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L’anthropologie médicale nous a démontré que la question de la santé, et même du corps, est toujours éminemment politique (Fassin 1996). Depuis la tenue de la dernière grande conférence internationale sur le sida en juin 2000 à Durban, en Afrique du Sud, la dimension politique de l’épidémie du sida en Afrique se traite de plus en plus ouvertement autour de la question de l’accès aux soins, portant ainsi attention aux politiques gouvernementales et des grandes agences de développement, comme la Banque mondiale ou la Coopération bilatérale. Ici, il sera question de l’impact de cette macro-politique au niveau de l’espace où la réalité de cette maladie émerge et se façonne.

Ce numéro nous propose la notion de « souveraineté mouvante » comme cadre d’analyse du dispositif humanitaire (Pandolfi et Abélès dans ce numéro, Pandolfi 2000). Cette notion cherche à identifier, à travers l’ethnographie de l’humanitaire, les « modes d’assujettissement » (pour reprendre le terme de Foucault, 1984a et b) par lesquels les individus se façonnent en citoyens du « nouvel ordre » global. Conséquence de la globalisation, cette « gouvernementalité » ne se fixe plus sur un territoire ancré à un État (Pandolfi 2000). Déterritorialisés, les discours et les pratiques qui déterminent les enjeux de la subjectivité et les horizons de l’action politique sont migrants, véhiculés par les institutions transnationales qui opèrent, le plus souvent, sous le parapluie de « l’humanitaire ».

Dans cet article, nous proposons une investigation d’un autre champ ethnographique, celui de la lutte contre le sida en Afrique, avec l’hypothèse que nous pourrions dégager, ici aussi, le fonctionnement d’une souveraineté mouvante. Nous supposons que le discours développementaliste n’est ni l’application technocratique d’un savoir, ni une « machine anti-politique ». Il sert plutôt à déplacer le lieu du politique depuis celui que définit l’État jusqu’à un espace nébuleux, où la circulation infra-politique des discours « gris » et des pratiques « organisationnelles » se négocie, avec parfois des résultats contradictoires (Ferguson 1994; Fisher 1997; Pigg 2001).

Dans cette optique, nous examinerons l’histoire d’une association communautaire à Ouagadougou, au Burkina-Faso, qui s’est impliquée dans la lutte contre le VIH dès 1993. Nous verrons que cette ONG locale, qui occupe une position charnière entre les discours des agences de développement et l’épaisseur des relations sociales locales, est une zone intermédiaire où s’articulent les réseaux locaux et transnationaux, le savoir local et le discours global. Nous introduisons le terme « interzone » pour souligner l’importance de cet espace d’articulation et de traduction pour la mise en forme pratique des discours des agences de développement.

Cela sera traité à partir de l’exemple de la politique qui, depuis 1994, vise une plus grande implication des personnes vivant avec le VIH dans la lutte contre cette épidémie. Cette politique s’est concrétisée à travers la création d’un « marché » (Fassin 1994) pour les témoignages des personnes atteintes. Nous examinerons comment ces témoignages ont circulé à travers différents « régimes de valeurs » (Appadurai 1986), et comment leur circulation infléchit les itinéraires thérapeutiques. Pour mieux cerner ce processus, nous faisons appel à la notion d’« économie morale » pour identifier la trame, tissée par les relations sociales, où les obligations et les devoirs peuvent être mis en valeur. Comme nous allons le constater, cette interzone est un lieu où différentes économies morales se chevauchent et où la politique consiste à pouvoir exploiter l’incompréhension que cela suscite en action effective — que ce soit l’accès aux ressources ou la mise en forme de la maladie.

Jeunes sans frontières

L’organisation Jeunes sans frontières, nous allons le constater, est un rare exemple d’une petite ONG africaine qui, malgré un départ modeste, a réussi à s’implanter comme un important acteur local dans la lutte contre le sida. J’ai connu cette organisation peu de temps après ses débuts, en 1994, lors d’une mission au Burkina dans le cadre de la lutte contre le sida dans ce pays. Des séjours prolongés dans la région, dans le cadre de la coopération médicale et d’un terrain anthropologique, m’ont permis de suivre l’évolution de cette association. Avec le temps, connaissant de nombreux fonctionnaires des agences de développement, ainsi qu’un bon nombre de bénéficiaires de l’organisation, j’ai pu constater que l’organisation définissait un espace intermédiaire entre les formes de relations sociales fondées sur les liens locaux ou de parenté et les stratégies transnationales des organismes de développement. À cette intersection, les intervenants locaux travaillent avec acharnement pour convertir ce programme transnational en résultats pratiques et significatifs sur le plan local : ressources matérielles, nouvelles relations sociales sur lesquelles on peut compter en termes de temps et accès à un traitement biomédical efficace. Comme nous le verrons dans le présent document, l’organisation composée d’intervenants locaux — comme les membres de Jeunes sans frontières — est bien réelle, mais doit néanmoins négocier avec les stratégies des organismes transnationaux caractérisés par de nettes iniquités de pouvoir.

L’histoire de Jeunes sans frontières est, de bien des façons, typique d’une organisation communautaire qui s’est retrouvée aux premières lignes du combat contre l’épidémie du sida en Afrique. À l’instar d’autres organisations de ce type, son intervention dans le phénomène n’a été que circonstancielle ; l’organisation était au bon endroit au bon moment. Une fois la lutte engagée, l’action a évolué d’elle-même, comme lorsqu’on s’engage dans une voie et qu’il s’avère très difficile d’en changer.

