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Sans doute un agencement ne comporte jamais une infrastructure causale. Il comporte pourtant, et au plus haut point, une ligne abstraite de causalité spécifique ou créatrice, sa ligne de fuite, de déterritorialisation, qui ne peut s’effectuer qu’en rapport avec des causalités générales ou d’une autre nature, mais qui ne s’explique pas du tout par elles.

Deleuze et Guattari 1980 : 347

La question de l’efficacité thérapeutique est un débat ancien au coeur de l’anthropologie. Déjà en 1926, W.H.R. Rivers, souvent surnommé le père de l’anthropologie médicale, tentait de comprendre le massage mélanésien en termes physiologiques devant égaler le « vrai massage » ou la « vraie pratique thérapeutique », sous-entendant qu’il fallait dénuder le « naturel » de son « culturel » pour y arriver ; un effort certainement louable pour chercher une légitimité aux pratiques de ces peuples. Le thème a sans cesse été repris sous cet angle depuis, pour s’intensifier dans les années 1980 avec l’émergence d’une anthropologie médicale qui fera de l’efficacité thérapeutique son fil conducteur. Suivant les traces de Rivers peut-être, il a souvent été question d’une transposition du modèle de validation scientifique pour expliquer l’efficacité de toutes sortes de pratiques. Il semble par ailleurs que ce parcours soit sans issue, justement parce qu’il se limite à un modèle unique non applicable à toutes les réalités. Le modèle scientifique n’a fait que se renforcer dans les dernières décennies, et atteint ses sommets aujourd’hui dans l’essai clinique randomisé (ECR). Face à cette « ligne dure » de l’anthropologie médicale qui tend à adopter le modèle scientifique, la phénoménologie offre une « ligne de fuite »[1] potentielle permettant de comprendre les efficacités thérapeutiques en contextes vécus au milieu des phénomènes.

Comme nous allons le voir, ce sera justement en partie à la pensée rhizomique deleuzo-guattarienne et en partie à la phénoménologie de la perception merleau-pontienne, non étrangère à un tournant de l’anthropologie médicale des années 1990, qu’il s’agira d’emprunter afin d’outrepasser l’approche réductionniste du modèle de validation scientifique. L’anthropologie médicale aura légèrement assoupli ce noyau empirique de départ de l’expérimentation scientifique, mais sans toutefois oser le déloger totalement, de sorte qu’elle y revient rapidement. S’il y a lieu de s’interroger sur les rapports de cause à effet directs recherchés dans la méthode propre à l’ECR, c’est qu’il importe de signaler que l’efficacité thérapeutique réduite à des relations causales infra-phénoménales n’épuise pas l’expérience humaine du processus thérapeutique, et que, au niveau phénoménal des relations humaines avec l’environnement, il y a des relations spécifiques porteuses d’efficacité thérapeutique. En d’autres termes, l’expérimentation possède des limites qui lui sont inhérentes. Nous voulons repenser le noyau empirique, plus précisément la théorie de la perception empirique propre à l’expérimentation sur laquelle ce noyau repose, et ce, à partir de ce qui se passe dans les pratiques jamu sur l’île de Java en Indonésie.

Nous décrivons en premier lieu les pratiques jamu à partir d’une recherche de terrain conduite par la première auteure à Yogyakarta (Jogja) et dans sa périphérie en 2013 et en 2015[2]. Nous verrons comment les breuvages guérisseurs jamu se comprennent à travers une philosophie javanaise de l’embodiment comme un fluide qui passe à travers un corps de vents et de flots (Ferzacca 2001 : 151) qui interpelle une efficacité thérapeutique comme ligne de fuite ou de déterritorialisation. Plus précisément, nous regarderons le jamu sous l’angle des devenirs non-humains de l’homme, ce que Deleuze et Guattari (2005 [1991] : 169) nomment les affects, notamment ici le « devenir-plante » (Houle et Querrien 2012 ; Laplante 2015b, 2016 à paraître)[3]. En second lieu, nous nous intéresserons, en contre position, à l’actuel standard scientifique utilisé pour déterminer l’efficacité thérapeutique, en l’occurrence l’ECR. Enfin, nous discuterons ce que propose l’anthropologie médicale afin de comprendre l’efficacité thérapeutique par-delà l’efficacité de l’ECR, notamment en nous intéressant aux propositions inspirées de la phénoménologie, lesquelles permettent de comprendre l’efficacité thérapeutique comme ligne de fuite.

Le jamu à Java

Les élixirs jamu reposent sur une ligne dure javanaise pouvant se comprendre comme un amalgame d’animisme commun à plusieurs groupes païens malayo-polynésiens peuplant les îles qui, à partir de l’an 400 ou avant, auraient remarquablement absorbé plusieurs aspects de l’hindouisme et de l’islam (Geertz 1960 : 5). Les commerçants islamiques arabes seraient arrivés sur l’île à partir du VIIIe siècle, mais l’islam n’a commencé à se répandre à Java qu’entre les XIVe et XVIIe siècles (Brown 2011 : 31), alors que l’hindouisme et le bouddhisme se sont disséminés sur l’île plusieurs siècles auparavant. Aux périphéries de Jogja, des traces de pratiques jamu se retrouvent notamment sur une engravure du temple bouddhiste Borobudur, qui date du IXe siècle, et grâce à un pipisan[4] retrouvé dans le temple hindou Prambanan datant du VIIIe siècle. La gloire de ce « fondement classique » javanais auquel on réfère en tant que kejawèn ou « quintessentiellement javanais »[5] (Ferzacca 2001 : 16) aurait été revivifiée aux XVIe et XVIIIe siècles, lors de la construction de l’actuel kraton Ngayogyakarta de Jogja[6]. Le kraton fait face au volcan le plus actif de l’île, le Mont Merapi, au nord. Derrière lui, au sud, se trouve l’Océan indien. Chacun apporte son lot de désastres, tempêtes et incertitudes. À cela se tisse une époque coloniale européenne fortement dominée par les Hollandais à partir des années 1800 jusqu’à l’indépendance de l’Indonésie en 1945. La colonie des Indes orientales néerlandaises a contribué de manière importante au commerce des épices, notamment à celui de la muscade, des poivres, des clous de girofle et de la cannelle, également au coeur des breuvages jamu. Bien que ce commerce se déroulait déjà, l’importance de la culture commerciale vers l’Europe s’est amplifiée en même temps que se développaient les méthodes scientifiques expérimentales pour découvrir certains aspects thérapeutiques de ces plantes.

