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La notion de charme soulève une confusion de sens, car elle est souvent associée à la séduction, à l’érotisme ou à la sexualité. Les historiens (Heyden-Rynsch 2004 ; Bologne 2007) et les sociologues (Bourdieu 1977 ; Baudrillard 1998 ; Sansot 2004 ; Soral 2004) l’emploient généralement dans un sens commun et la traitent à travers une image-type. Toutefois, une distinction entre le charme et la séduction a été établie. Le charme est conçu comme une émanation naturelle de la personne. P. Bourdieu l’assimile au charisme (1977 : 52) et P. Sansot à une « force étrangère mystérieuse dont on ne sait d’où elle vient et ce qu’elle a en tête » (2004 : 21)[1]. Le charme est une sorte de magnétisme, qui s’oppose à une stratégie comportementale visant à plaire, la séduction. Selon J. Baudrillard (1998), la séduction représente un « simulacre superficiel » des apparences, ayant pour finalité de créer un lien avec l’autre sexe. Elle s’apparente à un rôle joué par l’individu (Goffman [1959] 1996 : 23) et s’appuie sur des rites du paraître (Bromberger 1990 : 6). La distinction entre le charme et la séduction reprend celles de l’inné et de l’acquis, du naturel et du culturel ou socialement construit.

Une telle définition nécessite d’être confrontée aux représentations qu’une société se donne du charme. Elle appelle également à rompre avec l’image réductrice de la séductrice, qui ne rend pas compte de son contenu sémantique et de son caractère contextuel (Vigarello 2003 ; Bert 2003). Le charme relève-t-il réellement de l’inné et du naturel? Pour répondre à cette question, nous allons nous appuyer sur des données ethnographiques recueillies au cours de notre enquête[2] menée auprès des Peuls Djeneri de Senossa au Mali. Les Peuls Djeneri se composent de différents groupes sociaux, les agro-pasteurs FulBe (sing. pullo), les griots (appelés aussi Dielli) et artisans Nyeno (sing. nyeBe), ainsi que les anciens captifs et agriculteurs RimayBe (sing. diimaajo). Pour les Peuls Djeneri, le charme féminin se compose de trois éléments distincts mais en corrélation, le ŋari, le sang et le faro. Ces éléments questionnent plus largement l’esthétique corporelle[3] et l’image du féminin.

Le ŋari

La notion de ŋari se réfère aux normes esthétiques du corps. Selon D. W. Osborn, D. J. Dwyer et J. I. Donohoe, ŋari signifie à la fois la beauté, le charme et des caractéristiques physiques (1993 : 260). Une femme détient du charme si elle a des traits fins et réguliers, ainsi qu’une morphologie longiligne. Le charme se donne à voir principalement dans le visage, dans le sourire et dans le regard. Le sourire représente un signe d’affabilité et de gentillesse et fait découvrir de belles dents blanches. Le regard est quant à lui l’objet d’une mise en scène particulière pour plaire à autrui. Les femmes bougent leurs pupilles de la gauche vers la droite ou du haut vers le bas. Lorsqu’elles parlent, elles opèrent un clignement lent des paupières, nommé baudulo. Selon les femmes peules[4], ces manières de regarder permettent à leurs interlocuteurs d’apprécier la beauté de leur regard.

Le ŋari dépend également de pratiques esthétiques, qui mettent en valeur les attributs corporels. Les femmes peules ont divers tatouages et scarifications noirs sur le visage. Elles se tatouent la gencive supérieure[5], les lèvres et le contour de la bouche.

Figure

Jeune fille pullo avec le tatouage du contour de la bouche « samasuma »

Jeune fille pullo avec le tatouage du contour de la bouche « samasuma »

Photographie de l’auteure

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Des scarifications sont réalisées au coin des yeux et sur les joues près de l’arête nasale. Le maquillage féminin consiste à tracer avec du khôl « kalé » un trait noir sous les yeux et à noircir les scarifications (si elles le souhaitent). Le marquage corporel et le khôl obéissent à une même fonction, celle d’accentuer les contrastes entre les éléments clairs et sombres du visage. L’intensité de la couleur noire des tatouages de la bouche, des scarifications et du khôl fait ressortir la blancheur de l’émail des dents et de la sclérotique. Elle donne également l’illusion d’un teint de peau plus clair. Cette composante du charme n’a cependant aucune efficacité esthétique, si une femme ne possède pas une certaine qualité de sang.

