne donnent qu’une faible idée de la splendeur divine, les lumières qui virevoltent sur les pièces de tissu, de métal ou de coquillage poli sont, pour les autochtones, des puissances supranaturelles, pourvoyeuses de force. La lumière vitalise le tissu social, elle éclaircit les esprits anxieux et assombris par la colère ou la tristesse. La lumière est donc indissociable à la fois du matériau qui la porte et des hommes qui l’échangent et le transportent.

En somme, si paradis il y a pour les Iroquois, il est à la surface des choses échangées.

Beautés, vous me trompez…

Beautés, vous me trompez, vous vous trompez, mes yeux,

Vous croyez à l’éclat d’un rayon spécieux […].

Jean de Bussières, cité dans Rousset 1976 : 266

Certains passages des Relations laissent à penser que les pères ont tenté d’inculquer aux Amérindiens leur conception de la lumière divine. Comme souvent, en pareil cas, c’est par des scénographies qu’ils ont construit leurs propos afin de « faire voir ce qu’ils disaient ». Avant de mourir, un Iroquois converti exige un enterrement chrétien. Le père trouve là l’occasion d’expliquer la lumière inaltérable et éclatante de Dieu que le mort s’apprête à rejoindre.

Je le fis apporter dans nostre Chapelle, […]. J’allumay tout ce que j’avois de Cierges, pour luy faire comme une Chapelle ardente. […] Je trouvay que c’était une occasion favorable de prescher, […]. Les ames bien-heureuses qui sont au Ciel, ont déja receu avec joye celle de cet homme […]. Ces Cierges que vous voyez allumez, sont comme des estoilles du Ciel, où il est à present couronné de gloire ; & cette belle estoffe dont je l’ay couvert, n’est qu’une faible representation de la robe admirable & éclatante dont Dieu l’a revestu.

RJ, vol. 53 : 172

Les lueurs des bougies, les chatoiements des étoffes ne détiennent pas le divin. Elles le préfigurent, le symbolisent. En aucun cas, elles ne partagent une essence commune avec lui. Aucune matière, aussi éblouissante soit-elle, n’est sacrée. Le principe est analogique et non pas essentialiste. Une Iroquoise à qui des Hollandais reprochaient d’être « bien simples de croire qu’il faille honorer du bois & de l’airain : comme si « c’estoient les maistres de nos vies » ne dira pas autre chose : « Quand nous prions prosternez devant cette Croix, nous ne nous adressons pas à ce bois, ou à ce cuivre, comme à celui qui nous a fait […], nous savons trop bien que Dieu […], est un pur esprit, qui ne peut se voir des yeux du corps, que nous verrons comme il est, dans le Ciel » (RJ, vol. 53 : 182). Voir les éclats des matériaux n’est donc pas voir Dieu. Il n’empêche que ces substances, en raison de leur capacité à réfléchir la lumière, ne sont pas rejetées par les jésuites. À partir des phénomènes lumineux, on peut remonter à Dieu sans pour autant croire que ces effets soient sacrés. Cependant, l’induction n’est pas seule en cause. Dans le parcours sensoriel qui mène au divin, le fidèle doit quitter le sensible en constatant son inefficacité à lui ressembler. « Voir » permet de réaliser que la vision est incapable de franchir la distance qui sépare de Dieu. Les reflets sont des surfaces opaques sur lesquelles glissent les regards. Aucun passage ne permet d’accéder de l’autre côté du miroir. Celui-ci ne reflète que l’image d’un monde précaire et évanescent.

Ces témoignages sont aussi une manière de reconnaître que les Amérindiens conféraient à ces pièces étincelantes des qualités spirituelles exceptionnelles, qualités que les pères ne pouvaient négliger. Néanmoins, les jésuites souhaitent désamorcer ces pouvoirs octroyés aux matériaux au seul profit de leur Dieu. Il y a bien une entreprise d’éradication. Utiliser les croyances autochtones pour les transformer, là est en somme la stratégie utilisée. L’apostolat jésuite repose en partie sur les conceptions amérindiennes mais, à moyen terme, cette prise en compte doit mener à leur disparition. Ces dispositifs décoratifs ont pour principe de capter les néophytes, de les retenir dans l’enceinte du sacré. Une fois captivés par les attraits d’une chapelle lumineuse, les pères entendent provoquer chez eux une coupure idéologique. Une coupure qui passe par une transition sensorielle tant il est vrai que « La Foy s’insinuë doucement dans les esprits, sans les ébloüir » (RJ, vol. 53 : 200).

