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Les pays dits développés ont connu à partir des années 1980 la résurgence du « don » alimentaire, aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord (Poppendieck 1998 ; Rymarsky et Thirion 1997 ; Richies 1987). À la même période au Québec se mettaient en place des banques alimentaires articulées à un réseau de plus de 1 000 organismes communautaires effectuant une redistribution sociale sous plusieurs formes : soupe populaire, octroi de colis, cuisine collective, centres d’hébergement. Les intervenants de l’aide alimentaire estimaient que la demande en denrées avait doublé entre 1990 et 1995 (Côté et Rouffignat 1995 : 5). Pendant la décennie suivante, une période de croissance économique, l’enquête annuelle de Banque alimentaire Canada permettait de déduire que la demande d’aide alimentaire avait augmenté de 6 %. Les derniers bilans montrent une nouvelle croissance consécutive à la crise économique de 2007 : une plus grande proportion des travailleurs à faible revenu (de 6 % en 1989 à 14,5 % en 2008), et de familles qui ont pourtant deux parents susceptibles de contribuer au revenu familial ont recours à de l’aide alimentaire. Pour 2009, l’augmentation est de 18 % du nombre d’usagers, dont 9,1 % le font pour la première fois[1].

De conjoncturelle, l’aide devient structurelle, ce qui apparaît très problématique pour de nombreux intervenants sociaux. Les nouvelles banques alimentaires québécoises laïques – en opposition à la conception du « don religieux traditionnel » – craignent les effets de la mise sur pied de leur propre circuit de « don »[2]. Les intervenants appréhendent l’émergence d’une sous-économie de la pauvreté. Leurs questionnements sur l’autonomie et la dépendance des personnes aux « dons » alimentaires montrent à quel point la réciprocité égale du marché demeure la principale référence idéologique pour eux.

Cette généralisation rapide de l’aide alimentaire marque-t-elle un point de rupture ? Est-ce l’indice d’une fragmentation des économies nationales à la mesure des processus sociaux généraux que sont la mondialisation économique, l’affaissement de la redistribution étatique ainsi que le délitement des formes de réciprocité résultant d’une individuation économique ? Une ample littérature a fait état des processus de rationalisation des économies nationales, de la délocalisation des industries et de l’invention de l’emploi flexible (Gabriel-Tremblay 2008) caractéristique de ce « nouvel esprit du capitalisme », pour reprendre le titre de Boltanski et Chiapello (1999). En même temps, d’autres recherches constatent une modification sous plusieurs formes de la redistribution sociale étatique vers un rétrécissement du soutien aux populations en difficulté : notamment la désinstitutionalisation des personnes souffrant de problèmes de santé mentale, ainsi que les restrictions d’accès à la sécurité du revenu et à l’assurance-chômage[3].

Le rapport Deux Québec dans un (Conseil des affaires sociales 1989) est une étude exceptionnelle, dans laquelle un large spectre de données reliées à l’administration publique avait permis de montrer la disparité au Québec des conditions sociales des personnes de milieux qui se sous-développent par rapport à ceux qui se surdéveloppent. Il revient à Enzo Mingione (1991), d’avoir posé explicitement cette hypothèse de la fragmentation des sociétés développées. Dans une perspective néopolayienne, il tente d’expliciter – à partir d’une description des formes de réciprocité et d’association relatives aux relations de parenté et d’alliance de chacune des régions italiennes – comment sont aménagées les « tensions » issues de la mondialisation économique, lesquelles produisent une fragmentation de l’espace national en deux Italie. Cependant, Mingione constate le caractère insatisfaisant de la notion de « tension » du marché dans son modèle conceptuel (Mingione 1991 : 26 ; Maggatti et Mingeone 1994). Ces difficultés théoriques posent la question des conditions sociales qui font que ces transformations socioéconomiques contemporaines sont subies comme un déterminisme naturel et inéluctable par les populations. Autrement dit, cela nous incite à mieux comprendre l’appropriation sociale de l’économie à l’échelle des personnes, des groupes et des milieux sociaux. Le présent article vise précisément à définir ce concept d’appropriation sociale de l’économie et à en proposer une opérationnalisation à partir d’un observatoire : celui l’économie du « don » alimentaire qui se met en place dans différents milieux sociaux québécois à partir des années 1980.

De Mauss à Halbwachs : l’appropriation sociale de l’économie

Une analyse de la problématique du don en anthropologie et en sociologie dans le cadre restreint de cet article n’étant pas envisageable, nous devons nous limiter ici à énoncer quelques repères théoriques de notre étude de la circulation.

Comme on peut l’observer en étudiant l’aide alimentaire au Québec, le « don » est une catégorie de sens commun correspondant à une diversité de représentations idéologiques qui elles-mêmes désignent une hétérogénéité de formes de circulation des biens sociaux à définir[4]. Ainsi que plusieurs anthropologues l’ont avancé – et en premier lieu C. Lévi-Strauss à propos du hau chez Mauss – ces représentations ne sont pas des explications des formes de circulation. Elles sont elles-mêmes à expliquer (Godelier 1996 ; Racine 1997). La notion de réciprocité a été travaillée et retravaillée depuis Mauss et a donné lieu à différentes acceptions. Pour notre part, nous nous situons dans la mouvance de la synthèse que propose L. Racine, qui figure comme une contribution importante à la formalisation et surtout à l’extension du concept de réciprocité[5] à de multiples formes de circulation : élémentaires et complexes, directes et indirectes, négatives et positives, qui permettent d’identifier les situations relativement restreintes où le don unilatéral est en cause. Les débats contemporains sur l’« énigme du don », pour reprendre l’expression de M. Godelier, mettent en jeu le statut des composantes idéelles (valeurs et croyances) dans les formes de circulation, ainsi que leur traitement du point de vue méthodologique : elles sont de l’ordre du symbolique (selon la théorie de Lévi-Strauss), ou de l’imaginaire des valeurs et des croyances (Godelier 1996 ; Racine 1997), ou encore visent la systématisation d’idéologies judéo-chrétiennes et humanistes. Nous voulons ici proposer une autre vision de ces composantes idéelles : celles de mémoires sociales, ouvrant la porte à des formalisations de schèmes sociocognitifs constitutifs des formes de circulation sociale.

