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Jusqu’à récemment, l’anthropologie a fait la sourde oreille au potentiel qu’offre le monde sonore[1]. L’enregistrement d’entrevues, de conversations, d’une performance musicale ou de l’ambiance d’un lieu durant le terrain ethnographique correspond à une stratégie méthodologique de base enseignée aux étudiants et couramment adoptée par les anthropologues. L’existence d’une captation sonore assure le chercheur d’une trace mnémonique du terrain qui nourrira ses futures analyses. Que serions-nous sans cette reproduction sonore ? La seule pensée de perdre ou de se faire voler ses enregistrements donne des frissons dans le dos. De retour du terrain, les enregistrements sont écoutés, transcrits, en partie ou en totalité, parfois par un assistant de recherche, et les cassettes, CD ou clips, archivés, relégués aux oubliettes. Mais qu’en est-il d’une approche qui irait au-delà de l’utilisation du son comme simple trace mnémonique de nos rencontres ? Plusieurs sources ou dimensions sonores, tels la voix, le bruit, le rythme, la texture, l’écoute attentive, etc., demeurent trop souvent sous silence lors des recherches ethnographiques.
Ce numéro spécial intitulé « Champs sonores » rassemble des contributions qui proposent d’expliquer comment les sons produits, enregistrés et manipulés peuvent affiner la démarche ethnographique en complexifiant nos cadres perceptifs et, par conséquent, nos cadres d’analyse. En adoptant une perspective anthropologique pour explorer les dimensions sonores, nous examinons non seulement des stratégies méthodologiques, mais aussi des approches théoriques permettant d’écouter autrement et de repenser le projet ethnographique. Il est temps de laisser place aux questionnements et réflexions que pourrait générer une attention particulière aux sons qui nous entourent lors de nos enquêtes. Comme l’a demandé James Clifford (1986 : 12 ; voir aussi Erlmann 2004) il y a plus de trente ans : « Qu’en est-il de l’oreille ethnographique[2] ? ». Ce numéro spécial espère contribuer à la réflexion sur le tournant sonore en anthropologie.
Le but ici n’est pas de proposer une approche sonocentrique (Bull et Back 2004 ; Feld 2015), mais de penser le son comme faisant partie d’un ensemble sensoriel qui se situe au centre des expériences relationnelles définissant le projet ethnographique. L’étude du son ouvre une porte complémentaire à l’étude du visuel ; elle contribue aux études sensorielles ainsi qu’à d’autres domaines, comme les études cinématographiques, puisqu’après tout, le cinéma, ce n’est pas juste des images (Chion 1994) ! La recherche portant sur la dimension sonore permet de parcourir des sensibilités sensorielles diverses, de porter attention à des éléments de tous les jours parfois oubliés ou pris pour acquis. Et bien que la musique nous interpelle, elle n’est pas l’objet principal de ce numéro, qui tente plutôt de considérer tous les types de sons comme porteurs de sens.
Pour aborder l’apport du son, il semble essentiel d’effectuer un survol du concept de « paysage sonore » (soundscape) développé par le compositeur canadien R. Murray Schafer (1994 [1977]). À quelques exceptions près (par exemple Feld 1990 [1982] ; Helmreich 2007 ; Rice 2008), le concept de paysage sonore n’a pas eu autant d’impact en anthropologie qu’il en a eu dans d’autres disciplines, notamment en études sonores (sound studies), mais aussi en arts, en études culturelles, en urbanisme et en communication. Schafer définit le paysage sonore comme « tout champ acoustique », « tout événement entendu ou écouté, et ne consistant pas en un objet vu » (Schafer 1994 [1977] : 8). Un paysage sonore est une collection de sons enchevêtrés, comme une peinture est un assemblage d’éléments visuels (Schafer 1994 [1977]). L’« écologie acoustique », qui est associée à Schafer et qui se définit comme l’étude des sons en relation avec la vie et la société (Schafer 1994 [1977] : 205), est parfois qualifiée d’approche « romantique matérialiste environnementaliste[3] ». Elle a eu un impact majeur sur le développement d’une approche écologique de la conservation et de la composition sonores.