Les fêtes lumineuses

Qu’il s’agisse des veillées funéraires, des fêtes de Noël ou de Pâques, les scénographies lumineuses ont connu un succès jamais démenti auprès des autochtones[9]. Un des tout premiers témoignages concernant cette prédilection remonte à l’année 1638, à Ossossané :

La première occasion qui se présenta apres leurs baptesme, de faire paroistre leur devotion, fut à la nuict de Noël […]. On disposa les choses avec le plus d’ornement, & d’esclat qui fut possible, pour leur faire apprehender le merite de ce jour. Et la chose réussit de la sorte, que ces pauvres gens ont souvent depuis demandé, quand est-ce que cette nuict reviendroit, ou plutôt cette sorte de beau jour : car ces peuples n’ayans aucun usage de chandelles, voyant quantité de lumières qui brilloient & esclattoient dans cette Chapelle, avoient quelque sujet de doute s’il faisoit jour ou nuict.

RJ, vol. 17 : 38-40

Par bien des aspects, le caractère épiphanique de la nuit de Noël subsume les différences entre les Hurons et les jésuites. D’un côté, la fascination des Amérindiens pour les atmosphères scintillantes : ce n’est pas la clarté du lieu qui les attire mais la manière dont celui-ci se soustrait aux lois naturelles, à la succession du jour et de la nuit. Ni clarté ni obscurité totale, le décor devient un paysage de choses agitées, naissantes et évanouies. De l’autre, le cérémonial baroque des missionnaires repose sur un tour de passe-passe, en subtilisant le corps de l’Amérindien du cycle des jours pour mieux l’introduire dans le mystère de la Nativité.

Cela étant, ce transport par un supplément « d’ornements » ne rapproche pas du divin. Pour reprendre les mots de Jean de Brébeuf, il ne s’agirait que « de faire paroistre leur devotion ». En somme, l’apparence des choses imposerait aux corps une attitude, elle aussi, fondée sur le paraître. De fait, il ne suffit pas de se convertir, d’être sincèrement chrétien, encore faut-il que les autres le voient. La liturgie catholique n’a pas lieu d’être avec ses chandeliers, ses textiles irisés sans la présence des corps des fidèles (attitudes, postures, émotions). Il y a nécessité de passer de l’intimité des coeurs à l’expressivité des corps : le néophyte immergé dans un espace décoré doit porter témoignage de sa conversion sensorielle.

Par contre, pour les Hurons, la chapelle lumineuse est moins l’expression d’une foi que l’expérience d’un dépaysement spatio-temporel. La modeste cabane acquiert les qualités du monde des esprits grâce aux alternances des ombres et des lumières. En animant ce décor, en lui insufflant la vie par le miroitement des surfaces, en se jouant du réel, la lumière confère au lieu une dimension imprévue qui a la force d’une apparition.

Un autre témoignage confirme que les éclats fugaces des luminaires se rapprochent de la conception amérindienne du monde spirituel :

Une Petite Creche qu’il dressa a Noel, qui fut éclairée de quantité de Lumieres et ornée de verdure excita merveilleusement La devotion des Chrestiens qui donnoient a L’enfant Jesus des marques de […] leur amour en Chantant. Il ny eut pas moyen de resister aux instances que firent ceux qui sont encore infidèles d’entrer et de contenter Leur Curiosité par une Longue consideration, de tout ce qui rendoit le Lieu agreable a Leurs yeux, la feste se passa a Chanter et a prier plus Longtemps qu’a L’ordinaire […]. Leur devotion pour cet aimable mystere est si tendre, que, pour favoriser leur piété, Le Pere Leur permit de continuer Leurs airs et Leurs Chansons de Noel, Jusqu’a Pasques.

