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L’usage du concept de l’étranger est devenu si familier que l’on oublie que sa compréhension n’est guère évidente. L’étranger est celui qui réveille nos angoisses existentielles, nos peurs primitives et nous incite à un repli sur nous-mêmes. Existe-il une seule société qui ne constate « l’envahissement », « l’occupation » de son sol, de sa terre natale par l’étranger et qui, de ce fait, ne se sente comme dépossédée de sa personne, de son être ? La réalité ne permet pas de répondre par la négative. Les sociétés sont ouvertes. La rencontre avec l’autre ou l’irruption de l’autre dans mon cadre privé ou dans mon intimité est inévitable.

Dans ces conditions, comment faire pour maintenir une cohésion sociale en évitant le choc des identités ou l’expression des égoïsmes identitaires ? Comment réduire la montée de la logique communautariste ? Comment instaurer une éthique du vivre-ensemble ?

Historiquement, l’approche systématique du thème de l’étranger remonte essentiellement au XIXe siècle. Et, c’est surtout au XXe siècle que son étude se généralise. Ainsi, l’analyse de « l’étrangeté de l’étranger » s’inspirera ici principalement de philosophes comme Emmanuel Levinas et Bernhard Waldenfels. Leurs idées fondamentales sur ce concept nous orienteront dans une approche de l’étranger susceptible d’être acceptée dans la société qui l’accueille, de vivre harmonieusement et de construire un destin commun avec lui. Cette perspective nous conduira à saisir la phénoménalité de l’étranger, à en distinguer quelques figures, à analyser la complexité de la notion d’identité et à rappeler que l’éthique de la rencontre peut nous permettre de vivre ensemble.

La phénoménalité de l’étranger

L’approche phénoménologique de la notion d’« étranger » s’intéresse à celle de Levinas. Il n’a pas développé une philosophie systématique fondée sur celle-ci. Mais il a été préoccupé par l’« étranger », d’où la prise en compte de celui-ci à travers le concept clé de l’autre. C’est véritablement le philosophe allemand Waldenfels qui développera une philosophie systématique, approfondie sur la notion de l’étranger, en s’inspirant de l’éthique de Levinas.

Levinas récuse toute philosophie qui tend à figer le sujet, à déterminer une essence éternelle à l’être. Dire par exemple, « les juifs sont des nantis » ou « les noirs ont le sens du rythme » ou encore « les femmes sont intuitives » relève de l’essentialisme. Ce refus de l’ontologie, de l’égologie ou de la philosophie du Même a toujours conduit Levinas à concevoir autrement le sujet : il est pour-autrui. Dans l’être du sujet se loge le pour-autrui. Le Même est ouverture et non repli sur lui-même. En effet « la personne humaine serait indépendante de son milieu, de sa naissance, de sa religion, de sa condition sociale » (Levinas 2008 : 104). Dans l’approche levinassienne de l’éthique, autrui oscille entre le particulier et l’universel. En d’autres termes, l’autre ne peut être assimilé ni au particulier, ni à l’universel. La relation avec l’autre n’est ni destruction ni absorption de son altérité irréductible.

La subjectivité – ou plutôt ce qui constitue l’individualité du moi – est une sortie, une évasion, une fuite vers l’autre. En somme, le fond de notre existence ou la première expérience du Même, c’est le pour-l’autre, l’appel de l’autre. L’autre levinassien est incarné par le pauvre, la veuve, l’orphelin, l’étranger, etc. Levinas tire de la Bible tous ces personnages désignés par le terme de l’autre. Et puisque dans la Bible, l’étranger doit être traité convenablement, il fait de lui celui qui a droit à tous les égards. Il rappelle que le Pentateuque exige le respect dû à l’étranger.

L’étranger est celui qui est dans la position d’abaissement et de hauteur, qui supplie et ordonne. Il est dans la nudité, la précarité ou la vulnérabilité. Il est donc exposé et suscite l’appel à la « violence », au « meurtre ». Mais en même temps, à travers son visage, s’énonce le « Tu ne tueras point » qui m’oblige à la responsabilité. La condition de l’étranger impose le principe de l’hospitalité. L’hospitalité est un droit de l’étranger. Ce droit se réalise dans le fait de laisser à notre table un peu de place à l’étranger, d’arracher le pain de notre bouche, de nourrir la faim de l’autre de notre propre jeûne, etc. Et plus qu’un droit, toute société a l’obligation d’accueillir l’autre. Levinas place cette obligation au-delà de la loi, du droit positif. Il s’inspire du concept talmudique de noachide, c’est-à-dire du descendant de Noé pour développer son approche de l’étranger. En ce sens, l’étranger est un membre de l’humanité et est accueilli dans la société quelles que soient ses croyances religieuses. « Le noachide, c’est l’être moral, indépendamment de ses croyances religieuses » (Levinas 2008 : 164). L’étranger ou le noachide, libre de ses convictions religieuses, a droit à la nourriture, à la boisson et au logis. Levinas avoue lui-même que « le concept du noachide fonde le droit naturel. Il est le précurseur des droits de l’homme et de la liberté de conscience » (Levinas 2008 : 165).

Le face-à-face avec l’étranger ne permet pas de le connaître, de le dé-visager. L’étranger tout comme le sujet n’aspire qu’à sortir. Mais cette catégorie de sortie ne se confond pas avec l’élan vital ou avec le devenir créateur de certains philosophes. Le besoin d’évasion n’est rien d’autre que ce que Levinas exprime par ce néologisme : « le besoin d’excendance » (Levinas 1982 : 98).