Dans Our Sonic Environment, Schafer (1994 [1977]) explique comment les paysages sonores des villes et villages de l’époque précédant la révolution électrique, qu’il qualifie de « hi-fi » – pour haute-fidélité – se sont détériorés au point de devenir « lo-fi » – donc de basse qualité – au cours de la période industrielle. Il dénonce ainsi la pollution par le bruit causée par les machines et moteurs qui se sont imposés dans le paysage sonore moderne. Le World Soundscape Project, un groupe de recherche fondé par Schafer dans les années 1960, s’attaque à la pollution par le bruit en contexte urbain, tout d’abord au centre-ville de Vancouver, en développant des stratégies qui vont de la pédagogie populaire aux consultations publiques, en passant par l’enregistrement, la collection de clips et la composition de paysages sonores. Il faut souligner que, comme Schafer, certains de ceux et celles qui ont participé au World Soundscape Project étaient des artistes et des compositeurs, telle une des pionnières de la musique électroacoustique au Canada, Hildegard Westerkamp.
Il y a donc deux façons d’envisager le paysage sonore. Tout d’abord, il y a les sons qui nous entourent dans la vie de tous les jours, comme lorsque nous faisons une marche en forêt ou lorsque nous attendons l’autobus près d’une voie passante. Il y a aussi les sons que nous créons ou modifions volontairement. Comme l’explique Schafer (1994 [1977] : 205), nous pouvons tous guider l’orchestre qui performe le paysage sonore de ce monde, et nous pouvons aussi contribuer à réduire le bruit, et ainsi transformer les paysages sonores en espaces plus harmoniques et plus sensibles à la complexité des sons. Nous pouvons, par exemple, décider de ne pas utiliser la climatisation chez soi pour diminuer la pollution par le bruit. Composer une symphonie originale, comme l’a fait Schafer, est aussi une stratégie de transformation du paysage sonore.
Le « bruit » n’est évidemment pas une catégorie objective, et ce qui le distingue du « son » est à la fois d’ordre culturel, contextuel et personnel, mais pour Schafer, le bruit est l’ennemi du son et c’est pourquoi il faut chercher à l’éliminer. D’autres auteurs ont démontré qu’en tentant de mieux comprendre les phénomènes relatifs au bruit, il est possible de nourrir des réflexions qui vont au-delà d’une simple critique et du simple rejet des sons « que nous n’aimons pas ». Pensons par exemple aux travaux de Jacques Attali (2001 [1977]) sur la notion de pouvoir, à ceux de Douglas Kahn (1999) sur la noise music, de Steeve Goodman (2009) sur la torture en contexte militaire, de Brandon LaBelle (2010) sur le bruit comme forme de protestation et de présence, et de Karin Bijsterveld (2017) sur la santé des ouvriers travaillant dans les milieux industriels au début du XXe siècle. En outre, les recherches empiriques sur le bruit d’un point de vue infrastructurel et musical (Larkin 2008 ; Novak 2013) encouragent l’émergence de conversations sur la façon dont les sons circulent (ou non) à travers certains réseaux et médias, et sur la manière dont cela influence les formes de consommation et d’écoute.