On attribue couramment le succès de telles organisations— ou leur échec à l’occasion — au charisme d’un fondateur, et Jeunes sans frontières ne semble pas faire exception à cette règle. Son fondateur, Abdoulaye Ouédraogo, est clairement identifié comme le leader du groupe. Pourtant, son attitude est timide et réservée et il parle doucement en utilisant humblement la troisième personne pour parler de lui-même. Pour ceux qui le fréquentent, Abdoulaye est différent des personnes de son âge — ses oncles le traitent comme leur égal, lui accordant plus de respect qu’à ceux de sa génération et même qu’à son frère aîné. Que ce fait n’ait causé aucune tension est la preuve qu’Abdoulaye sait équilibrer les impératifs de la hiérarchie familiale avec ses propres projets. Ni lui ni ses cousins et amis n’attribuent ce phénomène à sa personnalité. Pour eux, c’est parce qu’il est un « diaspo », un Burkinabè né au sud de la frontière dans la métropole régionale d’Abidjan.

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Un café de Jeunes sans frontières

Un café de Jeunes sans frontières

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« Déscolarisé » à Abidjan, faute de moyens pour poursuivre des études supérieures, une fois de retour à Ouagadougou, Abdoulaye acquiert de l’expérience en rédigeant des propositions de projets pour des organismes de développement et il finit par obtenir des subventions pour certains d’entre eux. Ainsi naquit Jeunes sans frontières. Abdoulaye est intervenu quand la planification familiale avait déjà été adoptée comme solution à la pauvreté et que l’attention commençait à se fixer sur l’importance d’éduquer les jeunes filles à la contraception. Dès 1993, Jeunes sans frontières s’occupe des campagnes de planification familiale et ouvre plusieurs sections dans une douzaine de quartiers. En participant à ces campagnes, Abdoulaye a pu récolter de précieux renseignements pour étayer ses propositions de projets. Ces interventions préfiguraient les futures campagnes d’éducation sur le sida.

En 1995, le sida est une source de préoccupation majeure pour les organismes de développement. Les statistiques épidémiologiques sont inquiétantes : l’épidémie se répand au sud, en Côte-d’Ivoire, et les chiffres du Burkina semblent indiquer que l’épidémie est déjà très ancrée dans le pays. On est tout à fait convaincu que le VIH suit les mouvements migratoires à partir d’Abidjan, que l’on pense être le point de départ de l’épidémie en Afrique de l’Ouest[1], jusqu’au Burkina-Faso.

Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois en 1995, Abdoulaye avait déjà des antécédents impressionnants en matière de développement, notamment plusieurs projets subventionnés et menés à terme. Dans le cadre de la planification familiale, Abdoulaye a recruté des jeunes gens qui s’exprimaient bien et les a entraînés à devenir des « éducateurs pour leurs pairs », c’est-à-dire des jeunes qui éduquent d’autres jeunes sur l’importance de la contraception. Il pouvait les rémunérer modestement grâce aux contrats et, avec les petits montants octroyés pour les frais généraux, il a pu louer un modeste bureau sur « le goudron » (une grande route) près de chez lui. Lorsque le sida a fait son apparition dans les programmes des organismes de développement en 1994, on insistait surtout sur l’emploi du préservatif — stratégie de planification familiale qu’Abdoulaye et son groupe connaissaient le mieux.

Les campagnes de planification familiale ont facilité la tâche d’Abdoulaye pour restructurer son organisation afin de répondre à la nouvelle priorité des organismes de développement. Nous nous sommes souvent rencontrés dans le bureau de Jeunes sans frontières qui était à la fois un siège social et un centre social. Les jeunes hommes et jeunes femmes, provenant présumément des diverses « antennes » du groupe (comme Abdoulaye se plaît à les appeler) dans la ville, passaient pendant qu’ils faisaient des courses ou pour demander des conseils. La plupart du temps, ils traînaient, les femmes bavardant dehors ou les hommes s’affalant sur des chaises bancales autour d’une table. Petit à petit, j’ai appris que la majorité de ces jeunes, qui formaient le noyau de l’organisation, étaient des membres de la famille d’Abdoulaye — cousins, frères, soeurs — ou des jeunes avec qui il s’était lié d’amitié et qui, de ce fait, faisaient un peu partie de la famille, quelques-uns d’entre eux ayant même déménagé dans la cour familiale. Le bureau était équipé d’une machine à écrire et d’une étagère remplie de brochures sur la planification familiale et décorée de trois affiches sur le sida : une de l’Ouganda (la photo d’un homme décharné avec ses deux enfants, assis sur un banc sur lequel était écrit en anglais « J’avais perdu espoir, tu m’as conseillé » (TASO, The Aids Support Organisation); une autre de la Côte-d’Ivoire (un homme mourant sur un lit de camp dans un hôpital, ses yeux cachés d’un rectangle noir : « J’ai le SIDA. Ne m’abandonnez pas » (Programme national de lutte contre les MST/TB/SIDA) et une troisième, des États-Unis (une image incongrue et très colorée du virus et de ses composantes génétiques).

Éclairé d’une simple ampoule, le bureau semblait toujours sombre avec ses murs de couleur verte. Le ventilateur de plafond luttait en vain contre la chaleur et la poussière sur les brochures. À ce moment-là, les images sur les affiches représentaient une réalité lointaine pour Abdoulaye. Il connaissait les statistiques du Burkina — on estimait que 10 % de la population était contaminée par le VIH — mais il n’avait jamais rencontré de personne séropositive. Il croyait que le noeud du problème était là : il savait que la plupart des jeunes n’utilisaient pas de préservatifs et que, étant donné les statistiques, il était inévitable que le virus se répande. En cette matière, Abdoulaye en est arrivé aux mêmes conclusions que les agences de développement. Vers la fin de 1995, les agences s’inquiétaient; malgré la multiplication des campagnes encourageant l’utilisation du préservatif, elles avaient la désagréable impression que personne ne prenait le problème suffisamment au sérieux.

« Tout ça n’est que du théâtre! », a déclaré un responsable du développement. « Les activités IEC (Information-Éducation-Communication, comme on a appelé ces campagnes encourageant l’utilisation du préservatif) ne mèneront pas à un changement de comportement durable. » Pour les agences de développement, la preuve en était que personne ne semblait parler du sida, « à moins d’être payé pour le faire », et qu’on ne trouvait aucun article à ce sujet dans la presse ni quelque manifestation que ce soit d’« inquiétude tangible ». On employait indifféremment les expressions « épidémie silencieuse » et « épidémie invisible » pour décrire cette situation, qui contrastait forcément avec les résultats alarmants des études sur la séroprévalence[2].