Ainsi « l’évasion est-elle le besoin de sortir de soi-même, c’est-à-dire de briser l’enchaînement le plus radical, le plus irrémissible, le fait que le moi est soi-même » (Levinas 1982 : 98). Le principe de l’identité, c’est-à-dire de l’existence du moi qui ne se réfère qu’à soi-même, est contesté. Par contre, l’identité non limitée ou non établie de façon rigoureuse, c’est-à-dire l’identité admettant le besoin d’évasion, de briser le lien indissociable entre moi et moi, est acceptée. L’être du moi n’est jamais figé, il est dans l’excendance. Ou tout simplement l’être ou le moi est excendance. L’évasion caractérise le fait de se poser, d’être. Levinas, à travers toute sa pensée, tente de définir l’homme comme le non-synthétisable, celui qui ne se laisse pas totaliser dans une essence donnée. Bensussan (2003) apprécie une telle approche de l’homme dans la situation éthique de face-à-face comme n’appartenant pas au même genre, à la même communauté, comme une désidentification. Autrement dit, il ne faut pas assigner l’homme à une essence. Pour Jean-Luc Nancy, « la singularité de l’être est son pluriel » (Nancy 1996 : 58), et il prend ses distances par rapport à une certaine approche de la notion du sujet en ces termes :

Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de solipsisme philosophique, et d’une certaine façon il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de philosophie « du sujet » au sens de la clôture infinie en soi d’un pour-soi.

Nancy 1996 : 49

Waldenfels, s’inspirant de la pensée levinassienne, procède à une phénoménologie axée sur l’étranger pour en saisir les différentes manifestations afin d’en préciser le sens. Mais il reconnaît d’emblée la difficulté d’une telle démarche : saisir ce qui ne se laisse pas saisir ou percevoir comme un phénomène ordinaire. Comment décrire ce qui se construit continuellement ? Telle est la complexité de toute démarche phénoménologique centrée sur la notion de l’étranger.

Nonobstant ce constat, on peut dire que la première expérience de l’étranger, connue de tous, est celle de l’étrangeté interpersonnelle, qui signifie que nous ne sommes jamais totalement maîtres de nous-mêmes. C’est cette forme d’étrangeté que le poète Rimbaud énonce en ces termes : « Je est un autre ». Notre personnalité ou notre identité est le fruit de multiples influences :

Ce que nous sommes, nous ne le sommes pas tout à fait, car tout ce que nous sommes par notre tradition, par notre langue, par notre culture et par notre être corporel excède infiniment ce que nous disons et ce que nous faisons. Le « retour à soi-même » est différé par un retrait de soi-même et un retard sur soi-même.

Waldenfels 2000 : 359

Waldenfels conclut que l’étrangeté est une forme d’étrangeté interculturelle, une sorte d’étrangeté extatique dans le sens où elle m’a toujours concerné. Car, depuis ma naissance, je suis toujours hors de moi-même, donc confronté à ma propre altérité. La deuxième expérience, de l’avis de Waldenfels, est une espèce d’étrangeté diastatique, c’est-à-dire dans laquelle l’autre est pratiquement le double de l’étranger. Une forme de proximité lie l’autre à l’étranger au point qu’on peut dire que celui-ci hante l’autre. Troisième expérience, le phénomène de l’étranger est une forme d’étrangeté extra-ordinaire. Car elle échappe à tout ce qui relève d’une norme donnée ou d’un ordre donné. L’étranger apparaît comme ce qui est ailleurs, « ce qui reste au dehors, aux marges ou dans les lacunes des ordres » (Waldenfels 2000 : 358). L’étranger ne peut pas être localisé dans des coordonnées établies comme un certain « ici » et « maintenant » (lieux ou espace, temps). Il s’inscrit dans le déplacement des règles. L’irréductibilité est ce qui le caractérise. Quatrième expérience, Waldenfels conçoit la manifestation du phénomène de l’étranger sous la forme d’une étrangeté liminale, ce qui se situe « au-delà du seuil d’un ordre ».

Une telle approche descriptive ne laisse-t-elle pas échapper justement ce qui constitue l’étrangeté de l’étranger ?

L’étranger se caractérise par un côté fuyant, insaisissable, voire difficile à analyser. L’étranger échappe donc en principe à la description phénoménologique. Son côté énigmatique, ce que Waldenfels nomme ses « modes de retrait (Entzug) » par opposition à ses « modes de référence (Bezug) » (Waldenfels 2010 : 37), ne permet qu’un mode indirect de description. Pour lui, le mode ou le phénomène de retrait :

[S]ignifie que quelque chose ou quelqu’un est présent en tant qu’absent, sous la forme spécifique de la proximité du lointain. L’absence se grave dans la présence comme un creux, comme un pli. Husserl fut le premier à caractériser l’étrangeté de l’autre de manière paradoxale. Il parlait de l’étrangeté de l’autre comme « accessibilité de ce qui est originellement inaccessible ».

Waldenfels 2010 : 39

Ce mode indirect de description phénoménologique est :

[U]ne espèce de regard double et de discours double, à l’opposé de toute forme d’appréhension simple, de simplex apprehensio, et à l’opposé également du retour réflexif, de la redition in seipsum, et de la fuite dans un métalangage, qui ne fait rien d’autre qu’ajourner le problème de l’étrangeté.

Waldenfels 2010 : 37

La phénoménologie descriptive indirecte tente de décrire l’étranger sans laisser échapper son étrangeté. Elle décrit l’indescriptible comme indescriptible : qui est l’étranger ? Comment se présente-t-il ?

