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Cet article prend la suite de celui paru dans Médiations chamaniques. Sexe et genre[1] (1998). Intitulé « Le sens de l’“alliance” religieuse, “mari” d’esprit, “femme” de dieu », il menait une réflexion sur les implications qu’entraîne l’utilisation du terme sociologique d’alliance pour qualifier une relation avec des êtres spirituels. Cet article se terminait par une série de questions.

En voici un résumé qui permettra de reprendre la réflexion à frais nouveaux. Fondé sur des données sibériennes, cet article était centré sur le statut du chamane chez les peuples qui vivent de chasse en forêt. Là, le chamane « épouse » rituellement, au nom de la communauté humaine, un esprit animal féminin considéré comme représentant son espèce d’appartenance : le cervidé sauvage chassé pour être consommé. Leur « mariage » est l’acte rituel qui légitime l’activité de chasse. Pour pousser la réflexion dans une direction comparative, l’article signalait ensuite brièvement la présence, chez d’autres peuples chasseurs chamanistes, d’une notion analogue d’alliance avec des « esprits donneurs de gibier » mettant la communauté humaine dans un « rapport de mari à femme » à leur égard (thème richement illustré par l’introduction de B. Saladin d’Anglure et F. Morin à ce numéro). Il mentionnait aussi, par contraste, quelques données venant de sociétés pastorales ou agricoles qui suggéraient une corrélation symétrique et inverse entre forme organisée d’économie, rite de possession et « rapport de femme à mari ». Il s’achevait par les questions que pose ce dernier aspect, présent au coeur des trois religions abrahamiques, qui mettent explicitement la communauté humaine en position d’« épouse » de son Dieu.

Aborder certaines de ces questions sur le statut matrimonial inverse de celui du chamane sibérien est l’un des deux propos du présent article. Je ne le ferai qu’à fin de comparaison et de façon très limitée, tant la matière est immense : ne seront évoqués que trois cas (indépendants) prélevés dans la longue histoire des traditions judéo-chrétiennes, qui me semblent illustrer trois modalités d’usage de la notion d’« alliance »[2]. L’autre propos est de justifier d’analyser ces usages sous l’angle de leur caractère « métaphorique » selon la méthode définie par G. Lakoff (1980). Ces deux propos s’entremêleront de façon à montrer, à la fois, qu’il existe un lien entre mode d’« alliance » et rapport au monde, et que ce lien repose sur les propriétés découlant du caractère métaphorique de l’usage de cette notion sociologique dans le domaine religieux. Un double rappel est nécessaire au préalable, pour préciser l’usage fait ici des notions d’« alliance » et de « métaphore ».

Deux rappels préliminaires

La notion d’« alliance »

En Sibérie, il n’est fait état du « mariage » du chamane avec un esprit que de façon indirecte : le chamane ne doit jamais parler de son « épouse » spirituelle, sous peine de perdre sa fonction ou de mourir. Mais lors du rituel par lequel son groupe l’investit pour la nouvelle saison, la mise en scène indique sans équivoque qu’il « épouse » un esprit animal féminin donneur de gibier. L’analyse du rituel montre que ce « mariage » n’est pas un acte individuel isolé, mais un moment ponctuel d’un système qui implique le groupe dans la durée (à l’image d’une alliance qui enchaîne les mariages au sein de la société, tout mari devant donner en mariage la fille qu’il a de son épouse). Parler d’alliance plutôt que de mariage s’est donc imposé, dès ce premier article, d’autant plus que la relation au monde spirituel n’est pas forcément concrétisée par un « mariage » individuel de spécialiste religieux : il arrive que le partenaire humain soit collectif (Hamayon 1998 : 28). En outre, l’« alliance » a un statut spécial parmi les relations qu’un chamane est censé pouvoir entretenir avec des esprits. Elle est la relation qui légitime le chamane en tant que tel : sans « épouse » spirituelle (souvent appelée « esprit principal »), nul ne peut devenir chamane ni le rester. Mais elle n’est pas, notamment en Sibérie, la relation opératoire pour ses interventions : c’est grâce à d’autres relations, plus informelles, avec des « esprits auxiliaires » qu’il l’exerce.

La notion de « métaphore » et l’apport de Lakoff et Johnson

« Mariage » avec un esprit, « possession » par un esprit, « attaque », « union », « rencontre »…, d’une manière générale, les relations avec des êtres spirituels (souvent appelés invisibles) qui sont par définition imaginaires, de même que les relations à des objets non empiriques, sont désignées par des termes qui ne leur sont pas propres. D’ailleurs, peut-on concevoir de telles relations en elles-mêmes, hors référence à quelque chose de connu? Des générations de théologiens et de linguistes ont qualifié de « métaphorique » ce genre d’expression. Cependant la qualification de métaphorique est auréolée, dans le langage courant, de connotations négatives (« faux », « artificiel ») qui la font souvent rejeter à propos des relations religieuses, au nom de la croyance du croyant : s’il y croit, c’est que c’est réel pour lui! À cela, la réponse est qu’il y a un « écart […] entre deux niveaux de réalité » dont la confusion serait source de malentendu (Saladin d’Anglure 2006 : 42). Ainsi, l’on ne saurait normalement confondre alliance entre humains dans le registre sociologique et « alliance » avec des êtres spirituels dans le registre religieux. Doit-on ignorer l’écart en tenant les deux usages pour totalement équivalents ou au contraire le radicaliser en refusant tout parallèle entre eux? Pour tenir compte de cet écart, dispose-t-on d’un meilleur qualificatif que « métaphorique » pour distinguer l’usage religieux de l’usage sociologique?