Schafer porte également un regard critique sur l’enregistrement ou la reproduction sonore, un procédé qu’il nomme péjorativement « schizophonie », car il résulte en la séparation du son de sa source et de son contexte d’origine (objet, mouvement, événement). Lorsque j’enregistre ma voix, je la sépare de sa source, donc des organes de la parole. Dans le documentaire Listen (2009), réalisé par David New, qui porte sur le travail et la pensée de R. Murray Schafer[4], le concept de schizophonie est adroitement illustré. Vers la fin du court-métrage, on aperçoit Schafer soulever le bras de lecture d’une platine vinyle. L’auditoire réalise soudainement que Schafer vient d’interrompre la bande sonore du documentaire qui jouait en arrière-plan, une bande sonore que la plupart des auditeurs n’avaient probablement pas remarquée. Ainsi, Schafer nous invite à prendre conscience des sons qui nous entourent réellement et à diminuer l’attention portée aux sons enregistrés, qui sont, selon lui moins complexes et moins riches. Paradoxalement, la bande sonore du documentaire est une composition de Schafer intitulée Snowforms (1986). Celle-ci nous apparaît soudainement inutile, voire dérangeante, renforçant ainsi la critique de Schafer sur les sons enregistrés et sur la teneur de la schizophonie.
Bien que le concept de paysage sonore, tel que développé par Schafer, permette de réfléchir à la nature culturelle du son, de considérer les techniques existantes pour étudier le domaine sonore et d’explorer l’espace matériel des performances d’un point de vue anthropologique (Samuels et al. 2010 : 330), ce concept a été critiqué parce qu’il représentait une vision utopique et romantique du son, plus particulièrement du son dans l’espace urbain, où il est souvent associé à la pollution sonore. Tim Ingold (2007) a quant à lui souligné que le concept de paysage sonore sépare artificiellement l’ouïe des autres sens. De plus, Schafer présente le son comme un paysage que l’on admire, à distance et sans réel débat sur les questions d’agencéité et de perception (Ingold 2007 ; Helmreich 2010 ; Feld 2015). Enfin, l’approche proposée par Schafer peut faire penser à l’ethnographie de sauvetage associée à Franz Boas, et qui consistait à préserver, décrire et enregistrer toute forme culturelle « en danger » avant qu’elle ne disparaisse. Schafer et son équipe se concentraient sur la captation des sons non contaminés avant que la pollution sonore ne les envahisse.
En dépit de ces critiques, le concept fétiche de Schafer a tout de même inspiré – et inspire toujours – plusieurs chercheurs qui se sont approprié et continuent d’intégrer la matière sonore dans leur champ de recherche. Certains soulignent qu’une attention poussée pour le champ sonore peut générer une autre histoire des sens, et confronter ainsi la présomption du centrisme oculaire associé à la modernité. Par exemple, l’historienne Emily Thomspon propose, dans son livre The Soundscape of Modernity : Architectural Acoustics and the Culture of Listening in America (2002), une histoire de l’architecture aux États-Unis à partir des années 1920 non fondée sur une analyse visuelle. Ainsi, elle décrit comment l’architecture postfordiste a influencé notre manière de percevoir et d’écouter les sons en contribuant à la fabrication d’un son sec, croustillant et aseptisé, un son qualifié de moderne. Blesser et Salter (2007) revisitent également l’architecture d’un point de vue de l’expérience auditive. À partir de cassettes de sermons islamiques écoutés et diffusés en Égypte, Charles Hirschkind (2006) aborde la présence de multiples modernités acoustiques (aural modernities) et discute d’une éthique sonore et religieuse. Jonathan Sterne (2003) propose une des rares histoires des technologies de l’enregistrement et de leurs impacts sur la perception du son en construisant un parallèle avec l’émergence des technologies de la conservation (conserves de produits alimentaires, embaumement). Le livre Les cloches de la terre (1994), écrit par l’historien des sens Alain Corbin, porte sur la présence – puis la disparition – des cloches dans le paysage sonore de la campagne française au XIXe siècle, évoquant ainsi un riche paysage sensoriel en changement. Le travail de Corbin a influencé plusieurs anthropologues travaillant avec le son, notamment Steven Feld, qui a réalisé plusieurs enregistrements de cloches en Europe et en Afrique (Feld 2002, 2004a, 2004b, 2005 ; voir aussi l’entretien dans ce numéro). En rapportant l’histoire de femmes DJ et de compositrices de musique électroacoustique, Tara Rodgers (2010) montre la pertinence du son pour les préoccupations féministes. Ces exemples démontrent que les études sonores représentent un champ fertile de recherche et de création et que malgré les critiques qui lui sont adressées, Schafer demeure un pionnier incontournable du monde sonore.
