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Florence Piron : Commençons par rappeler que le point de départ de ce numéro de la revue Anthropologie et Sociétés est un article que vous avez publié en 1996[1] qui faisait une bonne synthèse de votre enseignement sur le postmodernisme. Plusieurs pistes ouvertes par cet article sonnent toujours très juste dans le monde actuel et semblent en résonance avec les questions que de nombreux chercheurs se posent sur les rapports complexes entre, d’un côté, les grands systèmes abstraits qui paraissent déshumanisants et, d’un autre côté, le local, le concret, le quotidien vécu. C’est une des grandes fractures du monde actuel. J’ai donc pensé que ce texte pouvait inspirer plusieurs chercheurs, ce qui fut le cas. Nous pourrions commencer la discussion en vous demandant de reformuler rapidement l’idée centrale de ce texte et de préciser dans quel sens, et pourquoi, vous aviez pris le thème de l’humain comme un des fils directeurs pour discuter du temps présent, de ce qui préoccupe notre époque.

Yvan Simonis : Je m’étais simplement inquiété d’un fait reconnu, largement évident : les récits habituels qui servent depuis longtemps à donner sens à l’avenir semblent s’effondrer, chacun s’en tire comme il peut, et dans cette affaire, l’humanité est peut-être en jeu. Devant des décisions tranchantes à prendre sur ce qui, vraiment, touche à l’universel de l’humanité, la plupart hésitent mais certains croient qu’on peut tout tenter, fabriquer n’importe quels hybrides, des assemblages de toutes sortes, qu’on pourrait même, peut-être, réinventer l’humanité! Pour moi, cela n’a pas de sens, pour une raison assez simple. Je soupçonne, en effet, que l’humanité d’aujourd’hui n’a pour ses fondements rien de différent des humanités plus anciennes qui, elles, soi-disant, disposaient des grands récits qui s’effondrent maintenant. J’ai donc tenté dans cet article de 1996 d’évoquer des périodes plus anciennes auxquelles nous sommes toujours redevables, j’ai par ailleurs rapidement vu les avantages de relever les bons côtés du postmodernisme et de souligner les mauvais côtés de la modernité, qui n’en manque pas. Cela m’a conduit à rappeler que le désarroi postmoderne n’est pas une idée nouvelle et que la nouveauté principale du postmodernisme se trouvait du côté de la déconstruction des mythes (les grands récits) de la modernité elle-même. La modernité déconstruisait tout, sauf ses projets d’avenir! Ils ont été déconstruits par le postmodernisme. Résultat net, on se retrouve devant un : « débrouillez-vous avec ce qui reste ». Pour les croyants de la modernité, la situation est pire que celle que Marx prévoyait si génialement dans les Grundrisse. Nous sommes en fait rendus au quotidien, à l’humanité au quotidien, localement et individuellement, avec soudain des espaces nouveaux pour ce que les grandes conceptions du monde ne voyaient plus. Je me rappelle à ce propos une conférence de Michel Serres, donnée il y a quelques années au Cégep de Limoilou, qui défendait l’idée que nous vivions une période où tout est et sera défait, où les jeunes n’auront pas d’autre choix que de rencontrer l’importance de l’éthique et de redécouvrir ce qui fait l’humanité de toujours pour maintenant. Ils pourront heureusement s’appuyer sur l’expérience de cette humanité qui les précède, l’erreur étant de penser que puisque tout est déconstruit, il ne reste rien.

Le postmodernisme me paraissait libérateur à la condition, sur laquelle j’insistais, de comprendre le rapport nécessaire de cette liberté, de ces nouvelles chances de créativité, à l’institution. De quoi s’agit-il? Je reconnais en avoir trop peu dit sur le thème de l’institution, pour le tenir en réserve, me disant que j’aurais l’occasion d’en reparler, je ne l’ai donc pas vraiment fait dans cet article. Je souhaite y revenir aujourd’hui. Voilà en quelques mots l’humeur qui présidait à l’écriture du texte dont vous parlez.

F. P. : Mais pourquoi avoir utilisé le thème de l’humain, de l’humanisation? En anthropologie, on se méfie un peu du niveau de « l’humain » en général, parce que cela fait penser à l’idée de « nature humaine », alors que l’anthropologie s’intéresse plutôt à la culture, à la façon dont les cultures construisent de manière chaque fois différente leur humanité. En évoquant l’idée d’humanisation, d’humanité même, comme vous venez de le faire, n’y a-t-il pas un risque de s’orienter vers une position essentialiste ou naturaliste?

