Corps de l’article

Introduction

La culture hip hop a souvent été décrite comme une nation (voir entre autres Henderson 1996 ; Watkins 2001 ; Maxwell 2003 ; Alim 2009) chapeautant des pratiques culturelles, musicales, linguistiques et sociales qui rassemblent des adeptes du monde entier. Le hip hop est un phénomène qui traverse les frontières des États-nations ; il s’épanouit au niveau mondial tout en intégrant les saveurs locales. Cet article aborde la question du nationalisme hip hop dans les contextes québécois et canadien en s’interrogeant sur la signification de cet imaginaire nationaliste. Peut-on parler de nation hip hop en contexte canadien ? Est-il possible de situer le hip hop à l’intérieur d’un discours nationaliste ou dans le cadre de frontières nationales ? Et enfin, comment les médias contribuent-ils à bâtir ou à remettre en question cet imaginaire national ?

Le présent article aborde la question du discours nationaliste souvent associé au hip hop dans la littérature et dans la culture populaire en se concentrant sur l’utilisation des nouveaux médias par les membres d’un mouvement communément appelé le Piu Piu. Ce mouvement que nous caractérisons de « phénomène comète » est composé d’acteurs qui proposent une nouvelle forme d’imaginaire collectif ne reposant pas sur un modèle nationaliste. En d’autres termes, nous suggérons que le modèle nationaliste ne représente pas adéquatement comment ces acteurs conçoivent et imaginent leur réseau social. C’est plutôt par une approche postnationaliste que nous proposons d’aborder une pratique musicale qui, non seulement provient du hip hop, mais encore est influencée par un large éventail de mouvements, de genres et de styles contemporains. Cette approche, conjuguée à l’étude de l’appartenance identitaire alternative proposée par ces acteurs, nous donne une compréhension plus nuancée et complexe de l’émergence et du passage de cette comète au Québec. Par « phénomène comète », nous entendons une manifestation fugitive qui se transforme rapidement, à la vitesse des nouveaux médias autour desquels ses membres se rassemblent et communiquent.

Nous répondrons à ces questions en examinant comment une communauté d’individus s’identifiant au hip hop s’établit, se développe et se maintient en place. Scène musicale émergente de Montréal, le Piu Piu offre une occasion idéale d’observer les dynamiques contemporaines par lesquelles les communautés se construisent et se modifient. En effet, le développement du Piu Piu dépend de différents réseaux de connexions, de production et de distribution. En constante évolution, cette communauté ne se limite pas à une esthétique spécifique ni à une appartenance exclusive à la tradition hip hop. Nous nous interrogeons sur ce qui lie les individus dans ce contexte particulier : s’agit-il de relations durables ou plutôt de rapprochements circonstanciels et temporaires ?

Nous remettons ainsi en question la pertinence du paradigme nationaliste souvent utilisé en sciences sociales et en linguistique pour renvoyer à l’imaginaire collectif du hip hop contemporain. Les données recueillies sur le terrain à Montréal nous amènent à croire que le paradigme nationaliste adopté par les chercheurs pour définir le phénomène hip hop est en passe de rejoindre dans la désuétude « la famille » (Gilroy 2004) comme métaphore de la culture populaire afro-américaine, et le « modèle de résistance » associé au hip hop dans les années 1990 (Martinez 1997 ; Forman 2002). Nous doutons de la pertinence de parler d’une nation hip hop multiculturelle, au Canada comme ailleurs. Cependant, nous ne prétendons pas offrir une perspective qui entrerait en compétition avec le discours nationaliste. À l’instar d’Erin Manning (2000 : xxxiv), qui s’est penchée sur la manière dont les textes culturels construisent et déconstruisent le nationalisme canadien, nous nous interrogeons sur comment comprendre de manière plus productive le sentiment d’appartenance à l’extérieur d’un modèle nationaliste. Les usages des nouveaux médias ainsi que les discours associés au Piu Piu nous permettent d’explorer les différentes logiques (Straw 1991) articulées par ce mouvement et de défendre une approche postnationaliste du hip hop, qui s’incarne par de nouvelles formes de collectivités et d’imaginaires détachées du modèle nationaliste.

À partir du mouvement Piu Piu, nous explorons ainsi le possible impact des médias et des nouvelles technologies sur la naissance de formes identitaires alternatives. Les anthropologues ont déjà suggéré que les satellites et l’Internet facilitent l’apparition de nouvelles configurations sociales (Ginsburg et al. 2002). Nous analysons comment les médias sociaux, en relation avec d’autres pratiques, contribuent à l’émergence de formes identitaires alternatives spontanées, évasives et fuyantes plutôt que programmées par un dessein nationaliste. En ce sens, notre analyse contribue aux études axées sur le potentiel de la relation entre les médias et l’imagination (Appadurai 1991), en puisant dans les discours et pratiques de jeunes qui utilisent l’Internet et les nouvelles technologies numériques pour participer à l’émergence d’un mouvement musical.