L’étranger est celui qui nous surprend, perturbe par sa langue, sa culture, son sexe ou tout « état autre ». Cet « état autre » n’introduit pas une simple différence. Car l’étranger est certes mon alter ego, mais il est surtout incomparable, hors-série. En d’autres termes, il a quelque chose de singulier qui échappe totalement à l’autre et qui se manifeste dans son existence : tout simplement sa façon d’être. Dans le mot étranger, constate Waldenfels, deux déterminations se présentent à nous : « celle de l’inaccessibilité d’un domaine d’expérience et de sens déterminé et celle de la non appartenance à un groupe » (Waldenfels 2005a : 348). Dans la première détermination, c’est une chose qui m’est ou nous est étrangère. Et dans la seconde, ce sont les autres qui me sont ou nous sont étrangers. À partir de là, on peut établir une distinction entre une « étrangeté culturelle » et une « étrangeté sociale ». Au-delà de ces formes d’étrangeté, Waldenfels distingue aussi, entre autres, l’étrangeté radicale de l’étrangeté relative.

L’étrangeté radicale désigne le fait que le sujet est d’une certaine manière hors de soi, n’est pas maître dans sa propre maison ; c’est une

Étrangeté de soi-même, une distance envers soi-même, une non-coïncidence au coeur de Soi. Cette étrangeté du dedans commence au niveau du soi-disant corps propre, qui ne nous est pas tout à fait propre.

Waldenfels 2000 : 363

L’étrangeté relative est fondée sur un aspect passager pouvant se situer au niveau politique, religieux, philosophique ou de façon générale, sur un plan culturel.

Quelle que soit la forme de l’étrangeté, elle ne peut guère être ramenée à un unique dénominateur commun. Car dans la relation d’étrangeté, une asymétrie irréductible existe, impossible à éliminer, qui constitue justement ce que nous appelons « étrangeté » et avec laquelle nous avons l’obligation de cohabiter.

Quelques figures de l’étranger

Pour distinguer les quelques usages possibles du concept d’étranger afin de mieux cerner sa difficile phénoménologie, nous prendrons le cas d’un pays comme le Burkina Faso. Ce pays est situé en Afrique subsaharienne et en Afrique de l’Ouest, et partage des frontières avec le Niger, le Mali, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo et le Bénin.

Rappelons que le concept d’« étranger » est polysémique, complexe et source de conflits dans les sociétés actuelles en quête de repères. Son exploitation à des fins idéologiques et politiques justifie certains conflits majeurs sur le continent africain. En d’autres termes, tout usage du mot « étranger » peut contenir une forte connotation politique et idéologique. Dans le contexte du Burkina Faso, l’usage de ce mot peut recouvrir plusieurs significations.

L’étranger, c’est le sãana ou sãan en mooré. Cette expression désigne simplement celui qui nous rend visite. Qu’il annonce sa venue ou non. Qu’il vienne seul ou accompagné. Dans cette acception, l’étranger a un sens vague. Il désigne tout visiteur que nous recevons dans notre concession. L’étranger désigne celui qui vient d’ailleurs et ne connaît pas forcément les us et coutumes du groupe social qui le reçoit. Aussi, il peut ne pas parler sa langue, ni connaître ses habitudes culinaires ni ses modes vestimentaires, etc. En somme, l’étranger renvoie à celui qui a reçu une autre éducation, adopte une manière de vivre différente de celle de la communauté dans laquelle il vit. Ce même mot sãana sert aussi à désigner l’étranger « interne » au sens où c’est quelqu’un qui vient d’ailleurs, mais qui est intégré à la communauté par le lien du mariage. C’est ainsi qu’une femme mariée est perçue comme une étrangère au sein de la communauté de son mari, comme l’illustre cet adage moaga : « tẽng-n-ned pa rat sãan bɩ a rig a ma » (l’autochtone qui hait l’étranger doit chasser d’abord sa propre mère). En outre, l’enfant de sexe féminin est perçu par la famille de son père comme une étrangère, du fait qu’elle est appelée à quitter sa communauté d’origine par le mariage pour intégrer celle de son époux.

L’étranger, c’est aussi le kaos-wéogo (littéralement, kaosé, durer et wéogo, la brousse), celui qui a duré à l’extérieur ou hors de chez lui, et est de retour dans son village d’origine après une aventure à l’extérieur. Le kaos-wéogo qualifie l’aventurier, celui qui est allé chercher fortune hors de ses contrées et qui revient au village pour plusieurs raisons : retour définitif, fête coutumière, maladie, décès, funérailles, victime de xénophobie, etc.

Il arrive que le mooré utilise l’expression plutôt péjorative gãgnenga pour nommer l’étranger. Le gãgnenga est celui qui baragouine, articule des sons incompréhensibles. Il s’exprime dans une langue que personne ne comprend. Cette barrière linguistique le rend « étrange » aux yeux de la communauté.

La conséquence la plus évidente de cette approche de l’étranger, c’est que l’on peut être considéré comme un étranger dans son propre pays. En fréquentant une communauté dont on ne comprend ni la langue ni les us et coutumes, on est nécessairement perçu comme un étranger, fût-ce dans son propre pays. Par exemple, un Moaga qui ne comprend pas le bwamu[1] est étranger dans l’aire géographique des Bwa ou des Bwaba.

L’étranger désigne aussi celui qui, dans un pays donné, ne bénéficie pas du statut juridique de citoyen. De ce fait, il se trouve dans l’impossibilité d’y exercer ses droits civiques. Tel est le cas des Burkinabé installés de force sous la colonisation, avant les indépendances en Côte d’Ivoire et qui n’ont pas bénéficié de la nationalité ivoirienne.

Un autre critère peu usité, sauf souvent dans des cas d’exploitation à des fins politiques, est celui de l’ancienneté de l’occupation d’une région donnée. Le premier occupant est appelé autochtone. Et l’étranger est celui qui vient s’installer par la suite, fût-il un groupe ou un individu. Le mot allogène sert à désigner l’ensemble de cette population d’arrivée récente dans une région ou un pays. En somme, l’autochtone, c’est le natif, et l’allogène ou l’allochtone, c’est l’immigrant.