De façon générale, dans le processus d’expérimentation scientifique, pour comprendre comment on guérit avec un remède, on pense à la manière du modèle de l’arbre. On cherche un pivot ou une constante, on fixe un point, on entrevoit un ordre, en l’occurrence un produit biopharmaceutique fixe (une molécule ou configuration moléculaire), devant agir de manière déterminée sur l’humain. Mais pour comprendre les aspects thérapeutiques de la médecine jamu, il semble plus utile de procéder en termes de la pensée du rhizome, lequel :

[N]’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités linéaires à n dimensions, sans sujet ni objet […]

Deleuze et Guattari 1980 : 31

Le rhizome est intéressant pour penser un corps mouvant, en émergence continue, en devenir permanent dans ses entrelacements avec le monde. La pensée rhizomique est la mieux à même de saisir la médecine javanaise du jamu, laquelle est de fait à la fois orientée selon cette pensée et basée sur le rhizome lui-même, notamment celui du gingembre et celui du curcuma, lesquels constituent organiquement la majeure partie de plusieurs breuvages guérisseurs jamu préparés en vue de revitaliser, de prévenir la maladie ou de guérir au quotidien.

La grande diversité des groupes humains, leurs façons de faire, de même que la richesse de la vie végétale à Java expliquent en partie comment le jamu se pratique de manière effervescente sous toutes sortes de lueurs et efficacités vibrantes. Au constat de cette multiplicité, Clifford Geertz (1960) et Andrew Beatty (1999) avaient proposé de comprendre Java comme formant une « culture complexe composée de couches multiples ». Gregory Bateson et Margaret Mead, dans leurs recherches sur l’île de Bali à l’est de Java, s’étaient plus directement intéressés :

[Aux manières dont les] personnes vivent, bougent, se tiennent debout, mangent, dorment, dansent et entrent en transe, incorporant [embodying] cette abstraction que (une fois que nous l’avons abstraite) l’on appelle culture.

Bateson et Mead 1942 : xii

Dans ce même positionnement implicitement phénoménologique de la vie quotidienne balinaise, Fredrik Barth propose de prendre le désordre, la multiplicité, la sous-détermination ou le patron imparfait comme point de départ afin de voir comment les habitants lui donnent différents degrés de forme, à l’image d’une « mosaïque lumineuse » : la vie balinaise est ainsi comprise comme étant :

[À] la fois produite et productrice d’une vague d’idées et d’imageries qui puisent au sein de plusieurs courants historiques – malayo-polynésien, mégalithique, indien, chinois, islamique, et occidental, ainsi que dans son propre génie créatif – et elle compose une société complexe et cosmopolite d’organisation hautement diversifiée.

Barth 1993 : 9

Sous un angle explicitement phénoménologique en anthropologie, David Abram propose de comprendre l’archipel indonésien comme étant « vitalisé par un animisme autochtone appropriant des dieux et déesses hindous par les esprits plus volcaniques et éruptifs du terrain local » (Abram 1996 : 14-15). La recherche de Konstantinos Retsikas dans un village javanais montre comment la perméabilité du terrain qui « passe à travers les personnes » peut aussi coïncider avec l’islam. Ouvrir de nouveaux territoires, par exemple, peut être considéré comme une opportunité rendue possible par les forces mystiques ou les puissances ancestrales. Certaines personnes peuvent être imbues de ces forces par héritage, et peuvent performer certains actes tel que guérir (Retsikas 2012 : 9), tout cela amenant l’auteur à penser les « sujets comme mouvement » dans un « univers de pulsations ». Retsikas ouvre ainsi le sujet à l’univers, tout à fait tel que Deleuze et Guattari le proposent pour le corps : le « corps sans organes » qu’ils proposent invite à défaire l’organisme pour :

[O]uvrir le corps à des connexions qui supposent tout un agencement, des circuits, des conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des distributions d’intensité, des territoires et des déterritorialisations mesurées à la manière d’un arpenteur.

Deleuze et Guattari 1980 : 198

Ces approches horizontales d’indéterminations et d’intensités laissent envisager une notion d’efficacité comme ligne de fuite ou de devenir autrement. Si l’on se place dans un sujet et un corps en mouvement tel que le jamu semble le faire, il n’y a pas lieu, en raison même du mouvement, de fixer un point à l’origine de ce corps ou de ce mouvement. Cela s’applique tant à la plante qu’à l’humain, faisant sortir de l’idée du sujet et de l’objet-corps ou de l’objet-espèce, ou du moins ne les prenant pas comme point de départ.

Lors de notre recherche de terrain à Jogja en 2013 portant sur les manières à travers lesquelles apparaissent le jamu (Laplante à paraître), la cueillette des données par images, à savoir le film[7], a été utilisée comme approche et comme moyen précisément afin de capter les entrelacements entre les plantes et les humains en mouvance. Il s’est agi de suivre comment les personnes qui préparent les élixirs provenant des plantes, habituellement des femmes, le font en « entrant dans les plantes », s’agençant aux tubercules, bulbes, feuilles dans des mouvements rythmiques dédiés à écraser ces végétaux, à les rouler, à les combiner en fonction des maux pressentis chez leurs clients. Les mains teintes jaune-orangées, dont la couleur est issue de longues heures de pression à travers les doigts des rhizomes légèrement bouillis du curcuma et du fruit tamarin gommant, font foi, pour les clients, de l’authenticité, de la fraîcheur de leur breuvage, de la non-industrialisation du produit et de l’absence de produits chimiques. Ces mains jaune-orangées, susceptibles de contredire tout principe d’hygiène et tout principe de recherche expérimentale visant à éviter la « contamination » par l’humain de la partie de la « nature » sous investigation, amènent ici à distinguer le jamu-maison de celui maintenant industrialisé et appelé jamu « instant ». L’efficacité thérapeutique du breuvage découle de l’agglomération, dans le cas du jamu-maison qui nous intéresse ici plus particulièrement, d’actes rythmés particuliers, de chants lorsqu’il est préparé dans les cadres sultanesques, de gestes précis appris en préparant les breuvages. Les préparations reprises à travers plusieurs générations suivent des recettes improvisées au jour le jour en lien avec les problèmes présentés, les clients intéressés et l’expertise de la préparation et de la combinaison de plusieurs centaines de différentes graines, feuilles et écorces, de différents rhizomes, tubercules, bulbes et fruits.