Y. S. : J’utilise le mot « humanité » dans un sens volontairement très englobant, j’aurais pu dire : « la loi de l’espèce ». L’espèce humaine ne peut se reproduire humainement que grâce au travail inaperçu de l’institution, gardienne, dans toutes les sociétés humaines et depuis toujours, des conditions universelles de la loi de l’espèce, bref de la fabrication de l’humanité. Je préciserai plus loin ce que veut dire « institution ». L’espèce humaine, pour moi, ne change jamais. Il me semble, autrement dit, insensé de défendre l’idée à notre époque d’une humanité nouvelle, comme si elle n’avait plus grand chose à voir, par exemple, avec les populations que l’anthropologie a étudiées, ni avec les époques de l’Occident ancien ou du monde musulman ou indien, tellement nous aurions changé, pour quelque raison que ce soit. La question de l’universel n’est pas anthropologiquement négligeable.

Toutes les conditions de l’espèce humaine sont présentes, me semble-t-il, bien avant l’écriture, avant les sociétés à État, le droit écrit ou les techniques développées par les sciences. D’où la question : qu’est-ce qui fait que, génération après génération, l’espèce humaine reproduit les conditions dont elle a besoin pour rester à l’intérieur de l’espace humain?

On peut, bien sûr, interminablement discuter, et on le fait, de toutes les boîtes noires qui gardent les secrets des différences entre les humains et les mammifères. Mais on n’y trouvera pas où se situent les ruptures entre mammifères et mammifères de l’espèce humaine. L’espèce humaine s’est organisée autour du symbolique et du sens, elle s’est donné quelques institutions clés qui célèbrent le bien commun de l’humanité, c’est-à-dire celui qui ne se partage pas, qui reste indivis, et qui est commun pour cette raison. À quoi avons-nous tous accès sans que rien ne soit partagé? Dans notre société, il s’agit essentiellement de ce que protège le droit civil, c’est-à-dire l’ordre générationnel et la non-confusion des places des acteurs qui en sont porteurs. L’État est le fiduciaire, et non pas l’auteur, de ce que porte le droit civil dans ce domaine et qui, lui-même, ne l’a pas inventé. J’ai évoqué ce point, proche de l’enseignement de Pierre Legendre, dans un article de 1989.

F. P. : Comment vous situez-vous par rapport au texte de Zygmunt Bauman dans ce numéro, texte qui s’efforce de comprendre dans quels termes se pose actuellement le débat sur l’humanisme?

Y. S. : De façon générale, je perçois immédiatement à la lecture de Bauman l’humaniste expérimenté, qui a le souci de proposer avec finesse quelques leçons de sagesse et de prudence. Mais je le lis avec des préoccupations qui ne sont pas orientées de la même façon, nous ne nous en sortons pas seulement grâce aux gens éclairés, intelligents et expérimentés, ou même grâce aux gens qui travaillent ensemble et s’organisent dans la solidarité pour prendre en charge les problèmes de la société. J’ai plutôt tendance à revenir, cruellement, vers l’être humain, vers moi-même, vers n’importe qui d’ailleurs, vers cette idée que les sujets résistent à leur appropriation par le groupe et que l’institution, dont j’invoquais le rôle essentiel, s’adresse aux individus plus qu’au groupe lui-même. Même les meilleures intentions du groupe, dans les meilleures conditions, qui joue les sirènes pour nous faire croire aux bonheurs immédiats ou futurs, échouent. Les sujets ne sont pas réductibles à la seule recherche du bonheur. Tout cela pour rappeler que l’humanité ne change jamais, et que le mal y est inscrit autant que la recherche du bonheur ou des compromis intelligents. Quand je suis arrivé au Québec, à la fin des années soixante, j’ai rapidement adopté une expression que j’ai rencontrée ici, mais qui existe sans doute ailleurs : « Ça change le mal de place! ». En effet, en ne peut pas faire disparaître le mal, on peut le changer de place, c’est le seul recours dont on dispose. Vouloir le résorber, ce qui serait une condition nécessaire au bonheur de tous, c’est réduire les sujets à leurs désirs les plus béatement naïfs. Pour les sociétés humaines, avoir à faire à des sujets, ce n’est pas simple!