L’autochtonie est souvent difficile à dater. À travers sa communication « Les formations sociales de l’Ouest et du Sud-Ouest du Burkina Faso », Claude Nurukyor Somda emploie l’expression « peuples autochtones » en précisant que ce sont des peuples installés avant le XVe siècle :

Les peuples « autochtones » sont ainsi appelés en référence à l’état de nos connaissances actuelles. On devrait dire plutôt les peuples plus anciennement installés. Ce sont tous les groupes qui occupèrent leur territoire avant le XVe siècle.

Somda 1999 : 34

De façon générale, l’histoire du Burkina Faso retient comme peuples autochtones à l’ouest les Bwaba, les Sénoufo, les Wara, etc. ; au centre-nord et à l’est, les Yonyoosé, les Ninsi, les Dogons, les Kurumba ; au centre-ouest et au sud les Gourounsi, les Nuni et Bissa ; au nord-ouest les Samo. Après le XVe siècle, d’autres peuples vont progressivement s’installer dans l’actuel Burkina Faso : au centre, les conquérants Dagomba-Nakomsé créent les entités mossé ; à l’est, les Burcimba installèrent les entités gulmancé ; enfin au nord, Peulhs et Touaregs élèvent une chefferie à Gorom-Gorom et à Djibo et un émirat à Dori. À partir de ces données historiques, peut-on qualifier certaines populations d’étrangères dans l’ouest du Burkina ou au Burkina Faso en général ? Le critère de l’ancienneté dans l’occupation d’une aire géographique donnée peut être source de conflits au vu des connaissances approximatives et controversées dont disposent non seulement les habitants eux-mêmes, mais aussi les historiens.

L’usage de la notion d’étranger peut répondre à des motivations politiques, idéologiques religieuses, etc. La manipulation de cette notion dépend de qui parle ou de qui l’emploie. Qui est étranger par rapport à qui ? Qui juge utile de traiter l’autre d’étranger ? Waldenfels précise à ce propos :

Le devenir étranger peut prendre différentes directions : est-ce que ce sont les autres, les membres d’un milieu étranger, d’un groupe étranger, d’une culture étrangère qui nous sont étrangers ou bien est-ce nous qui sommes étrangers à eux ? Cela dépend de qui se place en position de référence : le groupe propre ou le groupe étranger.

Waldenfels 2005a : 354

Il ressort de ces différents constats que la notion d’étranger revêt plusieurs figures. Aussi, peut-on dire qu’est « étranger » celui qui se sent marginalisé dans son pays, son milieu social. Ou encore, il est étranger parce que la société elle-même n’arrive pas à l’intégrer, à l’accepter comme un membre à part entière. Mais, il est aussi étranger parce qu’il ne se sent guère concerné par les us et coutumes de la société dans laquelle il vit. En somme, l’étrangeté recouvre ici une double dimension : elle est ressentie par l’individu lui-même, qui la vit ainsi, ou encore c’est la société qui peut marginaliser quelqu’un, lui conférer ce statut d’étranger parce qu’elle n’arrive pas à l’intégrer. Cette marginalisation double peut s’expliquer par plusieurs raisons : le refus ou l’incapacité d’adopter la culture d’une société donnée, l’attachement à une pratique religieuse autre que celle du milieu de vie, l’affirmation poussée d’une individualité, l’orientation sexuelle inacceptable ou singulière comme dans le cas des homosexuels et des lesbiennes, etc.

Relativement toujours à ce concept, Paul Ricoeur, dans son article « La condition d’étranger » (2006) situé dans le contexte de la France, constate que ce mot s’applique au visiteur de plein gré (par exemple, le touriste), à l’immigré – plus précisément le travailleur étranger qui réside en France, plus ou moins contre son gré –, au réfugié ou au demandeur d’asile sollicitant un droit d’asile, etc.

La complexité des multiples figures de l’étranger peut s’expliquer par la difficulté à cerner l’identité de l’autre : celui qui nomme l’autre par le terme « étranger » ne sait pas au juste qui il est ! Et celui qui nomme, désigne, ignore sa propre identité. D’où le caractère préoccupant de la question de l’identité de celui qui est en face de moi.

L’identité en question

La notion d’identité peut être analysée sous plusieurs angles : personnelle et nationale. Qu’est-ce qui fait l’identité d’un sujet ? Le processus de construction de l’identité d’une personne comporte des facteurs psychologiques, sociologiques, biologiques, etc. L’imbrication de ces différentes composantes du vécu de l’individu contribue à façonner son identité. À cela, il faut ajouter la volonté individuelle ou la détermination personnelle d’orienter son existence dans tel ou tel sens. L’identité personnelle peut être religieuse (on se dit catholique, musulman, protestant, orthodoxe, etc.), raciale (on se considère blanc, noir, jaune, etc.), politique, culturelle, idéologique, etc. Elle peut être déterminée par l’âge (jeune, vieux, etc.), l’orientation sexuelle (hétérosexuel, homosexuel, transsexuel ou transgenre, etc.), entre autres. Mais, il faut admettre que le terme « identité » n’a pas de définition claire, du fait que la réalité même de l’identité n’est jamais statique ou fixe : l’identité désigne ce qui se construit continuellement. Vincent Descombes soulignait cette difficulté en ces termes :

Notre tâche de philosophes en ce qui concerne l’identité, c’est justement de rétablir le fait que nous utilisons parfaitement le concept d’identité pour parler d’individus qui changent, qui n’existent qu’à la condition de changer – des animaux qui ont une histoire animale et des êtres humains qui ont une histoire plus qu’animale.

Descombes 2011 : 44

En d’autres termes, l’identité personnelle désigne selon ses propres mots « la continuité avec moi-même toute ma vie ». Elle est donc en construction au gré des rencontres, des expériences et des vécus. L’identité est toujours plurielle ou composée parce qu’elle est le produit de déterminations sociales, psychologiques, biologiques, idéologiques, etc.