L’anthropologue, ethnomusicologue et linguiste Steven Feld, qui a transformé l’anthropologie du son en une anthropologie par le son (Feld 1996 ; voir aussi notre entretien dans ce numéro), a été inspiré par le concept de paysage sonore, mais il s’en est aussi dissocié. Au cours de son terrain en Papouasie-Nouvelle-Guinée dans les années 1970, Feld (1990 [1982]) a compris et décrit les chansons performées par les Bosavis comme des adaptations de la forêt tropicale dans laquelle ils vivaient. Mais elles étaient beaucoup plus que ça. Feld a réalisé que ces chansons étaient des cartes vocales de la forêt tropicale, qu’elles étaient chantées du point de vue des oiseaux, qui représentaient les ancêtres décédés. Pour s’immerger dans la phénoménologie de la perception, du corps, du lieu et de la voix, il a dû emprunter une approche ontologique différente (Feld 1990 [1982], 2015). Par exemple, plutôt que de considérer les sentiers d’un point de vue terrestre, il a dû se transposer dans la peau des oiseaux pour comprendre la poétique des sentiers aériens passant au-dessus des rivières (Feld 1990 [1982], 2015). Les réflexions de Feld, alimentées par des enregistrements (Feld 1991), ont généré une approche relationnelle du domaine sonore qui, en tant que telle, répondait aux lacunes fondamentales de la pensée de Schafer (Feld 1994, 1996).
Pour se référer à la primauté du son et de l’écoute comme modalité de formes de connaissance et « d’être » dans le monde, Steven Feld (1996) propose le terme « acoustémologie », une fusion entre acoustique et épistémologie. Fondé sur une ontologie relationnelle, le concept d’acoustémologie repose sur l’idée que nous apprenons à travers un processus cumulatif et interactif appuyé par des expériences participatives et interactives (Sterne 2012 : 13-14). En comparaison avec le concept de « paysage sonore » tel que développé par Schafer, qui fait du son un indicateur de la façon dont les humains vivent dans leur environnement, l’acoustémologie est relationnelle ; elle est située, fluide, réflexive et contextuelle. Cela contraste avec l’impression de rigidité, de distance et de séparation des sens associées au « paysage sonore ».
L’acoustémologie peut s’appliquer à différents contextes. Thomas Porcello (2005 : 270) s’est inspiré de l’acoustémologie pour observer l’impact des technologies dans la médiation de la sensation et de l’expérience sonores, un processus qu’il nomme « techoustémologie ». L’expérience empirique de consommation des sons grâce aux technologies (radio, enregistrement, instrument de musique électrique, télévision, jeu vidéo, etc.) s’inscrit dans un espace culturel et social et une période historique qui sont associés à des technologies et à des modalités de perception (Porcello 2005 : 270). Les travaux de Kyle Devine (2013) sur l’intensité sonore (loudness) démontrent comment l’invention des amplificateurs et l’émergence des technologies numériques ont contribué à changer la perception du son moderne.
Dans le cadre de ce numéro, l’apport du compositeur et acousticien français Pierre Schaeffer doit aussi être souligné. C’est après la Seconde Guerre mondiale qu’il crée la musique concrète, un genre musical expérimental et électronique basé sur des techniques de transformation et de collage sonores. Son but était de réinventer la structure de production des instruments traditionnels, des rythmes et de la théorie en considérant tous les sons comme pouvant faire partie d’une pièce musicale. L’Étude aux chemins de fer, composée en 1948, l’une des premières compositions de musique concrète, assemble des sons de trains enregistrés, sons qu’il transforme et répète. Schaeffer (1966 : 91) utilise le terme « son acousmatique » pour définir le son que l’on peut entendre sans en reconnaître la cause. Au contraire de Schafer, qui associe la reproduction sonore à la schizophonie, le compositeur français épouse la malléabilité des sons enregistrés qui, matérialisés en « objets physiques », peuvent être transformés au gré de la volonté du compositeur (Schaeffer 1966 : 91).