Si j’ai choisi de recourir à ce terme controversé[3], c’est que, compris et analysé à la manière de George Lakoff et Mark Johnson ([1980] 1985), il ouvre une perspective heuristique par la mise en évidence des propriétés cognitives de l’usage métaphorique d’une notion. C’est cette perspective que je tenterai ici d’exploiter.

Pour Lakoff et Johnson, « l’essence d’une métaphore est qu’elle permet de comprendre quelque chose (et d’en faire l’expérience) dans les termes de quelque chose d’autre » (ibid. : 15). Ainsi, dans l’exemple qui est le nôtre ici, l’usage de la notion d’alliance matrimoniale, connue et expérimentée dans le domaine sociologique, aide à concevoir une relation autrement intangible et en oriente la compréhension. C’est en cela que l’activité métaphorique est un « processus cognitif fondamental » : concernant « d’abord la pensée et l’action, et seulement de manière dérivée le langage » (ibid. : 163), elle permet de conceptualiser des choses abstraites à partir de données empiriques. Ainsi, la notion de théorie est conçue en Occident à partir de l’expérience de la construction : bâtir, échafauder,démolir une théorie sont des expressions courantes dans nos langues. Aussi les auteurs peuvent-ils écrire que « la plus grande partie de nos systèmes conceptuels, qui nous servent à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique »[4].

Si nos systèmes conceptuels nous servent à penser et à agir, c’est que l’expérience et la perspective d’interaction jouent un rôle prépondérant dans leur formation. En effet, ils se forment à partir des concepts qui émergent des interactions avec l’environnement ; c’est en fonction des interactions retenues (potentielles ou réelles) qu’ils organisent la perception du monde, suscitent de nouvelles catégories et guident les actions. C’est ce que les auteurs appellent la « structuration métaphorique » (expression réduite ci-dessous, pour alléger, à « métaphore ») des systèmes conceptuels. Elle permet non seulement de comprendre et de penser, mais aussi d’agir en conséquence et d’innover.

Ainsi, s’agissant des interactions avec des partenaires par définition imaginaires comme le sont les esprits animaux pour les peuples chamanistes de la forêt sibérienne, la métaphore matrimoniale qui forme la trame de leurs rituels de renouveau saisonnier est ce qui donne forme et substance à ces interactions, comme je me suis attachée à le montrer (Hamayon 1990). Elle commande l’attitude imposée au chamane et celle prêtée à l’esprit lors de ce rituel qui chaque année réactualise, à travers le « mariage » du chamane avec un esprit animal, l’« alliance » avec les espèces gibier par laquelle le groupe justifie sa vie de chasse : à force de bonds et de brames, le chamane doit séduire assez son « épouse » pour obtenir d’elle des promesses de gibier[5]. Surtout, la métaphore matrimoniale (qui est exprimée autrement que par le langage) indique que c’est en « mari » et non en simple amant ou ravisseur que le chamane doit et peut interagir dans le monde sauvage, c’est-à-dire en contractant une alliance qui l’engage à agir en retour, non sous la forme d’un acte d’amour qui pourrait rester sans suite.

C’est ici qu’apparaît l’intérêt cognitif de la construction métaphorique, sous l’éclairage apporté par Lakoff et Johnson. Il tient à ce qu’elle permet d’attribuer à la chose pensée dans les termes de quelque chose d’autre les implications potentielles de ce « quelque chose d’autre », et de le faire de façon variable et partielle. C’est ce qu’illustreront, ci-dessous, les usages de la notion d’alliance consistant à tirer parti, dans les registres religieux ou politique, des propriétés qui sont les siennes dans le registre sociologique.

Enfin, si la mise en lumière de la structure métaphorique d’un système religieux satisfait l’analyste, reproduit-elle la pensée du croyant? « Notre système conceptuel n’est pas quelque chose dont nous avons normalement conscience » (ibid. : 13). Mais nous pouvons en prendre conscience et devenons alors conscients de sa « structuration métaphorique » – d’où l’absence de confusion entre « mari » spirituel et mari social. Et nous en sommes conscients dès qu’il s’agit d’un système qui ne nous est pas familier – un non-chrétien perçoit comme un disque de farine l’hostie que le chrétien considère comme le « corps du Christ ». Tenir compte de « deux niveaux de réalité » ne fait pas obstacle à la restitution du discours du croyant.

« Alliance » et socialisation du rapport au monde dans les traditions judéo-chrétiennes

Ce n’est pas pour lui-même que j’aborde cet immense sujet (et j’ai scrupule à le simplifier), mais pour élargir et approfondir la réflexion sur l’usage religieux de la notion sociologique d’alliance et pour illustrer l’intérêt d’analyser cet usage comme métaphorique, au sens qui vient d’être précisé. Un souci de démonstration m’a incitée, pour analyser les trois modalités annoncées, à sélectionner les sources qui m’ont semblé les plus aptes à soutenir l’argument. Et un souci de clarté m’incite, pour les présenter, à remonter le temps : les documents les plus explicites sont ceux qui portent sur l’époque médiévale où la notion d’alliance a été élaborée de façon juridique à partir d’un modèle religieux en vue d’un usage politique.