Il y a une distinction entre le jamu, les sept ou huit élixirs ou breuvages guérisseurs vendus de porte-à-porte (jamu gendong) ou en kiosque, et les remèdes (obat) basés sur les plantes.

Ce sont le mode de fabrication du tonique et sa consommation immédiate sous forme liquide qui, combinés, distinguent le jamu de l’obat. Cette notion d’immédiateté pour le jamu et l’obat se comprend mieux dans un cadre conceptuel javanais d’un corps constitué de vents et de flots, corps fluide dans un monde phénoménal où la pratique et le savoir résident comme forces agentives – toujours présentes, toujours en attente. Le jamu préparé spontanément et consommé sous forme liquide est seulement un autre fluide qui traverse le corps humain, qui alimente le complexe de flots et de vents constituant la nature de la vie humaine. Le jamu frais et le jamu instant (usiné) ont cette qualité. Le jamu frais est par ailleurs valorisé à un plus grand degré […].

Ferzacca 2001 : 151

Selon Ferzacca, c’est la phénoménologie de faire et de consommer le jamu frais qui donne à ce dernier sa valeur comme remède et comme tonique préventif dans la philosophie javanaise de l’embodiment, en l’occurrence qui lui donne son efficacité thérapeutique potentielle. Le jamu est principalement à base d’épices et de rhizomes épaissis : kencur (forme de gingembre), cabe (poivre chilli), lempuyang (autre forme de gingembre), kunir (curcuma), asem (tamarin), kapulaga (cardamone), beras (poudre de riz cru), gula Jawa (sucre de la noix de coco du palmier areca) et asin (sel), etc., et à base de plusieurs autres plantes telles que les feuilles de papayer (daun papaya), de betel (daun sirib), ou d’autres (Ferzacca 2001 : 148). Les élixirs les plus communs qui circulaient dans les rues de Jogja lors de notre recherche étaient définis selon un ou deux de ses ingrédients principaux ou encore selon leurs usages ou particularités ; ainsi l’on retrouve le kunir asam (turmeric javanais ou curcuma et tamarin), le beras kencur (riz et gingembre), le cabe puyang (chili et une autre forme de gingembre), le galian jamu (pour l’amincissement des femmes), pahitan jamu (jamu amère), le sirih (betel) and l’uyup-uyup (pour l’allaitement). Tous ces jamu peuvent être préparés de manière plus ou moins « intense » selon la partie utilisée des rhizomes, les plus épais étant plus intenses et appelés « mères ».

Les lignes de « devenir-jamu » se vivent quotidiennement dans les rues, dans les quartiers populaires, dans les confins du palais. Sous d’autres styles encore, le devenir-jamu se produit dans les spas réservés exclusivement aux soins pour dames, dans les musées, les laboratoires, les jardins et, plus récemment, dans l’agrotourisme, changeant ainsi de forme en faisant rhizome avec d’autres pratiques.

Tout rhizome comprend des lignes de segmentarité d’après lesquelles il est stratifié, territorialisé, organisé, signifié, attribué, etc. ; mais aussi des lignes de déterritorialisation par lesquelles il fuit sans cesse.

Deleuze et Guattari 1980 : 16

Ainsi le jamu préparé en fonction d’une circonstance donnée suscite-t-il une sélection active et temporaire face à son usage, sélection sans cesse renouvelée et appliquée ce qu’il y a à guérir, à soulager ou à prévenir. Une menace d’éruption volcanique pourra faire émerger de nouveaux breuvages jamu visant à calmer l’anxiété, de même que la manifestation d’une nouvelle maladie, comme par exemple le diabète, pourra susciter de nouvelles utilisations et préparations du jamu et se joindre aux usages plus anciens de breuvages conçus à une autre époque pour embellir les femmes ou pour rendre les hommes puissants. Évoquant les traditions animistes, se prépare, le lundi et le jeudi exclusivement, un jamu dédié aux aînés (le sawan tahun), lesquels se disent « être javanais » (being kejawèn). Ils se placent face au côté ouest du kraton et boivent leur jamu en récitant « viens santé et pars maladie – j’espère être mieux ». Préparer ou boire le jamu se fait dans une mouvance de « devenir-plante », non pas en imitant la plante, mais en s’agençant à celle-ci en vue d’assurer la vitalité de la plante et d’entremêler cette vitalité avec celle de l’homme.

Afin de maximiser cette habileté de connexion entre les plantes et les personnes, un dhukun (guérisseur) peut s’entraîner aux arts martiaux javanais et développer sa tenaga dalam (force intérieure) pour mieux guérir. Un dhukun et maître de l’école Pencak Silat – Merpati Putih[8] rencontré à Jogja prescrit, prépare sur place et offre la « bonne » combinaison jamu dans sa clinique tout en procédant par le toucher avec l’index, les yeux fermés ou le regard posé sur la photo de la personne. C’est en « ressentant » l’humain et les plantes de manière plus « profonde » qu’il explique sa pratique. Il fait appel à la rasa[9], qui veut, entre autres choses, dire « ressentir » et « faire-sens », en vue d’unir lair-batin (moral-physique) : « tel le miel et sa douceur, on ne le trouvera certainement pas [le sens] si on les sépare » ; « lorsque l’on mord une feuille de bétel, on ne peut pas séparer le goût du haut de celui du bas » (Hugues-Freeland 1997 : 58). Stange explique que, à Java, dans la « logique de la rasa », ngelmu (savoir dans sa forme signifiante) veut dire que c’est le corps en son ensemble, incluant les organes, plutôt qu’exclusivement l’intellect qui « sait » (Stange 1984 : 114). Ainsi, se mouvoir harmonieusement dans l’entre deux des personnes et des choses est un savoir et une habileté que l’un peut aiguiser. Selon Hugues-Freeland (1997), de façon générale, à Java, la rasa informe la pratique sociale et est analogue à la notion de rythme ou de tempo vécu dans la vie quotidienne, tel que proposé par Bourdieu (1972). Geertz (1960 : 238), de son côté, avait imbu la rasa d’une résonnance de plénitude esthétique et spirituelle, apparente dans l’art de la musique (Benamou 2010), dans l’art de la danse (Hugues-Freeland 1997), dans l’art martial, ainsi que dans la pratique du jamu. Le mouvement des mains déployé pour préparer le jamu accompagne le moment où tout le corps « entre dans » les plantes, se met « en correspondance avec » celles-ci, puis recule, et à nouveau « entre dans les plantes », synchronisant respiration et mouvance et produisant de l’énergie. Ce mouvement provoque l’enlacement avec l’essence des plantes, ces dernières aussi en mouvement et aussi en production d’énergie.