F. P. : Alors, deux réactions : si l’humanité est toujours la même, et donc que les difficultés de se construire comme société humaine restent toujours les mêmes, quel que soit l’endroit ou l’époque, est ce qu’on peut apprendre? Je pense évidemment à tout ce qui a entouré les horreurs du vingtième siècle. Si les mêmes erreurs se répètent toujours, est ce que l’humanité peut apprendre? Et, par exemple, peut-elle réussir à renoncer un jour au fantasme technoscientifique du contrôle total, qui tend à justifier de manière incessante l’innovation technique? Et, réciproquement, que penser de la perte de contrôle des sociétés à échelle locale, des communautés, face aux grands ensembles mondiaux, ce qui inquiète Zygmunt Bauman?

Y. S. : Nos sociétés modernes ont rêvé pendant longtemps à un modèle de fonctionnement idéal qui ressemblerait, pourrait-on dire, à celui d’un grand orchestre symphonique, pour lequel la diversité des instruments ne s’oppose pas à la « concertation » de tous sous la baguette des chefs qui veillent au résultat général. Le mythe de ce fonctionnel a échoué, il a toujours échoué parce que les sociétés humaines ont à faire à leurs sujets, jour après jour. Suggérons toutefois que c’est parce qu’elles ont à faire à des sujets qui résistent à leur appropriation que les sociétés ont des chances de rester humaines, ce qui ne veut pas dire « bonnes » et encore moins « heureuses ».

F. P. : Donc ni la volonté de contrôle, ni la perte de contrôle n’entraîneraient nécessairement une déshumanisation ou une perte de quelque chose de précieux?

Y. S. : Si le contrôle social est excessif, les dégâts s’accumulent. Si la société perd sa légitimité aux yeux des sujets qui n’adhèrent plus au contrat social qu’elle propose, les dégâts s’accumulent. Nous sommes ici aux frontières du groupe et des individus qui le composent, frontières très actives et pleines de surprises. Toutes les sociétés ont été amenées à trancher sur les différences entre l’homme et l’animal, l’homme et les choses, la raison et la déraison, les hommes et les dieux et, plus encore, sur l’organisation des alliances et des descendances dans la suite des générations. C’est du côté de ces tranchants, de ces options fondatrices, que se situent les fondements de la vie sociale humanisante. Là se trouvent le bien commun auquel tous doivent avoir accès et que célèbrent les institutions du droit civil.

F. P. : Les textes de Yolande Pelchat et de Gilles Bibeau dans ce numéro essaient de montrer que la frontière, jugée par certains de plus en plus perméable, entre l’humain et la technique ne doit pas être en elle-même une source d’inquiétude.

Y. S. : Oui. Ces deux excellents textes sont fécondés par des savoirs auxquels j’aurais tendance à réagir sur deux plans distincts. Le premier est effectivement celui de la frontière, qui nous est habituelle, entre les personnes et les choses, dont les techniques font partie. On a vécu longtemps dans la conviction de l’extériorité de l’homme et des choses : l’homme n’est pas une chose, il n’est pas une technique, il est hors commerce. Mais petit à petit, cette frontière est devenue à la fois plus souple et plus intelligente, plus sophistiquée, plus complexe mais plus floue, et cela semble nous gêner. Quand, depuis peu, des objets techniques nous sont rentrés dans le corps pour reprendre à leur charge le fonctionnement défaillant de certains organes biologiques, nous avons remis au travail les discours qui célébraient culturellement cette différence qui semblait acquise.

La distinction des personnes et des choses n’est pas réduite à l’extériorité du corps et des choses, et rien, à mon avis, n’est rendu plus flou à la frontière des hommes et des choses par l’avancée des connaissances scientifiques et des prouesses techniques. Pourquoi? Parce que bien avant les choses, bien avant les coeurs artificiels, le symbolique nous est rentré dans le corps, et nous n’avons jamais pensé nous plaindre de confusion entre le biologique et le symbolique. Quand je lis un livre, objet physique, je trouve tout à fait normal qu’il fasse partie de moi-même, je l’accepte. On ne pourra jamais dissocier le corps et le langage humain. On peut les distinguer, on ne peut pas les dissocier. Toute personne qui va au cinéma le sait. Au cinéma, il ne se passe rien sur l’écran, nous n’y sommes pas à Los Angeles pris dans une poursuite de voitures, nous sommes devant des symboles sur un écran et c’est tout. Comment se fait-il que ces symboles ont un accès si direct à notre corps, prennent en charge si aisément nos glandes lacrymales, notre grand zygomatique, notre réflexion même, nous stressent, nous relaxent, etc. Le formidable cinéma de la culture s’est depuis longtemps emparé de nos corps, le cinéma des salles obscures ne vient que jouer sur ce clavier qui nous rappelle à quel point nous sommes capturés par le symbolique dont le langage est le véhicule central. Pour l’espèce humaine, on ne trouvera pas l’origine du biologique dans le biologique, ni du physiologique dans le physiologique…