Le devoir du roi médiéval, « mari » de son royaume comme le Christ de son Église

Dans son ouvrage Les deux corps du roi, Ernst Kantorowicz présente des textes canoniques chrétiens, qui apportent ici un puissant éclairage[6]. Il retrace, au fil de chapitres intitulés « La royauté fondée sur le Christ », « La royauté fondée sur la loi », les courants de pensée qui ont mené les juristes, à partir du haut Moyen âge, à s’inspirer de la théologie chrétienne pour jeter les bases des monarchies britannique et française. Le chapitre intitulé « La royauté fondée sur la politia : corpus mysticum », explique comment les canonistes en sont venus à qualifier de « mari » le roi dans sa relation à son royaume. L’idée de départ est que l’Église est le corps mystique du Christ, qui en est la tête. Elle est peu à peu remplacée par une autre idée, celle de persona mystica, ce que Kantorowicz explique ainsi :

À sa place est apparue une abstraction juridique, la « personne mystique », notion qui remplace la « personne fictive » […] que les juristes avaient introduite […] et qui se trouvera à la base de tant de théories politiques […] l’ancien concept liturgique de corpus mysticum ne s’efface que pour être transformé en une notion sociologique […].

Kantorowicz 2000 : 799

C’est là le fondement des élaborations ultérieures des juristes qui, pour définir l’inaliénabilité des biens fiscaux, eurent recours à la métaphore du mariage du souverain et de son royaume. Cette métaphore, connue dans l’Antiquité, est rare au début du Moyen âge.

Certes […], depuis l’époque carolingienne, le Prince médiéval recevait à son couronnement […] un anneau. Cependant […] cet anneau n’était remis que comme […] insigne de la foi [… distinct de] l’anneau épiscopal par lequel l’évêque, à son ordination, devenait le sponsus, le mari et l’époux de son Église […]. La métaphore du mariage séculier […] devient assez populaire vers la fin du Moyen âge, quand […] l’image du mariage du Prince avec son corpus mysticum […] parut significative sur le plan constitutionnel.

Kantorowicz 2000 : 805

C’est le Napolitain Lucas de Penna qui, au milieu du 14e siècle, va le plus loin dans la comparaison. S’inspirant de Lucain, qui fait de Caton le « père de la Ville [de Rome] et [le] mari de la Ville », il écrit ceci : « Un mariage moral et politique est contracté entre le Prince et la respublica. De plus, tout comme un mariage spirituel et divin est contracté entre l’Église et son prélat, un mariage temporel et terrestre est contracté entre le Prince et l’État » (cité dans Kantorowicz 2000 : 806). Par ailleurs, ce juriste met l’accent sur l’altérité des époux. « Tout comme le Christ s’est uni en mariage à une étrangère [je souligne, RH], l’Église des Gentils […], de même le Prince s’est uni à sa sponsa [son épouse], l’État, qui n’est pas sien [je souligne, RH] » (ibid. : 807).

Ce que cherchait à faire Lucas de Penna, commente Kantorowicz[7], c’était à illustrer une loi fondamentale : le caractère inaliénable de la propriété fiscale. […] Il interprétait le fisc comme étant la dot de la fiancée respublica, et expliquait qu’un mari avait seulement le droit de faire usage de la propriété de sa femme, mais non de l’aliéner. [Le roi et l’évêque] promettaient de ne pas aliéner les biens appartenant respectivement au fisc et à l’Église. […] Ce n’était pas le résultat d’une fantaisie personnelle de Lucas de Penna. La métaphore du mariage servait à décrire la nature particulière du fisc. […] Son argumentation devait avoir plus tard une influence étonnamment forte, en particulier dans la France du 16e siècle, où [la métaphore était liée] aux lois fondamentales du royaume de France.

Kantorowicz 2000 : 807-808

Ces quelques passages extraits de l’ouvrage de Kantorowicz suffisent à montrer comment la métaphore matrimoniale a été utilisée hors du domaine sociologique pour fonder des règles dans le domaine politique, sur le modèle de son usage ancien dans le domaine religieux. Elle a été utilisée pour imposer au détenteur du pouvoir – roi, évêque – en lui donnant le statut d’époux, les devoirs qui lui incombent, comme tel, envers la personne morale ou fictive (au sens juridique de ces qualificatifs) – royaume, diocèse – à laquelle est conféré le statut d’épouse. Il doit la protéger et préserver ses biens, qu’il lui est formellement interdit d’aliéner.

Tout ceci vaut aussi, à la même époque, pour l’évêque. Représentant du Christ « mari » de son Église, il est « mari » de son diocèse et a le devoir de protéger ses ouailles et leurs biens. Selon le Pontifical (chapitre 29), le consécra-teur passe l’anneau à son doigt en disant : « tu veilleras bien sur ton épouse ». Il lui remet une crosse recourbée (le Christ), une mitre à deux pointes (l’Ancien et le Nouveau Testaments), lui verse du saint chrême sur la tête et lui impose les mains. Ce rituel de consécration le légitime dans sa fonction et lui impose le devoir de la remplir (Gazeau 2006).

Ces prescriptions, explicitement tirées de la métaphore matrimoniale, montrent que le choix de celle-ci est un véritable choix culturel, révélateur de la conception même du système de relations entre le pouvoir politique et le groupe sur lequel il s’exerce. Elles montrent aussi que seules certaines implications de la relation matrimoniale sont retenues pour dresser le cadre normatif de l’exercice du pouvoir. Il reste à savoir si elles sont effectivement mises en pratique et si elles sont détournées ou contestées, en quoi et comment elles le sont.