Que ce fût par des voies officielles ou informelles, on a dénoncé le manque de « visibilité » de l’épidémie comme étant un « obstacle » majeur à la lutte contre la maladie et une preuve de « déni ». Ces allégations auraient pu être vérifiées par une visite à l’hôpital local — l’épidémie y était manifeste pour l’oeil entraîné du clinicien. Des médecins qui travaillaient dans le système de santé publique du Burkina ont admis officieusement avoir vu des cas cliniques de sida à partir de la fin des années 1980. Toutefois, ils n’étaient pas en mesure de confirmer leurs suppositions à cause du manque de tests et de l’impression qu’on ne jugeait pas la situation assez importante à ce moment-là.

Cependant, les agences de développement n’ont pas pu profiter de cette visibilité clinique. Car peu de tests de dépistage du VIH étaient disponibles dans les premières années de l’épidémie, et on ne communiquait pas le diagnostic aux patients, même lorsque cette situation a changé. Un jour, Winston, infirmier d’une des principales unités de soins, m’a montré une pile de dossiers médicaux dans la petite salle de téléphone où il dormait pendant les quarts de nuit. Sur le dossier des patients dont on avait diagnostiqué la séropositivité, le résultat était clairement indiqué avec le code de diagnostic de l’hôpital pour l’infection au VIH (« 1762 »); ce numéro était inscrit en rouge sur le dossier des trois-quarts environ des patients de cette unité. Toutefois, on avait noté la lettre « A » sur une poignée d’entre eux seulement, ce qui signifiait qu’on avait annoncé le diagnostic au patient. Pour Winston, on n’informait pas le patient pour une raison simple : « On ne dit rien aux patients pour ne pas les décourager ». Selon son expérience, les patients à qui l’on communique le diagnostic de séropositivité meurent très rapidement. Son unité est divisée en deux sections : une pour les cas plus aigus, et l’autre pour les maladies chroniques. « Dès qu’un malade séropositif est transféré dans la section des maladies chroniques, il prend conscience de son état sans qu’on le lui dise, et il survit rarement plus d’une semaine. »

De la lettre au témoignage

La deuxième année où Abdoulaye a participé à la Journée mondiale du sida, vers la mi-juillet 1995, il a lu une lettre publiée dans un journal local. Il s’agissait du témoignage poignant d’un jeune homme séropositif qui se trouvait marginalisé dans sa communauté pour cette raison. Lorsque cette lettre a été publiée, Jeunes sans frontières avait mené plusieurs campagnes de financement très fructueuses, et Abdoulaye, avec sa jeune équipe de gestion, avait ouvert une chaîne de cafés de sensibilisation sur le sida dans la ville. Il s’agissait de petits kiosques où l’on pouvait acheter du Nescafé, des « sucreries » et des préservatifs. Le personnel de ces kiosques se constituait d’« éducateurs-pairs ». Le fait que ces « éducateurs » semblaient s’intéresser davantage aux derniers ragots politiques des clients et à vendre des sandwiches semblait confirmer les inquiétudes des agences de développement selon lesquelles les campagnes de prévention avaient un effet très superficiel. Mais pour Abdoulaye, il s’agissait jusque là de l’accomplissement le plus pratique de Jeunes sans frontières, car l’organisation avait pu employer certains des jeunes qui s’étaient portés volontaires dans son groupe et qui n’auraient pas perçu d’autres sources de revenus. Comme l’a fait remarquer Abdoulaye, il était probable que ces jeunes seraient moins tentés de monnayer leurs faveurs sexuelles et de s’exposer au risque de devenir séropositifs.

Quelques semaines avant la Journée mondiale du sida de 1996, Abdoulaye m’a parlé de la lettre qu’il avait lue. Il avait répondu par écrit au journal qui avait publié cette lettre, dans laquelle il offrait le soutien de Jeunes sans frontières au jeune homme. Ce dernier, Issa, s’est présenté au bureau de l’organisme, et Abdoulaye a fini par lui dénicher un travail de livreur de boissons gazeuses aux kiosques.

Abdoulaye m’a dit que sa réponse à la lettre d’Issa dans le journal lui avait fourni une occasion de réagir à une situation qui était bien « réelle », mais qu’il n’avait pas pu l’affronter directement parce qu’il n’avait jamais rencontré de personne séropositive avant Issa. Il m’a fait remarquer que les statistiques de séroprévalence, qu’il connaissait par coeur à force d’avoir rédigé des propositions de projets, signifiaient que des personnes séropositives étaient « là, parmi nous ». Peut-être était-il également intrigué du fait que, avant sa rencontre avec Issa, « tout ce tapage sur le sida » soit demeuré en quelque sorte une abstraction pour lui. L’histoire d’Issa correspondait certainement à tout ce à quoi Abdoulaye s’attendait, car son témoignage sur le rejet et la solitude faisait écho aux affiches sur les murs du bureau. Abdoulaye était habitué à composer avec des jeunes en difficulté (sans revenus et vivant dans des familles incapables de les nourrir), mais il avait senti qu’Issa requérait immédiatement une aide « spéciale » à cause de sa « situation ». Mais comment offrir cette aide à Issa sans l’isoler? « Issa a besoin de parler, et un de ces jours, il aura besoin de médicaments qu’il ne pourra pas se procurer, même avec le petit revenu que nous pouvons lui donner », m’a confié Abdoulaye. Pour ce dernier, Issa était différent, car ce qu’il percevait comme étant son besoin — partager son expérience de séropositif — ne pouvait être comblé en adoptant Issa dans la famille étendue, cette extension de la famille d’Abdoulaye qu’était son organisation.