Cet article s’appuie sur une étude de terrain menée de novembre 2011 à avril 2012 dans le cadre du projet de grande envergure MusDig, basé à l’Université d’Oxford, qui vise à mieux saisir les nouvelles dynamiques et pratiques reliées à la musique numérique dans divers pays du monde[1]. Durant notre étude à Montréal, nous avons effectué quelque trente-sept entrevues auprès d’acteurs, tous de grands consommateurs de musique, liés de près ou de loin au mouvement Piu Piu. Nous avons assisté à plusieurs rencontres musicales Piu Piu et échangé informellement lors de ces événements. Laurent K. Blais, coauteur de cet article, blogueur et grand amateur de musique, a facilité la rencontre des premiers acteurs Piu Piu qui ont participé à l’étude. De fil en aiguille, nous avons rencontré d’autres membres de ce mouvement avec lesquels nous avons échangé à plusieurs reprises lors d’événements Piu Piu (concerts et performances), et de manière plus structurée lors d’entrevues. Facebook est devenu un lieu de rencontre pour cibler de futurs participants à l’étude. Les entrevues, enregistrées et transcrites, ont duré en moyenne deux heures chacune. Notre terrain ethnographique combinait une présence en ligne accrue et continue, une participation aux événements Piu Piu, un réseautage avec les acteurs de ce mouvement et une série d’entrevues semi-dirigées.

Postnationalisme et nation hip hop

Le postnationalisme, selon la perspective des théories politiques, se résume à deux lignes de pensée. La première nous vient de la théorie sur la mondialisation des années 1990, qui aborde la question de la domination des forces néolibérales et supranationales sur les marchés internationaux, laquelle réduit le pouvoir des États dans les sphères économiques, politiques et sociales. Selon ce courant, les forces supranationales menacent le modèle de gouvernance des États-nations (Hobsbawm 1991). La deuxième approche repose sur l’idée suivante : le concept d’État-nation n’est plus aussi pertinent pour les individus. Autrement dit, ceux-ci n’accordent plus une importance significative à l’idée d’une nation lorsqu’ils imaginent leurs identités. D’autres formes d’imaginaires de communautés sont nées de modèles alternatifs. De ces changements surgissent de nouveaux champs de questionnements : où et comment s’imagine-t-on (Heller 2011 : 27) ? C’est de cette deuxième approche que découle notre argumentaire sur un hip hop postnationaliste.

Dans l’un de ses ouvrages, Monica Heller (2011) explore, selon une perspective sociolinguistique, comment l’ère postnationaliste, définie comme postmoderne et post-ironique, caractérise la jeune génération canadienne, plus précisément les jeunes appartenant aux minorités francophones canadiennes. Notre argumentaire en défense d’un postnationalisme hip hop a été élaboré en dialogue avec son analyse sociolinguistique et le postnationalisme de l’école de Toronto (Meunier et Thériault 2008 ; Cardinal 2012), principalement les travaux de Heller et Labrie (2003). Certains aspects de l’école du postnationalisme offrent des points de comparaison stimulants avec ce que nous critiquons du discours idéalisé sur la nation hip hop, et nous permettent de développer plus en profondeur notre critique du paradigme nationaliste.

Le postnationalisme tel que présenté par l’école de Toronto appuie notre argumentaire de deux façons : il offre une perspective canadienne sur l’idée de postnationalisme et se concentre sur une « population » (les francophones) qui n’est pas circonscrite à un territoire homogène. Selon Heller, le discours sur la nation a été transformé par la mondialisation de l’économie. « La francophonie est en flux » défend-elle, « les idéologies du langage et de la nation sont confrontées à de nouvelles idéologies du langage en tant que commodité, et le rôle de l’État est remis en question » (Heller 1999 : 357)[2]. Autrement dit, il s’est opéré un changement de perception, un réalignement idéologique, sur la manière dont les francophones du Canada imaginent leur collectivité, ainsi que sur la manière dont ils sont perçus dans l’ensemble de la francophonie canadienne. Cette forme d’identité est plus complexe et perméable. Pour certains, la langue devient un outil qui peut constituer un atout et servir à la négociation sur le marché du travail, de la culture ou dans une autre sphère.

Ce glissement idéologique a provoqué des tensions, observables sous plusieurs formes, notamment l’apparition d’une ironie et d’une anxiété postnationales quant aux conséquences de la mondialisation. Elles ont toutes deux trouvé un exutoire sous la forme de pratiques langagières et, plus près de nos intérêts pour cet article, de pratiques de production culturelle dont le Piu Piu serait un visage. Heller (2011) affirme que ces formes d’expression culturelle s’intéressent au banal, au quotidien, à l’ordinaire – ce qu’elle définit comme de l’ironie postmoderne. Elle propose trois caractéristiques qui définissent cette sensibilité : d’abord, l’enthousiasme pour une « mobilité hétérogène globalisée » ; ensuite, l’intention de « dompter » l’anglais, en jouant avec le vernaculaire et « les autres caractéristiques du nationalisme romantique » (Heller 2011 : 183) : finalement, un désir de rire des puristes. Elle se sert de l’oeuvre de deux auteurs-compositeurs-interprètes franco-canadiens, Dano Leblanc et Damien Robitaille, pour illustrer ce qu’elle avance. Les deux artistes sont attachés à leurs catégories identitaires[3], mais s’amusent aux dépens des militants « sérieux » et des adeptes d’un nationalisme pur, qu’ils associent à une autre génération. Ils se battent contre l’assimilation anglophone, tout en parlant un anglais impeccable. Ils incarnent l’ambivalence : à la fois fiers d’être franco-canadiens, tout en tournant au ridicule un nationalisme pur et sentimental. Pour eux, comme pour les autres artistes de leur génération, écrire de la musique, du théâtre ou de la littérature au nom d’une révolution pour éveiller les consciences appartient au passé (Heller 2011 : 189).