Les sources utilisées, centrées sur l’époque médiévale, n’informent guère, symétriquement, sur les devoirs liés au statut d’« épouse » du détenteur du pouvoir politique ou religieux. Les formaliser serait du reste difficile. En effet, ce statut d’épouse incombe à des communautés (Église, royaume, diocèse) qui sont des personnes morales ou fictives dans leur rôle de partenaire de l’alliance. L’appartenance à une telle communauté, envisagée comme épouse collective du Christ, du roi, de l’évêque, n’entraîne pas le statut d’épouse pour chacun de ses membres pris en particulier. Qu’en serait-il, d’ailleurs, pour les membres masculins de cette communauté qui, tel le roi ou l’évêque, sont eux-mêmes investis d’une fonction de « mari » à son égard? Je n’ai trouvé aucun commentaire faisant état de cette possible contradiction, peut-être parce que le caractère partiel de la construction métaphorique va de soi.

Seul semble entraîner des devoirs précis le statut d’« épouse du Christ », qui n’est appliqué qu’à des femmes spécialisées à titre individuel dans le rôle d’épouse ainsi défini. L’exemple des religieuses de notre époque et celui des grandes mystiques d’autrefois sont trop connus pour avoir besoin d’être rappelés. Celui des vierges « offertes à Dieu » dans l’Antiquité[8], qui l’est moins, n’est mentionné ici que pour suggérer l’intérêt potentiel du thème. Ces vierges étaient assimilées aux veuves qui, ne pouvant vivre sans le soutien de la collectivité, s’inscrivaient sur des listes pour y avoir droit ; appelées « autel de Dieu », elles recevaient des offrandes et priaient Dieu pour les donateurs. Elles ne devaient pas violer leur engagement, équivalent d’un voeu de mariage. « Ta fille procèdera vers la chambre nuptiale du Christ », disait-on au père, qui n’avait pas de dot à préparer. Dite aussi « temple de Dieu », la vierge du Christ se « marie » avec lui. Ces expressions doivent à leur caractère métaphorique de ne pas apparaître paradoxales par le rapport qu’elles établissent entre le domaine de la vie réelle et celui de la croyance religieuse : la virginité y est prise au sens propre. La vierge du Christ doit rester vierge dans la vie réelle pour que reste valide son « mariage » avec le Christ.

Le chant nuptial antique : cadeaux de fiançailles, contrat de mariage

Tels sont les deux sens du Cantique des Cantiques, selon les commentateurs grecs du début de notre ère dont Marguerite Harl (1974) analyse les interprétations. Pour tous, il est une allégorie de l’union du Christ et de l’Église. Certains, à la suite d’Origène, y retrouvent « les cadeaux que les prophètes de l’Ancien Testament ont apportés à la future Épouse pour engager son mariage ». D’autres « insistent sur le contrat que ces mêmes prophètes ont eu mission d’enregistrer, pour assurer l’union du Christ et de sa véritable Épouse ».

Pour Origène (185-254), le désir formulé par la jeune femme au premier verset, « qu’il me baise des baisers de sa bouche », signifie qu’elle a reçu les cadeaux prénuptiaux apportés par les médiateurs, mais est insatisfaite de l’absence de son fiancé. L’énorme bibliographie existante, précise Harl, confirme que les cadeaux prénuptiaux engagent le mariage et que l’achat de la femme est contrebalancé par sa dot. Cet engagement a valeur juridique de mariage chez les Grecs et les Romains anciens et prévoit en outre, chez les Juifs, que, en cas de mort du mari ou de séparation, l’épouse reçoit la somme payée pour elle en plus des cadeaux. L’image des cadeaux permet à Origène « de dire que la future Église a été préparée à son mariage avec le Christ par l’Ancien Testament ». Elle exprime ainsi la continuité entre Ancien et Nouveau Testaments. Les Pères de l’Église reprennent l’idée que l’Église, avant la venue de l’Époux, avait reçu de lui les cadeaux engageant son mariage. Le symbolisme des cadeaux est récurrent : « de même qu’une riche jeune fille fiancée à un homme ne se contente pas des présents qu’elle reçoit avant l’union (bijoux, vêtements, objets précieux), de même l’âme fiancée à l’Époux céleste reçoit de l’esprit un gage mais ne s’en contente pas ». Ainsi l’Ancien Testament est un temps de fiançailles, celui des cadeaux précédant la venue de l’Époux lors de l’Incarnation (Harl 1974 : 243-249).

Selon la seconde interprétation (tirée d’un fragment anonyme inspiré de Grégoire de Nysse), le texte évoque une image légaliste rencontrée dans les mêmes textes (Isaïe 8, 1 ; Jean 3, 29). L’enregistrement de l’ensemble (chant, conduite nuptiale, dot) par un prophète comme par un greffier fait apparaître le Nouveau Testament comme l’équivalent d’un contrat de mariage.

On retrouve cette interprétation dans des textes des 4e et 5e siècles, dont celui du Sophiste Astérius. Pour lui, c’est :

[Un] plaidoyer en faveur de celle qui est l’héritière au moment de la mort de l’Époux [je souligne, RH] : l’héritière est l’Église des nations, véritable Épouse du Christ. La première femme de l’Époux, la Synagogue, conteste l’héritage[9]. Elle avait [en] dépôt l’acte [noté par] les prophètes […] pour indiquer les dons promis par l’époux à son héritière. Cet acte, dont la Synagogue était seulement la gardienne, prenait valeur de testament au moment de la mort de l’Époux[10]. Au matin de Pâques, le Christ ressuscité se lève, […] tel l’Époux qui sort de la chambre nuptiale, et il montre à sa véritable Épouse, l’Église des nations, les richesses qui lui ont été promises. […] Les donations appartiendront à sa femme s’il meurt avant elle. La preuve qu’il y eut bien un testament du Christ en faveur de son Épouse est […] qu’il « signa » [le livre d’Isaïe], [rendant] son testament valide en lui apposant sa mort.