Le concept d’appropriation sociale de l’économie trouve son inspiration dans les travaux issus de la contribution de Mauss et de Halbwachs à l’étude de la « psychologie collective » (Marcel 2004) menant à une reformulation de la notion de durkheimienne de morphologie sociale (Sabourin 1997). Halbwachs pose que la morphologie sociale ne peut être décrite qu’en reconstituant le rapport entre traces matérielles, rapport établi par les opérations de mémoires, qui sont elles-mêmes des catégories et des raisonnements sociaux élaborés dans les relations sociales (Halbwachs 1938 : 116). De là, sa sociologie de la mémoire distingue différents statuts de l’idéel. S’il y a une mémoire de l’expérience, il y a aussi une mémoire dans l’expérience sociale : des représentations actives élaborées dans l’interaction sociale, et nécessaires à celle-ci (Halbwachs 1938 : 128) ; ce que nous pourrions appeler une connaissance « opératoire », à la différence de celle, réflexive, correspondant à l’énoncé des valeurs et des croyances par les individus. La mémoire collective de Halbwachs (1950) montre comment ces représentations actives, qui inscrivent les êtres dans le monde, élaborent des zones sociales, c’est-à-dire des espaces ou temps sociaux figurant comme indexation immanente aux interactions sociales. L’expérience humaine est l’objet d’une appropriation sociale au sens d’une continuelle assimilation et réadaptation des catégories de connaissance et des raisonnements sociaux (Halbwachs 1925 : 115), processus intensifié par la diversité des relations sociales modernes, notamment à l’échelle individuelle.

En réciprocité avec les trois obligations de Mauss décrivant les formes de circulation des biens sociaux, Halbwachs offre une conceptualisation en termes d’action sociale réciproque[6] (Simmel 1981 : 90), la constitution sociosymbolique des relations sociales – y compris les formes de circulation sociale – qu’il étudie (Halbwachs 1950 : 103). Nous pensons qu’il nous faut articuler les deux niveaux d’analyse visés par les concepts de réciprocité et d’action sociale réciproque, afin de rendre compte des formes de circulation dans l’aide alimentaire.

À la différence des modèles abstraits et explicites de la science, l’appropriation et son pendant – l’expropriation sociale – réfèrent aux possibilités et limites d’appréhension de l’expérience par des catégories et raisonnements sociaux figurant comme modèle concret de connaissance (Houle 1987) et relevant d’une structuration implicite. Autrement dit, l’appréhension des existants dans la circulation (êtres et objets) induit des espaces/temps sociaux d’interaction. Leur mise au jour relève d’une méthodologie de l’étude de cas (Sabourin 1993), fondée sur une sociologie de la connaissance (Ramognino et Vergès 2006) qui considère la connaissance comme mise en forme de l’expérience[7].

Ce concept d’appropriation sociale avance une explication de la différenciation des rapports à l’économie entre des milieux qui sont en proximité géographique. Les mémoires sociales impliquées dans la réciprocité permettraient selon nous de situer les valeurs et croyances idéologiques comme une autonomisation et une idéalisation des formes de circulation aux fins de leur transmission, car en pratique – comme le montre la description de la circulation dans l’aide alimentaire – de multiples formes de réciprocité (directe et indirecte, positive et négative) sont mises en rapport plutôt que de former un système unitaire. L’appropriation sociale vise donc à modéliser ces processus sociaux cognitifs mettant en lien plusieurs formes de circulation dans l’existence contemporaine, sur les plans synchronique comme diachronique. Nous allons constater que si le don unilatéral peut être défini comme une prestation qui s’effectue sans être à même de prévoir un moment de retour au moment où elle se réalise, ce qui sera retourné – qui fera ce retour – constitue une forme de circulation qui demeure conçue comme exceptionnelle, socialement circonstanciée, et qui prend place parmi une diversité de formes de réciprocité dans l’existence des usagers de l’aide alimentaire. Son explication doit tenir compte des modalités d’articulation de la diversité des formes de circulation dans les pratiques sociales.

L’aide alimentaire dans deux régions du Québec : la Mauricie et l’Estrie

Notre étude de l’économie de l’aide alimentaire s’est déroulée en plusieurs étapes (Sabourin, Hurtubise et Lacourse 2000). Elle a débuté par l’établissement d’un partenariat avec la Fédération des Moissons du Québec. Puis, nous avons réalisé une première enquête en 1995-1996 sur l’étendue et les modalités de la distribution alimentaire au Québec. Nous avons choisi de délimiter cette enquête à deux régions québécoises (Mauricie et Estrie), pour plusieurs raisons : premièrement, nous voulions saisir la généralité du phénomène d’aide alimentaire à l’échelle québécoise, jusqu’alors plutôt associée à l’environnement des plus grandes agglomérations urbaines (Montréal et Québec) ; deuxièmement, l’étude des régions nous permettait d’observer l’aide alimentaire dans différents milieux sociaux : les grandes agglomérations urbaines de Sherbrooke comme de Trois-Rivières, les centres importants, mais périphériques à ces agglomérations (Cap-de-la-Madeleine, Magog, Shawinigan), ainsi que des petites villes à proximité du milieu rural[8]. Ces grandes villes régionales présentaient un taux de chômage élevé par rapport aux autres villes québécoises et canadiennes.