Remettre en question le discours du nationalisme hip hop, comme nous désirons le faire dans cet article, sous-tend que nous cherchons à élaborer un dialogue qui inclut d’autres récits et façons de cadrer l’imaginaire collectif. Toutefois, nous ne rejetons pas en bloc l’existence de la nation, un concept qui demeure l’un des plus efficaces pour parler de la construction d’imaginaires collectifs dans la modernité. Comme Benedict Anderson l’a montré : « dans la vie politique d’aujourd’hui, le nationalisme est la valeur la plus légitime universellement » (Anderson 1991 : 3). Certains sont également convaincus que la nation correspond au premier contexte dans lequel la plupart des gens vivent et créent leur imaginaire collectif à partir des médias (Ginsburg et al. 2002). Au lieu de tenir le discours nationaliste hip hop ‒ plus précisément le cadre nationaliste conçu par le monde universitaire pour se référer au hip hop ‒ pour acquis, nous proposons d’examiner sa généalogie pour mieux comprendre les raisons pour lesquelles il ne s’applique pas à la façon dont les acteurs de la communauté Piu Piu articulent leur sentiment d’appartenance. Nous rejoignons en ce sens Paul Gilroy (2004 : 88-89), qui reconnaît le nationalisme noir comme étant un « un sous-texte puissant », tout en demeurant un produit de l’histoire des Noirs aux États-Unis, donc difficilement applicable au contexte canadien.

L’idée d’une nation hip hop est une construction afro-américaine, inspirée par le discours des nationalistes noirs américains (Gilroy 2004). Tout comme le nationalisme noir, qui est une entité complexe et ramifiée, le nationalisme hip hop ne peut se réduire à un bloc monolithique. Certains groupes comme Public Enemy ont connu un succès fulgurant à la fin des années 1980 en articulant un discours hyper politisé évoquant une nation hip hop construite sur une configuration de races et de classes (Watkins 2001 : 380). Contextuelle, cette association entre hip hop et politique aux États-Unis dans les années 1980 était liée à un grave mécontentement de la jeunesse afro-américaine de l’époque – la génération post lutte pour les droits civils – confrontée à un racisme rampant qui lui bloquait l’accès aux succès économique et social (Watkins 2001 : 391). Le hip hop s’est donc articulé comme une forme d’expression politique, intégrée à un discours d’unité, de nationalisme, de fraternité et de famille.

Cette association a été remise en question par la marchandisation du nationalisme hip hop initiée par une jeunesse avide de consommation. Certains auteurs comme Angela Davis (1994) et Paul Gilroy (2010) se désolent de la rupture du lien exclusif entre hip hop et politique. Pour certains, l’industrialisation et la popularisation du hip hop en ont fait un produit culturel apolitique. En s’intégrant à l’industrie du divertissement, le hip hop « est maintenant à vendre pour tous les acheteurs » (Kitwana 2005 : xiii). Par conséquent, plusieurs ont l’impression que le processus de commercialisation a érodé l’idée d’un nationalisme hip hop, sans pour autant éliminer le lien avec la négritude. Watkins souligne avec justesse que « rester vrai » (keep it real) continue de vouloir dire « rester noir » (keep it black), « noir inspiré » (black inspired) (Watkins 2001 : 393). D’autres auteurs font preuve de plus de cynisme, comme Errol A. Henderson pour qui « le nihilisme que l’on retrouve dans le hip hop et dans la glorification de la “culture” hip hop représente en réalité l’absence d’une culture nationale » (Henderson 1996 : 335).

La notion de nationalisme hip hop, que nous venons d’aborder brièvement, s’inscrit dans le tissu historique et social des États-Unis. Voyons maintenant comment le discours nationalisme s’est exprimé à l’extérieur des cinquante États.

Avec la dissémination rapide du hip hop à l’échelle planétaire, un nouveau discours sur le nationalisme a émergé en sciences sociales et en linguistique – et, à une moindre échelle, dans la culture populaire. Pour Tony Mitchell (2001), l’« appropriation » du hip hop à l’extérieur des États-Unis est caractérisée par le déplacement du rap comme manifestation afro-américaine vers une forme d’expression multiethnique basée sur les expériences communes de mouvements diasporiques (ou locaux). Tony Mitchell (2001 : 33) explique que la rhétorique de la nation hip hop a permis aux membres de la culture hip hop dans toutes les régions du monde d’exprimer un sentiment d’appartenance à cette culture mondiale. Il ajoute également que la racine américaine du hip hop est souvent, mais pas toujours, reconnue par les membres de cette culture.