Abdoulaye ne m’a révélé que très tard la séropositivité d’Issa. Il a fini par me faire confiance parce que j’étais un « étranger », plus particulièrement « un blanc » dont la discrétion était assurée. Un jour, Abdoulaye m’a confié que « les Africains croient pouvoir se fier aux blancs, […] car ils ne sont pas comme nous; ils ne crient pas les secrets de tout le monde sur tous les toits ». Dans cette optique, il m’a présenté à Issa croyant que ce dernier se confierait à moi sur sa séropositivité. Mais Issa ne m’a jamais rien dit de plus qu’à Abdoulaye. Pour lui, même si nous étions tous deux dignes de confiance et que je pouvais lui donner quelques conseils rassurants d’ordre médical, il considérait Abdoulaye comme un « frère aîné » — même si Abdoulaye était en fait plus jeune que lui — parce qu’il avait accepté le fardeau de son secret et qu’il « prenait soin » de lui.

Mais, ce novembre de 1996, la confiance d’Issa dans son nouveau frère aîné est allée plus loin. Abdoulaye, depuis quelque temps — même avant l’arrivée d’Issa —, faisait sciemment des allusions au fait qu’il y avait des personnes infectées par le VIH au sein de Jeunes sans frontières. Il m’expliqua alors que cette réalité lui donnerait plus de légitimité auprès des agences de développement et que, par ailleurs, étant donné les taux de séroprévalence, c’était sûrement vrai, même s’il ne connaissait personne qui avait été officiellement diagnostiqué dans le groupe. C’est ainsi sans aucun doute que la stratégie d’Abdoulaye porta fruit. Dans les semaines précédant la Journée mondiale du sida le 1er décembre, il fut approché par une personne influente au sein du Comité national sur le sida qui cherchait désespérément quelqu’un pour témoigner en public à la télévision ce jour-là. Comme Abdoulaye connaissait des jeunes séropositifs, pourrait-il demander à l’un d’eux de participer à une telle émission et de témoigner à visage découvert? Abdoulaye vit là une occasion unique à saisir : et s’il pouvait convaincre Issa de témoigner, en échange d’un engagement de la part du gouvernement de lui fournir un travail et un traitement médical?

Les négociations qui suivirent se sont révélées complexes. Abdoulaye ne savait pas s’il pouvait faire confiance aux autorités gouvernementales, mais ne voulait pas être accusé de « refus de coopérer », puisqu’il avait besoin de leur appui pour continuer à recevoir de l’aide des organismes internationaux. Et la confiance d’Issa en lui? Issa ne semblait pas inquiet à ce sujet. Il déclara à Abdoulaye qu’il ferait tout ce qu’il pourrait pour « aider l’association » qui l’avait soutenu. Après tout, il n’avait rien à perdre puisqu’il avait été rejeté par sa propre famille.

Finalement, Issa fit son apparition à la télévision, mais de dos seulement. J’ai regardé l’émission avec Issa qui m’a confié qu’à la dernière minute, il s’était senti « timide ». Puis il me demanda après si on pouvait deviner que c’était lui qui était interviewé. On ne sait pas très bien pour l’instant si Issa a été dédommagé pour son apparition à la télévision. (Il soutient qu’il ne l’a jamais été.)

Quelques mois après son premier contact avec Issa, Abdoulaye rencontra un deuxième jeune homme, Matthieu, un Burkinabè qui venait d’Abidjan, qui à son tour lui déclara sa séropositivité. Matthieu était bien connu des autres groupes de Ouagadougou engagés dans des activités liées au sida. Ces groupes s’étaient toujours observés avec une certaine prudence, se percevant comme des concurrents recherchant les mêmes ressources, mais le cas de Matthieu les avait, d’une certaine façon, rapprochés. En parlant entre eux, ils apprirent que Matthieu allait de groupe en groupe, racontant une histoire de maladie et de rejet et demandant de l’aide, une ordonnance à la main. Plusieurs groupes lui avaient donné de l’argent pour payer ses médicaments. Abdoulaye commença à soupçonner Matthieu de ne pas en être à son coup d’essai dans cette affaire et il se renseigna auprès des groupes d’aide pour le sida à Abidjan qui s’avérèrent avoir connu la même expérience avec lui.

Les groupes d’Abidjan avaient fini par comprendre la stratégie de Matthieu et refusaient de lui donner plus d’argent. C’est ainsi qu’il est arrivé à Ouagadougou où il a obtenu plus de succès. Abdoulaye m’a expliqué que Matthieu s’était arrangé pour obtenir une somme d’argent assez considérable auprès des autorités gouvernementales soi-disant parce qu’il avait accepté de voyager à Paris pour y subir un traitement. Après cela, il a de nouveau disparu. Pendant ce temps, Issa, six mois plus tard, avait lâché Jeunes sans frontières. Dans ma dernière conversation avec lui, il m’avait demandé si je pouvais l’aider à se rendre en Europe. Abdoulaye m’a dit qu’Issa avait trouvé un travail qui consistait à transporter des chèvres en train sur la ligne entre Ouagadougou et Abidjan. Piqué par l’histoire de Matthieu, Abdoulaye s’est demandé si Issa n’avait pas reçu lui aussi de l’argent des autorités gouvernementales.

Abdoulaye a rapidement découvert le jeu de Matthieu. Même si celui-ci était arrivé en brandissant des papiers qui prouvaient qu’il était réellement séropositif — un résultat de test imprimé au laser avec un sceau provenant d’un laboratoire d’Abidjan — le comportement qu’il adoptait ressemblait trop à de l’extorsion. Plus tard, Abdoulaye m’a montré une lettre écrite sur du papier personnalisé, qui identifiait Matthieu comme étant « licencié en occultisme et en sciences paranormales » de « l’École supérieure de sciences mystiques (ESSM) » de Lyon. Il avait trouvé ce document dans une pile de papiers que Matthieu avait laissés au bureau. Présentée et rédigée dans le style africain du français administratif (« Objet : salutations. Référence : 006/97/TF/RD/B »), la lettre était adressée à sa mère. Pour Abdoulaye, le papier à en-tête prouvait que Matthieu était un « imposteur », ce qui avait sans doute aiguisé ses doutes envers Issa.