Harl 1974 : 249-252

En somme, alors que, pour Origène, la première Alliance prépare l’Église à son mariage avec le Christ, pour Astérius, l’annonce messianique est un contrat engageant le mariage entre Dieu et l’Église après la répudiation de la Synagogue ; il affirme « les droits des païens à l’héritage contre les prétentions exclusives de la Synagogue ». La divergence entre ces deux commentateurs rend nécessaire une confrontation avec les réalités juridiques, estime Harl (ibid. : 254).

En effet cette divergence devient, chez Cyrille d’Alexandrie, une véritable opposition entre la Synagogue et l’Église : Dieu s’est d’abord fiancé à la Synagogue par l’intermédiaire de Moïse et des Anges, mais ces fiançailles étaient provisoires. Les deuxièmes fiançailles, en revanche, s’accomplissent sans intermédiaire et ont valeur définitive. L’Ancien Testament ici ne prépare plus au mariage, et le baptême, cadeau de l’Époux, vaut par lui-même engagement de mariage : au baptisé d’« apporter en dot son renoncement à Satan ». Ainsi se précise peu à peu la notion de contrat, qui « enregistre la dot et la contre-dot », et qui rend le mariage légal. Si l’épouse viole les conventions, elle sera chassée de la maison, privée des cadeaux de son époux et se retrouvera « nue » (ibid. : 257-261).

« Seule la confrontation avec un vocabulaire juridique […], conclut Harl, permet de comprendre plus clairement des passages demeurant sans cela obscurs ». La conjugaison de notions théologiques et juridiques à l’époque médiévale présentée plus haut lui donne raison. Pour souligner ce point de méthode, j’aimerais dire un mot d’un article beaucoup plus connu mais, à mon sens, beaucoup moins éclairant sur ce thème, « La métaphore nuptiale dans le Cantique des Cantiques » de Paul Ricoeur (1998). Pour lui, l’ensemble du chant est un réseau de métaphores croisées à partir de la notion d’amour et des « mouvements de l’amour », qui lui permettent d’autant plus de « s’affranchir de sa fonction […] sexuelle » qu’aucune identité précise n’est donnée aux protagonistes. De ces métaphores, l’auteur dit offrir une lecture poétique et une lecture théologique, mais elles sont toutes deux dérivées d’une vue rhétorique de la métaphore qui reste stérile. Par l’analyse de leurs implications structurelles, Harl permet en revanche de les comprendre. L’implication essentielle pour mon propos est la validation de l’engagement de l’époux à protéger son épouse, par testament, au-delà de sa propre mort[11].

Remontons plus haut encore dans le temps.

Une série de variantes bibliques

La notion d’Alliance traverse la plupart des textes de la Bible, mais elle est loin d’y être uniforme.

Pour le Dictionnaire encyclopédique de la Bible :

Les termes d’une alliance diffèrent selon qu’elle est conclue entre deux individus, entre États ou leurs représentants, entre souverains et sujets, entre […] conjoints. En outre, le terme peut s’employer métaphoriquement. […] Une alliance ne suppose pas nécessairement l’égalité entre les contractants, ni l’égalité des droits et des devoirs. Le plus fort peut garantir sa protection au plus faible moyennant certaines conditions, entre autres celle de lui rester fidèle. […] L’intervention d’un médiateur ne change pas la nature d’une alliance qui reste un contrat bilatéral […] Une alliance solennelle se conclut en présence de la divinité. […] L’alliance avec la divinité est une manière d’exprimer les rapports entre Dieu et les hommes. [Elle] s’inspire de modèles tels que] traités de vassalité orientaux ou contrat de mariage, [qui] se prêtent à formuler les rapports entre un peuple et un Dieu exclusif dans ses exigences. […] L’alliance matrimoniale, qui requiert de la femme un attachement moral à son mari, est donc particulièrement apte à exprimer les rapports entre Israël et Yahvé. […] Le Dieu « jaloux » [est] le Dieu époux, puisque la jalousie caractérise l’attitude du mari envers sa femme. De même, l’infidélité d’Israël est assimilée à la prostitution.

Dictionnaire encyclopédique de la Bible 1997 : 35

Le terme hébreu habituellement traduit par « alliance », berit, couvre un « champ sémantique plus vaste que celui d’“alliance” en français » (Lemaire 1991 : 39). Ses usages anciens concernent essentiellement des traités de vassalité, impliquant un engagement de protection d’un côté, de soumission et d’obéissance de l’autre. Seuls seront retenus ici des usages comportant une dimension matrimoniale avec Yahvé pour partenaire.

Dans la Genèse, le rite appelé katat berit « couper une alliance »[12] consiste à faire passer les contractants entre les deux parties d’un animal coupé à cette fin, pour signifier que tel serait le sort de celui qui ne respecterait pas le contrat. Dans la tradition deutéronomiste, la notion d’alliance s’applique à la relation entre le peuple de Juda et son dieu national Yahvé. Sous l’influence de l’empire perse, la tradition sacerdotale élabore une vision universaliste de l’alliance, qui sera restreinte à Israël dans la tradition prophétique (Osée et Jérémie). Cette dernière utilise la métaphore matrimoniale pour évoquer les rapports entre Dieu (le mari) et son peuple (la femme). Les récits bibliques relatent aussi des ruptures d’alliance et des ébauches de nouvelles alliances (Thomas Römer[13]).