De cette perspective, la nation hip hop n’est plus limitée aux frontières états-uniennes ; elle définit un sentiment d’appartenance qui redessine les frontières politiques et géographiques des États-nations. Le discours qui unit cette collectivité repose sur un partage d’idiomes, d’esthétiques, de pratiques et de racines historiques (à divers degrés). La nation hip hop devient un phénomène mondial qui se manifeste à travers des adaptations et transformations à l’échelle locale. Des points de ressemblance peuvent être observés, par exemple, entre les raps japonais et mexicain. Par ailleurs, il existe un dialogue, une relation, d’une part, entre les différentes manifestations locales rap, et, d’autre part, avec les États-Unis, qui demeurent la culture de référence pour plusieurs hip hoppeurs. Nous nous référons ici au discours créé par des études universitaires qui positionnent le hip hop produit à l’extérieur des États-Unis dans la continuité d’un cadre nationaliste.

Ainsi, de la même façon, le récit de la nation hip hop est mobilisé dans différents contextes nationaux. Par exemple, le hip hop est transnational en Australie (Maxwell 2001, 2003) ; global au Japon (Condry 2006)[4] ; et multiculturel (Mitchell 2001 : 31 ; Chamberland 2001 ; LeBlanc et al. 2007), autochtone (Marsh 2009, 2012a, 2012b), multiethnique, multilingue et postmoderne au Canada (Alim et Pennycook 2007 : 90). Le paradigme nationaliste est souvent défendu en soutenant que les hip hoppeurs imaginent et définissent leur appartenance entre eux de cette façon. Pour Maxwell, l’idée de nation émerge naturellement chez les adeptes de hip hop en Australie, qui y voient une façon positive de décrire leur identité (Maxwell 2003 : 154). On retrouve également ce raisonnement au Canada et au Québec – où la notion de nation est fortement connotée. Par exemple, dans l’article « “Ch’us mon propre Bescherelle” : Challenges from the Hip-Hop Nation to the Quebec Nation », de Low et al. (2000), les auteurs défendent leur recours à l’expression et au paradigme de la nation hip hop avec deux arguments. En premier lieu, les hip hoppeurs de Montréal sentent qu’ils appartiennent à une communauté hip hop à diverses échelles géographiques ; en second lieu, les jeunes qui s’associent au hip hop au Québec ont le sentiment qu’ils font partie d’un mouvement culturel transnational dont les principaux pôles sont la France et les États-Unis. Ainsi, ces deux facteurs légitiment l’utilisation de la locution « hip hop nation ».

Même si les premières données empiriques ont encouragé ces chercheurs (et d’autres) à défendre le paradigme nationaliste, nous croyons que le recours à ce récit idéalise la cohésion nécessaire à une nation, dépeinte comme une entité aussi harmonieuse qu’homogène (Manning 2000). Il existe de nombreuses expressions de la culture hip hop, et le Piu Piu est un exemple probant de cette diversité.

Dans les sections ci-dessous, nous remettons en question le paradigme nationaliste du hip hop, en assignant certains traits associés au mouvement Piu Piu à une « sensibilité postnationaliste », pour faire écho à l’expression développée par Heller. En d’autres termes, nous développons une approche critique du paradigme nationaliste hip hop en signalant la présence d’autres formes d’imaginaires collectifs. Nous croyons enfin que les médias sociaux jouent un rôle clé dans la formation de ces traits en permettant la remédiation de réseaux qui sont en constante et rapide transformation. Nous désirons donc nous attarder plus particulièrement sur les aspects d’hétérogénéité et de mobilité mondialisée auxquels Heller fait référence[5].

Le Piu Piu à Montréal

Fait rare dans l’histoire de la musique, il est possible de retracer le moment et le lieu d’origine du terme Piu Piu. Le vendredi 8 juillet 2011, une centaine de personnes se sont rassemblées dans un loft de la rue Wellington, dans le Vieux-Port de Montréal. Les membres de l’audience prenaient place autour d’une demi-douzaine de producteurs[6], eux-mêmes organisés de manière circulaire autour d’une table sur laquelle trônait un enchevêtrement de fils, d’ordinateurs, de contrôleurs et d’échantillonneurs. À un moment, V-Looper, un producteur de la ville de Québec, interrompt sa prestation pour lancer au micro dans un anglais teinté d’un fort accent : « Hi, my name is VLooper and this is Piu Piu music ».

C’était la deuxième édition de l’évènement ArtBeat, une soirée intime de création collective, spontanée et libre, centrée sur les « faiseurs de battements » (beat builders ou beat makers). Sev Dee et Mark the Magnanimous, les cofondateurs des soirées ArtBeat, les définissent comme tout être humain possédant l’habileté de produire des arrangements rythmiques, harmoniques ou séquentiels avec l’utilisation de nouveaux outils, au-delà des limites imposées par la technologie, et dans le but de transmettre un message précis (ArtBeat n.d.).