Pourtant Matthieu n’était pas un imposteur — son résultat de test tangible et ses ordonnances le rendaient plus crédible qu’Issa, qui n’avait comme preuve que son récit. C’était peut-être l’incompétence pure et simple de Matthieu pour expliquer sa séropositivité qui avait semé le doute à son égard dans l’esprit d’Abdoulaye. À Abidjan plus qu’à Ouagadougou, les « affaires » sont un mode de vie. L’anonymat de la ville — où, comme le disent souvent les citadins, il est impossible de savoir « qui est qui et quoi est quoi » —, conjugué à la grande misère qui côtoie une richesse criante, semble encourager toutes sortes d’escrocs et de soi-disant spiritualistes. Abdoulaye ne connaissait cette réalité que trop bien et était peut-être mieux outillé pour déjouer les tactiques de Matthieu au bout du compte.

Le manque de clarté qui entoure l’histoire de Matthieu et d’Issa est un symptôme de la façon dont les récits de maladie en Occident sont repris différemment dans un contexte où les soins ne sont pas organisés par et pour les individus et où la pauvreté est accablante. Les personnes atteintes de sida peuvent témoigner pour accéder à des ressources, stratégie valide lorsque la survie est en jeu. Abdoulaye était devenu une sorte d’hybride au moment où il était confronté à Matthieu, car il avait alors adopté les notions occidentales d’authenticité que véhiculent les témoignages, à savoir l’histoire de personnes qui disent toute la « vérité » sur leur situation. En détectant un manque de sincérité chez Matthieu et en doutant d’Issa à cause de son comportement ultérieur, l’authenticité et, à travers cela, une notion occidentale du souci de soi et du rapport à l’autre, était en jeu. L’intéressement matériel qui semblait motiver les témoignages de Matthieu et Issa faisait soupçonner un manque d’« authenticité » que les incohérences du récit d’Issa et les balivernes de la lettre ampoulée de Matthieu, ne faisaient que confirmer. Pourtant, pour eux, les avantages matériels du témoignage faisaient partie d’une plus vaste constellation d’avantages (y compris l’accès à un monde d’expériences nouvelles, comme l’exprimait la teneur imaginaire de la lettre de Matthieu), que cette technologie du soi accordait. Cela nous indique que les simples récits, qu’ils soient matérialistes ou culturalistes, ne rendent pas suffisamment compte de la complexité du paysage social éclairé par la pratique du témoignage.

Le marché local des témoignages

Si les autorités burkinabè cherchaient désespérément un témoignage en 1996, c’est que la pression s’accumulait déjà depuis un certain nombre d’années. Les agences internationales ont fait état de témoignages dans d’autres pays montrant que la « culture du déni » de l’épidémie s’atténuait au profit de la lutte contre le sida. Ces preuves, faut-il ajouter, constituaient un moyen d’attirer l’aide monétaire pour lutter contre le sida. En liant ainsi subsides et témoignages, nombre de personnes au pouvoir oubliaient que ceux-ci découlaient de leurs politiques, et non l’inverse. Ces mesures incitatives allaient jusqu’à la rémunération pure et simple des témoignages, ce qui, dans les faits, créait un marché.

Pour les agences burkinabè et internationales qui oeuvraient au Burkina Faso, la situation du voisin, la Côte-d’Ivoire, était le point de référence le plus visible. Au début de 1994, dans la métropole ivoirienne d’Abidjan, les membres du personnel des agences de développement se réjouirent que trois jeunes gens osent révéler leur séropositivité pendant une rencontre à laquelle participaient des représentants du gouvernement et de groupes locaux pour discuter de la problématique du sida. Lorsque j’ai demandé à Madame Janvier, fonctionnaire de la Banque mondiale, de récapituler la réunion, elle s’est exclamée qu’« enfin », elle avait pu voir « ces courageux jeunes gens s’affirmer ».

C’était pour elle et d’autres bailleurs de fonds un moment de consécration. Après les années de déni de la part des gouvernements africains (décennie 1980), ils voyaient aboutir leurs tentatives pour convaincre les élus d’agir malgré des perspectives pessimistes quant à d’éventuels résultats concrets. Le gouvernement mit lentement en oeuvre les programmes financés par des agences, après d’interminables séminaires et des discussions sans fin sur des points de détail. À bien des égards, c’était la routine habituelle : les agences avaient tout de même besoin des séminaires pour expliquer leurs programmes et former ceux qui les appliqueraient (fonctionnaires ou membres d’ONG). Comme ces séances étaient inévitablement marquées par la langue normalisée de l’industrie du développement, qui mesure le succès en termes de rendements, de résultats, d’« intrants » et d’« extrants », elles initiaient les participants aux subtilités de la comptabilité programmatique, du travail administratif et de la terminologie de programmes particuliers. Les fonctionnaires qui participaient aux ateliers n’étaient que trop heureux de s’évader du bureau une journée et, avant tout, de toucher des indemnités journalières, les « perdiems ». Cependant, pour Madame Janvier et d’autres, on ne pouvait se contenter de la routine habituelle avec le sida. Les conséquences de l’épidémie étaient dramatiques, dévoila-t-elle en racontant ses voyages dans divers hôpitaux du pays. Les statistiques étaient alarmantes, mais ayant vu toute cette souffrance dans les hôpitaux, le fait de savoir que presque aucune mesure concrète n’était prise la préoccupait beaucoup.