L’idée de forces de vies que l’un peut mobiliser en une habileté accrue du ressentir, incluant les forces d’autres formes de vies, est investie dans la préparation du jamu. La sagesse des plantes consiste à s’entrelacer avec quelque chose et de faire rhizome avec ce quelque chose ; les plantes peuvent faire rhizome avec le vent, avec un animal, avec l’homme (Deleuze et Guattari 1980 : 18). Suivre les plantes utilisées dans le jamu en cherchant à les nommer comme objets, espèces ou en leurs parties apparaît définitivement moins significatif que suivre les plantes en cherchant à voir comment elles se lient les unes aux autres, comment elles se lient aux personnes qui les préparent, à celles qui les consomment, comment elles se délient les unes des autres. On peut alors y voir comment une plante mène à un cours d’eau, comment sa graine conduit à un nouvel endroit, chaque ligne de parcours permettant de nouveaux agencements, se révélant à l’occasion des lignes de fuite dans leurs enlacements avec des vies humaines. Le rhizome est « carte » plutôt que « calque », soit là où l’expérience se met en prise sur le réel.

La carte ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit. Elle concourt à la connexion des champs, au déblocage des corps sans organes, à leur ouverture maximum sur un plan de consistance.

Deleuze et Guattari 1980 : 20

Elle ne cherche donc pas à reproduire un passé pour résoudre un présent, cherchant plutôt à improviser de la meilleure manière possible selon la situation à régler. Le rhizome à entrées multiples, où tout élément affecte ou influence tout autre élément, ouvre des chemins plutôt qu’il ne les referme.

Ainsi, les femmes javanaises qui préparent les breuvages jamu cherchent-elles, dans leurs pratiques, à susciter de nouvelles vitalités plutôt qu’à réparer, corriger ou résorber un malaise. De la même façon que ces dames cartent les vertus de la plante (c’est-à-dire « deviennent-plantes »), les clients, à leur tour, se doivent d’agir, de faire rhizome avec les plantes pour les affecter et se laisser affecter. Se distancer des plantes par des accessoires comme des gants ou des machines « stérilisées » peut par ailleurs donner l’impression que le produit jamu, tel un médicament, procure la santé en soi. Dans de tels cas cependant, devenir quelque chose d’autre se réalise à l’insu du producteur et du consommateur dans l’espoir d’un calque, d’une reproduction d’une transformation prédéterminée. D’autre part, selon l’ontologie du milieu de Deleuze et Guattari qui énonce un système acentrique plutôt qu’un système hiérarchique, l’être se développe par contraste, comme dans un courant d’eau qui prend de la vitesse. De fait, cette pensée rhizomique radicale deleuzo-guattarienne s’ouvre dans le même sens que la phénoménologie de la perception merleau-pontienne, toutes deux honorant un corps en continuelle émergence, en continuel devenir. Les approches de ces derniers auteurs se concilient à celles de la rasa et du jamu en ce sens qu’elles ne possèdent aucun point de fixation. Préparer les breuvages jamu tout autant que les consommer au quotidien implique cette ouverture à l’indéterminé, à la quête d’ancrages signifiants dans le monde selon des rythmicités connues par aiguisement des sens.

Ferzacca (2001 : 210) propose de comprendre, dans le contexte javanais, ces formes de vie perpétuellement émergentes comme des labyrinthes de coïncidences, de kaléidoscopes : ces diverses formes de vie peuvent s’imaginer comme privilégiant, pour émerger, un milieu ouvert, congestionné, bruyant, festif, possédant un point de sortie (ligne de fuite) et comme se nourrissant d’espoir d’agencements fructueux et de correspondances appropriées (tjotjog ou to fit). Le breuvage guérisseur, avec ses multiples possibilités, est considéré comme pouvant faire bouger le problème, comme pouvant le laisser fuir. Il s’agit à cet effet de prendre le « bon » breuvage préparé par la « bonne » personne, au « bon moment », cette immédiateté circonstancielle constituant la qualité de l’affect guérisseur du jamu dans son assemblage.

Le maintien prospère de cette phénoménologie javanaise de l’expérience vécue de la vie quotidienne est facilité par la mise en acte de diverses pratiques ascétiques qui incluent la médecine jamu, mais aussi des chants et mantras…

Ferzacca 2001 : 156

Geertz avait suggéré de comprendre les corps javanais comme un monde fluide rasa (sens-goût-sensation-signification) à travers lequel le « flot de l’expérience subjective, prise dans toute sa phénoménologie d’immédiateté, présente un microcosme de l’univers en général » (Geertz 1960 : 134).

Les formes de vie mixant plantes et humains en vue de guérir au quotidien deviennent ainsi des opportunités qu’il faut savoir saisir plutôt que des « résultats prévisibles » fixes. Au lieu du modèle de l’arbre supposant un point d’origine fixe, Deleuze et Guattari proposent celui du rhizome anti généalogique, qui serait davantage privilégié par l’Orient et l’Ouest de l’Amérique (Deleuze et Guattari 1980 : 28-29). Un rhizome est fait de plateaux. Pour Deleuze et Guattari, les plateaux sont « toute multiplicité connectable avec d’autres par tiges souterraines superficielles, de manière à former un rhizome et à s’étendre » (Deleuze et Guattari 1980 : 33). Bateson (1972 : 113) a avant eux proposé le terme de « plateau » pour désigner une région continue d’intensités, vibrant sur elle-même, sans orientation particulière vers un point culminant ou toute autre fin extérieure[10]. Ainsi, le jamu participe à ces intensités, sans prétendre agir de manière déterminée, mais en travaillant en amont afin de maximiser ses possibilités.