Pierre Schaeffer définit le « champ sonore » comme un espace acoustique ayant ses propres conventions. Dans son livre Traité des objets musicaux (1966), il compare la performance d’un orchestre dans une salle de concert à l’écoute, dans son salon, du même concert enregistré. Il explique que ces deux situations correspondent à deux « champs sonores », bien que leurs distinctions peuvent s’effacer. Un exemple : écoutant la performance assis dans son salon, on s’imagine l’écouter comme si nous étions au concert. Les conventions de chaque espace acoustique ou champ sonore sont donc subjectives, bien que pour des acousticiens tels que Pierre Schaeffer, qui considèrent le son comme un objet physique, elles s’appuient sur des notions précises (par exemple la perspective et les plans sonores, l’écho et la réverbération).
Bien que ce numéro d’Anthropologie et Sociétés couvre une large gamme de thèmes, quelques sujets qui sont au coeur des études sonores et de l’anthropologie du son sont demeurés sous silence. Par exemple, les études ethnographiques s’intéressant aux médias sonores tels la radio (par exemple Fanon 1972 [1959] ; Spitulnik 2002) et aux lieux contrôlés, comme les studios d’enregistrement (Meintjes 2003) et les sous-marins (Helmreich 2007, 2009), ont généré de riches conversations sur la relation entre le son et l’espace, mais aussi sur les contextes socioculturels et historiques dans lesquels le son se situe. De plus, les réflexions d’Helmreich (2007, 2009) sur le concept d’immersion et le processus de transduction au cours du terrain ethnographique contribuent aux questionnements théoriques et méthodologiques sur le rôle des anthropologues. Enfin, les études sur le son en mouvement dans les contextes urbains (Bull 2000, 2007) proposent de nouvelles manières de concevoir notre mobilité dans l’espace social et notre relation avec celui-ci.
Le concept de « champ » tel qu’adopté dans ce numéro suggère que le son peut s’explorer, s’étudier et s’entendre de différentes manières et selon des perspectives variées, en symbiose avec les autres sens. En plus de nous conduire métaphoriquement vers le son (champ/chant), le terme « champs sonores » permet de réfléchir à la façon dont divers univers sonores s’enchevêtrent et évoluent dans le temps et l’espace, et d’envisager le son d’un point de vue culturel, social et même politique. Ce numéro s’approprie donc le son d’un point de vue anthropologique tout en misant sur une approche multidisciplinaire qui emprunte à divers domaines tels l’art sonore, la communication, la musique et l’ethnomusicologie, le cinéma, le théâtre, l’urbanisme, la géographie et les études environnementales. Sont réunies dans ce numéro des stratégies méthodologiques et des approches théoriques permettant d’écouter attentivement les sons qui composent notre monde, et de reconsidérer les contributions du son aux questions épistémologiques et théoriques qui sont au coeur de l’anthropologie.
Contenu du numéro
Différents champs sonores sont abordés dans ce numéro ; ils contribuent tous d’une manière ou d’une autre à répondre à la question : « Que nous apporte le son en anthropologie ? ». Que ce soit d’un point de vue méthodologique, théorique ou même exploratoire, les articles réunis dans ce numéro démontrent qu’une sérieuse considération du son durant le travail ethnographique permet d’ouvrir de nouvelles perspectives de réflexion et de recherche. Leurs auteurs représentent une génération émergente d’anthropologues, de pédagogues et d’artistes qui s’intéressent à la dimension sonore comme outil de recherche et d’analyse. Ainsi, « Champs sonores » espère contribuer de manière unique au développement de cette tendance croissante dans notre discipline.