Ainsi, il n’est peut-être pas si surprenant que ces trois jeunes gens, Dominique, Jeanne et Étienne, qui ont fini par former le premier organisme ivoirien de personnes vivant avec le VIH/sida, soient devenus les chouchous des agences de développement. Les subventions ont été promptement versées et ils ont rapidement reçu des invitations et des billets d’avion pour assister à des rencontres à l’étranger. Mais Madame Janvier a fini par éprouver des remords. Elle trouvait que tout ça était « bien trop » pour eux : « Ils ont toujours l’air épuisé, ils sont toujours dans les avions. C’est trop pour leur santé ». Madame Janvier n’était pas la seule à remarquer que les nouveaux activistes voyageaient fréquemment. C’était une cause de jalousie pour ceux qui adhéraient au nouvel organisme, et il arrivait de temps à autres que des intervenants accusent leurs collègues de se livrer à un jeu d’ascension politique en « exhibant » leurs bêtes de scène africaines séropositives aux conférences internationales.

S’il était plausible que certains se soient livrés à de telles stratégies d’opportunisme politique, c’était effectivement parce que la communauté internationale avait mis l’accent sur la recherche de « vrais » Africains porteurs du VIH. Cet état de chose sautait aux yeux particulièrement en Afrique de l’Ouest, où ceux qui désiraient témoigner de leur séropositivité tardaient à se manifester. En même temps, dans des pays de l’est et du sud de l’Afrique comme l’Ouganda, où l’épidémie était plus répandue, on trouvait des organismes qui parlaient de « vie positive » et de « counselling », ainsi que des célébrités (artistes ou parents de politiciens) qui avaient dévoilé « publiquement » leur séropositivité. Peut-être les agences de développement formant la « communauté des donneurs » réagissaient-elles aux frustrations des « Madame Janvier » qui se trouvaient dans leurs rangs, de sorte que les « vrais » porteurs du VIH en étaient venus à signifier en quelque sorte « que des mesures étaient prises ». Officiellement, les témoignages de porteurs du VIH prouvaient que des « environnements de soutien » étaient créés et, avec eux, une base pour la « prévention efficace » qui mènerait à son tour à des « changements comportementaux durables ». Les bailleurs de fonds insistaient régulièrement sur leur conviction selon laquelle les Africains ayant avoué leur séropositivité et ayant témoigné à ce sujet étaient pris beaucoup plus au sérieux par leurs compatriotes que les démonstrations de l’usage du préservatif dans les kiosques de la Journée mondiale du sida. Pourtant, lorsqu’on a amené une Ivoirienne séropositive au Burkina Faso pour qu’elle témoigne à la télévision, il n’en a pas été ainsi. Les gens ont ri et ont dit qu’elle n’était pas séropositive parce qu’elle avait l’air en trop bonne santé. « Elle le fait pour l’argent », ontils ajouté, soulignant la confusion entre le témoignage comme souci-de-l’autre, et le témoignage comme souci-de-soi. Cette incompréhension résulte de la confrontation entre deux « économies morales », deux façons d’évaluer le discours et les actions de l’autre qui, comme nous allons le constater, émergent des différentes façons dont les relations sociales tissent les réseaux d’obligation et de réciprocité.

Témoignages sur le sida : un aperçu historique

Les témoignages rapportés par des personnes séropositives sont devenus une priorité stratégique pour les programmes des organisations internationales en matière de VIH et de sida en 1995. Cette stratégie transnationale, qui a créé le marché des témoignages à l’origine du dilemme d’Abdoulaye avec Issa, révèle une généalogie complexe, qui a pris racine au-delà de l’Atlantique, et des circonstances qui ont mené à la relation inextricable entre l’expérience et l’activisme dans les années 1990. Nous retracerons ici brièvement cette généalogie à rebours. En privilégiant ici une approche « généalogique », nous attirons l’attention sur un ensemble de pratiques qui ont lié politique et expérience à travers le foisonnement des mouvements identitaires à partir des années 1960.

Les notions de développement communautaire et de responsabilisation des patients, défendues par les mouvements de lutte contre le sida, sont issues de l’environnement social qui existait au moment de l’apparition de la maladie dans les grandes villes nord-américaines en 1981. À l’époque, l’identité de la communauté gaie était une « culture de résistance », renforcée par des événements marquants comme l’émeute de Stonewall et par des expériences communes d’homophobie. Dans ce contexte, la solidarité était forte et elle a résulté en la création d’un réseau d’établissements communautaires. Quand le sida a fait son apparition, ce modèle de communautés gaies qui s’organisaient entre elles s’est reproduit dans des organismes comme le GMHC (Gay Men’s Health Crisis) de New York et toute une série d’organismes d’aide et de groupes de militants dans le domaine des traitements comme ACT-UP. Facilité par une répartition épidémiologique similaire dans ce même groupe (l’épidémie touchant en grande partie les homosexuels au début de son apparition), le modèle anglo-américain de l’activisme s’est rapidement répandu au Canada puis en Europe. C’est dans ce réseau d’organisations que les organismes d’aide internationaux pour le sida ont recruté leur personnel. Leurs expériences collectives leur ont permis de tirer des leçons qui les ont aidés à concevoir et à mettre en application des programmes de contrôle du sida dans le monde entier.

La persévérance pour faire « sortir de l’ombre » les personnes infectées par le VIH est également le fruit d’une conjoncture sociologique particulière. Bon nombre de ceux qui travaillaient dans les bureaux des organismes d’aide internationaux étaient issus des mouvements activistes d’Amérique du Nord et d’Europe et se sont fait ainsi une profession, au début des années 1990, alors qu’ils voulaient relever de nouveaux défis. À ce moment-là, le sida en Occident commençait à se répandre et les cliniques traitant le sida étaient relativement bien financées : les médecins, scientifiques et autorités gouvernementales prenaient le problème bien plus au sérieux que dix ans auparavant. Les principaux « activistes-bureaucrates », lorsqu’ils n’étaient pas eux-mêmes séropositifs, avaient travaillé et vécu avec les personnes infectées et s’étaient pris d’affection pour elles. L’épidémie était une réalité qu’ils avaient vécue en direct, leurs amis, leurs amoureux, sinon eux-mêmes, ayant été touchés par la maladie. Les enjeux visant « l’humanisation » des statistiques étaient les leurs.