Mon propos n’est pas de rendre compte de cet immense champ de variantes, mais d’y relever une troisième modalité d’exploitation des implications structurelles de la métaphore matrimoniale dans le domaine politico-religieux. Je m’appuierai, pour cela, sur un article d’André Caquot consacré à l’Alliance davidique (1963) qui répond à cet objectif, mais qui demande, en préalable à sa présentation, un bref rappel historique.

Au 10e siècle avant notre ère, David [c. 1010-970] réunit les clans disparates installés dans la région de Juda et se fait reconnaître comme roi de la maison de Juda. Son accession à la royauté sur Israël n’implique pas la fusion des deux entités historiques et politiques que sont Juda et Israël. En David, « roi de Juda et d’Israël », « les rédacteurs [de la Bible] ont vu l’élu de Dieu, […] le modèle de tous les souverains dignes de ce nom » (Dictionnaire encyclopédique de la Bible 1987 : 693-694 et 332-333).

L’Alliance davidique est connue par la prophétie de Nathan (Samuel II) :

Yahvé t’annonce que Yahvé te fera une maison[14] […] je placerai après toi ton lignage sur ton trône. Celui qui sortira de tes entrailles, j’affermirai sa royauté […] pour toujours. Je serai pour lui un père, et il sera pour moi un fils. S’il agit mal, je le frapperai de la verge des hommes et du fléau des humains, mais ma loyauté ne se détournera pas de lui […] ton trône demeurera ferme éternellement. [Et David de dire, dans ses dernières paroles :] [Dieu] a établi pour moi une alliance éternelle, disposée en tout et gardée.

Caquot 1963 : 3-4

Ainsi, « c’est à Dieu seul qu’appartient l’initiative » (Caquot 1963 : 5). Spontané et gratuit, son « serment » n’engage que lui, n’impliquant ni rituel ni obligation pour le partenaire humain – ce qui, pour Caquot, dissuade de traduire berit par « alliance » (ibid. : 6). En effet, souligne-t-il, les punitions éventuelles ne concernent que l’individu qui commet les fautes, sans nécessairement entraîner la rupture de l’alliance éternelle – l’éternité étant l’essentiel du serment. Alors, se demande-t-il, pourquoi la promesse d’éternité a-t-elle été appelée alliance? Scrutant les textes pour y déceler des corrélations entre des emplois de cette notion, des situations et des faits, il en vient à formuler des hypothèses sur la nature des changements de sens liés à des changements de conjoncture socio-politique.

Examinant la chronologie, Caquot remarque que la prophétie de Nathan, fondatrice de la monarchie héréditaire, est postérieure à la « translation de l’Arche » par David à Jérusalem. La danse de David devant l’Arche relevait d’un culte de fécondité, alors qu’il fallait désormais légitimer le principe même de l’institution royale pour avoir autorité sur les tribus rassemblées (livres de Samuel et des Rois). Il fallait :

[P]rouver que la monarchie davidique est l’oeuvre du dieu national. […] La politique menée par David aboutit, pour la première fois dans l’histoire d’Israël, à l’instauration du principe d’hérédité. Il fallait [le] justifier aux yeux d’une société de petits propriétaires, prêts tout au plus à accepter une sorte de dictature en cas de péril extérieur grave, mais hostiles à l’appareil ruineux d’une royauté.

Caquot 1963 : 14, 15

Par comparaison, poursuit Caquot, « le pacte conclu entre Yahvé et tout Israël, entre la sortie d’Égypte et l’entrée en Palestine » ou « alliance sinaïtique », « traduit l’idéologie politique d’une confédération de tribus fraîchement sorties du nomadisme, soucieuse d’affirmer son autonomie [en faisant appel à] la garantie d’un dieu qui est censé dicter sa loi ». Elle implique que le peuple se soumet au dieu qu’il reconnaît pour unique souverain, pour échapper à l’esclavage connu auparavant en Égypte. Mais elle exprime aussi la volonté d’indépendance des tribus confédérées conquérant le sol palestinien au 13e siècle avant J.-C.

L’alliance sinaïtique est un traité bilatéral, engageant le peuple et lui imposant une loi, révocable par le peuple quand il désobéit, abrogée par Yahvé pour punir le peuple de sa désobéissance, [alors que] l’alliance davidique est un serment, un engagement unilatéral et irrévocable de Dieu envers un partenaire humain qui demeure passif. [En somme,] l’alliance davidique […] est plutôt un complément [de l’alliance sinaïtique], exprimant l’idée que le roi est aussi nécessaire que la loi à la vie collective.

Caquot 1963 : 16-20

Elle prolonge l’idée d’alliance entre tribus par l’hérédité monarchique, assurant en quelque sorte la « perpétuation d’une élection » (ibid.)[15].

Ainsi, la notion biblique d’« alliance » religieuse est, dans sa version la plus ancienne, sinaïtique, un opérateur symbolique de fédération tribale, et dans la deuxième, davidique, un opérateur de centralisation étatique stable. Elle apparaît comme proprement constitutive du monothéisme, dont elle est un support conceptuel direct. Sous toutes ses formes, elle unit toujours, et sans la moindre ambiguïté, un époux divin personnalisé à une épouse humaine collective. Cependant, pas plus que dans le cas de la royauté médiévale, on ne peut inférer du statut d’épouse de la communauté humaine à la « féminité » totale de celle-ci[16].