L’analyse de cette première enquête de 1995-1996, au cours de laquelle nous avons rencontré plus d’une centaine de responsables d’organismes, nous a permis de découvrir de nouvelles banques alimentaires, ainsi que des organismes et réseaux de distribution parallèles aux banques alimentaires de la Fédération des Moissons, et même d’observer l’aide alimentaire occasionnelle offerte par les voisins et paroisses. La deuxième enquête, de 1997 à 1999, avait pour but d’étudier l’appropriation sociale des usagers de l’aide alimentaire du point de vue de leur identité sociale, de l’économie et de la politique. Pour ce faire, et afin de reconstruire cette appropriation sociale, nous avons élaboré plusieurs niveaux d’observation de la relation d’aide alimentaire. Nous avons reconstruit – à partir d’une documentation sociohistorique et statistique d’observation des lieux urbains et d’entrevues auprès d’informateurs-clés – les espaces sociaux de pauvreté dans les différents milieux afin d’opérationnaliser sur le plan territorial le triage social entre les « productifs et les improductifs ». Puis, l’observation directe participante et non participante des lieux d’aide alimentaire nous a permis de décrire les interactions sociales qui s’y déroulent et de nous faire connaître des usagers, avant de proposer à certains d’entre eux de participer à des entrevues individuelles ou collectives dans le cadre de l’étude[9]. Pour des raisons de confidentialité, nous avons attendu dix ans avant de publier les résultats de cette recherche. Une restitution des résultats aux personnes et groupes a d’abord été faite selon une conception de l’éthique dans, plutôt que seulement de la recherche que nous avons eu l’occasion d’exposer ailleurs (Mondain et Sabourin 2009).

Une analyse comparée de l’aide alimentaire comme relation produisant une resocialisation ou une relation quasi marchande

Aux fins de cet article, parmi l’ensemble des lieux d’aide alimentaire, nous avons sélectionné l’agglomération urbaine de Trois-Rivières dans la Mauricie afin de contraster deux modèles concrets d’appropriation sociale de l’économie. En fait, la morphologie sociale de l’aide alimentaire est plus complexe[10]. L’agglomération urbaine de Trois-Rivières, qui est composée de trois principales villes fusionnées en 2001 – Trois-Rivières, Trois-Rivières-Ouest et le Cap-de-la-Madeleine – permet d’observer ces deux modèles. Historiquement, la ville de Trois-Rivières a été un centre des industries du bois de la région de la Mauricie. En 1930, on présentait cette ville comme la capitale mondiale de l’industrie papetière (Trépanier et Cossette 1984). La ville de Cap-de-la-Madeleine connaît une industrialisation différente, celle d’industries étrangères au milieu, mais dans le domaine du textile. Trois-Rivières-Ouest, quant à elle, émerge à partir de l’implantation de l’Université du Québec à Trois-Rivières à la fin des années 1960. L’histoire de Trois-Rivières en fait aussi un chef-lieu religieux, du fait que de nombreuses congrégations religieuses sont établies depuis longtemps. Ce n’est pas sans tension avec ces communautés et les paroisses du diocèse que va se constituer dans les années 1980 une banque alimentaire laïque, Moissons Mauricie. Les nouveaux organismes communautaires qui assurent les services d’aide alimentaire demeurent identifiables à un enracinement religieux catholique ou protestant bien que, dans la plupart des cas, il n’y ait pas de prosélytisme religieux. Par ailleurs, cette historicité religieuse connaît des mutations importantes dans certains groupes inspirés de la théologie de la libération, par le biais d’échanges avec des intervenants sud-américains des réseaux religieux catholiques des Amériques.

Les mouvements de syndicalisation vont entraîner une amélioration de l’ensemble des conditions de vie des travailleurs au XXe siècle, mais avec des différences notables. Les employés de l’industrie papetière de Trois-Rivières sont beaucoup mieux rémunérés que les employés du domaine du textile du Cap-de-la-Madeleine. La fermeture des entreprises du papier[11] modifie considérablement les conditions de vie dans l’agglomération de Trois-Rivières. Ainsi, le centre-ville et le quartier ouvrier attenant de Sainte-Cécile deviennent des espaces identifiés à la pauvreté. Les données sociodémographiques permettent d’observer une décroissance marquée de la population de Trois-Rivières pendant cette période (-2 % entre 1991 et 1995), décroissance bien moindre au Cap-de-la-Madeleine (-0,8 % pour la même période) tandis que Trois-Rivières-Ouest connaît une croissance importante de sa population (+14 %). Les données sociodémographiques sont différenciées entre les espaces de pauvreté des deux villes : le pourcentage de familles monoparentales, par exemple, est le double dans certains secteurs de recensement de Trois-Rivières par rapport aux quartiers considérés comme pauvres de la pointe du Cap-de-la-Madeleine[12].

La création des organismes et des services d’aide alimentaire lors de la résurgence des années 1980 va se faire à Trois-Rivières à partir d’initiatives extérieures à l’espace de pauvreté. L’Armée du Salut s’installe au centre-ville, tandis que des catholiques nantis vont créer Les artisans de la Paix dans le quartier Sainte-Cécile. À quelques kilomètres de là, en traversant la rivière Saint-Maurice tout en longeant le fleuve Saint-Laurent, nous trouvons un milieu ouvrier qui est devenu l’espace identifié à la pauvreté au Cap-de-la-Madeleine. La résurgence des organismes et des services se fait sous une toute autre impulsion. Ce sont des organismes de défense des droits (des locataires des appartements publics, des assistés sociaux, etc.) qui, avec l’aide d’organisateurs communautaires, vont créer Ebyon, un organisme liant activités d’alphabétisation et de soupe populaire qui le démarque des organismes de Trois-Rivières. Il s’agit de la seule soupe populaire entièrement gratuite, les deux autres demandant une contribution minimale. L’entrevue avec le prêtre séculier qui la dirige contraste aussi avec les discours religieux des représentants des autres organismes. Le don unilatéral est conçu en référence à la théologie de Mère Térésa, selon laquelle il faut donner, non pas à tous en même temps, mais plutôt à une ou quelques personnes afin de les « sortir » de la pauvreté et ainsi constituer un effet d’entraînement, de sorte que ces personnes puissent donner aux autres. Cette conception du don s’articule à une analyse sociopolitique de la pauvreté qui réfère aux doctrines de la théologie de la libération.