Les personnes infectées par le VIH jouaient un rôle essentiel dans la lutte contre l’épidémie, affirmaient-ils, car elles contribuaient à éliminer le déni en donnant un visage à la maladie : si les statistiques deviennent quelque chose de bien réel, il est possible d’en arriver à modifier le comportement des gens. Qui veut porter un préservatif à cause d’une statistique? Élément sous-jacent mais primordial, les séropositifs et les sidéens étaient les plus proches des « réalités » de la maladie, donc les mieux placés pour réagir — étant en « première ligne », en quelque sorte. Cette optique est devenue la doctrine officielle au Sommet mondial sur le sida à Paris en 1994. Les pays participants ont ratifié l’initiative de « l’implication des personnes vivant avec le VIH dans la lutte contre le SIDA » (Greater Involvement of People with AIDS, ou GIPA) qui est devenue la politique officielle de la « communauté des bailleurs de fonds». Pour les intervenants du milieu, le GIPA constituait un jalon important, à savoir la reconnaissance par les plus hautes instances que les séropositifs et les sidéens n’étaient ni des victimes ni des instruments de la politique, mais qu’ils jouaient bel et bien un rôle prépondérant et nécessaire. Il s’agissait d’une victoire sur les « discours de l’exclusion », étape à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de la santé publique (Seidel 1992), un point tournant dont la condition préalable était une certaine politisation de l’expérience.

Témoignage et l’« économie morale » de la séropositivité

Pour Abdoulaye, ce qui était en jeu par l’entremise de son adoption fraternelle d’Issa était avant tout un produit de l’initiative de GIPA. En 1996, le GIPA a laissé entendre que les autorités burkinabè cherchaient désespérément à obtenir des témoignages de personnes séropositives. Ces témoignages étaient devenus des indicateurs de succès pour les programmes nationaux de lutte contre le sida conformes au GIPA, de même qu’un argument clé en faveur du maintien de l’aide financière accordée à ces programmes. Indirectement, les témoignages présentaient une valeur marchande pour les institutions qui pouvaient les fournir et celles-ci étaient par conséquent prêtes à y mettre le prix. Mais pour Abdoulaye et Jeunes sans frontières, on ne pouvait réduire les témoignages au rang de simples transactions. L’histoire d’Issa — la lettre publiée dans le journal — constituait exactement le type de témoignage recherché, ce dont Abdoulaye n’était pas tout à fait conscient quand il avait invité Issa à se joindre à l’association en 1995. Vers la fin de 1996, quand la recherche de témoignages battait son plein, Abdoulaye était déjà pris dans les rouages d’une économie morale complexe.

En termes « purement » économiques, Jeunes sans frontières fonctionne comme une entreprise; elle vend des « projets » de développement ainsi que des propositions visant la mise en oeuvre des politiques sociales d’agences de développement internationales. La plupart les organisations non gouvernementales se spécialisent dans un secteur particulier, comme la santé, l’environnement, l’agriculture ou les questions relatives aux femmes. À ses débuts, l’organisation Jeunes sans frontières se consacrait à la planification familiale, puis elle s’est graduellement occupée des problèmes de santé liés à la reproduction. Jusqu’à la prévention du sida, il n’y avait qu’un pas. Toutefois, cette organisation était plus qu’un sous-traitant; en effet, ce qu’elle vendait aux agences internationales, c’était la connaissance du milieu (un savoir local) permettant la mise en oeuvre des programmes et, le plus souvent, elle fournissait des preuves tangibles que de tels programmes avaient déjà été mis en place. Les organisations comme celle d’Abdoulaye ne tournent pas à vide; cependant, c’est leur intégration aux relations sociales et aux réseaux d’obligations et de réciprocité à l’échelle locale qui leur confère la crédibilité et la connaissance du terrain si précieuses pour les agences internationales. Ainsi, la plus grande partie de leur travail de « sous-traitants » des grandes agences de développement consiste à traduire ces politiques sociales en connaissances et en pratiques signifiantes à l’échelle locale.

Dans le cas de Jeunes sans frontières, le financement de la planification familiale a été investi efficacement dans la création d’emplois pour les jeunes du milieu (comme éducateurs pour les pairs ou travailleurs des services d’approche). En échange de services assurant la survie des projets, Abdoulaye versait aux jeunes un salaire décent. Leur enthousiasme a impressionné les fondateurs de l’organisme, et leur loyauté a permis d’assurer que, même dans cet environnement d’une désolante pauvreté, ils pouvaient être responsabilisés avec de l’argent et des biens. L’organisation a affecté judicieusement ces investissements au développement d’une infrastructure polyvalente — kiosques dans les voisinages, un bureau central, des scooters — à laquelle on pouvait greffer d’autres projets à but lucratif.

Nombre des principaux intervenants de l’organisation étaient des membres de la famille étendue d’Abdoulaye — non pas à cause de viles faveurs, mais parce que la présence de liens de parenté signifiait qu’on pouvait leur accorder confiance. Après tout, dans un environnement marqué par une pauvreté alarmante et la précarité sociale, il est difficile de faire confiance à des inconnus qui ne sont pas soumis aux mêmes obligations. Il est intéressant de souligner que d’autres personnes ayant joint les rangs de l’organisation et s’étant taillé une réputation de confiance et de « sérieux » sont devenues comme des membres de la famille. Certaines ont même déménagé dans la cour commune qu’Abdoulaye partageait avec ses nombreux oncles et tantes et leurs enfants. Il s’agissait là de l’économie morale d’Abdoulaye : un réseau de relations sociales où les liens de parenté et les obligations formaient une trame sur laquelle la responsabilisation et la hiérarchie pouvaient se tisser, et les transactions, être mises en valeur. Le succès de Jeunes sans frontières ne résulte pas tant de « saines » pratiques de gestion que du talent d’Abdoulaye pour faire converger ce type d’économie morale avec celui des agences de développement. Là réside son « charisme ».