F. P. : L’exemple du cinéma est tout à fait simple et clair.

Y. S. : La postmodernité nous libère d’une modernité cartésienne qui vit de l’espoir de décomposer la complexité de l’espèce humaine comme on décompose un montage en ses parties composantes et prétend réordonner par recomposition fonctionnelle le groupe humain sur la base de la simple raison. Cette approche essentiellement architecturale n’est pas apte à accéder à certains niveaux de complexité. Le travail de la complexité se révèle aux limites de la représentation.

Comment ne pas tenir compte, et la société le sait, le gouvernement des humains le sait, comment ne pas tenir compte de l’échec même de la société vis-à-vis de ses sujets, quand elle garde l’espoir d’en faire des citoyens rationnels et prévisibles? Cet échec est nécessaire à la vie sociale. La société ne se reproduit qu’avec des sujets qui ne se reproduisent jamais. La société est obligée de capturer le sujet, de le déplacer de lui-même, sans jamais le récupérer entièrement. Celui-ci, dans sa vie quotidienne, sait constamment qu’il n’est pas réductible au discours social. Cette interface, qui suppose la censure, qui ne peut exclure le crime, reste inaperçue de ceux qui rêvent encore soit au bonheur, soit à la gestion, soit au fonctionnel. Qu’est-ce qui nous échappe et qui nous fonde, que nous n’apercevons pas et qui nous fonde?

F. P. : Vous dites que l’humanité comme espèce ne change pas, qu’elle ne peut échapper à la « loi » de l’institution qui est la condition de sa reproduction, génération après génération, dans tous les types de société. Y a-t-il une place, tout de même, pour un apprentissage intergénérationnel qui, sans le nier ni prétendre l’effacer, pourrait permettre de déplacer le mal dans un lieu où il « ferait moins mal »? La mémoire peut-elle avoir cet effet?

Y. S. : À propos de « faire moins mal » ou de « déplacer le mal », le mépris et le dédain de la plupart des citoyens à l’égard des politiciens m’ont souvent surpris. Les politiciens leur paraissent menteurs, comédiens, trompeurs ou pourris, et trouvent rarement grâce à leurs yeux. Pour ma part, le milieu politique me semble au contraire à peu près le seul milieu qui reste honnête. Parce qu’il est à peu près le seul où le pire et le meilleur de l’humanité reste au travail. L’humanité se rend ici repérable dans le large éventail de ses défauts et de ses qualités. Je me méfie des politiciens toujours gentils et aimables, ayant toujours les mots justes et prenant les décisions les meilleures! Nous nous mentons à nous-mêmes, me semble-t-il, en n’adhérant qu’à nos imaginaires, réductions injustifiées de ce qu’est l’humanité dont nous faisons partie. Cela dit, l’apprentissage est toujours ouvert, il est nécessaire à l’adaptation dans des contextes nouveaux de tout type. Mais, sur le fond, la position que je tiens dans notre entrevue signifie que pour ce qui est de l’universel, c’est-à-dire le bien commun de l’humanité, on n’apprend plus rien. Chaque génération réapprend ce qui est su. Heureusement, sur ce point, nous avons été précédés.

Quant à la mémoire, réservoir du symbolique inscrit au corps et qui le travaille, elle est certainement partie prenante dans les apprentissages nécessaires, les échecs inévitables et la continuité de l’expérience humaine.

F. P. : Un des thèmes en arrière-plan de ce numéro est une question qui, je le sais, vous intéresse aussi : celle de la Shoah, de tous ces événements pendant lesquels une société s’est déshumanisée à force de vouloir tuer et déshumaniser tant de personnes. Elle a renoncé alors à une certaine forme de rapport avec les autres, égalitaire, respectueuse...