Réciprocités et don unilatéral

L’horaire journalier de la soupe populaire au Cap-de-la-Madeleine débutait le matin par la réception des marchandises apportées de différentes sources (de Moissons Mauricie, mais aussi des supermarchés de la ville, qui étaient sollicités par un membre d’une congrégation religieuse à la retraite agissant comme bénévole), et se poursuivait avec la préparation du repas décidé par la chef cuisinière, en collaboration avec l’équipe de bénévoles – dans certains cas, des usagers ou des anciens usagers. Une fois le repas préparé, les bénévoles dînent tôt, avant l’ouverture des portes vers 11h30, heure à laquelle entrent les personnes qui attendent dans le couloir principal à l’intérieur de l’organisme. Quatre jours par semaine, ce sont entre 80 et 120 personnes qui viennent prendre leur repas, pendant 1 h 30 environ.

Lors du déroulement quotidien des repas, on constate un processus systématique de redistribution sociale des denrées alimentaires entre les usagers, un phénomène que nous n’avons observé dans aucune autre soupe populaire des deux régions que nous avons étudiées :

Le monde, il se parle de table en table. Ils mangent puis après ça, bye bye. Si y [ils] ont des restants [de denrées], ils l’offrent à l’autre. Ça, j’ai trouvé ça très généreux de leur part.

Femme, 18-30 ans

À la deuxième table à droite de la salle s’asseyait tous les midis un vieil homme surnommé le « grand-père » de la soupe populaire. Les gens allaient déposer à côté de lui ce qu’ils ne mangeaient pas de leur plateau : desserts, petits pains, fruits. Ainsi, à la fin du repas, sa table était couverte de denrées ; il quittait la soupe populaire à la fermeture. En l’interrogeant, nous avons découvert que cet homme vivait dans un espace de pauvreté enclavé entre les centres d’achats de la ville de Trois-Rivières, un lieu où il n’y avait pas d’aide alimentaire. Il rapportait ainsi ces denrées pour les redistribuer aux familles du milieu. Cette redistribution se constituait dans la dynamique des relations entre usagers. Les personnes usagères s’échangent des biens et des services de tout genre, et contribuent comme bénévoles à des organismes à proximité, bien qu’ils vivent aussi des situations de réciprocité négative (comme des prêts non remboursés). Contrairement à ce qu’on observe chez les personnes qui recourent à l’aide alimentaire à Trois-Rivières, les usagers de la soupe populaire au Cap-de-la-Madeleine se saluent en dehors des lieux, plutôt que de feindre de ne pas se reconnaître pour ne pas être associés à l’aide alimentaire.

Dans le centre-ville de Trois-Rivières, la dynamique sociale est différente. Les usagers de l’Armée du Salut et des Artisans de la paix nous ont mentionné que la fréquentation de la soupe populaire rythmait leur vie en l’absence de travail, mais aussi des relations de consommation qui occupaient une part significative de leur temps lorsqu’ils étaient employés. Pour eux, fréquenter l’aide alimentaire se compare à une relation marchande : « c’est aller dans un lieu qui a l’air d’un restaurant et où on paye une part, aussi minime soit-elle, du repas » (homme, 45-60 ans).

La fréquentation de ces lieux d’aide alimentaire est souvent le seul moment où les personnes ont des interactions sociales dans la journée. On y trouve un réconfort affectif en parlant avec les autres. Par ailleurs, ces interactions sociales se limitent généralement au lieu, elles entraînent peu de formes de réciprocité à l’extérieur et elles ne sont pas concomitantes avec une implication bénévole dans l’organisme ou dans un organisme à proximité. À l’intérieur de la soupe populaire, on retrouve en majorité des personnes qui vivent seules et forment des petits groupes très compacts qui ont peu de relations et d’affinités les uns avec les autres. C’est un trait général de la morphologie de la vie sociale que nous avons retrouvé dans les organismes d’aide alimentaire des centres-villes des agglomérations urbaines les plus importantes ; cela rend compte du caractère restreint des formes de réciprocité qui se nouent entre les usagers dans leur ensemble. Cette morphologie sociale déconcerte souvent les intervenants qui associent les milieux populaires avec une certaine solidarité sociale.

Réciprocité et représentations actives dans les formes de circulation

Nous étions particulièrement attentifs aux discours des personnes ayant recours à plusieurs lieux d’aide alimentaire, afin de voir comment elles les différenciaient. Une entrevue avec une jeune fille de 18 ans de Trois-Rivières et qui faisait plusieurs kilomètres à bicyclette, même l’hiver, pour se rendre à la soupe populaire du Cap-de-la-Madeleine a permis de souligner ce qui lui apparaissait « spécial » dans ce lieu : « On ne jette rien dans cette soupe populaire, même pas une tranche de pain ». En participant à la soupe populaire avec des bénévoles âgés de 17 à 75 ans, nous avons observé des pratiques d’économie où la valeur d’usage des denrées alimentaires ou des autres biens s’avère prépondérante. La circulation des biens se fait avec l’idée que leur usage social soit pleinement réalisé. Nous avons constaté le caractère intergénérationnel de ces pratiques qui donnent lieu à différentes représentations idéologiques : épargner en utilisant complètement un bien, autoproduire des biens, réparer ses biens et ceux des autres, appliquer les pratiques les plus nouvelles du recyclage écologique dans le cadre de la soupe populaire.