Efficacité thérapeutique de l’ECR

Si l’on sort de la pensée rhizomique un instant pour se remettre dans la pensée de l’arbre, la perception empirique, rappelons-le, part, dans l’optique de l’essai clinique du médicament, de l’assomption qu’un remède peut agir sur un corps physiologique de façon unique et identique nonobstant les contextes de sa consommation. Si l’on cherche à comprendre le jamu dans l’optique arborescente, il faut en isoler un principe actif et une méthode de préparation. Le composé chimique jaune-orangé appelé curcumine, un pigment extrait de l’épice curcuma (Curcuma longa) a, par exemple, selon divers modes de préparation en laboratoire, été associé à des activités anti-oxydantes, anti-inflammatoires, anti-cancer, antivirales et antibactériennes, tel qu’indiqué par plus de 6 000 citations. La curcumine a déjà fait oeuvre de plus de 100 essais cliniques (Prasad et al. 2004). Ces essais cliniques ont porté sur les effets de la curcumine dans ses combats contre des infections hépatiques (Shapiro et al. 2006), la dépression (Andrade 2014), les maladies cardiovasculaires (Wongcharoen et Phrommintikul 2009) ou encore l’Alzheimer (Caesar et al. 2012) et le cancer (Aggarwal et al. 2003), pour n’en mentionner que quelques-uns. Les résultats de ces recherches semblent confirmer l’efficacité thérapeutique d’un des élixirs jamu les plus communs, soit le kunir asam[11], composé de curcuma et de tamarin, entre autres. Par ailleurs, il est clair que l’efficacité de l’élixir implique beaucoup plus que seulement la curcumine.

L’essai clinique nous apprend très peu sur ce que presser des rhizomes épaissis de curcuma avec les mains au quotidien peut opérer, parce que cela n’intéresse aucun laboratoire où tout « devenir avec les plantes » est délibérément écarté afin de cibler la « véritable » action de la plante ou d’un de ses principes actifs. Il nous en apprend encore moins sur comment le curcuma agit en combinaison avec diverses autres plantes manipulées les unes après les autres dans des mélanges d’herbes dont le jus a été extrait rythmiquement au rouleau de pierre puis mixé avec de nombreuses autres épices séchées et émincées au pilon en cadence. Ce qui manque aussi dans la compréhension du jamu à travers la pensée arborescente, c’est de savoir comment les breuvages et ceux qui les consomment s’agencent les uns aux autres, comment les breuvages sont offerts, consommés ou préparés en fonction des contextes et du moment donné. C’est ainsi qu’il semble plus prometteur de comprendre cette médecine javanaise à partir de notions javanaises et rhizomiques, voire phénoménologiques en anthropologie, lesquelles ne s’adressent aucunement à des entités séparées a priori, à savoir comment l’une agit sur l’autre de manière déterminée, mais qui proposent de mettre l’attention sur les devenirs que les entrelacements dans le monde peuvent susciter. C’est là et dans un tel contexte que peut se lire un pouvoir d’efficacité thérapeutique comme ligne de fuite, à savoir dans les rhizomes, flots et mouvements, dans les nouvelles formes de vie qui émergent de la rencontre de la plante et de l’homme et que l’on peut nommer « devenir-plante » dans le cas du jamu.

Malgré tous les essais cliniques et la démonstration de son efficacité et de sa sécurité dans la pratique de tous les jours du jamu, la curcumine n’est pas reconnue comme un agent thérapeutique selon le filtre que constitue l’ECR. Cette non-reconnaissance peut être due à l’absence de propriété intellectuelle de la curcumine, mais aussi au fait que plusieurs des essais cliniques indiquent la faible solubilité aqueuse de la curcumine, sa biodisponibilité relativement pauvre et sa couleur intense comme étant des problèmes majeurs (Anand et al. 2007), notamment la couleur jaune-orangée tant prisée par les dames qui préparent le jamu à Jogja. Entre autres points, Prasad et al. (2014) mentionnent que la curcumine est difficilement absorbée dans le flot sanguin, qu’elle possède un pauvre métabolisme, une biodistribution et biodisponibilité capricieuses, obligeant à des préparations très spécifiques et sophistiquées. Pour pallier ce problème, les auteurs suggèrent par exemple de combiner la curcumine avec de la pipérine. Le doute semé par rapport à l’élixir kunir asam s’estompe, alors que, soumis à un regard plus méticuleux, on constate que du poivre chili ajouté au breuvage jamu (ou bien encore de la lime, ou un oeuf de poule ou de canard cru), rend la curcumine potentiellement plus « biodisponible », faisant « tenir ensemble » les composantes moléculaires de multiples manières. L’essai clinique qu’est le ECR ne renseigne par ailleurs que sur un effet précis d’un composé chimique donné du breuvage sur une maladie ciblée, soit un objet préalablement construit, dans un corps humain pris à la fois comme sujet et comme objet. Par cette réduction initiale, la complexité de l’efficacité de l’élixir ne ressort qu’en seconde instance, soit lors de son application en contexte, et concurremment avec maints imprévisibles. De fait, l’évaluation du jamu nécessite une gestion de la complexité en amont et dans l’immédiateté de sa fabrication et de sa consommation (idéalement trois fois par jour), à la quête d’un devenir qui corresponde le mieux possible à la réalité du moment, compte tenu des imprévisibilités possibles.

L’évaluation de l’efficacité thérapeutique découlant de l’ECR repose, au point de départ, sur des entités prises à la fois comme objets et comme sujets, omettant la plupart du temps d’inclure dans les résultats de recherche le long et difficile processus ayant mené à la délimitation de ces entités, variables, catégories, à savoir de ces molécules isolées qui seront testées sur des corps humains, aussi pris comme entité[12]. La quête de la « découverte » de plantes, remèdes, molécules qui seraient porteurs d’une efficacité thérapeutique en tant que telle n’est pas nouvelle, mais elle s’inscrit dans un parcours relativement récent et unique. Ce parcours peut être retracé à partir du XVIe siècle avec les débuts de l’expérimentation scientifique, et constitue une trajectoire unique qui se dessine en une dichotomie entre le monde de la nature et celui de la culture. Pour Descola (2005), ce grand partage entre nature et culture se traduit en termes de particularités ontologiques naturalistes (comme pour Husserl avant lui) et se distingue des ontologies animiste, analogique et totémique. Pour sa part, Latour (2000) parle d’un grand stratagème politique des « sciences », lesquelles identifient une nature et ses composantes réelles (atomes, molécules, particules, selon les disciplines) comme des qualités hiérarchiquement supérieures, et positionnent un visible, un vécu et un ressenti comme des qualités secondaires. Dans ce stratagème, on ne se soucie pas de faire correspondre les deux catégories de qualités tel que la rasa le dicte dans le jamu ; bien au contraire, on s’oblige à délaisser la seconde catégorie afin de se fier entièrement à la première. C’est cette ontologie naturaliste qui explique comment l’efficacité thérapeutique scientifique est entendue d’une manière très particulière aujourd’hui ; elle repose notamment sur des corrélations causales infra-phénoménales et sur une théorie de la perception contingentes à l’expérimentation.