Analysant le phénomène des ethnies en Afrique, Joseph Ki-Zerbo souligne que leur personnalité culturelle s’est constituée aussi au rythme des emprunts ou au gré des rencontres :

Les Moosé (au singulier : Moaga) ont emprunté de nombreux mots aux peuples qu’ils abordaient au cours de leurs migrations, en particulier aux Songhaï, aussi bien dans le domaine de l’initiation, de l’habillement, de l’équipement des chevaux que dans celui des concepts abstraits. Ainsi le mot talga (roturier) vient d’un mot songhaï. De même le mot balum, qui désigne l’un des ministres du palais du Moogho naaba, est un vocable qui vient du titre balama qu’on rencontre dans le songhaï, mais encore plus à l’est.

Ki-Zerbo 2007 : 65

En somme l’identité culturelle d’une ethnie, d’une société qui façonne l’identité personnelle, individuelle est le fruit

[D]es échanges, des interfécondations, des amalgames, des alliages de tous ordres, au niveau de l’habillement, de l’alimentation, de l’habitat, de la musique, des arts plastiques, des structures communautaires, de la religion, etc.

Ki-Zerbo 2007 : 66

Évidemment ces éléments extérieurs ne constituent pas le fond de l’identité culturelle d’un groupe donné et par conséquent ne sauraient être le principe déterminant de l’identité personnelle de chaque membre de ce groupe culturel.

La subjectivité de toute personne est constituée d’abord par la culture de son milieu de vie, les valeurs de sa culture. L’individu naît dans un milieu, évolue et est façonné par les valeurs de ce milieu. La cérémonie de baptême est par excellence un moyen d’identification de l’enfant. La famille ou la société lui attribue un nom, un prénom et l’enfant apprend à répondre à chaque fois que ce nom ou ce prénom est prononcé. L’appellation du nom ou du prénom a pour effet d’empêcher l’enfant de se confondre avec d’autres enfants et l’amène progressivement ainsi à faire valoir son individualité par laquelle il est lui-même et non pas un autre enfant. Mais pour Waldenfels,

Ce qu’on appelle un « nom propre » est en fait un nom semi-étranger puisqu’il provient des autres. Je reçois mon nom en y répondant, alors que l’on n’attend pas d’une chose qu’elle adopte l’étiquette qu’on lui impose.

Waldenfels 2005b : 341

De façon générale, la carte nationale d’identité ne montre pas l’identité de celui qui la possède. Elle n’indique aucune identité, mais révèle plutôt des appartenances qui peuvent être filiale, sociale, nationale, etc. Tel est le point de vue de Michel Serres. Généralement, sur une carte d’identité se trouvent mentionnés le nom, le prénom, l’année et le lieu de naissance, le sexe, la taille, la profession, etc. Ces mêmes mentions sont souvent partagées par plusieurs personnes. Par exemple, deux personnes peuvent avoir en commun le nom, le prénom et la date de naissance. Ainsi, ce qui devrait être stricto sensu propre à un individu peut être partagé par plusieurs individus. Michel Serres conclut qu’il y a une confusion entre identité et appartenance. L’identité est ce qui ne varie pas. Et sur le plan du langage mathématique, l’identité consiste à dire « a » est « a », ou « je » est « je ». Le principe de l’identité consiste à revenir toujours au même. Tandis que l’appartenance est de l’ordre de la pluralité, du partage des distinctions ou des catégories. Par exemple, dit-il, il y a non seulement plusieurs Michel Serres, mais aussi plusieurs qui sont nés en Lot-et-Garonne. Alors que l’identité confine ou singularise, discrimine et tombe dans le racisme. Dire à quelqu’un qu’il est noir ou juif ou femme relève d’une déclaration discriminante ou raciste ; car il y a une confusion entre l’appartenance et l’identité. En effet,

Réduire quelqu’un à une seule de ses appartenances peut le condamner à la persécution. Or cette erreur, or cette injure nous les commettons quand nous disons : identité religieuse, culturelle, nationale… Non, il s’agit d’appartenances.

Serres 2009 : 23

L’identité, dans ces conditions, va se concevoir comme la somme des appartenances vécues jusqu’à la mort du sujet. La prise des empreintes digitales, de l’iris, de la rétine, etc., sont de nos jours le gage de l’unicité des individus.

Ainsi, plusieurs facteurs concourent à l’édification de cette image de soi appelée « identité ». Elle est une relation, une dynamique, un processus et non une réalité figée. Gil Delannoi insiste sur l’idée que :

L’identité n’est jamais un isolat immuable mais toujours le résultat d’une relation. Elle procède d’une comparaison et d’un échange. Elle joue sur plusieurs paramètres simultanés.

Delannoi 2008 : 23

Une telle approche permet de comprendre que l’identité, non seulement n’est pas une essence reçue par exemple dès la naissance, mais n’est pas une fiction, un mirage ou un mensonge. Sa nature se situe dans la relation. Voilà pourquoi David Hume excluait l’identité des réalités connaissables avec certitude. Elle n’est pas objet de connaissance rigoureuse (Hume 1995). L’identité est présente chez tous les êtres vivants et comporte une référence de durée.

Dans son approche de la notion d’identité, Ricoeur fait la distinction entre une identité en tant que mêmeté (idem, même) et une identité en tant qu’ipséité (moi-même). L’identité idem désigne le sujet constitué, disposant d’une intériorité ou d’un soi sur lequel il peut se replier : elle indique une identité statique c’est-à-dire qui ne change pas ou immuable. Et l’identité ipse est ouverture à l’altérité, à l’autre, et se transforme au fil du temps, des expériences vécues. Elle est une identité dynamique et qui se transcende. L’identité d’un sujet réside dans ce changement sans cesse, et malgré ces changements, la conscience du sujet se reconnaît dans la permanence, la continuité, etc.