À cette représentation active de l’usage s’articulent des pratiques du don comme prestation unilatérale. Il y a don en ce sens que la personne qui donne ne peut prévoir au moment où elle effectue cette prestation un retour, en termes de biens ou de services, tant du point de vue de la nature de la contre-prestation que des personnes qu’elle impliquera. Les personnes qui donnent croient cependant « qu’un jour cela [leur] reviendra d’une façon ou d’une autre » (femme, 30-45 ans). Cette conception du don se différencie de la conception religieuse traditionnelle parce qu’elle est circonstanciée à des moments, des périodes et des situations de la vie d’une personne, au lieu d’être considérée comme une fatalité inéluctable et durable. Nous avons eu l’occasion d’entendre de plusieurs sources un contre proverbe populaire venant s’opposer au proverbe dominant critiquant le « don », et qui dit : « Pourquoi donner un poisson à une personne ? Ne vaut-il pas mieux donner une canne à pêche pour qu’elle puisse elle-même pêcher son poisson ? ». Le contre-proverbe était : « À quoi sert une canne à pêche quand on est sous l’eau ? ». Quand on est en situation de pauvreté, il est possible que l’on soit inapte au travail. Le fait que la soupe populaire du Cap-de-la-Madeleine soit gratuite a pour conséquence qu’en aucune manière les usagers ne sont identifiés, interrogés ou triés de sorte à correspondre à des critères les rendant éligibles au don alimentaire. Par ailleurs, c’est dans ce même milieu que nous avons pu le plus souvent observer des usagers passer du statut de receveur au statut de donneur à travers une trajectoire de recours à l’aide alimentaire qui résulte en une resocialisation au milieu. C’est une conséquence de l’intensité des relations de réciprocité de toute sorte qui se nouent entre les usagers de la soupe populaire et qui atténuent fortement, dans les semaines qui suivent, le sentiment de « honte » résultant de la fréquentation et de l’identification sociale comme receveur d’aide dans l’espace de pauvreté.

Avant d’approfondir cette économie de la valeur d’usage en termes d’appropriation sociale, comparons-la avec l’aide alimentaire qui se développe comme une relation de service quasi marchande, une réciprocité inégale consistant, par exemple, en un prix minime (1/4 de la valeur) demandé en échange d’un repas dans une soupe populaire. Pour ces usagers le « don » alimentaire fait partie d’une représentation active de l’ordre de l’économique. On recourt à l’aide alimentaire afin de dégager des sommes qui pourront servir à acquérir un tant soit peu l’impression d’un rapport de consommation marchand, rapport que l’on avait à l’époque où on était salarié (avoir la télé par câble, même si cela signifie aller à l’aide alimentaire et se priver de téléphone, par exemple). Un parent aura recours à l’aide alimentaire pour ses enfants. Il s’agit d’épargner de l’argent afin d’acheter des biens et de payer des sorties scolaires aux enfants pour que ceux-ci ne soient pas victimes d’une sélection sociale de leurs pairs.

Déqualifiés du point de vue de leurs capacités productives, les usagers de ces relations quasi marchandes proposent souvent la formulation de positions vertueuses rendant acceptable la réception du « don ». Nous avons entendu de nombreuses fois les usagers de l’aide alimentaire répéter en début de rencontre des formules qui leur ont été dites lors des entrevues avec les intervenants : ils ne sont pas discriminés par les autres ; ils sont de ceux qui ne boivent pas d’alcool, ne fument pas, n’ont pas d’auto, s’occupent de leurs enfants, et se montrent actifs pour se sortir de leur situation, etc. ; et pour cette raison, il est justifié qu’ils reçoivent de l’aide alimentaire. À défaut de réciprocité matérielle directe, il faut, selon ces normes, un engagement réciproque dans l’économie à la suite du « don ». En fait, les usagers procèdent à une autodiscrimination renvoyant à la notion bien connue de « bons pauvres ». Ce rapport aux normes socioéconomiques dominantes qui sont les seules reconnues (l’idéalisation des normes d’employabilité et de productivité économique) suppose l’expropriation de leurs capacités sociales et de l’historicité de leur milieu. D’où la question centrale, que nous allons aborder, de l’appropriation sociale par les usagers de leur vécu dans l’économie.

L’appropriation et l’expropriation sociale de l’économie

Nous allons au cours de cette dernière partie approfondir la notion d’appropriation sociale de l’économie par l’entremise de deux récits de vie qui nous permettent d’observer comment est vécu le triage socioéconomique menant à l’économie du « don » alimentaire.