Il ne suffit pas de conclure l’« alliance », encore faut-il la perpétuer. L’idée de testament de l’époux garantissant la protection de l’épouse au-delà de sa propre mort est une façon de légitimer cette perpétuation : elle garantit à la communauté « épousée » la protection divine. L’« alliance davidique » en est une autre, qui garantit à la lignée de David son privilège royal exclusif. L’époux divin légitime dans son principe la filiation (la « maison ») de son élu terrestre dans la fonction royale. Ainsi l’alliance divine est associée à une lignée donnée pour la faire prévaloir sur les autres lignées qu’elle fédère. L’intégration d’une relation de filiation dans la relation d’alliance fonde la monarchie héréditaire. Cela justifie l’image d’un Dieu à la fois « époux » et « père », double qualification qui marque aussi l’image du roi et de l’évêque en Occident médiéval. L’« épouse » humaine, en ce cas, reste-t-elle étrangère à son époux, comme l’était l’Église des Gentils au Christ, l’État au prince selon Lucas de Penna (voir plus haut)? Sur ce point qui reste à étudier, rappelons seulement que l’altérité ontologique marque l’« alliance » aussi chez les chasseurs sibériens, l’« épouse » du chamane y étant animale.

Retour aux données sibériennes

Les questions soulevées à propos des trois cas présentés permettent-elles de renouveler ou d’enrichir l’analyse des données sibériennes? Peut-on y repérer le même genre d’usage, hors du champ sociologique, d’implications de la « métaphore matrimoniale »? Je me borne ici à illustrer la possibilité d’une telle démarche sur l’exemple des devoirs de l’« époux » : le chamane doit-il, comme le roi médiéval, garantir l’inaliénabilité des biens de son « épouse »?

Le chamanisme garant de l’inaliénabilité du gibier

Cette question sonne de prime abord étrange à propos des peuples chasseurs sibériens, qui ne reconnaissent pas de propriété sur les lieux de chasse au gibier consommé. Pourtant elle enrichit le regard sur l’« alliance » chamanique. L’« épouse » du chamane, fille (ou soeur) d’esprit donneur de gibier dit « riche »[17], lui ouvre l’accès au monde sauvage (dit lui aussi « riche »), ce qui l’autorise à y prélever symboliquement. Il doit ne pas chercher à obtenir d’elle plus « promesses » de gibier qu’il n’en est besoin, et les chasseurs devront ensuite se borner à ne prendre que ce que le groupe pourra consommer : rien ne doit être jeté. Le gibier en effet se paye d’une contrepartie en force vitale humaine, c’est-à-dire par la maladie et la mort. L’excès dans la prise se solderait par un excès dans la dette. Plus largement, le chamane est responsable du respect, par les chasseurs de son groupe, des interdits relatifs à la chasse, notamment des interdits saisonniers.

Tout se passe comme si le chamane devait « protéger » ce qui peut être considéré comme le « bien » de son épouse non en tant que « propriété », mais en tant que source de subsistance du groupe humain. De ce fait, il échoit implicitement au chamane (ou plutôt à l’institution chamanique qu’il représente) de garantir la sauvegarde du gibier comestible. Tout animal sauvage tué pour la viande doit être partagé[18], et les alliés matrimoniaux sont les partenaires obligés de ce partage[19]. Seul le gibier à poil peut être vendu (les fourrures ont longtemps servi de « monnaie »). Quant aux animaux domestiques, ils sont consommés au sein de la parenté agnatique et peuvent également être vendus[20]. Aussi peut-on dire que le « bien » de l’épouse spirituelle du chamane est, à sa manière, inaliénable et qu’il en est le garant[21].

Pour autant qu’on admet que l’« épouse » du chamane représente le monde des cervidés – « Riche » et « Forêt » étant régulièrement associés –, tout ce qui est offert au monde des esprits animaux sauvages peut être considéré comme inaliénable. Les corps des humains morts (censés retourner à ce monde en contrepartie du gibier) étaient, avant l’ère soviétique, exposés dans de hautes branches ou sur des plateformes dressées en forêt dans des lieux écartés où il était interdit de retourner par la suite. La chair morte était destinée aux charognards réputés signaler au chasseur par leur vol où se trouve le gibier, ainsi qu’à certains carnassiers sauvages. Les esprits de ces animaux, censés obéir à l’« épouse » du chamane, étaient vus comme les « beaux-frères » du chamane, et lui servaient d’auxiliaires. Ils étaient les bénéficiaires directs du retour de la contrepartie humaine. De nos jours encore, on met des morceaux de viande dans le feu à l’intention des « donneurs de gibier » en général : les faire consumer par le feu, supposé les transmettre aux esprits, est une façon de ne pas les aliéner[22].

La question des « biens » de l’« épouse » animale du chamane mène à redéfinir ici le caractère générique de cette « épouse » donneuse de gibier et le caractère collectif de l’activité de chasse alimentaire dans l’idéologie chamanique.

Le caractère générique de l’« épouse » animale et le caractère collectif de l’époux humain

C’est sur le seul fait que l’« épouse » n’ait jamais de nom personnel et ne soit jamais évoquée que de façon indéfinie, comme fille (ou soeur) d’esprit de la forêt donneur de gibier, que je m’étais appuyée jusqu’ici pour parler de son caractère générique[23]. Cela me semblait aussi permettre d’expliquer que chaque chamane en ait une, comme autant d’actualisations singulières de l’épouse générique. La logique institutionnelle mise au jour grâce à l’analyse en termes de structuration métaphorique du système d’alliance chamanique donne à ce caractère générique une raison d’être plus fondamentale.