« L’expérience imprègne l’expérimentation mais, à chaque tournant, elle (l’expérimentation) cherche à nier la réalité de l’expérience située » (Ingold 2000 : 338). La méthode scientifique s’est toujours basée sur l’expérience, mais exclusivement comme point de départ à ses calculs et pour vérifier ses calculs à l’arrivée. À ce sujet, Henri Bergson fait un parallèle entre le Discours sur la méthode (1637) de Descartes, qui apporte une méthode dans les sciences abstraites de la matière, et L’introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865) de Claude Bernard, qui offre une méthode dans les sciences de la vie (Bergson 2013 [1938] : 229). Les sciences de laboratoire du XIXe siècle auraient de fait suivi « l’expérience dans toutes ses sinuosités sans jamais perdre contact avec elle. À ces recherches plus concrètes, Claude Bernard [tel Descartes] aura apporté la formule de leur méthode » (Bergson 2013 [1938] : 229). Bernard (1865) avait comme objectif principal d’appliquer à la médecine l’expérimental introduit dans les sciences physicochimiques. Il défendait ardemment que la médecine scientifique était possible uniquement à travers la route expérimentale, une méthode expliquée comme un mode de raisonnement à travers lequel on soumet ses idées méthodologiquement à l’expérience des faits (Bernard 1865 : 27). Toute philosophie naturelle se résumerait à « connaître la loi des phénomènes » et il s’ensuivrait que tout le problème expérimental se réduirait à « prévoir et diriger les phénomènes » (ibid. : 93). La médecine expérimentale se divise, selon Bernard, en trois parties : la physiologie, la pathologie et la thérapeutique. La première est la connaissance des causes des phénomènes de la vie dans son état normal ; la pathologie est la connaissance de la maladie et des causes qui la déterminent ; et la thérapeutique est l’effet d’agents médicamentés pour combattre et guérir la pathologie. Ce trio et le raisonnement qui les concerne ont toujours bel et bien cours dans les pratiques de la biomédecine et s’identifient comme la médecine par les preuves. Ces preuves s’amenuisent aujourd’hui autour d’un intérêt concernant les relations causales entre molécules et réactions organiques selon le modèle de l’ECR.

Les essais cliniques émergent à partir des années 1800, leurs traces pouvant se suivre à travers des techniques telles que le « groupe contrôle », la « randomisation », le « contrôle placebo » et le « double aveugle », toutes ces techniques visant à découvrir la « vraie » efficacité. Le contrôle placebo apparaît pour la première fois dans un essai clinique en 1863, et l’idée de la randomisation en 1923. Les essais cliniques prolifèrent après la Seconde Guerre mondiale comme moyens de valider la science. Ils visent à tester des drogues afin de trouver des solutions qui pourraient éliminer les réponses sociales au traitement (Löwy 2000 : 50 ; Saethre et Stadler 2010 : 99). En Angleterre, le Service national de santé créé en 1948 devait mener la guerre contre la maladie avec l’ECR comme arme de première ligne. Un phénomène similaire s’est déroulé aux États-Unis d’Amérique durant cette même période, redéfinissant la recherche médicale. L’ECR est depuis devenu le « gold standard » pour l’évaluation des produits pharmaceutiques, biologiques, des appareils biomédicaux, des procédures et tests diagnostiques (Friedman et al. 1998). L’essai clinique en double aveugle randomisé est considéré la méthode la plus fiable en médecine pour « “représenter les choses telles qu’elles le sont vraiment” (Rorty 1979 : 334) » (Kaptchuk 2001 : 541). Confondre ainsi une entente rationnelle autour d’un modèle de recherche et l’idée que le modèle sélectionné calque la réalité est par ailleurs problématique. L’ECR est un devis de recherche qui coïncide avec une démarche administrative et éthico-légale particulière permettant de contrôler et de modifier la vie selon des critères donnés plutôt qu’il ne constitue un reflet de la « réelle » composition du monde, surtout si l’on s’entend pour dire que le monde est en perpétuel mouvement.

Ce qui vaut pour l’ECR, ce sont des corrélations infra-phénoménales entre des composantes qui sont par ailleurs considérées hors du mouvement, hors de la complexité de l’environnement thérapeutique, hors de la spécificité situationnelle à l’intérieur de laquelle se situe la personne devant guérir. Cette approche méthodologique repose en outre sur une théorie de la perception spécifique qui identifie la nature comme extérieure à l’humain, une nature dont il est possible d’extraire des composantes que l’on peut par la suite tester sur l’humain qui reçoit l’information (ici une molécule hautement travaillée), et qui évoque une réaction fonctionnelle spécifique dans un organe ou un tissu en seconde instance. Ce positionnement n’est pas anodin et est précisément ce que Merleau-Ponty (1945 : 60) reprochait à la pensée objective. La phénoménologie de la perception remet ce présupposé en question, positionnant le corps comme toujours en mouvement et entrelacé dans le monde et non en attente de stimulus externe déterminés. Selon Merleau-Ponty, il faut « rencontrer, au-dessous de la pensée objective qui se meut parmi les choses toutes faites, une première ouverture aux choses sans laquelle il n’y aurait pas de connaissance objective » (Merleau-Ponty 1945 : 113). C’est là ce qui constitue l’expérience pré-objective concrète du corps dans son milieu, corps et milieu toujours en mouvement et en enchevêtrement. L’ECR offre des résultats très précis, lesquels permettent la production massive de médicaments devant agir de la même manière sur tout corps biologique humain. Ces résultats peuvent être considérés comme des abstractions de l’expérience intensive phénoménale de personnes vivantes, soit un type d’abstraction de l’expérience parmi d’autres. Ce sont sans doute des résultats remarquables à un niveau infra-phénoménal. Il semble par ailleurs qu’il ne s’agit pas là du type d’abstraction de l’expérience auquel s’affairent les pratiques jamu, qui se préoccupent vivement du vécu situationnel au milieu des phénomènes. Selon nous, l’anthropologie possède les moyens de comprendre ces formes d’efficacités thérapeutiques dans le monde et avec le monde, et c’est notamment la sous-discipline de l’anthropologie médicale qui s’est plus particulièrement penchée sur la question, bien que celle-ci glisse parfois malgré elle dans le modèle de l’ECR.