Le fait d’amener Issa dans la famille a bousculé un équilibre délicat. Avec l’apparition des témoignages dans le tableau, c’était soudainement la confiance d’Issa en Abdoulaye et son intégration dans un lien de parenté comme « frère cadet » d’Abdoulaye (même s’il était plus vieux que lui) qui se trouvaient marchandées. En négociant au nom d’Issa, Abdoulaye a voulu rétablir l’équilibre en essayant de s’assurer qu’Issa reçoive une rétribution pour son témoignage. En fait, il s’agissait de rétablir un rapport ancré dans l’économie morale des liens de parenté qui fournissait le cadre de la relation entre Abdoulaye et Issa. En fin de compte, Issa est parti, et ce n’est pas parce qu’il se sentait trahi, semble-t-il. Abdoulaye m’a confié qu’il avait commencé à douter de la séropositivité d’Issa. Il a ajouté qu’il avait fini par trouver Issa « étrange » et que l’histoire racontée dans la lettre publiée n’avait plus de sens à ses yeux. « Les Africains ne traiteraient pas l’un des leurs de cette façon », a-t-il renchéri. Abdoulaye se demande maintenant si l’on n’a pas abusé de lui et trahi sa confiance.

Le problème d’Abdoulaye provenait des complexités qui découlent de la négociation de « l’économie morale » hybride établie par la circulation des témoignages. Cet emploi du terme est un peu différent de l’usage qu’en fait Thompson dans son discours sur « l’économie morale » de la paysannerie anglaise mais il s’en approche en ce que les systèmes de valorisation des échanges sont ancrés dans les univers moraux locaux (Thompson 1971). Ces systèmes locaux sont le reflet d’une « politique des valeurs », plus visible et plus nette dans l’étude de la « vie sociale des choses » (Appadurai 1986). En suivant l’itinéraire social des objets, nous pouvons voir comment différents environnements — et différentes formes d’échange — établissent les valeurs diversement; à l’inverse, les objets permettent d’établir un système d’équivalences parmi plusieurs « régimes de valeur ». La circulation des technologies du soi (voir Martin 1988), tels les témoignages dans toutes sortes d’environnements dans le monde, ce que je soutiens dans cet article, enferme les individus dans des économies morales complexes. Dans les milieux frappés par la pauvreté et la maladie, il faut que de telles économies soient savamment négociées. Une négociation réussie peut ouvrir la porte à des ressources financières ou à des médicaments antirétroviraux d’importance vitale. Ces ressources et médicaments donnent un nouveau visage aux relations sociales et à la biologie, ce qui complique encore plus les économies morales que les individus doivent négocier.

Conclusion

En écrivant sur l’administration coloniale des peuples Tiv du nord du Nigeria en 1974, l’historien anglais Jonathan Dorward employait l’expression working misunderstanding (« incompréhension efficace ») pour caractériser le mécanisme complexe des stratégies qui permettaient de préserver une coexistence pacifique entre la domination coloniale et la résistance des autochtones. On peut parler à la fois de gouvernementalité coloniale — les façons dont les « autochtones » se constituent eux-mêmes en sujets du gouvernement colonial — et d’ambivalence « postcoloniale » : l’alternance constante des attributions de la subjectivité et du désir qui caractérise autant le colonisateur que le colonisé (alternance relevée par l’école postcoloniale de critique littéraire). Le rôle qu’ont joué les agences internationales en matière de stratégies transnationales de lutte contre le sida dans le cadre des relations sociales locales présente des similitudes frappantes avec ces éléments historiques.

Le fait qu’aucun exposé clair de domination — ni de résistance — ne ressorte de ce compte-rendu s’explique par deux phénomènes connexes. Dans le cas du VIH et du sida, dans les mots de Marc Augé une « terrible individualisation du destin », la survie matérielle et physique est toujours la priorité. Face à la maladie et à la mort, les médicaments sont la priorité, et non le sens. Les histoires d’Abdoulaye, d’Issa, de Matthieu et d’autres qui ont été relatées plus haut laissent entendre que leurs actes constituaient des réactions tactiques aux contraintes qu’ils subissaient et qu’elles ne peuvent être interprétées comme des manifestations sincères ou non d’une « authentique » expérience intime. Il s’agit plutôt de négocier des économies morales complexes et des parcours thérapeutiques qui exigent de plus en plus un nouveau « souci de soi » — trajets qui finissent, néanmoins, par façonner un « authentique » vécu.

Par ailleurs, le sens est une catégorie utile pour comprendre le comportement de ceux qui détiennent le pouvoir dans cette histoire : Madame Janvier et d’autres intervenants bien intentionnés des agences de développement. Que ce soit dans des bureaux d’agence ou aux « premières lignes » dans des camps de réfugiés, ces intervenants sont confrontés à une terrible réalité, celle des statistiques sur l’épidémie, qui donnent un aperçu centralisé de son ampleur et des souffrances interminables qu’on rencontre dans les hôpitaux et les ONG, et la preuve de leur impuissance pour intervenir. Leur pouvoir d’imaginer des solutions et de les mettre en oeuvre, même lorsque des contraintes structurelles nuisent à leurs réalisations, est visible dans leurs efforts pour susciter une « plus grande participation des gens qui vivent avec le VIH et le sida ».

De plus en plus, l’expérience de la séropositivité — concrétisée par les témoignages et d’autres pratiques de type confessionnel ainsi que des techniques de narration — a fini par être liée aux demandes de traitement. Comme le démontre l’activisme actuel autour de l’accès aux médicaments antirétroviraux, ces liens sociaux et transnationaux reconfigurent les relations sociales et biologiques, et aboutissent graduellement à de nouvelles formes de citoyenneté thérapeutique[3]. Celle-ci est peut-être le résultat le plus tangible des nouvelles souverainetés mouvantes, et elle émerge telle une force saillante dans un monde néolibéral où les revendications relatives à la maladie ont plus de poids que celles fondées sur la pauvreté, l’injustice ou la violence structurelle.