Y. S. : Oui, le régime nazi a prétendu exclure de l’humanité des membres de cette humanité. C’est insensé et fou ; du point de vue philosophique, ça n’a pas de sens! Il n’y a, en effet, pas moyen de s’exclure ni d’exclure les autres. On reste toujours au-dedans de l’humanité, on n’en sort pas. C’est pour cela aussi que le projet nazi est dramatique, fou et inadmissible. L’idée sur le fond de refuser le statut d’êtres humains à des humains, relève de la pure folie et touche effectivement à la limite de la raison et de la déraison. Procéder ensuite à l’élimination physique réelle, devient une démonstration terrifiante des conséquences de franchir cette frontière qui sépare la raison de la déraison. Cela fait bel et bien partie de l’humanité de vouloir en éliminer une partie ou même de la détruire. Ça fait partie de l’être humain en société, c’est un fil dramatique qui pose l’irréductible problème du mal. Ne rêvons pas d’une société qui aurait réglé ce problème pour toujours. L’institution est notre recours fondamental, les sociétés la célèbrent pour qu’on respecte les options humanisantes qu’elle porte. Dans le cas du nazisme, l’histoire nous offre une démonstration de son échec.

F. P. : Mais, question plus pratique, dans le monde d’aujourd’hui, que peut-on faire? Nous qui avons encore la mémoire de cette tragédie, nous en constatons et vivons sans cesse de nouvelles. Beaucoup se sentent à la fois solidaires et impuissants et voudraient imaginer de nouveaux projets pour l’humanité, tout en sachant qu’il ne sert à rien de rêver à de nouveaux grands récits et, en même temps, que nous ne pouvons pas nous satisfaire du « tout se vaut » désenchanté.

Y. S. : Ni projets nouveaux pour l’humanité, ni de « tout se vaut ». La solidarité n’est pas une valeur, à moins de connaître ses objectifs – rappelons que la production de la bombe atomique a supposé une intense solidarité à de multiples niveaux de la société – et, d’autre part, le « tout se vaut » ne vaut rien. J’ai plutôt tendance à me diriger, avec Pierre Legendre et la philosophie la plus ancienne, vers des faits plus fondamentaux que nous percevons, qui nous font peur et gèlent peut-être notre réflexion : les sociétés continuent de sacrifier des humains. On dirait que l’humanité fait payer le prix, le prix de la destruction sacrificielle, à une partie d’elle même pour continuer d’exister, de façon tragique, à toutes les époques. Certes, des sociétés ont pu atteindre, dans des situations historiques, qui leur échappent largement mais qui se sont présentées, une certaine stabilité moins dramatique. Peut-être, mais à quel prix pour qui? Je doute, autrement dit, qu’on puisse en tirer des leçons qu’il suffirait d’appliquer à l’avenir. La morale sociale la plus expérimentée ne suffit donc pas, aussi nécessaire soit-elle, la morale n’est pas l’éthique. La société ne se fabrique pas là où les règles de la société sont suivies, à cet endroit elle s’entretient et bénéficie parfois des acquis qui l’ont précédée. La société humaine se fabrique là où elle perd le contrôle de ses sujets, là où, plus exactement, les sujets sont prêts à affronter ce pour quoi la société ne leur offre aucune solution. La société ne peut être ici pour ses sujets que la gardienne de l’expérience humaine. Là se trouve l’espace éthique, là se fabrique l’humanité, là la société bénéficie de ses sujets. Alors l’éthique, si c’est ça – je ne prétends pas en connaître le secret, mais si l’éthique est de ce côté-là –, un sujet humain sait qu’il ne doit pas compter pour être humain sur les recettes de sa culture. Il peut faire avec elle un bout de chemin, certainement pas tous les chemins.

F. P. : Cela me fait penser à cet article de Veena Das en 1995 dans lequel elle raconte l’histoire d’une femme qui, lors de la guerre de partition entre l’Inde et le Pakistan, a été enlevée et séparée de sa famille, se trouvant prise dans des conflits terribles. Malgré ce chaos, elle continua à écrire des lettres à une femme qui s’était retrouvée dans l’autre camp et qu’elle aimait beaucoup. Par ce geste-là, alors que la culture, la religion, la communauté, les politiques, l’État, tout contribuait à séparer ces femmes et à en faire des ennemies, cette femme a continué d’écrire, de créer des liens. Comment expliquer cela?

Y. S. : Je n’ai pas d’explication à proposer, sinon de suggérer que l’éthique du sujet ne va pas dans le sens des valeurs ambiantes de la société du moment. Cela semble être le cas de Madame Veena Das.