Compris d’abord comme une verbalisation d’un son utilisé à répétition par plusieurs acteurs de la scène, le nom Piu Piu retient l’attention. Il va rapidement s’imposer pour définir l’ensemble des activités d’une collectivité hétérogène de beat builders québécois, issus de diverses générations, souches culturelles, scènes musicales, etc. « Piu Piu » évoque aussi « le bruit d’une soucoupe volante »[7], une figure qu’ils s’approprieront pour leur logo et des pochettes de beat tapes (figures 1 et 2), qui représente leur positionnement vers le futur, pensé ici comme le contraire d’un « passé » avec lequel ils désirent rompre. C’est également un bruit strident, « une alerte », un « réveillez-vous », pour dire aux Montréalais « de prendre conscience de qu’est-ce qu’on a et de qu’est-ce qu’on est capable de faire »[8], tant au plan local qu’en termes d’affirmation et de participation à ce qui se fait autour du monde.

L’histoire de l’avènement de la « scène beat » mondiale est diffuse et imprécise, mais il est généralement admis qu’elle tend à décrire la musique composée par les producteurs de beats comme une entité en soi, pas seulement comme un soutien pour des rappeurs. De nombreux « faiseurs de battements » provenant de tous les coins du monde ont contribué au développement du « beat d’auteur » en s’appropriant l’avant-scène ; on commença à apprécier le travail des « faiseurs de battements » sans la présence de rappeurs. La « scène beat », c’est un peu comme la revanche des producteurs de rythmes hip hop qui ont commencé à produire des battements, parfois d’une manière expérimentale, sans penser à s’associer avec des rappeurs. C’est sans doute la soirée Low End Theory à Los Angeles, fondée en 2006, qui a permis de définir, de former et de faire connaître la notion de « beatscene ». L’événement hebdomadaire possède maintenant des antennes à San Francisco et au Japon, en plus de féconder des initiatives inspirées de son concept, comme l’événement Space is the place, tenu chaque mois pendant quelques années à Montréal.

Figure 1

Smahh / Smi Le ! ? !, Return of the shroombap (2012). Image réalisée par Monk-e Reproduite avec l’autorisation de Smahh / Smi Le ! ? !

Smahh / Smi Le ! ? !, Return of the shroombap (2012). Image réalisée par Monk-e Reproduite avec l’autorisation de Smahh / Smi Le ! ? !

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Figure 2

Beat tape Piu Piu, volume 1, album promotionnel pour la sortie du film Piu Piu Documentary, produit par Aïsha Vertus, 2012. Image réalisée par Nik Brovkin (overthebreaks.com)[9]

Beat tape Piu Piu, volume 1, album promotionnel pour la sortie du film Piu Piu Documentary, produit par Aïsha Vertus, 2012. Image réalisée par Nik Brovkin (overthebreaks.com)9

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La première caractéristique qui démarque le Piu Piu est le déplacement du point d’intérêt vers la rythmique et l’harmonie des beats, qui servaient traditionnellement de soutien au texte (rappé ou scratché) et aux mouvements du corps (la danse). Pour l’une des premières fois à Montréal, ce sont vers les producteurs que les projecteurs se sont tournés[10]. En centrant une soirée comme ArtBeat autour des besoins, des goûts et des intérêts des beat builders, les organisateurs (eux-mêmes des artistes de ce mouvement) ont mis en lumière une façon inédite de concevoir la création, la performance, le partage et la « consommation » de la musique.

Les beat builders sont invités à jouer ce qu’ils veulent, de la manière qui leur plaît, avec l’équipement de leur choix. Nous avons été témoins lors d’une performance, par exemple, d’un beat builder qui jouait des beats préenregistrés à l’aide de Windows Media Player, sur lesquels un autre beat builder improvisait à l’aide d’un drum machine. Pour Sev Dee, cette ouverture permet d’éliminer toute forme de discrimination et répond à l’un des fondements centraux de leur conception du beat building, qu’il considère comme une pratique universelle – des percussionnistes africains jusqu’aux artistes utilisant des outils technologiques avancés[11].

Les organisateurs de soirées ArtBeat refusent de camper les participants dans un rapport compétitif. Il serait exagéré d’affirmer que tous les artistes de la communauté Piu Piu – ils sont environ cinquante (ArtBeat n.d.) – collaborent et interagissent sur une base régulière, mais nous avons pu observer lors de notre recherche de terrain que le partage, qui se manifeste sous plusieurs formes, est prédominant. Cet esprit de non-compétition et de partage se prolonge aussi hors des soirées ArtBeat. On peut l’observer sur Facebook, où plusieurs nouvelles « amitiés » apparaissent dans les jours suivants lesdites soirées. De la même manière, il n’est pas rare de voir un artiste vanter le beat tape d’un autre sur Facebook, Twitter et SoundCloud[12], ou de voir des artistes partager leur dernière création sur le « mur » d’un autre.

Il ne faudrait pas pour autant déduire que, parce qu’il est basé sur des rythmes et effets sonores, le Piu Piu ne contient aucune trace des origines de ses créateurs. Si le son « Piu Piu » est devenu une signature utilisée par plusieurs pour souligner leur appartenance à la scène, les sources d’échantillonnages de chacun affirment le caractère unique des voix des producteurs. Le recyclage d’extraits YouTube faisant référence à un élément culturel connu de l’actualité québécoise dans « Snap »[13], du producteur d’origine haïtienne High Klassified, est un marqueur identitaire fort de la culture francophone québécoise. En comparaison, la mélodie d’un morceau de Sikh Knowledge, bâtie sur une boucle contagieuse de cithare, rappelle aux auditeurs ses racines orientales[14].