Dans le premier texte de ce numéro, Nathalie Boucher et Christopher Fletcher utilisent l’enregistrement sonore comme méthode d’exploration d’un lieu public urbain, soit le square Viger, un parc situé au centre-ville de Montréal et aujourd’hui menacé. C’est au cours d’une marche sonore qu’ils ont tendu l’oreille à ce lieu entouré de béton et de trafic, situé au-dessus d’une autoroute souterraine. Ainsi, ils ont décelé différentes couches, textures et rythmes sonores caractéristiques du square. Ils décrivent comment les rythmes du quotidien et les traces du passé se rencontrent et soulèvent la complexité des couches sonores qui s’assemblent et se démantèlent continuellement sur ce territoire spatial et temporel. Le son de la rivière qui coulait autrefois a été remplacé par le « clic-tic » de l’industrialisation et le son de la circulation ouest-est dans cet espace longtemps abandonné et maintenant menacé. L’enregistrement représente ici plus que la trace mnémonique d’une ambiance sonore captée lors d’une expérience de terrain. Il devient l’outil avec lequel les chercheurs puisent dans les textures et les rythmes d’un lieu pour ainsi proposer une autre écoute, une autre appréciation d’un endroit. En écoutant l’histoire contée par le lieu lui-même et en se montrant sensibles au son, les auteurs démontrent que le square Viger est bien plus qu’un espace de béton froid et grisâtre où on ne fait que passer.
C’est le potentiel de ce type d’écoute attentive que je vise à promouvoir auprès des étudiants du premier cycle inscrits au cours « Anthropologie du son » offert au département d’anthropologie de l’Université de Victoria depuis 2012. Dans l’article « D’étudiant à “élève du son” », j’élabore une stratégie pédagogique expérientielle qui tente de transformer l’étudiant en agent créateur capable d’articuler une pensée critique et originale face aux domaines sonores. L’article décrit les étapes clés de l’exercice, qui se déroule en partenariat avec le Musée royal de la Colombie-Britannique à Victoria. C’est au cours de cet exercice, qui se déroule tout au long de la session, que les étudiants pourront expérimenter un « éveil sonore » et se transformer peu à peu en « élèves du son ». Leur écoute attentive se raffine, mais plus important encore, ils acquièrent les connaissances permettant de créer un paysage sonore inspiré d’un objet, d’un diorama ou d’un élément architectural du musée. À la fin de la session, leur composition originale est présentée lors d’un événement organisé par le musée. L’article souligne que c’est grâce à l’immersion dans les sons – anthropologie par le son, pour reprendre l’expression de Steven Feld – durant le processus de création du paysage sonore que les étudiants atteignent leur pleine capacité de réflexion et qu’ils découvrent le potentiel du son en anthropologie et également, je l’espère, dans leur vie personnelle.
C’est également dans un esprit pédagogique et de partage que l’anthropologue, ethnomusicologue, technopédagogue et musicien Alexandre Enkerli explore la sphère Maker, un mouvement technocentré qui s’approprie la technologie numérique pour proposer de nouvelles façons d’écouter et d’apprécier l’expression sonore à travers la création. Enkerli offre une vision intimiste des fondements et questionnements qui sont au coeur du mouvement Maker ou « faites-le-vous-même » (« Do It Yourself ») et qui s’adonne, entre autres, à la fabrication de sons et de projets musicaux. C’est dans le cadre d’un processus de « bricolage numérique » défini comme « un ensemble de pratiques associées à la fabrication d’outils et de contenus à l’aide de moyens informatiques ou électroniques variés » (p. 73) que les jeunes et moins jeunes se regroupent dans des espaces communs et physiques – foires, écoles, bibliothèques – pour « essayer de changer le monde » en unissant leurs efforts grâce à des moyens technologiques. Sans idolâtrer le mouvement Maker, auquel les hackers sont associés, Enkerli reconnaît tout de même l’essence créative et alternative de ce mouvement, qui encourage une éthique du partage, du communautaire, de l’expérimentation ouverte et de la collaboration dans le cadre de ce qu’il appelle « l’appropriation des technologies et des sons ». L’implication de l’auteur auprès des enfants dans le cadre d’ateliers technologiques immersifs et créatifs démontre également son désir de transmettre un idéal d’innovation et de créativité qui fait écho à l’argumentaire que je développe dans l’article précédent.