Le refus de l’essentialisme racial est un principe fondamental, dès lors que l’on parle d’un groupe social donné. L’identité est foncièrement plurielle, en devenir et rend chaque individu apte au changement. Pour Achille Mbembe,

Le sujet humain par excellence est celui qui est capable de devenir autre, quelqu’un d’autre que lui-même, une nouvelle personne. C’est celui qui, contraint à la perte, la destruction, voire l’anéantissement, fait surgir de cet événement une identité nouvelle.

Mbembe 2013b : 196

Toutes ces analyses confirment « la condition métisse de l’être humain » (Laplantine 1990 : 50-51). Nous sommes à une époque marquée par une extension de l’usage de la notion de l’identité personnelle. L’identité peut caractériser ceux qui sont atteints par un handicap physique (visuel, auditif, par exemple) ou un handicap mental. Elle sert aussi à une affirmation générique, nommant un groupe spécifique comme les jeunes, les homosexuels, les groupes des hommes, etc. En ce sens, on peut dire que :

L’identité ne s’exprime pas seulement dans l’inflation du verbe être, mais aussi du verbe avoir. C’est un processus d’assignation, d’attribution de propriétés spécifiques, de qualifications… qui procède à une exacerbation de tout ce qui définitionnel, définitif et conclusif.

Laplantine 1990 : 37

À la différence de l’identité personnelle, l’identité nationale se situe à l’échelle d’un pays, d’un État. Elle est le fruit de plusieurs apports, intérieurs et extérieurs. Elle peut être fondée sur le sentiment religieux ou la foi religieuse, la langue, l’affirmation ou la reconnaissance d’un même destin politique ou historique, la culture en général, etc. En d’autres termes, le sentiment de constituer une communauté nationale est fondé sur des moeurs communes, des façons de vivre partagées, la fierté commune, etc. L’identité nationale désigne la continuité dans l’histoire d’une nation, d’un État ou d’un pays. Cette histoire révèle la communauté de destin entre des habitants partageant le même sol.

Sur le plan du droit international privé, l’identité nationale est reconnue par l’octroi d’une nationalité définie comme une appartenance juridique d’une personne à la population constitutive d’un État. L’appartenance à la nation définit en même temps l’état de la personne, comme le nom, la filiation, le sexe, le lieu et la date de naissance : la carte nationale d’identité révèle généralement ces données. Cette notion d’identité peut même être élevée au rang d’un continent. Par exemple, on parle d’identité africaine, européenne, asiatique, américaine, etc.

Dans tous les cas, l’identité est complexe, difficile à décrire. Par exemple, pour Ki-Zerbo, l’africanité comme identité des habitants du continent africain est « plutôt pour le moment un projet politique valable, voire impératif, mais qui forgera demain seulement le profil culturel commun aux Africains » (Ki-Zerbo 2007 : 64). Ce « profil culturel commun » rendra les Africains singuliers par rapport aux Américains ou aux Asiatiques, etc. Mais bien sûr, une singularité toute relative qui ne saurait être absolue. Car « toute identité endogène vivante est déjà un mixte, un tissu de complexités qui n’a de sens que si l’on le considère globalement » (Ki-Zerbo 2007 : 82). En ce sens, il n’y a pas de Français pur, d’Allemand pur, de Burkinabè pur. Tout autant, comme il n’existe pas davantage d’Africain pur, d’Européen pur ou d’Asiatique pur.

L’étrangeté et l’identité sont des processus, des réalités dynamiques et par conséquent toute tentative d’analyse ne fait que les figer comme des réalités statiques. Quelle que soit la figure de l’étranger, comment faire pour vivre avec lui ?

L’éthique de la rencontre

User de l’expression « éthique de la rencontre », c’est s’inscrire dans l’objectif de construire une cité idéale en rupture d’avec toutes les pratiques de rejet de l’autre. La pluralité humaine est une réalité indépassable. Et dans ces conditions, la coexistence de cette mosaïque d’individus est aussi inévitable. Mais comment la multitude d’humains doit-elle vivre ? Que faire de l’étranger ? Ou que faire des différences qui subsistent entre les hommes et qui transparaissent dans leur culture ?

Dans le milieu Dioula ou Bambara[2], pour apaiser les moments de tensions, de conflits ou de violence, on énonce souvent la maxime suivante : « An Kaŋongon sùtra ». Au-delà de la polysémie du verbe sùtra (cacher, dérober à la vue, garder secret, enterrer, dépanner, etc.), on peut traduire cette expression en ces termes : « Ne dévoilons pas les fautes ou les défauts d’autrui », « Cachons ou gardons secret ce qui concerne autrui ou les autres », ou encore « Évitons les humiliations des uns et des autres », etc. De ce principe de vie, nous retenons l’exigence théorique de n’exclure personne de la société. Dans l’aire dioula ou bambara, l’énonciation de cette maxime dans des situations exacerbées par des différends et des conflits permet d’y mettre fin.

Évoquer une éthique de la responsabilité à l’image de Levinas, c’est reconnaître pour le sujet la prépondérance du souci d’autrui sur le souci de soi. Dans le face-à-face, le sujet découvre le visage de l’autre. Cette épiphanie du visage de l’autre comme visage ouvre l’humanité. Ce visage sensible et intelligible, présent et absent, concret et abstrait, tranche avec le contexte du monde. C’est donc à partir du visage de l’autre que s’ouvre la dimension du sens. La rencontre de l’autre devient pour le Moi le plus grand événement. Et cet autre homme est autre parce qu’il est d’une altérité irréductible. Levinas défend une socialité qui ne pose pas l’autre comme un alter ego, un autre moi. Il ne parle de « socialité » que lorsque le troisième terme apparaît.