« Libéré » des ancrages linguistiques traditionnels associés à la musique chantée, le Piu Piu peut viser l’émancipation des limites sociolinguistiques qui ont affligé le passé de la culture rap québécoise, et qui lui ont donné un complexe d’infériorité. Pour Mark,

Le hip hop ici au Québec on […] avait toujours le feeling qu’on était en retard. J’pense que le Piu Piu en fait... tout ce qui rentre là-dedans, c’est un appel et une alerte pour dire « Regardez, vous pensez qu’on est en retard, et on pense collectivement qu’on est en retard, mais en réalité, si on le veut, on peut être en avance ».[15]

Le Piu Piu met en réseau les créateurs d’ici avec le courant contemporain mondial du beat scene, qui s’articule autour de différentes scènes locales dont la notoriété est véhiculée par Internet et lors des tournées d’artistes. Des liens s’établissent entre les acteurs de chaque ville, permettant ainsi à la scène rap montréalaise, pour une rare fois dans son histoire, d’échanger d’égale à égale avec des créateurs de métropoles comme Los Angeles, Paris, Londres ou New York.

Le Piu Piu se transforme et prend de nouvelles formes à toute allure. Pour cette raison, la section qui suit se réfère au Piu Piu tel que nous l’avons observé durant notre terrain et lors des mois suivants, jusqu’en août 2013. Nous croyons que le Piu Piu s’est déjà transformé et qu’il a atteint un nouveau statut parmi ceux et celles qui ont été témoin de sa naissance. D’autres recherches empiriques seront nécessaires pour mieux saisir les enjeux actuels de ce mouvement.

Postnationalisme et Piu Piu

Le Piu Piu demeure un courant d’expression marginal à l’intérieur du hip hop, bien qu’il attire également un nombre grandissant de jeunes producteurs qui n’écoutent pas que du rap et qui ne se définissent pas nécessairement comme « hip hop ». Ainsi, même s’il appartient à une tradition hip hop, le Piu Piu (et par extension ses « consommateurs ») ne se sent pas restreint par ses limites. De toute manière, l’affiliation au Piu Piu n’est ni très bien définie ni articulée. La plupart du temps, les adeptes de Piu Piu sont intéressés par une panoplie de genres musicaux : ils suivent les tendances et les groupes émergents sans rester confinés aux « faiseurs de battements » associés au Piu Piu, ce qui ne doit pas être vu comme un désaveu envers le mouvement, mais comme un sentiment de loyauté non exclusif. C’est un récit que les producteurs évoquent régulièrement : le Piu Piu appartient – à divers degrés – à une tradition hip hop, mais représente aussi une volonté de faire voler en éclats les normes esthétiques traditionnelles du hip hop.

L’identité collective pour le moins évasive du Piu Piu ne signifie pas qu’il n’existe pas un imaginaire Piu Piu ou une cohésion de groupe. Il est toutefois intéressant de se demander ce qui « colle » entre les adeptes, même momentanément[16]. Afin de soutenir pourquoi le Piu Piu correspond à un phénomène postnationaliste, et par conséquent pourquoi nous avons décidé d’adopter une approche critique du paradigme nationaliste hip hop ; et enfin pour mieux comprendre comment les médias contribuent à l’émergence d’une forme identitaire alternative, nous abordons deux traits principaux en lien avec la description de Monica Heller brièvement mentionnée ci-haut.

Localité

Nous avons observé dans le mouvement Piu Piu une dévaluation de l’importance de la localité comme marqueur d’authenticité. La mise en scène de l’appartenance à une ville, à un quartier, à une station de métro, continue à jouer un rôle dans l’identité, mais ne sert plus à exclure. L’idée que l’on doive avoir grandi à Saint-Michel[17] pour être « vrai » et crédible continue à être véhiculée dans certains cercles de rappeurs, mais est complètement absente dans le Piu Piu. Quand un lieu de résidence est mentionné, c’est surtout pour s’en moquer. High Klassified évoque souvent avec ironie son appartenance à Vimont, un quartier riche de Laval. Le hood comme indicateur d’authenticité a perdu de sa force, entraînant dans sa chute les sempiternels débats sur ce qui est « vrai » ou non.

Parallèlement à cette perte d’importance de la localité, ce sont les villes qui sont devenues les marqueurs identitaires mis de l’avant par les beat makers. Un artiste n’est pas canadien, québécois ou américain, il est de Montréal, de Toronto, de Los Angeles ou de Détroit. Les limites géographiques sont souvent ré-imaginées pour simplifier les associations : à l’échelle internationale, Laval devient Montréal.