RJ, vol. 57 : 91, la mission iroquoise de Gandaouagué, 1673

Les lueurs des bougies forment de nouveau un écrin ondoyant. Dans le vacillement des cierges, l’Enfant Jésus de cire est exalté. La visibilité acquiert des qualités tactiles grâce à sa versatilité. Une fois de plus, la fête des lumières « exite la devotion » mais, cette fois-ci, elle ne donne plus lieu à des doutes inquiets de la part des autochtones (« quand est-ce que cette nuit reviendroit ») mais à des chants. En effet, à un dispositif décrit par le jésuite d’un point de vue strictement visuel font écho les cantiques des Amérindiens ; à la symphonie des ors, des teintes et des éclats répond le spectacle des chants et des prières. Les voix amérindiennes seraient l’envers de l’exacerbation du visible, comme un démenti que ce décor ne tient pas à sa seule visibilité. Fusion de la vue et de l’ouïe qui, bien entendu, n’est pas sans rappeler les cérémonies autochtones. De fait, pour mieux « entendre » la ferveur des néophytes, il faut plus de lumière et de brillance. Cette juxtaposition des sens, obtenue grâce aux surgissements lumineux à la surface des choses, renverrait à une communion spirituelle si désirée par les jésuites.

Néanmoins, le caractère merveilleux de la chapelle ne résulte pas uniquement d’un apport de bougies et d’objets européens. L’intrusion de feuillages semble renvoyer à une sensibilité iroquoise plutôt que jésuite. Il serait abusif de dire que le monde végétal est inexistant dans les architectures intérieures européennes. Il n’est que de penser aux pièces féériques conçues pour le Versailles de Louis XIV par Carlo Vigarani avec ses tonnelles de feuillages, ses grands bouquets de fleurs (La Gorce 2005) ou, à Québec même, aux paysages peints dans la nef de l’église de l’Hôpital général, pour reconnaître qu’un tel attrait pour les végétaux était largement partagé par les Européens du 17e siècle. Toutefois un autre témoignage concernant la visite que fit monseigneur de Laval à la réduction iroquoise de La Prairie, le 25 mai 1675, suggère que l’introduction de frondaisons dans la chapelle de Gandaouagué ne relève en rien du caprice ou de la volonté des jésuites.

Au bout de cette allée, sur le bord de la rivière par où Monseigneur devait arriver, ils avaient placé une petite estrade élevée sur l’eau d’environ deux pieds. Au milieu de la même allée, ils avaient dressé un berceau, et ils l’ornerent de divers feuillages affin que Monseigneur l’evesque y pust recevoir leur premier compliment. Joignant l’eschafaut ils avoient disposé une longue allée de branchages, par laquelle on pust aller à l’ombre des feuilles depuis le bord de l’eau Jusqu’à l’eglise : au milieu de cette allée […] estoit preparé un Cabinet de verdure avec des sieges de gazon […] ; et a la porte de l’eglise ou l’allée se terminoit estoit encore un autre berceau de feuillages ou Monseigr. devoit estre harangué.

RJ, vol. 59 : 270-272

Se pourrait-il que les feuillages qui ornent la crèche de Gandaouagué ou les arceaux de branches qui séparent la chapelle de La Prairie du rivage renvoient à l’espace magique de la forêt iroquoienne? Comme l’observe George Hamell, l’orée du bois est le lieu par excellence de l’expérience spirituelle (1992 : 451-469). Les arbres frémissent et miroitent, un peu à la manière des constellations de bougies à l’intérieur de la chapelle, le jour de Noël. Lieu d’une lumière intermittente, la forêt est le cadre de prédilection des expériences extatiques. Parmi les interstices d’irréalité, les esprits surgissent.

En somme, introduire des végétaux dans le sanctuaire catholique, c’est lui conférer l’aura spirituelle du bois. C’est une façon d’accaparer le lieu de la célébration, de donner un sens aux effets lumineux dont il s’est fait le réceptacle. De fait, les lumières européennes sont confinées dans un espace restreint et, par là, se perdent, s’épuisent et se consument. Prolonger le temps de la célébration (« Le Pere Leur permit de continuer […] Leurs Chansons de Noel, Jusqu’a Pasques ») ou agrandir le sanctuaire jusqu’aux rives du Saint-Laurent, lors de la visite épiscopale de 1675, n’est-ce pas un moyen de redistribuer cette lumière, de la faire circuler?