« Si je ne peux vous le vendre, je vais vous le donner ! ». Voici le slogan de la « vente de garage » de la chef cuisinière à la soupe populaire du Cap-de-la-Madeleine. Elle a fait avec ce slogan la première page du journal régional. Le récit de vie de cette personne est exemplaire parce qu’il est significatif d’une appropriation sociale de l’économie de son milieu[13] : cette économie où les biens sociaux circulent selon l’usage dont nous avons parlé précédemment. Elle raconte le déroulement de cette « vente » :

On avait réuni le plus de monde possible pour que ça fasse une grosse vente de garage ; pis en même temps, on réunissait la famille. C’était comme un party de famille, comprends-tu ? Là, au début, toute la famille s’échange qu’est-ce qu’on veut acheter, ça c’est officiel, là, t’sais ! Mais après ça, là, on se met à vendre. Pis, là, j’avais emmené [prénom de son fils] avec ses vieux tonkas, y voulait vendre ses vieux tonkas. Fait que là, y en avait une douzaine à peu près, fait que là on en vend, on en vend, mais [prénom] lui, y m’a tellement vu donner que l’enfant qu’y voyait que ça l’intéressait pis qu’y avait pas d’argent, il y donnait ! T’sais ! Y a un monsieur qui arrive, c’était tranquille, là, pis j’vas le chercher l’autre bord de la rue, pis j’y dit : venez monsieur, venez monsieur, on fait une grosse vente de garage, pis j’ai dit : on vous vend de tout, pis pas cher, pis j’ai dit, si on vous le vend pas, on vous le donne ! Je vous le dis, on vous le donne !

Femme, 30-45 ans

Si vous êtes à même d’acheter des biens parce que vous avez de l’argent, vous devez payer le juste prix ; mais si vous n’avez pas d’argent et que vous pouvez en avoir un usage on vous le donne. Mais comment distinguer les personnes qui peuvent acheter de celles qui ne peuvent pas ? En observant et en discutant avec eux, nous dira cette personne. Ceux qui contestent un juste prix sont des brocanteurs qui, de toute façon, sont bien souvent identifiables par le fait qu’ils ont un camion pour ramasser les meilleurs bas prix.

Le récit de vie de cette personne à l’exemple de sa pratique de « vente de garage » montre des comportements socioéconomiques et des raisonnements articulant – selon des situations sociales qu’elle spécifie par ses catégories de sens commun – des échanges marchands et des circulations réciproques et unilatérales relatives à la valeur d’usage des objets ; l’usage social des biens venant subordonner une circulation marchande qui demeure nécessaire par ailleurs, pour accumuler afin d’alimenter la distribution sociale fondée sur l’usage[14]. Cette personne, qui a vécu pendant une période de sa vie sur la sécurité du revenu, a développé en parallèle des activités de vente de vêtements et de récupération d’anciens bijoux qui lui permettent de faire face à sa situation d’appauvrissement. Avec ces ressources, elle a pu aussi accueillir régulièrement chez elles les enfants du quartier pour les nourrir, jusqu’à garder « gratuitement » pendant deux ans un enfant dont la mère toxicomane ne pouvait subvenir aux besoins. D’usagère de l’aide alimentaire, elle est devenue bénévole, puis employée et, par la suite, après la réussite d’un cours de cuisine, responsable de la cuisine d’une institution. Nous avons cherché à saisir ce qui l’avait amenée à percevoir cette pluralité de formes de circulation et à lui faire expliciter ses pratiques en fonction des situations sociales rencontrées.

Une première capacité sociale consiste à pouvoir lire très finement, avec plusieurs distinctions, les formes de circulation des biens dans son milieu. Elle nous décrit à partir des « ouvroirs » – les friperies que tiennent les différentes paroisses – les groupes socioéconomiques de sa ville, en mettant en évidence la nature des relations s’établissant entre les femmes nanties et leurs « clientèles ». Dans son parcours de vie, elle fait état d’un travail dans une résidence de personnes âgées où elle pose des questions sur la vie racontée par celles-ci, comparant leur conception de la vie à la sienne. Une pluralité des façons d’être émerge de cette expérience. Une autre capacité sociale consiste à comprendre en quoi, dans certaines circonstances, sa socialisation – bien que vue comme celle d’un milieu « pauvre » – lui confère des compétences équivalentes ou même supérieures aux normes dominantes. Ainsi, elle nous raconte qu’elle aurait dû échouer son cours de cuisine du fait qu’elle n’arrivait pas à comprendre la règle de trois, une habileté sociale « élémentaire » de l’employabilité en cuisine. Dans le déroulement de son cours, le professeur a demandé aux étudiants de faire une recette dont il a donné les ingrédients et la préparation. Notre répondante décide, sur la base de son savoir, d’effectuer la recette d’une façon qui défie les règles du professeur. À la dégustation à l’aveugle, le professeur désigne son plat comme étant le meilleur. Elle lui révèle alors qu’il est fabriqué autrement. Plutôt que de l’exclure, l’enseignant reconnaît la valeur de son savoir empirique et en tient compte dans l’évaluation de son apprentissage. Ce récit met en évidence la capacité de notre répondante à s’interroger sur les fondements et limites des normes sociales. C’est la genèse d’un rapport critique à l’économie dominante, notamment en ce qui concerne la course à la consommation qu’elle observe chez d’autres et ne conçoit pas, pour sa part, comme étant un but en soi. Selon elle, il est bien d’acheter des biens que l’on utilise, mais on ne doit pas acheter pour spéculer sur ces biens si ce n’est pour pouvoir opérer une redistribution sociale. On n’achète pas des biens inutiles ou ostentatoires. Il y a donc une limite à la consommation, qui repose sur cette catégorie opératoire de l’usage, catégorie que nous avons aussi retrouvée au fondement de l’économie de la parenté au Québec (Sabourin 1994). Même si elle a davantage d’aisance maintenant qu’elle occupe un emploi, notre répondante ne désire pas quitter son milieu.