De même, vivre à Montréal n’empêche pas les artistes de participer à d’autres scènes ailleurs dans le monde. En fait, grâce aux médias sociaux, plusieurs beat makers et adeptes de Piu Piu de Montréal maintiennent des relations serrées avec d’autres artistes et membres de l’industrie de la côte ouest des États-Unis. Par exemple, Kaytranada ainsi que son frère, Pipo, sont tous les deux produits par HW&W, une maison de Los Angeles. Plusieurs s’imaginent faire partie de la scène beat de Los Angeles. Cependant, ils ne se limitent pas seulement à des échanges de courriels : ils organisent des voyages et invitent des beat makers de la côte Ouest à prendre part à leurs événements à Montréal.

Cette forme de cosmopolitisme s’articule autour d’une constellation d’endroits et d’espaces, plutôt que dans des États-nations. Nous renvoyons ici à la représentation visuelle conçue par le designer Nate James qui a fait beaucoup parler sur le Web en 2011 (figure 3). Ce « guide », à défaut d’avoir un meilleur terme, intitulé A Comprehensive Guide to the Beat Generation, regroupe cent vingt « faiseurs de battements » du monde entier que James considère membres du mouvement beat. Ce guide offre une cartographie alternative, une reconfiguration qui illustre la manière dont les beat makers imaginent leurs interrelations, leur collectivité. James a relié entre eux les producteurs selon leurs influences stylistiques, de l’électronique jusqu’au dubstep. En résulte un graphique extrêmement complexe constitué de planètes reliées les unes aux autres par des lignes de différentes couleurs. À droite de la constellation, on retrouve la liste des beat makers, leur ville et pays de résidence ainsi qu’un numéro correspondant à leur position dans le système planétaire. Cette forme de représentation, que l’on retrouve également dans des modèles de relations en sciences sociales, est étonnamment plus vivante, flexible et fluide qu’une configuration géographique traditionnelle.

Temporalité

La science-fiction, les jeux vidéo, les films de genres et les effets spéciaux, entre autres, ont été des sources d’inspiration et d’influence pour les producteurs Piu Piu dans leur quête de création du son du futur. Telle une comète ou une soucoupe volante, l’essence du Piu Piu est la rapidité, la mobilité, l’instantanéité. La durabilité et la permanence seraient vues comme suspectes. Le développement d’une esthétique sonore futuriste est central : les rythmes sont syncopés, s’accélèrent pour ensuite ralentir. Certains « faiseurs de battements » associent leur travail au son et à l’idéologie afro-futuriste de Sun Ra : ils s’inspirent de ses albums (Sun Ra 1973), de sa démarche et de son film le plus célèbre, Space is the Place, réalisé en 1974 (et accessible en version intégrale sur YouTube).

Pour Will Straw, « différents espaces culturels sont marqués par les types de temporalités qui se retrouvent à l’intérieur d’eux-mêmes » et « la logique d’une culture musicale particulière est construite à l’intérieur d’elle-même en rapport au passage relatif du temps » (Straw 1991 : 374). En référence au travail de Gabriel Tarde, Georgina Born (2013b) soulève également la nécessité de reconnaître la multiplicité du temps ainsi que les différentes manifestations de styles, de genres et de formes d’improvisation entre diverses pratiques créatives. Dans le cas des médias sociaux, nous avons relevé lors des entrevues plusieurs références au temps, qui passe plus ou moins rapidement selon les plateformes utilisées.

Figure 3

A Comprehensive Guide to the Beat Generation, par Nate James. Repris avec l’autorisation de Nate James

A Comprehensive Guide to the Beat Generation, par Nate James. Repris avec l’autorisation de Nate James

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Outre son intérêt pour le futurisme, la logique temporelle du Piu Piu est aussi marquée par les structures discursives qui ancrent son espace culturel dans le présent, tout en se projetant vers un futur hautement technologique lié à l’utilisation des médias sociaux. Cette logique temporelle s’articule aussi avec les réseaux de circulation et de distribution adoptés par les « faiseurs de battements », comme nous l’avons montré précédemment, ainsi qu’à l’aide d’appareils fragmentés[18] (Grossberg 1984 : 236) qui contribuent à la construction d’alliances affectives (Straw 1991). Ces réseaux, qui ont leur propre temporalité, influencent la façon dont se développe le sentiment d’appartenance, même s’il est momentané.

Erin Manning (2000 : xxx) avance que le récit du temps – compris comme linéaire et en évolution – est perturbé par le contrôle de l’État-nation. Manning (ibid. : xxxi) défend l’idée selon laquelle de nouvelles organisations temporelles peuvent générer des récits inédits et de nouveaux modes « d’être en commun ». Les réseaux en ligne et hors ligne à l’aide desquels la communauté Piu Piu (producteurs, consommateurs) interagit modifient les relations avec leur environnement. Par exemple, il n’était pas rare que nos interviewés soumettent nos questions à leurs amis Facebook ou bien clavardent pendant l’entrevue. Nous ne jugeons pas ces nouvelles réalités de la socialisation, mais nous reconnaissons qu’elles impliquent de nouvelles ontologies sur la façon dont les relations sociales se constituent dans le temps et dans l’espace et en fonction d’une présence dans plusieurs milieux sociaux[19]. La conséquence directe est la multiplication et la superposition des façons « d’être ensemble », qui ne dépendent plus de la présence physique. Des réseaux sont créés et détruits à l’aide d’un clic de souris, sans contraintes de temps ni d’espace.