Les positions de l’anthropologie médicale

Alors qu’en France s’institue une anthropologie de la maladie visant à affiner et à renouveler l’approche anthropologique autour de la problématique de la maladie (Fainzang 1989), se développe aux États-Unis une anthropologie médicale visant la démonstration de l’efficacité thérapeutique en termes scientifiques expérimentaux, et qui risque de se médicaliser à son tour. Dans sa révision de certains travaux en anthropologie médicale portant sur l’efficacité thérapeutique, Robert Anderson en vient par exemple à la conclusion qu’il faut évaluer l’efficacité de l’ethnomédecine en termes d’amélioration de la santé selon des critères du modèle de l’ECR (Anderson 1991 : 3). Anderson revoit cinq études observationnelles en anthropologie médicale conduites en Amérique et en Asie dans les années 1980, et visant à comprendre l’efficacité, ici de danses rituelles chamaniques, là de rituels de guérison dans des temples ou encore de traitements de guérisseurs sur des maladies précises. Toutes les études relatées identifient des pratiques spécifiques comme stimuli susceptibles de produire des effets donnés ; elles identifient en quoi une pratique particulière « guérit », comme si la guérison constituait un état pouvant témoigner de l’efficacité d’un stimulus bien précis. De plus, les chercheurs de ces études se positionnent comme « vérificateurs » de la réelle efficacité de ces diverses pratiques. Le modèle expérimental est ainsi transposé dans des contextes sans « contrôle » (groupe contrôle ou contrôle placebo, par exemple). Pour Anderson, le problème, dans ces études qui incluent l’une des siennes, n’est pas identifié comme étant lié à la théorie de la perception sous-tendant ces recherches ni à l’inadéquation du modèle de l’ECR utilisé pour vérifier les efficacités visées mais, tout à l’inverse, comme découlant d’un manque de « contrôle ».

Plutôt que de tenter de comprendre les moyens entrepris pour guérir en contexte, il propose donc d’imposer le modèle préconçu pour filtrer les pratiques, qu’il considère comme permettant d’éliminer les « biais » du chercheur et, par le fait même, d’améliorer les paramètres de la recherche selon le modèle clinique. On teste donc le modèle plutôt que de tenter de comprendre les processus du guérir d’intérêt en acte, supposant que la perception précède l’action ou qu’un bon modèle a priori puisse révéler une « réelle efficacité » outre les personnes et les contextes qui la mettent en oeuvre. Le positionnement « de l’extérieur » qui découle de l’application du modèle de l’ECR est pourtant hautement problématique, à la fois dans sa procédure et dans sa biopolitique, tel que plusieurs anthropologues l’ont noté (Adams 2002, 2005 ; Lock et Nichter 2002 ; Hsu 2010 ; Laplante 2015a). Dans un texte fondateur en anthropologie, Lévi-Strauss s’est penché sur le dynamisme thérapeutique in situ de manière convaincante. Dans son texte de 1949 intitulé L’efficacité symbolique portant sur la cure chamanique chez les Cuna du Panama, Lévi-Strauss offre une explication permettant de comprendre le pouvoir des symboles dans la transformation des processus physiologiques. Avec Lévi-Strauss, l’efficacité en vient à dépendre « de l’insertion des patients dans la logique symbolique de la culture où cette thérapie s’est développée » (Sacrini 2012 : 154). Cette importance du contexte implique un retour dans le flot phénoménal plutôt que dans un prédéterminisme physiologique. Ce seront par ailleurs les théories de l’embodiment intégrées à l’anthropologie médicale qui réorienteront, en partie du moins, la compréhension de l’efficacité thérapeutique vers l’expérience comme telle.

L’article clé de ce tournant marquant le retour au processus de l’expérience elle-même est celui de Thomas Csordas (1990) intitulé « Embodiment as a Paradigm for Anthropology ». C’est en frayant un terrain médian entre le pré-objectif merleau-pontien et l’habitus bourdieusien que l’embodiment est défini comme une ouverture fluide renouvelée de façon continue au contact direct des phénomènes. Le corps est par ailleurs partiellement refermé sur lui-même en supposant l’existence d’une constitution culturelle préalable (l’habitus bourdieusien), laquelle limite la façon dont le corps peut voir et se mouvoir. En 1993, Csordas précise qu’avec le paradigme de l’embodiment il s’intéresse à une phénoménologie qui dévoile les patrons culturels de l’expérience corporelle et aussi la constitution intersubjective des sens à travers l’expérience. L’efficacité thérapeutique, dans ces travaux, est une éventualité pouvant être déclenchée en contexte selon des modes somatiques d’attention particuliers constitués culturellement ; cette efficacité est tout à fait réelle et peut se concrétiser sous les pouvoirs de l’imagination combinés au vécu d’une transformation bénéfique. Les « sens » deviennent ici des moyens de guérir plutôt que des réflexes d’organes à un stimulus externe ou encore constituent une « colle » pouvant sceller des niveaux physiologiques et symboliques disparates.

La proposition de Scheper-Hughes et Lock (1987) d’éclore le corps biologique en trois unités d’analyse séparées et entrelacées (corps-soi individuel, corps social et corps politique), unités liées par les émotions, est ainsi dépassée par le paradigme de l’embodiment qui évite ces unités d’analyse posées au préalable. La notion de « biologies locales » présentée plus tard par Lock (2001) pallie un peu l’éclosion du corps en unités disparates en proposant que l’embodiment est une coproduction de biologies et de cultures. Une explication causale est toutefois maintenue alors qu’il est dit que la contingence biologique est « due à la biologie individuelle et, bien sûr, à la langue et aux contextes social, environnemental et politique à l’intérieur desquels les individus vivent » (Lock 2001 : 484). Ainsi la « biologie individuelle » est-elle posée comme point de départ, incluant la notion hautement problématique et non universelle d’« individu ». La pratique du jamu que nous avons décrite montre comment l’embodiment n’est pas « individuel » mais se fait plutôt ouvert, traversé de vents et de flots immanents. La notion de « devenir biosocial » proposée par Ingold et Palsson (2013) semble éviter ce problème et permettre de mieux porter attention à la manière à travers laquelle l’entremêlement biosocial émerge indistinctement.

Une autre manière de le dire […] est qu’il faille se penser non pas comme êtres, mais comme devenirs – c’est-à-dire, non comme entités discrètes préformées mais comme trajectoires de mouvement et de croissance.