F. P. : Pour moi, ce geste est un emblème. Il est courageux de se sacrifier ainsi, de prendre des risques au nom de l’amitié et du lien à l’autre. C’est un geste qui n’est pas spectaculaire, mais c’est un geste, les mots sont trop faibles, c’est un geste vraiment humain, humanisant. J’aime quand l’anthropologie rapporte ces histoires-là et rappelle à notre cynisme ambiant que dans de tels moments, lorsque les sociétés sont complètement désorganisées par la guerre, par des actes abominables commis sur le corps des femmes, par la violence totale, il y a des individus encore capables de tresser de petits liens, par de petits gestes, dans un combat humanisant contre le chaos. Pensons aussi aux témoignages de production artistique pendant la Shoah, dans les camps. La réhumanisation se joue aussi à cette échelle du quotidien, du subjectif, de la résistance au chaos.

Y. S. : Heureusement, l’humanité a une longue expérience. Elle en a vu d’autres, elle pourrait rebondir, mais jusqu’à quand? Je termine la lecture du livre que Christian Godin a publié cette année, La fin de l’humanité, il est très convaincant. A-t-il raison? Il défend l’idée que la fin de l’humanité ne viendra pas de l’emballement de la démographie, ou de la destruction armée, biologique ou bactériologique, ou encore de l’épuisement des ressources, elle viendra du dégoût de vivre de l’humanité. L’humanité perdra le goût de vivre parce qu’elle n’est plus capable, elle n’y croit plus, elle n’est plus crédible à ses propres yeux, elle ne croit plus à aucun type de projets, à aucune transformation de ce qu’elle est ou de poursuite de l’aventure humaine, l’humanité est en train de s’effondrer sous nos yeux. Il fixe même à cinq siècles la fin du spectacle.

F. P. : Faut-il se contenter d’espérer que tout va rentrer dans l’ordre?

Y. S. : Peut-être. Le thème « on ne peut rien y faire, mais tout le monde doit s’y mettre pour avoir quelque chose à y faire » reste pertinent. Ça ne changera rien, mais il faut s’y mettre. Je suis d’accord avec ça : c’est sans espoir, mais il faut produire l’espoir. Vous avez en tout cas compris depuis longtemps que ma position dans cette entrevue se construit autour du paradoxe qui veut que les sujets soient essentiels dans la mesure même où ils échappent en partie à la société, et, d’autre part, qu’ils sont obligés de passer par la société pour être des sujets humanisants au bénéfice du groupe. Je suis donc mal placé pour savoir quoi faire, même si je sais qu’il faut faire.

F. P. : À un moment de votre parcours intellectuel, vous vous êtes intéressé aux jeunes. Était-ce lié à l’idée d’un recommencement possible?

Y. S. : Je me suis intéressé aux jeunes… mais dans la suite des générations, il y a des jeunes et des vieux, les jeunes deviennent vieux, et il y a des nouveaux jeunes. Remettre tout sujet dans une transmission générationnelle. Ce n’est pas parce qu’ils sont jeunes que les jeunes tiendraient la clé du futur, c’est parce qu’ils n’auront pas le choix de remettre sur le métier l’art de fabriquer de l’humanité et donc de redécouvrir les vieilles recettes de l’espèce. Nous sommes tous précédés.

F. P. : La psychanalyse est directement intéressée à la transmission intergé-nérationnelle, à ce qui pourtant y reste insu, hors du contrôle des sujets. Elle propose à cet égard toutes sortes de savoirs et d’expériences. Ce savoir vous semble très précieux.

Y. S. : Je termine un article sur les Gimi de Papouasie Nouvelle-Guinée, si bien travaillés par Gillian Gillison dont les travaux sont souvent à la frontière de la psychanalyse et de l’anthropologie. Qu’est-ce que les Gimi comprennent et que nous ne sommes plus capables de comprendre? Passer par le regard de l’autre nous fait voir ce que nous ne pouvons plus percevoir de nous à partir des avatars de notre culture, nous fait voir ce qui pour nous reste en tâche aveugle. Je mise sur l’importance cruciale des rapports de la psychanalyse et de l’anthropologie, parce que le savoir de la psychanalyse est proche de l’expérience des sujets et les rend à la créativité nécessaire à l’éthique à notre époque. Les travaux des anthropologues, pour leur part, nous sauvent d’une autre manière de notre propre culture en nous y faisant revenir avec de nouveaux regards. Ces détours faciliteront peut-être une compréhension nouvelle du travail nécessaire et secret des institutions qui nous portent et dont la modernité rêve de s’écarter.