Relation entre le ŋari et le sang

Les Peuls Djeneri attribuent au sang une efficacité esthétique, dès lors que celui-ci est rouge vif, chaud et de consistance fluide. Un sang chaud et fluide, dit yiyanma doga, modifie les attributs corporels en conférant à la peau clarté et brillance à l’image du « soleil » (femme diimaajo, Senossa, 2003). À l’inverse, un sang sombre, tiède et épais prive l’épiderme de cet éclat. Or, la beauté de la carnation de la peau réside dans sa brillance et sa clarté. La chaleur du sang conforme l’épiderme féminin aux normes esthétiques peules et elle participe à la création de ce contraste de couleurs. Si le charme se donne à voir dans le regard, il est aussi également visible à travers l’enveloppe corporelle qu’est la peau.

Cette propriété biologique s’articule à des valeurs morales. Les Peuls Djeneri lient la qualité du sang à certaines qualités morales. L’expression « avoir un sang clair » renvoie à la gentillesse, à la bienveillance et à la générosité. Les Peuls du Diamaré disent également qu’une femme a « un sang sucré » pour signifier qu’elle a bon caractère et qu’elle est aimée de tous (Tourneux 2007 : 582). Le rapport entre la chaleur sanguine et des traits de caractère montre que le charme est indissociable de l’image « idéale » de la femme véhiculée par la société. Il ne repose plus uniquement sur des attributs corporels, mais sur des qualités morales socialement valorisées.

La chaleur sanguine influence aussi la perception qu’une femme donne d’elle-même à autrui. Elle agit comme une aura individuelle, ou un charisme, qui attire les autres personnes[6]. Elle confère à une femme une apparence avenante et gracieuse : « une personne qui a le sang chaud est aimée de tout le monde. Dès que tu la vois, même si tu ne la connais pas, tu l’aimes. Il y a des personnes qui sont belles, mais tu ne veux pas aller vers elles. Si tu as le sang chaud, tu as de la chance, si tu ris, tout le monde rit, si tu parles, tout le monde t’écoute » (femme pullo, Senossa, 2004). Un sang tiède et épais donne au contraire au corps une apparence « froide ». Le charme apparaît ici lié à la vue ; le regard devient une source de plaisir lorsqu’il se porte sur le corps féminin. Cette qualité sanguine fait naître diverses émotions chez les autres personnes, l’admiration, l’amitié ou l’amour. Dans une même perspective, les Peuls WodaaBe du Niger déclarent que le lien affectif unissant deux individus se situe dans le sang et dans les os de chaque être humain[7]. Le symbolisme sanguin témoigne de la dimension affective et relationnelle du charme féminin. Comme la beauté, le charme est une qualité socialement recherchée et appréciée, il participe donc à la création de liens sociaux.

Indispensable pour avoir du charme, la possession de cette qualité sanguine est aussi déterminante dans l’esthétique corporelle. Un corps dépourvu de cette qualité sanguine est jugé laid par les Peuls Djeneri : « même si tu es jolie, les bijoux que tu mets, les habits que tu portes, c’est comme si tout cela était accroché à un morceau de bois mort » (femme diimaajo, Senossa, 2003). Ainsi, avoir un sang chaud est plus important qu’avoir une belle morphologie comme l’affirme une femme peule : « on dit souvent que le charme, la renommée priment sur la beauté » (femme pullo, Senossa, 2004).

Le faro

Comme nous l’avons vu pour les manières de regarder, le charme féminin est indissociable des techniques du corps (Mauss [1932] 1996). Il existe dans toute société une « bonne » et une « belle » manière de mouvoir le corps. Le charme est lié à une manière spécifique d’exécuter les techniques du corps, le faro. La posture droite représente un exemple pertinent du faro. D’après nos observations, une « belle » démarche se caractérise par un rythme lent du pas et du mouvement donné aux bras. Ces derniers sont placés près du corps pour mettre en valeur la silhouette. Le faro consiste aussi à bouger le fessier de gauche à droite, denkitaade[8]. Il nécessite enfin de conserver la tête et le dos droits afin d’avoir un port altier. Le faro possède ainsi une valeur fonctionnelle double, pratique et esthétique.