L’expropriation sociale de l’économie : les mémoires sociales absentes

Dans les lieux de l’aide alimentaire conçue comme une relation de service nous rencontrons des personnes qui corroborent la lecture stéréotypée des êtres, des groupes, des milieux productifs et improductifs. L’émergence de cette vision manichéenne de l’économie ne peut se faire que par une expropriation de l’historicité de l’économie québécoise dont la construction sociale manifeste pourtant une diversité : on en veut pour preuve l’importance du secteur coopératif et de l’intervention de l’État dans l’économie par rapport aux autres économies nord-américaines, ou encore le développement exceptionnel des activités syndicales au Québec en comparaison avec l’ensemble de l’Amérique du Nord. Cette expropriation de la mémoire des expériences socioéconomiques concorde avec la montée, dans les années 1980 au Québec, de l’idéologie néolibérale, laquelle a contribué à invalider la valeur des expériences antérieures[15]. Expliquer la transmission ou la non transmission des mémoires de ces expériences sociales demanderait d’autres recherches sociographiques.

Plus la distance sociale est forte entre l’espace identifié à la pauvreté et l’inscription sociale précédente de la personne qui recourt au « don » alimentaire, plus cette situation entraîne un état de crise existentielle et, par conséquent, une transformation du rapport au monde et à l’économie. Nous avons rencontré un homme qui est passé en moins de deux ans du statut d’individu des plus « productifs » (il était entrepreneur et directeur d’usine) à celui de receveur d’aide alimentaire, à la suite de problèmes de santé mentale consécutifs à plusieurs ruptures dans sa vie professionnelle et familiale.

Issu d’une famille d’industriels, notre homme se définit en fonction de sa performance économique, que ce soit par le biais de la hausse de productivité de l’entreprise qu’il a dirigée, ou encore de son rôle d’entrepreneur exemplaire, qui incitait ses pairs à développer leur créativité et à améliorer leurs performances lors des congrès dans son secteur d’activités. Propagandiste, il a le sens de la formule-choc. Il nous raconte les événements qui, comme directeur d’entreprise, vont l’affecter au point de coïncider avec le début d’une dépression nerveuse qui va mener à la perte de son emploi : « Quand t’as eu une dépression nerveuse, on ne veut plus t’engager comme directeur d’usine ». Il nous dit que lorsqu’il était performant économiquement, le monde se présentait comme étant séparé entre les gens « économiques » – qui ont droit d’exister – et, littéralement, le « monde des infrahumains » – les improductifs dont on ne doit pas tenir compte. Quand une fonctionnaire de l’aide sociale lui demandait d’engager une personne qui vivait de la sécurité du revenu, il lui répondait impitoyablement « De faire brouter les “vaches” dans les champs ». Il nous raconte le jour où il s’est lui-même retrouvé devant cette fonctionnaire de la sécurité du revenu : « Elle a dit, à propos des maudites vaches, “tu vas aller brouter dans le champ toi aussi” ».

Le discours de cette personne socialisée dans une logique économique de marché – elle qualifie son éducation de très « catégorique » – exprime bien que dans un tel univers productiviste, la seule justification de la distribution des richesses est le travail, qui n’est « évaluable » qu’en termes économiques. Les maîtres mots de son éducation sont : « il faut se prendre en main », « il ne faut pas attendre des autres ». La relation à l’aide alimentaire développée par cette personne passe d’abord par une relecture du passé où le récit fait état, à la lumière de l’expérience présente, de constats d’actions dont il est responsable, et qu’il regarde maintenant comme des horreurs, ainsi que l’expriment ses rires convulsifs[16] : congédiement d’un employé parce qu’il va à la toilette ; rétribution de certains employés à des salaires très bas, dont un qui, aux prises avec un divorce et une faillite, sera retrouvé pendu dans l’entreprise ; machine que l’on n’arrête pas, malgré les demandes au président de la compagnie afin de retrouver les doigts tronçonnés d’un employé, etc. Il se remémore aussi certaines expériences familiales en termes d’échec, malgré sa richesse d’alors, échec interprété comme la suite logique d’un comportement productiviste mené jusque dans ses relations personnelles : « J’apportais un gros salaire à ma femme et je faisais le travail dans la maison, pourquoi elle ne m’aimait pas ? ». Partant de ce cadre de pensée et d’action, l’aide alimentaire apparaît alors comme un univers en soi que l’on n’arrive pas à situer, mais qui est devenu nécessaire pour rétablir son équilibre personnel : le réconfort affectif trouvé dans la participation à une activité d’aide alimentaire.

La trajectoire sociocognitive de cette personne consiste en un passage de l’ethnocentrisme économique – où la distinction être productif/être improductif est analogue à celle qui existe entre humain et infrahumain – à une reconnaissance de la nécessité de l’existence « d’un monde dans un monde » : l’aide alimentaire, et plus généralement le « social », au sens des services sociaux. Ce qui est remarquable dans cette entrevue, c’est qu’elle permet d’observer en quoi l’activité d’aide alimentaire recoupe les rapports de domination économique structurant la société québécoise :

C’est à la suite d’un échec que je me suis retrouvé là [à l’aide alimentaire]. Moi [ma vie], c’est l’inverse de ça [l’aide alimentaire] ! C’est complètement le contraire, mais les deux sont bons. La région que je viens, la plus prospère d’Amérique, maintenant, après deux ans, je suis en mesure de comprendre les deux côtés, c’est-à-dire que, il y a deux genres d’individus et il y a les [gens dans le] milieu, ceux qui peuvent s’adapter à l’un et à l’autre [« l’économique et le social »], mais tu peux avoir les deux extrêmes. Et c’est bon d’avoir les deux extrêmes parce que la société ne sera jamais parfaite, alors il n’y aura jamais seulement des super-performants, à moins que les drogues dans le futur réussissent à manipuler le cerveau de telle façon qu’y doublent l’utilisation de nos cellules, que ça double, ça triple, ça quadruple l’utilisation de nos cellules. Mais on parle du moment présent, les vingt prochaines années si l’on veut. La réalité, c’est qu’il y a des super-performants et il y a des anti-performants. C’est pas qu’ils veulent être anti-performants. C’est pas qu’ils veulent pas, c’est ça qu’y sont. On peut pas rendre intelligent quelqu’un qui l’est pas, y sont pas fous, mais j’veux dire…