Après avoir exploré la sphère Maker, nous nous rendons dans un « territoire acoustique » (LaBelle 2010) souterrain. Nick Wees présente les résultats d’une enquête ethnographique menée dans le métro de Montréal auprès des buskers, des musiciens qui performent dans ce système de transport souvent perçu comme un lieu transitoire et inhospitalier. Pour mieux en saisir les mouvements sonores, Wees considère, d’une part, la performance des musiciens, et d’autre part, la matérialité de cet espace souterrain. Les stratégies mises en oeuvre par les musiciens pour déjouer, augmenter ou éviter des effets de réverbération ou d’écho – entre autres – provoqués par certains passages ou certaines structures architecturales nous renseignent sur la fine connaissance de la matérialité sonore du métro acquise par les musiciens. Wees évite de se référer à un seul type de buskers, les motivations de ces derniers étant multiples et les stratégies qui influencent leurs performances s’exprimant différemment. Enfin, l’auteur adopte une approche relationnelle et sensible aux rythmes du métro pour explorer la façon dont les caractéristiques spatiales et acoustiques du lieu nous informent sur les pratiques des musiciens. Leur performance, leur présence ainsi que leurs interactions avec les passants et avec le lieu lui-même sont comprises comme un « acte d’assemblage » qui s’appréhende dans l’action.
Nous poursuivons sur le thème de la performance des musiciens avec Katrina Kosyk, mais nous nous déplaçons loin de Montréal et de son réseau de transport souterrain. Kosyk nous amène dans la région archéologique de la Grande Nicoya de la période tempisque (de 500 ans avant notre ère à 300 ans après J.-C.) pour discuter des « interfaces gestuelles », définies comme des pratiques sonores telles que des techniques de respiration et des postures de jeux qui peuvent être associées à certains instruments et aux pratiques d’un groupe en particulier. C’est en empruntant trois interfaces gestuelles – ergonomiques, interprétatives et sensorielles – que Kosyk revisite le site archéologique G-752Rj, situé dans la province de Guanacaste au Costa Rica, où plus de 110 aérophones ont été retrouvés. Dans le cadre d’une recherche empirique et sonique, Kosyk a manipulé, joué et enregistré les instruments archivés au Musée national du Costa Rica, à San José, et a répertorié les caractéristiques et l’iconographie associées à chacun d’entre eux. L’auteure démontre que la conception des instruments (leur mode de construction) influence les interfaces gestuelles observées durant son enquête. L’approche archéoacoustique adoptée par Kosyk est courageuse, car très peu d’études sur le son et les instruments du passé ont été réalisées jusqu’à aujourd’hui, cela étant dû en grande partie à l’éphémérité et à l’apparente non-matérialité du son, qui refroidissent les archéologues. Pourtant, les interfaces gestuelles observées par Kosyk démontrent qu’avec une écoute attentive, le son du passé peut révéler bien plus que ce que l’on pense sur les traces de nos ancêtres.