La forêt (taïga) n’est pas appropriée. Hormis les aires réservées pour poser les pièges et les filets à poisson, l’espace est libre pour traquer les cervidés. Aussi peut-on considérer que le devoir d’assurer la perpétuation et l’inaliénabilité du gibier incombe à tout chamane en tant qu’« époux » d’esprit de la forêt, à quelque groupe social qu’il appartienne. En revanche, c’est bien en représentant de son groupe qu’il l’« épouse », et c’est pourquoi chacun a la sienne, appelée à rendre effective pour son groupe l’« épouse » générique. L’organisation en petits groupes dispersés, autonomes et acéphales va de pair avec la conception globale de l’espace forestier : chacun a le devoir de le protéger pour le compte de tous, et cela ne fait pas l’objet de conflits entre chamanes. Leur rivalité constante porte sur l’accès de chacun aux « biens » communs à tous de la forêt, ou si l’on préfère à l’« épouse » générique qui les dispense. Leurs conflits sont imaginés comme des affrontements entre grands cervidés mâles, ramure contre ramure : chacun est censé écarter les autres pour mieux séduire l’« épouse » et se réserver ses faveurs – les promesses de gibier qu’il devra distribuer ensuite aux chasseurs de son groupe.

La dimension économique inhérente à l’alliance

De l’analyse des rituels de renouveau saisonnier, il découlait non seulement qu’il y avait un lien entre « mariage » du chamane et obtention de promesses de gibier (entre « alliance religieuse » et activité de chasse), mais que ce lien avait un caractère de nécessité. Les exemples tirés des traditions judéo-chrétiennes, loin de contredire cette proposition, montrent que toute « alliance » possède, quel que soit le contexte, une dimension économique d’intérêt collectif, corrélée à sa dimension politique et d’importance équivalente. Ils montrent aussi que cette dimension économique est inhérente à l’alliance, notamment par la référence aux droits et devoirs du mari envers les biens de son épouse. La différence est que l’unique « époux » divin des traditions judéo-chrétiennes protège l’ensemble des biens de la collectivité humaine qu’il épouse, alors que les « époux » humains que sont les chamanes n’ont de devoirs qu’à l’égard du monde sauvage que représente leur « épouse » fille d’esprit donneur de gibier.

Questions à suivre

Affiner la comparaison demanderait de questionner les régimes matrimoniaux dans les sociétés qui conçoivent en termes d’« alliance » leur relation aux instances spirituelles gouvernant les sources de subsistance et dans celles qui ne le font pas. L’inventaire pourrait mener à l’hypothèse d’un rapport entre « alliance religieuse » et régime patrilinéaire donnant au mari un statut fort et comportant l’octroi à l’épouse d’une dot restant son bien propre, comme dans nos exemples. Or il n’en est pas ainsi dans toutes les sociétés patrilinéaires, qui diffèrent, pour Alain Testart (2005), selon que le « prix de la fiancée » y est donné par le futur mari à sa belle-famille avec ou sans « retour », c’est-à-dire selon qu’il est ou non contrebalancé par l’octroi d’une dot à l’épouse[24].

Par ailleurs, il semble que l’« alliance religieuse » puisse disparaître de certaines sociétés de tradition chamanique. Est-ce faute de soutenir encore une activité économique d’intérêt collectif? Est-ce le poids des contraintes qu’elle impose? En voici deux brefs exemples.

L’alliance disparue ou refusée

Le « mariage » du chamane a disparu des formes de chamanisme qui renaissent en Sibérie depuis la fin du régime soviétique. La vie de chasse n’est plus que résiduelle, les structures sociales traditionnelles ont éclaté, la modernisation et l’urbanisation règnent, avec l’individualisme pour corollaire. Aucun des peuples autochtones n’est souverain. Tous clament haut et fort que le chamanisme est leur religion, qu’il est fondé sur l’« harmonie avec la nature », mais le contenu de cette revendication est loin d’être précis et homogène. Les chamanes urbains ne revendiquent plus de relation instituée avec des esprits d’animaux sauvages, car il n’y a plus de source collective de subsistance à socialiser. S’ils décrivent des relations avec des esprits, ce sont surtout des relations informelles avec des âmes de morts malheureux. Face à la demande des « touristes chamaniques » qui n’ont de liens ni avec le territoire ni avec les morts des peuples en question, ils ne peuvent qu’être évasifs.

Le second exemple est celui des Kulunge Rai du Népal étudiés par Grégoire Schlemmer. Leur conception d’esprits de la « forêt » ou du « monde sauvage », proche par maints aspects de celle des chasseurs sibériens, en diffère sur le plan de la socialisation. Elle comporte d’une part l’évocation rituelle d’un « mariage » primordial avec la fille d’un esprit de la « nature », mais c’est un « mariage » unique, figé dans les temps mythiques et le rituel qui l’évoque est accompli dans le cadre domestique. Comme si l’« alliance » avait été acquise une fois pour toutes. Elle comporte d’autre part une pratique divinatoire qui consiste à repousser tout esprit forestier sans garder le moindre lien avec lui en dépit d’une certaine attirance (Schlemmer 2004). Comme si, pour une société fermement engagée dans la vie agricole, il ne pouvait plus être question de formaliser une relation avec le monde sauvage.

Désintérêt dans l’un, rejet dans l’autre, ces deux cas de disparition de l’« alliance religieuse » reflètent une prise de distance à l’égard du monde sauvage en tant que source de subsistance. De même que les changements dans les usages de cette notion présentés plus haut, ceux-ci sont corrélés à des changements dans la vie, l’organisation et l’économie de la société.