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Mary Douglas. Understanding Social Thought and Conflict est dédié à la pensée de l’anthropologue britannique Mary Douglas. Relativement court, ce livre de 242 pages est composé d’une introduction et de cinq chapitres dans lesquels les auteurs, Perri 6 et Paul Richards, s’attachent à montrer en quoi l’approche théorique totale et le système de classification à vocation holistique de cette anthropologue demeurent d’actualité. Mary Douglas, expliquent-ils, a produit tout au long de sa carrière un grand nombre d’ouvrages phares. Certains, comme Purity and Danger… (1966), sont même devenus des incontournables. Or, malgré l’importance de son oeuvre, le sens véritable de sa pensée demeure, soutiennent-ils, largement méconnu. La raison en serait, selon les auteurs, que la richesse de sa pensée ne pourrait être pleinement appréciée qu’au prix d’une lecture transversale de l’ensemble de son oeuvre ‒ une opération qui serait d’autant plus complexe que son oeuvre est variée. Mary Douglas a en effet traité de sujets très hétéroclites tels que la consommation, la violence, la pauvreté, les dangers environnementaux et la religion, et ce, dans des contextes culturels aussi éloignés que l’Afrique, l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Israël antique. C’est précisément pour remédier à cette situation et pour fournir une ligne interprétative solide que les auteurs ont entrepris la rédaction de ce livre. En ce sens, ce livre se veut autant une introduction destinée aux lecteurs moins familiers avec les écrits de Douglas qu’un guide exégétique qui vise à faire découvrir aux initiés les grandes lignes de ce système de pensées « caché ».

L’introduction retrace les étapes importantes du parcours intellectuel de Mary Douglas et fait état de son influence dans les sciences sociales. Elle souligne tout particulièrement l’importance de sa contribution à l’épistémologie anthropologique et à l’herméneutique. Le premier chapitre examine quant à lui le développement de la méthode et de la théorie de Douglas du milieu des années 1950 jusqu’aux années 1970. Il se concentre plus précisément sur le rôle de son travail ethnographique chez les Lele du Kasaï-Occidental dans le développement de son appareil théorique. Au terme de cette expérience, Douglas, fortement influencée par la pensée d’Émile Durkheim, a formulé l’idée selon laquelle les différents « styles de pensée » de l’humanité peuvent être expliqués causalement à travers l’étude des institutions sociales. Le deuxième chapitre se concentre sur les travaux que l’auteure a produits au cours des années 1970 et au début des années 1980. Il montre plus particulièrement comment son intérêt apparemment soudain pour l’étude du risque ne doit pas être considéré comme un changement de cap, mais comme un approfondissement de ses premiers travaux sur les organisations sociales et sur leur rôle dans la régulation de la pensée humaine. Comme le deuxième chapitre, le troisième s’intéresse aux travaux de la période intermédiaire (1970-1980) de Douglas. Il se concentre toutefois sur sa critique négative de l’économie des micro-fondations et sur le propos qu’elle développe dans le livre How Institutions Think (1986), que les auteurs considèrent, par les précisions théoriques qu’il apporte, être son oeuvre la plus importante. Le quatrième chapitre traite des dernières recherches effectuées par Douglas et plus particulièrement de son étude des conflits sociaux faite à partir d’une analyse des livres de la bible hébraïque. À travers le concept de « contagion sacrée », les auteurs montrent comment Douglas a pu isoler un certain type d’ordonnancement hiérarchique qui pourrait être mis à contribution aujourd’hui pour contenir et atténuer certains conflits sociaux. Central à l’ensemble de l’argument développé par les auteurs, ce dernier point est développé plus longuement dans le cinquième chapitre.

Le cinquième et dernier chapitre est sans conteste le plus important puisqu’il offre une synthèse de cette théorie « cachée » qui serait au coeur de l’oeuvre de Douglas. L’ensemble de la théorie de Douglas, expliquent les auteurs, reposerait sur l’idée que les formes élémentaires sous-jacentes à l’ensemble des institutions humaines ne varieraient que très peu. Elles ne se distingueraient les unes des autres que sur la base de la force et de la faiblesse de leurs principes d’intégration et de régulation. Ultimement, il n’existerait que quatre grandes formes élémentaires d’organisations sociales institutionnelles : la hiérarchie (forte régulation et intégration), l’individualisme (faible régulation et intégration), l’enclave (faible régulation et forte intégration) et l’isolement (forte régulation et faible intégration). Douglas considérerait que ces quatre formes définiraient non seulement l’ensemble des institutions humaines, mais qu’elles pourraient aussi expliquer les différents styles de pensée qui caractérisent l’esprit humain, et ce, indépendamment du domaine d’activité et du degré de sophistication technologique qui les caractérisent. La raison en serait que la force et la faiblesse des liens et des contraintes qui définissent les différentes institutions d’une société amèneraient les individus à canaliser leurs comportements, leurs émotions et leurs façons de penser de manière à réaliser plus ou moins tacitement ce qui est attendu d’eux. Plus précisément, en « actant » les nuances qui définissent leur mode d’intégration et de régulation au sein d’une institution donnée, les individus en viendraient à cultiver un style de pensée qui serait lui aussi calqué sur ces nuances.

Le style de pensée propre à une institution serait d’abord instillé et renforcé chez les individus par l’entremise de rituels. Puis, au terme de cette première phase de « conditionnement », il en viendrait à constituer une sorte de seconde nature qui amènerait les individus à agir de manière à renforcer leur forme d’organisation, mais qui pourrait aussi, sous l’effet de réappropriation, les conduire à en repousser les termes. Parfois violentes, parfois discrètes, ces contestations chercheraient non pas à sortir du cadre fixé par l’institution, mais à l’étendre et à le reformuler… puisqu’elles s’élaboreraient toujours à partir du style de pensée qui définit l’institution contestée. Ce faisant, comprendre les principes d’intégration et de régulation qui définissent une institution permettrait non seulement d’en comprendre le mode de pensée, mais aussi de prescrire des solutions adaptées aux conflits susceptibles d’émerger en son sein.

Selon Perri 6 et Paul Richards, cette taxinomie qui organise les institutions en fonction de leur degré d’intégration et de régulation serait le principal apport de Mary Douglas puisqu’elle fournirait les fondations d’un système théorique capable d’expliquer toutes les gammes de l’organisation sociale et des styles de pensée humaine. Pour cette raison, l’oeuvre de Douglas serait à considérer sérieusement dans toutes les disciplines qui s’intéressent de près ou de loin aux relations humaines.

Nonobstant les intentions des auteurs, la valeur explicative de ce livre apparaît limitée dans la mesure où la plupart des propositions qu’ils avancent ne peuvent être pleinement appréciées que par un lecteur déjà bien au fait des écrits de Mary Douglas. Très peu a été fait, d’une part, pour les mettre en contexte et, d’autre part, pour montrer comment elles pouvaient être opérationnalisées. De plus, les auteurs rompent constamment le fil chronologique qu’ils se sont eux-mêmes imposés pour présenter des éléments qui se rapportent à d’autres « moments » de la pensée de Douglas. Loin d’ajouter en clarté, ce va-et-vient continu laisse le lecteur avec l’impression qu’une organisation thématique aurait probablement été préférable à un découpage par période. En cela, ce livre apparaît être un de ces mauvais raccourcis qui éloignent et ralentissent plus qu’ils ne font gagner du temps. Découvrir et approfondir la pensée de Mary Douglas directement à travers son oeuvre semble être, au final, le meilleur moyen d’en apprécier toute l’importance.