Ingold 2013a : 8

Cette proposition permet de comprendre le sens du corps javanais, fluide, traversé de vents et de flots, et le sens du « corps sans organes » deleuzo-guattarien. Cette conception du corps amène à comprendre l’efficacité thérapeutique en mouvance au milieu des choses, latéralement, voire de manière transversale. Voilà bien le positionnement que nous privilégions et qui nous transporte de l’expérimentation à l’expérience.

En partant de l’approche phénoménologique, nous sommes amenés à constater que nous vivons d’abord et avant tout ancrés « dans le monde », que nous percevons de manière continuellement émergente, en devenir continu. Seulement en second lieu pouvons-nous produire des modèles qui puissent rendre compte de l’efficacité thérapeutique in situ. Cela fait en sorte que le point de départ pour comprendre une efficacité thérapeutique n’est pas l’application d’un modèle de validation scientifique, ni les catégories qui en découlent, mais se situe dans la manière dont nous percevons ou nous mettons en acte. L’exemple jamu observé à Java montre comment cette médecine javanaise constitue une organisation qui assure son efficacité dans le monde, au-delà d’instances et de modèles abstraits voulant la « vérifier » de l’extérieur. L’efficacité thérapeutique constitue un processus plutôt qu’un résultat, tel que Craig (2012 : 21) le note au sujet de la médecine tibétaine. Isoler la biodisponibilité d’une drogue, les principes actifs d’une plante ou les archives positives du travail d’un guérisseur pour des fins d’analyse n’épuise pas tous les paramètres de l’efficacité thérapeutique en action, laquelle est une expérience phénoménale dense. Le lieu de l’expérimentation contrôlée utilisé pour comprendre une efficacité thérapeutique physiologique quelconque s’avère un chemin trop étroit pour l’anthropologie qui a les moyens de comprendre les pratiques au niveau de l’expérience. Au niveau de l’expérience, le corps n’est jamais isolable et il ne suffit donc pas de lui ajouter des couches symboliques, sociales, politiques, culturelles ou autres. Plutôt, il faut déloger ce noeud empirique comme prémisse de départ car il ne mène pas nécessairement ni à une mesure globale de l’efficacité thérapeutique, ni à une compréhension ancrée des processus de vie.

Lors de l’usage d’un médicament, il importe moins de fixer une constante que de redonner au corps son mouvement. Il s’agit par ailleurs de retirer « la synthèse au corps objectif que pour la donner au corps phénoménal, c’est-à-dire au corps en tant qu’il projette autour de lui un certain “milieu” » (Merleau-Ponty 1945 : 279). À cet égard, Merleau-Ponty offre une compréhension de l’unité des sens, du sensible, laquelle peut fournir une nouvelle piste pour comprendre l’efficacité thérapeutique. Selon lui, il existe un sens inhérent aux situations vécues, lequel revendique la position synergique du corps à appréhender, un sens spécifiquement phénoménal qui est perdu quand on recherche seulement des composantes matérielles isolables. L’unité des sens se comprend « par leur intégration jamais achevée en un seul organisme connaissant » (ibid. : 280) : « les sens communiquent dans la perception comme les deux yeux collaborent dans la vision » et :

[Mon corps est] non pas une somme d’organes juxtaposés mais un système synergique dont toutes les fonctions sont reprises et liées dans le mouvement général de l’être au monde, en tant qu’il est la figure figée de l’existence.

Merleau-Ponty 1945 : 280-281

L’insistance à vouloir isoler un monde objectif à tester sur un corps objectif contrecarre la spécificité de l’expérience phénoménale.

C’est le mouvement « compris non pas comme mouvement objectif et déplacement dans l’espace, mais comme projet de mouvement ou “mouvement virtuel” » (ibid. : 281) qui devient le fondement de l’unité des sens. C’est par ailleurs dans une synthèse temporelle dans le monde que le corps peut se guérir : c’est l’appréhension de l’objet, du stimulus ou du médicament faisant appel à l’unité des sens dans l’épaisseur du temps qui façonnera l’expérience. En d’autres termes, ce n’est pas tant la dose fixe d’un médicament qui assure une efficacité thérapeutique, mais c’est l’habilité corporelle qui se transforme de manière cohérente par alignements. Cette cohérence ou nouvelle projection dans le monde peut ainsi dépendre moins de l’objet en tant que tel que de la relation réciproque des parties ou de l’unité des sens permettant une transformation fortuite. Cette approche permet de comprendre comment le jamu peut guérir bien par-delà les ingrédients qui le composent, alors même que, dans des mouvements vers le végétal, il incite à des relations multiples réciproques au moment de sa préparation, de sa présentation à autrui et de sa consommation. Ce sont d’ailleurs ces rapports vibrants qui émergent entre les personnes et les plantes qui inspirent une telle approche phénoménologique en anthropologie.

Ouverture

Pour comprendre le jamu, nous avons choisi de suivre ses savoirs comme mouvements et repos, au rythme de la préparation de ses breuvages. En approchant le savoir, non pas comme quelque chose que l’on acquiert par le moyen du mouvement, mais plus directement en tant que mouvement tel que le propose Ingold (2013b : 1), l’expérience « devient une sorte de participation sensorielle, un accouplement du mouvement de sa propre connaissance et du mouvement de divers aspects du monde » (Ingold 2000 : 99). Les remèdes reconnus par l’ECR constituent des entités tenues à l’écart du contexte ambiant ; ils se doivent de guérir indépendamment du contexte, et les sens impliqués dans le processus d’évaluation sont testés, vérifiés, écartés, de peur de contaminer le processus. Dans le cas du jamu, selon la philosophie javanaise, l’efficacité des breuvages thérapeutiques repose sur un aiguisement des sens, un savoir « de l’intérieur », en coprésence et intimité avec les remèdes. Les deux approches sont irréconciliables tout en étant chacune valable : considérer l’une des deux approches comme supérieure à l’autre ne semble pas de grande utilité. De fait, dans un cas, le processus d’évaluation concerne l’efficacité d’un procédé expérimental de corrélations abstraites alors que, dans l’autre cas, le processus d’évaluation concerne l’efficacité de l’enlacement dans la densité phénoménale qui incite au développement d’habiletés de mieux-vivre avec les plantes. C’est ainsi qu’on peut comprendre que le jamu mise sur une efficacité thérapeutique comme ligne de fuite ou de déterritorialisation, ce qu’on entend ici par « devenir-plante ».