Homme, 45-60 ans

Cette représentation de l’économie peut sembler paradoxale, voire extrême. Elle permet pourtant d’observer d’un point de vue socialement localisé un phénomène général, celui de la sélection économique des personnes et des groupes sociaux dans le processus d’accumulation entre les « performants » et les « non performants », dans une société perçue comme constituée de ces deux extrêmes. L’autre extrême, celui des non performants, est ici représenté par les personnes rencontrées à la soupe populaire. Par ailleurs, la fréquentation de l’aide alimentaire permet à cette personne de retrouver cet équilibre, c’est-à-dire de rendre légitime et compréhensible un état de « maladie », d’où sa considération du caractère thérapeutique de rencontrer des « non performants » qui l’introduisent à une dimension lacunaire de son existence : les relations sociales conçues comme des relations affectives. Ce qui est particulièrement problématique dans son rapport au monde et à l’économie, c’est le caractère manichéen, incommensurable des deux espaces sociaux. Manichéen puisque, selon les catégories et les pratiques d’accumulation, les pratiques de redistribution sociale n’ont ici aucun statut ni légitimité. Nous voyons alors s’exprimer une conception naturaliste de la vie sociale, une division entre les performants et les non performants, qui donne lieu à une généralisation en termes d’« intelligents » et « non intelligents » : un ordre biologique des choses sociales. Un troisième groupe est bien mentionné : ceux qui peuvent s’adapter aux deux mondes, mais cette capacité est pensée comme pour les autres en termes d’état naturel. Ce modèle concret de connaissance ne permet pas de saisir un principe de structuration qui rendrait possible une réinscription de cet être dans l’économie. Il nous dit qu’il ne peut plus être dirigeant d’entreprise en étant sur la liste noire des « dépressifs » et que de toute façon, il ne pourrait plus traiter aussi durement ses employés, ce qui lui apparaît nécessaire pour être « performant » ; il ne peut non plus vivre dans le monde des « non performants » de par sa nature de « créateur » de richesses.

Substantifiées dans la constitution des êtres, les qualités de productifs et d’improductifs deviennent antagoniques au lieu de constituer un espace d’altération et d’altérités entre ces pôles de normes socioéconomiques. Cette distinction se territorialise : en tant qu’entrepreneur régional, il fait une liste des villes productives et des villes improductives. Cette lecture en termes de triage social repose pour celui qui connaît le développement sociohistorique de la région sur une expropriation de la mémoire sociale des expériences socioéconomiques régionales. Dans d’autres recherches, nous avons pu mettre en évidence des aménagements sociaux sur une longue période qui ont permis une accumulation concurrentielle à des entreprises tout en assurant une distribution sociale et même, dans certains cas, la participation des entreprises à des activités de redistribution sociale. L’entreprise Forano inc. (1873-1980) et la ville de Plessisville en sont un exemple remarquable (Sabourin 1993, 2010). Nous avons pu constater en rencontrant le personnel de la corporation de développement économique régional cette même absence de mémoire des expériences socioéconomiques régionales. Piqué de curiosité, on nous demande de parler de ce développement économique dans plusieurs entreprises de la région de Plessisville, développement qui a généré des surplus importants sans que soient versés de dividendes aux actionnaires pendant cinquante ans. Mais qu’a-t-on fait de cet argent, nous demande-t-on ? Les surplus ont servi à développer des activités industrielles afin de créer des emplois dans le but de reproduire et de développer les relations de parenté et d’alliance qui constituent l’économie du milieu. L’étonnement manifesté devant notre réponse nous a permis de constater que non seulement cette expérience socioéconomique n’était pas connue, mais également que les raisonnements sociaux sur lesquels elle reposait ne s’étaient pas transmis.

Conclusion : triage socioéconomique et fragmentation des économies nationales

Nous pouvons affirmer que l’économie des usagers de l’aide alimentaire nous a permis de constater les fortes limites de l’appropriation sociale de cet état de fragmentation de l’économie québécoise, sauf dans certains milieux restreints où sont transmis des savoir-faire, des raisonnements sociaux et des formes de réciprocité diverses allant jusqu’au don unilatéral, circonstancié socialement, permettant de faire face ainsi que de relativiser le triage social et les normes socioéconomiques dominantes.

Des pistes de recherche peuvent être dégagées de ces constats empiriques, qui invitent à mieux articuler la description des formes de réciprocité à celle des mémoires sociales dans une conception renouvelée de la morphologie sociale présagée par Mauss et Halbwachs. La fragmentation sociale des économies « développées » pose comme jamais auparavant la question de savoir s’il est juste d’affirmer que l’être humain « produit » de la société pour vivre (Weber 2007), selon la croyance que ce sont ceux qui créent des richesses économiques et les distribuent qui « donnent » naissance aux sociétés nationales ou aux autres formes sociales ; ces dernières apparaissant si résiduelles et arbitraires – plutôt que structurantes de la vie humaine et de son économie – qu’elles se fragmentent pour ne reconnaître que l’économique comme espace de vie. Notre étude montre que cette question ne se pose pas abstraitement, mais bien concrètement, par le biais des capacités sociales – à l’échelle individuelle et collective – qui permettent de produire une diversité de formes de réciprocité dans les pratiques comme dans la connaissance. Ces capacités sociales permettent ensuite de constituer une organisation, c’est-à-dire une appropriation, de ces formes de réciprocité. L’étude de la situation des populations recourant à l’aide alimentaire constitue pour nous un observatoire permettant d’élaborer une appréciation de la capacité générale de la société actuelle à produire pour vivre.