Le Saint-Sacrement : quand la lumière se fige dans l’espace restreint de la chapelle

De fait, le sanctuaire catholique postule un espace soigneusement circonscrit et distinct du monde environnant. À la différence de l’univers amérindien, une équivalence entre l’extérieur et l’intérieur ne qualifie pas le sacré (Hoffer 2003 : 60-61, 76). Son caractère transitoire ne tient pas à son inscription dans le monde naturel mais, au contraire, dans sa capacité à s’en soustraire afin de passer à un « ailleurs », celui de l’au-delà où siègent Dieu et les saints. Pourtant le sanctuaire est aussi le lieu de l’ici et maintenant. En effet, en raison de la présence réelle du Christ au coeur de la chapelle, sous la forme de l’hostie placée dans un tabernacle ou dans un ostensoir, l’église n’est pas seulement comprise comme un lieu de passage. Elle est aussi le cadre d’une rencontre entre le fidèle et « Jésus, soleil de Justice » (RJ, vol. 3 : 30) qui se matérialise bien souvent, à cette époque, par l’exposition du Saint-Sacrement.

Au regard des Relations, il apparaît que celui-ci a attiré un grand nombre de néophytes[10]. Cette fréquentation assidue auprès de l’ostensoir est particulièrement présente au village iroquois de La Prairie où, plus que les images ou tout autre objet décoratif, il catalyse la ferveur des autochtones[11]. Leitmotiv de la littérature concernant la réduction iroquoise, la monstrance acquiert une importance si grande qu’elle ne peut uniquement s’expliquer par la spiritualité du temps qui, il est vrai, accorde au culte eucharistique une place prépondérante.

Pour ne prendre que la génération des missionnaires des années 1630-1650, force est de constater que la présence du Saint-Sacrement est souvent décrite comme un soutien à leur dangereux apostolat. Plus la résistance des Hurons et des Iroquois est grande envers le message évangélique, plus le danger semble imminent d’un échec total, et plus l’autel installé dans une modeste chapelle s’avère indispensable à leur survie spirituelle[12]. Pierre Chastelain se plaît à dormir dans la chapelle à proximité de l’hostie, Pierre Chaumonot développe et approfondit un culte eucharistique (Roustang 1961 : 31) tandis que Jean de Brébeuf, en contemplation devant l’autel, est sujet à des visions fantasmagoriques (Brébeuf 1636 : 98).

Le Saint-Sacrement, conçu comme force divine inextinguible, foyer brûlant et resplendissant de la divinité, est ce qui empêche le doute et l’égarement. Il revigore les forces physiques et spirituelles déclinantes des jésuites en rendant possible l’illumination intérieure. La monstrance ou le tabernacle et, par extension, la chapelle qui l’abrite, sont un réconfort ou une promesse de lumière au milieu de l’obscurité du monde païen. Ils sont surtout un asile au milieu de l’aridité sensorielle provoquée par leur brutale immersion dans l’univers autochtone.

Ce mouvement centripète pour lutter contre la dispersion des forces et le doute grandissant, Michel de Certeau en fait un des paradigmes de la spiritualité jésuite du temps. En effet, c’est à la faveur d’une remise en question de l’ordre sous le généralat de Claude Aquaviva (1581-1615) que se met en place un dédoublement des visées jésuites. D’un côté, un apostolat tourné vers l’extérieur qui s’adapte aux réalités du monde, à sa diversité et à sa sécularisation et, de l’autre, un recentrement sous la forme d’un retour aux origines ou d’une retraite intérieure. « Une logique de l’intériorité fait alors contrepoids à celle de la dissémination apostolique » (Certeau 2005 : 162).