Dans la relation en face-à-face, le tiers apparaît d’emblée. Le tiers est la troisième personne, la quatrième, la cinquième personne, etc., qui sont tous autres. D’où la nécessité d’organiser cette multiplicité humaine. Dans la socialité, l’exigence éthique consiste à dé-visager l’autre et le tiers afin d’établir des relations de comparaison, de calcul, de mesure, etc. L’asymétrie et la démesure de la relation de face-à-face deviennent symétriques, sans excès et proportionnelles. L’unique n’a plus sa raison d’être. Puisque l’universalité de la loi dans l’État instaure l’égalité, elle permet de prendre en compte tout le monde sans exception. L’étranger est concerné par l’exigence de justice qui découle de l’éthique levinassienne. Cette justice s’exerce avec l’aide des institutions et de l’État, de son autorité ; toutes choses nécessaires au fonctionnement de la justice. L’étranger comme membre de cette société a droit à la justice. Le moi demeure responsable de l’exercice de cette justice. Mais la justice comporte un au-delà de la justice qui est de l’ordre de l’amour. Elle consiste, selon Levinas, à « juger selon la vérité et à traiter dansl’amour celui qui a été jugé » (Levinas, in Poirié 1987 : 97). L’amour-pour autrui qui vient d’être jugé permet de rendre la justice meilleure.

L’acceptation de la priorité de l’autre en toute circonstance fonde l’humanisme de l’autre homme. Cet humanisme instaure la fraternité au sens où il reconnaît d’emblée que tous les hommes sont des frères : « Autrui est d’emblée le frère de tous les autres hommes » (Levinas 2006 : 246). La fraternité levinassienne est fondée sur l’asymétrie et le dés-inter-essement. Le Moi a toujours plus d’obligations que l’autre. Quant à la réciprocité, c’est l’affaire de l’autre. La responsabilité qui m’incombe est telle que le sujet m’oblige à secourir l’autre, sans rien attendre de sa part. Ce souci d’un accueil ou d’une hospitalité inconditionnelle, infinie ou absolue, située au-delà de l’hospitalité juridique, caractérise l’éthique de la responsabilité. Et la présence de l’étranger appelle une seule réaction, une seule attitude, dictée maintes fois par la Bible : « Tu aimeras l’étranger ». Une telle éthique est devenue impérieuse dans une période où les communautarismes s’affrontent, les quêtes identitaires rivalisent, les différences sexuelles s’affichent, etc. Elle favorise la rencontre de l’autre. Ainsi Levinas, en exhortant à la quête de l’humanisme de l’autre homme, veut instaurer la fraternité ou simplement promouvoir une éthique dans laquelle les différences ne s’annulent pas et les ressemblances ne sont pas non plus objets de fixation. Au fond, la référence constante à l’identité de l’autre ou plutôt les expressions actives de l’identité ethnique peuvent conduire aux exagérations essentialistes, mais la crainte d’évoquer l’identité de l’autre peut mener à la construction d’une société anonyme où toute particularité n’est pas nommée ou encore dans laquelle l’abstraction des « différences individuantes » est la norme.

Inscrivant sa philosophie dans ce souci d’accueillir l’autre, y compris l’étranger, Waldenfels va établir que dans l’expérience immédiate « le moi est un autre car l’étrangeté commence chez soi » (Waldenfels 2005c : 306), et donc cette « étrangeté qui loge en nous-mêmes nous ouvre la voie pour comprendre l’étrangeté d’autrui » (Waldenfels 2005b : 339). Par conséquent, il exhorte chaque sujet à accepter de vivre avec l’autre placé en lui-même. Aussi mon étrangeté par rapport à moi me permet de saisir l’étrangeté de l’autre. Qui d’autre que moi peut vivre avec l’autre ? La logique du vivre ensemble devrait nous animer.

Malheureusement les conditions de vie difficile des citoyens, c’est-à-dire la pauvreté, le malaise général, les contraintes de la vie moderne, transforment l’étranger, l’autre, en bouc émissaire. La xénophobie ou le racisme est la conséquence d’un jugement erroné sur les conditions d’existence d’un groupe social donné. Cette haine de l’autre, de l’étranger, nous pousse jusqu’à vouloir sa mort. Le principe du « je ne tuerai pas mon prochain » − cette interdiction éthique – est délaissé : c’est le triomphe d’une autre « éthique » qui se veut plus pragmatique et incite à la culture de la domination, voire de la mort de l’autre. Le caractère naturel et spontané de la xénophobie, du racisme, est à reconnaître comme une dimension humaine et en tant que telle, elle doit être combattue quotidiennement. L’éthique de la rencontre ou l’hospitalité doivent régulièrement rappeler l’interdiction de tuer levinassienne, voir l’autre comme le radicalement différent qui impose l’acceptation de sa différence radicale.

Un fait très alarmant, mais souvent passé sous silence en Afrique, devrait commencer à alerter l’opinion publique. C’est le combat des religions dites « monothéistes » contre le syncrétisme religieux. Cette lutte a pris l’allure d’une diabolisation, d’un rejet des pratiques ancestrales. Comment demander à certains Africains de ne pas pratiquer le syncrétisme religieux, alors que toute leur vie n’est que combinaison de valeurs occidentales et africaines ? Par exemple, comment se soigne-t-on en Afrique ? Comment se marie-t-on sur le continent africain ? Que fait-on pour pouvoir y être propriétaire d’un lopin de terre à cultiver ? Mbembe mettait en évidence ce trait du comportement des Africains en ces termes : « L’Afrique, c’est d’abord la multiplicité. Le principe de l’Un nous est inconnu. Le polythéisme social et culturel a toujours été notre signature » (Mbembe 2013a : 71).