Conclusion : la logique Piu Piu

Dans la section précédente, nous avons évoqué l’idée d’une « logique » temporelle, que nous avons empruntée à Will Straw (1991). Par extension, l’idée de « logique de changement », un terme aussi développé par Straw pour explorer la manière par laquelle des territoires musicaux sont associés à de nouvelles valeurs, est utile à ce que nous avançons ici. Straw affirme que ce sont les façons dont les différences sociales (comme la race et le genre) sont associées à la construction de l’audience d’un territoire musical particulier qui rendent les logiques de changement significatives. À l’instar de travaux qui adoptent le concept d’articulation comme postulat théorique pour analyser la culture populaire (Middleton 1990 ; Gilroy 1993 ; Wade 2000), Straw explore les processus par lesquels les territoires musicaux sont constamment redéfinis avec une panoplie de valeurs. Le hip hop, par exemple, a été (et continue d’être dans certains cercles) fortement connoté avec un nationalisme noir et à l’activisme politique ; il est aussi associé à l’hédonisme, à l’individualisme et au mercantilisme. Le hip hop, comme d’autres pratiques musicales, est complexe et hétérogène. Le mouvement Piu Piu donne un aperçu de cette diversité : même s’il s’agit d’une scène en marge de l’industrie du divertissement québécois, les gens qui gravitent autour ressentent et expriment un fort désir de partager, au sens large. Les médias leur procurent une plateforme qui permet de créer des réseaux tout en partageant.

Heller (2004) s’est intéressée à l’influence qu’ont les transformations sociales et économiques sur la construction individuelle de l’appartenance linguistique. La pression exercée par la mondialisation a généré de nouvelles avenues pour imaginer la francophonie canadienne, qui n’est plus essentiellement un aspect de l’unité canadienne, mais un élément parmi tant d’autres par lequel les individus se définissent. Les travaux de Heller sont révélateurs : il est bien évident que la francophonie a suivi une « logique de changement ».

Nous avons proposé que l’approche nationaliste pour envisager une collectivité hip hop ne représente plus (peut-être cela n’a-t-il jamais été le cas à l’extérieur des États-Unis) la « logique » par laquelle le territoire musical évolue. Nous avons aussi exprimé des réserves sur l’adoption du paradigme nationaliste. À cause de sa généalogie et des composantes idéologiques qu’il sous-tend, il est difficilement transposable à d’autres contextes, lieux et pratiques culturelles. Adopter une approche critique s’avère plus prudent. Autrement dit, l’utilisation du paradigme nationaliste pour comprendre le hip hop ne peut plus être tenue pour acquise.

Afin de financer ses activités, ArtBeat a procédé à une vente de T-shirts qui portaient le slogan « Do you. Piu Piu. » C’est la ponctuation qui a d’abord attiré notre attention : l’utilisation d’un point plutôt que d’un point d’interrogation. En ce sens « Do you. Piu Piu. » ne signifie pas « Participes-tu ? » ou « Peux-tu faire du Piu Piu ? », mais se veut une invitation à exprimer son individualité, à « faire soi-même ». C’est un appel à affirmer son unicité, à s’autodéterminer – « Deviens ta propre nation ! ». Ceci exemplifie un autre des points articulés par le Piu Piu ; l’imaginaire collectif du mouvement ne repose pas sur une idée de nation hip hop, mais plutôt sur une pratique culturelle caractéristique : la création de beats. L’imaginaire collectif développé se déploie à l’horizontale entre les individus – les « faiseurs de battements » et leurs adeptes – disséminés sur une myriade de sites (en ligne et hors ligne) plutôt qu’à l’aide d’affiliation à la culture hip hop. Cette « génération beat »[20] s’est formée grâce à un ensemble de pratiques (comprenant les moyens et outils numériques de partage) et d’esthétiques partagées associées à la production et à la consommation de beats.

Terminons en rappelant que les logiques qui sous-tendent l’appartenance (et l’exclusion) au Piu Piu ne sont pas stables. Le Piu Piu, un mouvement en émergence et marginal par rapport au reste de la société québécoise, représente une constellation de réseaux constamment remodelés, et les médias sont au coeur de ce remodelage. Les paramètres des « logiques » mentionnés plus tôt (localité et temporalité) sont ouverts, larges et perméables. Certains pourraient affirmer qu’ils sont insuffisants pour constituer un imaginaire collectif solide si on les compare au paradigme nationaliste. La collectivité rassemblée autour du Piu Piu est volatile, fluide, furtive, abstraite (soulignons encore une fois l’analogie avec la soucoupe volante). Les médias ne servent pas à la cimentation de la nation hip hop, mais ils agissent plutôt comme une infrastructure permettant à ce mouvement d’être modelé et remodelé selon les pratiques de ceux et celles qui s’y identifient à un moment précis. C’est pourquoi nous ne pouvons offrir un modèle qui fonctionne de manière similaire au nationalisme : ce que nous avons observé est fragmenté, complexe, émergent et segmenté, selon une « affiliation sensible », pour évoquer une fois de plus Straw. En quelques mots, le Piu Piu offre un type d’imaginaire collectif incompatible avec les matrices d’un modèle durable.