D’ailleurs, à cette époque, l’ostensoir ou le tabernacle ne sont destinés qu’aux jésuites, faute, il est vrai, d’un nombre suffisant de convertis. Ce sont les chapelets, les crucifix et les médailles qui soutiennent les néophytes dans leur entreprise spirituelle. Le Saint-Sacrement, certainement en raison de la doctrine de la transsubstantiation, donne lieu à des malentendus (RJ, vol. 15, 30-32 ; vol. 16 : 122-124 ; Garnier 1931 : 14, 18 et 22).

En revanche, en 1670, à la réduction de La Prairie, le Saint-Sacrement est bien à l’adresse des convertis. Il joue, du reste, un rôle similaire à celui qu’il tenait pour les jésuites dans les missions. Il est le point focal d’un espace désenclavé, mis à l’abri d’une extériorité définie comme païenne ou dévoyée. Cette omniprésence du Saint-Sacrement à La Prairie est si importante qu’elle éclipse les autres expressions de la culture chrétienne comme les images, les reliquaires qui, par ailleurs, connaissent un certain succès dans les autres réductions de la colonie (Merlet 1858).

D’une certaine manière, le Saint-Sacrement aveugle de sa lumière crue les autres expressions culturelles de la vie des convertis iroquois. Seuls les cantiques spirituels font l’objet d’occurrences aussi fréquentes dans les Relations. Ces deux expressions de la ferveur catholique sont d’ailleurs liées. Quoique objet tangible, localisé et pondérable, l’ostensoir est la « Lumière ». Autrement dit, c’est une matière insaisissable et invisible de la puissance divine qui enveloppe tous les croyants. Elle émane de l’hostie pour irradier tout l’espace de la chapelle. De même, les cantiques sont des manifestations insaisissables et matérielles (une épaisseur sonore) qui sortent tout droit du coeur des autochtones et témoignent de leur conversion authentique. Pour les pères, ces deux expressions manifestent leur réussite : la chapelle de réduction se présente comme un véritable sanctuaire catholique, animé non seulement de la présence eucharistique mais aussi de la piété amérindienne.

« La nuit » de Catherine Tekakouita

À l’issue de cette exploration des cultures sensorielles présentes dans les missions, il est possible de conclure que les jésuites ont tenté de « convertir » les Amérindiens à l’espace religieux catholique par des agencements scénographiques lumineux. C’est bien par la promotion de matériaux brillants à l’intérieur des chapelles qu’une interaction sensorielle entre l’univers autochtone et la religion catholique s’est établie. Néanmoins, deux aspects, en apparence divergents, nuancent une telle conclusion. Le premier est lié à l’aporie sensorielle que constitue le « baroque », non pas comme style, mais comme manière de se penser au monde pour un jésuite du 17e siècle. Cette fascination pour les surfaces rutilantes est autant condamnée au nom d’une splendeur divine incommensurablement plus belle que louée comme ce que l’homme peut offrir de mieux à son créateur.

Ces illuminations, qui renvoient tout autant à Dieu qu’à son absence, rappellent un second aspect que cette étude n’a pas traité. À partir des années 1680, à La Prairie, apparaît dans la littérature jésuite une Iroquoise chrétienne qui s’astreint au froid et à la solitude, espérant de la sorte rencontrer la lumière céleste que lui professent les jésuites. Par des mortifications et une ascèse sensorielle rigoureuse, par un refus de participer aux festins, de se parer ou de suivre les hommes à la chasse (Chauchetière 1695), Catherine Tekakouita constitue un contre-exemple de cette sensibilité lumineuse amérindienne que nous avons, par ailleurs, observée.

Du reste, cette coupure sensorielle et culturelle (l’une ne va pas sans l’autre) que s’impose Catherine Tekakouita confirme ce que Nicholas Saunders a suggéré dans son étude sur la lumière : « l’obscurcissement » du continent américain avec l’arrivée des Européens (Saunders 1998 : 239-241). De fait, à cette désensorialisation progressive ressentie par les poètes et les penseurs du 17e siècle fait écho, de manière beaucoup plus dramatique et douloureuse, l’entreprise de désensorialisation imposée aux populations américaines par les cultures coloniales et chrétiennes (épidémies, imposition de nouveaux cadres spatio-temporels, oblitération et mépris des traditions) (Hoffer 2003 : 75-76).