Les religions dites « monothéistes », c’est-à-dire l’islam et le christianisme, font preuve par moment de comportements intolérants en stigmatisant les pratiques des sociétés africaines comme les cultes religieux, les offrandes et la consultation des ancêtres, etc. Ces critiques souvent véhémentes adressées à leurs fidèles qui pratiquent le syncrétisme constituent une forme de racisme culturel ou religieux. L’absence de répliques se justifie par l’inexistence d’une organisation commune des adeptes des pratiques culturelles africaines, hiérarchisée et communicante. La diversité des pratiques et l’absence de hiérarchie connue rendent inaudible cette communauté. À cela, il faut ajouter un trait essentiel de ce milieu : l’intimité, le silence ou le secret qui accompagnent leurs rites. Analysant l’organisation de la société africaine, Mbembe établit que :

Pour l’heure, les forces sociales désireuses de provoquer une transformation des rapports de pouvoir sont faibles, fragmentées, ou encore manquent simplement à l’appel. Cette incapacité n’est pas de l’ordre de la fatalité, elle est structurelle. Pour faire corps et chair et renverser les satrapies existantes, un autre type d’intelligence sociale et d’imagination culturelle est à inventer. Le rôle de l’écriture et de la création imaginaire, artistique et culturelle est d’en préparer l’avènement.

Mbembe 2013a : 71

Tel est le message qu’Aimé Césaire n’a cessé de marteler. Les sociétés africaines doivent mener le combat du « préalable culturel ». De son aveu, « à tout grand réajustement politique, […] à tout renouvellement des moeurs, il y a toujours un préalable qui est le préalable culturel » (Césaire 2004 : 88). Il poursuit en ces termes :

Ce préalable culturel lui-même, cette explosion culturelle génératrice du reste a, elle-même, un commencement ; elle a son propre préalable qui n’est pas autre chose que l’explosion d’une identité longtemps contrariée, parfois niée, et finalement libérée et qui, se libérant, s’affirme en vue d’une reconnaissance.

Césaire 2004 : 89

La sensibilisation ou l’éducation des représentants des religions comme l’islam et le christianisme en Afrique doit être de la responsabilité de tout État démocratique et laïc. L’État laïc doit pouvoir interdire dans l’enceinte des cadres de célébration de culte tout propos ou toute pratique qui inciterait au mépris, à l’affirmation de la supériorité d’une religion sur une autre ou à la hiérarchisation des pratiques religieuses. La mosquée, l’église ou le temple ne doivent pas être des lieux de célébration et de raffermissement des préjugés, mais plutôt des espaces dans lesquels les gens apprennent à s’aimer eux-mêmes et à s’assumer tels qu’ils sont. L’éthique du vivre ensemble doit requérir l’intervention de l’État afin de favoriser l’expression du pluralisme religieux.

Pour cela, l’État doit nécessairement prôner une « éthique laïque », défendre le respect de la liberté individuelle et l’égalité au sens social et politique entre hommes et femmes. L’acceptation de tous dans la société doit être une réalité tangible. Il faut condamner, sanctionner ou punir tout acte tendant à confiner l’autre dans sa singularité culturelle, sociale et à la stigmatisation liée au sexe, à la couleur de la peau, etc. C’est à ce prix que l’on peut, par exemple, combattre le racisme, l’ethnicisme ou le tribalisme, très tenaces dans les sociétés africaines. La ségrégation dont sont victimes les albinos ou les personnes vivant avec un handicap reste très préoccupante sur le continent africain.

Procéder à la phénoménologie de l’étranger revient à vouloir décrire ce qui est indescriptible, à fixer des appartenances comme immuables. Une telle approche revient à nier la spécificité de ce qui constitue le sujet. L’identité est une conquête permanente, toujours en construction : elle ne peut être clairement formulée qu’à la fin de l’existence de l’individu. En définitive, la philosophie admet que la schizophrénie est le propre de tout sujet, au sens où celui-ci s’auto-invente continuellement au gré des contextes, des rencontres, des opportunités, etc. L’identité échappe à tout effort d’essentialisation.

Partant d’une telle analyse de ce qu’est l’étranger, ou plutôt de ce qu’est l’homme en général, il faut accepter que vivre avec l’autre, au-delà des opinions préconçues, est possible. Il faut pour cela travailler à amenuiser les préjugés tenaces portés par les uns et les autres. La lutte contre ces préjugés peut se faire en développant une éthique de la rencontre, du vivre ensemble ; afin de faire de nos sociétés actuelles des sociétés ouvertes ou tolérantes et qui, selon Jean-Luc Nancy, font du partage des singularités une expérience quotidienne.

Cette éthique est un appel à la compréhension. La compréhension instaure en même temps un appel à la compréhension réciproque. Et une telle éthique est inévitable, car inexorablement l’humanité, ou plutôt nos sociétés contemporaines sont prises dans un devenir-métis du monde dans lequel, selon l’expression de Marcel Gauchet, l’« être-en-soi-même » est par là un « être-avec-les-autres » et un « être-avec-le-monde-avoisinant ». Cette éthique est une urgence, car elle seule peut développer chez l’individu ce sentiment d’appartenance à une communauté donnée, à une société précise. Boriaud (2014 : 49) rappelle que Térence, en 163 av. J.-C, dans une pièce intitulée Le bourreau de soi-même, fait dire à son personnage Chrémès, un ancien esclave africain, cette phrase célèbre : « Homo sum. Nihil humanum a me alienum puto » (Je suis homme, et ne tiens rien d’humain pour étranger). Aussi, nous sommes dans une époque, où

Le sentiment d’être étranger au monde s’accentue dans une culture de la mondialisation sans monde, dans la culture marchande et technique basée sur un flux perpétuel des récits, images et informations qui ne donne pas la possibilité à tout un chacun de l’intégrer à son horizon d’expérience et de vie.

Bégout 2014 : 74