La dimension esthétique du faro est explicite dans son étymologie. Le terme faro provient d’un terme bambara, bafaro, désignant des génies néfastes vivant dans l’eau (Dieterlen 1942). Possédant une apparence féminine, ces génies de l’eau envoûtent par leur beauté les êtres humains avant de les tuer au fond de l’eau. Comme le bafaro, les attitudes et la gestuelle féminines agissent comme un envoûtement ou comme un art de suggestion. Ce rapport est corroboré par une analogie ; les Peuls Djeneri disent en effet d’une femme qu’elle est « belle comme un djinn[9] ». Le faro donne au corps une expressivité particulière qui éveille l’attention d’autrui. Il intègre la théorie de la communication, fondée sur un émetteur, un message et un receveur (Duflot-Priot 1976 ; Koechlin 1985). Selon cette théorie, « l’expression corporelle » (Goffman [1971] 2000 : 129) d’un individu résulte d’une volonté de transmission d’un élément vers un récepteur. Le faro apparaît comme une gesticulation réalisée dans le but de plaire à autrui et il influence le déroulement des interactions sociales. Si cette théorie suggère une temporalité réduite ou des contextes particuliers, le faro est par contre pour les Peuls une manière d’être plus générale.

Charme et normes comportementales

Le ŋari, le sang et le faro témoignent des différentes dimensions du charme féminin. Il paraît nécessaire à présent d’apporter certaines précisions complémentaires. Les Peuls Djeneri établissent de multiples relations entre le charme, les valeurs sociales et les normes comportementales. Cet art de faire ne peut se réaliser sans l’intériorisation et l’incorporation des sentiments de honte (yaage) et de réserve (munyal). Ces sentiments proscrivent certaines attitudes gestuelles. Une femme doit cacher à autrui ses émotions durant les interactions sociales. Fixer du regard autrui est ainsi interprété comme de l’amour ou comme de l’impolitesse. L’expression peule « la femme marche comme une vache » désigne le fait de regarder ses pieds en marchant. Cette expression suggère que le charme féminin repose aussi sur une attitude réservée. De même, l’écartement des jambes dans les postures assises ou bouger « trop » les fesses dans la posture debout sont des attitudes jugées sexuellement provocantes. Ces attitudes relèvent pour les Peuls Djeneri d’une absence de contrôle de soi, d’un irrespect de soi-même et d’autrui.

Ces observations traduisent la distinction entre une « bonne » et une « mauvaise » attitude corporelle. Elles renvoient à la différence établie par les femmes entre le charme et la séduction, bien que le terme séduction n’existe pas dans la langue fulfulde[10]. Selon J. Baudrillard (1998), la séduction se réalise par un jeu codé pour attirer l’attention de l’autre sexe. Pour les Peuls Djeneri, le charme féminin n’a pas pour finalité de plaire uniquement aux hommes, mais aux deux sexes. Le charme devient ainsi « séduction », dans le sens péjoratif du terme, lorsqu’il représente uniquement un jeu corporel de l’apparence dans le but de plaire aux hommes. La séduction apparaît alors comme le versant négatif du charme. Ce glissement de signification explique pourquoi les femmes n’attribuent pas de charme aux jeunes filles. Celles-ci ne maîtrisent pas le faro, car leur gestuelle serait trop suggestive. Le charme nécessite en effet un long apprentissage auprès de femmes réputées pour leur faro afin de dissocier le charme de la sexualité.

Conclusion

Si la notion de charme a été définie comme une qualité naturelle et innée, reprenant ainsi l’opposition entre nature et culture, que nous apprennent les Peuls Djeneri sur la pertinence de cette définition et de cette opposition? Les représentations peules du charme féminin montrent que le naturel et le culturel sont perméables. Le charme met en rapport différents ordres, le biologique, le social et le culturel. Il ne peut donc être pensé en termes d’opposition mais de relation. Le charme apparaît comme un « don naturel », à cause du symbolisme sanguin et des attributs corporels (ŋari). Mais ce « don » est une représentation sociale du biologique et de l’esthétique corporelle. Le charme s’appuie également sur une mise en valeur du corps par des pratiques esthétiques et par les techniques du corps (faro). Il nécessite l’intériorisation et l’incorporation de valeurs sociales, du code d’expression des émotions et des normes comportementales. Même si le charme a une dimension cognitive et émotionnelle, les significations attribuées à la vue et aux émotions sont culturellement déterminées. Le charme est ainsi l’objet d’un apprentissage et le produit de la socialisation, il ne peut être défini par conséquence comme une qualité naturelle. De par ces relations entre le biologique, le social et le culturel, le charme enfin ne s’oppose pas à la séduction ; tous deux relèvent des représentations sociales et esthétiques qu’une société se donne du corps.