Les deux derniers articles touchent à la voix comme véhicule d’une réflexion critique sur les questions de colonialisme, d’authenticité et d’appropriation. Gabriel Dharmoo, artiste sonore contemporain, s’adonne à une autoréflexion, voire une autodérision de la pièce Anthropologies imaginaires (2014), performance vocale et musicale accompagnée d’une composante théâtrale et vidéo qu’il a écrite et interprétée devant public à travers le monde. Dharmoo se penche plus précisément sur les dimensions critique, satirique et éthique de la réalisation, de la performance et de la réception de son installation. L’auteur raconte avoir été influencé par le folklore imaginaire et la fiction, les musiques folkloriques, classiques et traditionnelles existantes et non occidentales. Il performe lui-même onze types de vocalisations, qui s’inspirent de cultures imaginaires empruntées à la fiction, mais influencées par des formes de vocalisations existantes. Petit à petit, la nature satirique et dérisoire de son propos émerge durant la performance, laissant place à la voix comme puissant véhicule d’une critique post-colonialiste et post-exotique. Cette performance, que Dharmoo qualifie de « canular », pousse à réfléchir sur la portée de la voix et de la satire comme stratégies d’approfondissement de la critique coloniale. À une époque où les questions d’appropriation en arts sont au coeur de problématiques identitaires – pensons à la récente controverse autour du spectacle SLĀV (2018) d’Ex Machina, Robert Lepage et Betty Bonifassi – Dharmoo articule, par la voix et la satire, une critique importante qui permet de s’interroger sur la colonialité de notre propre pensée en tant qu’individu, mais aussi en tant que participant au dessein anthropologique.
Il faut noter que l’art sonore, un art performatif en plein essor, a un impact prononcé sur l’intérêt des anthropologues pour les études sensorielles. Ceux-ci adoptent des approches empruntées aux domaines des arts (par exemple Boudreault-Fournier 2016) ou s’associent à des artistes sonores pour la réalisation de projets communs. La performance Displace 2.0, des artistes Chris Salter et TeZ et de l’anthropologue David Howes, en est un exemple[5]. De son côté, Steven Feld a travaillé avec l’artiste Virginia Ryan dans le cadre du projet Castaways (Ryan et Feld 2007)[6], une installation multimédia qui redéfinit les frontières entre l’art et l’anthropologie en explorant de nouvelles avenues de recherche (voir également Schneider et Wright 2013). En d’autres termes, la dimension sonore contribue à développer de nouvelles formes de collaboration et d’exploration qui, de leur côté, permettent aux anthropologues de repenser le projet ethnographique.
C’est au Labrador que Tom Artiss a conduit son terrain ethnographique pour explorer la « voix » des Inuit, et plus particulièrement la politique des sons et des sentiments véhiculés dans les chansons composées localement et souvent diffusées par la radio communautaire. Plus de la moitié du temps d’antenne de la radio communautaire est réservée à la musique, et le deux tiers de cette période est déterminé par des demandes spéciales. Dans son texte, Artiss propose une « écoute en détail » (dans le style de Vazquez 2013) de trois chansons de style country composées par des musiciens locaux et devenues des références de l’affect et de l’identité des Inuit, et – métaphoriquement – de leur voix. Artiss s’efforce de démentir l’idée que les formes euroaméricaines de musique inuit ne représenteraient pas de manière authentique le passé traditionnel des communautés locales. L’auteur tisse son argumentaire à divers niveaux, et en commençant par raconter la création de ces chansons – il a discuté avec les artistes et les musiciens –, puis en décrivant les relations de ces chansons avec la communauté, et en soulignant les traces coloniales qu’elles portent et qui témoignent du vécu des Inuit. Enfin, c’est par la diffusion de ces chansons à la radio communautaire que prend forme un « paysage sonore auditif-affectif » en cohésion avec les identités individuelles et collectives des Inuit. Cela nous rappelle que le son joue un rôle primordial dans l’imaginaire spatial et collectif (Born 2013), et que par la médiation (la radio par exemple), le son incorpore de nouvelles dimensions sociales, technologiques et temporelles (Born 2005). Les trois chansons analysées par Artiss portent l’identité inuit, elles créent une « structure de sentiment sonore » liée aux continuités affectives de la communauté, et qui se transforme au fil du temps.
Un entretien avec Steven Feld clôt ce numéro. À travers les mots de cette figure incontournable de l’anthropologie contemporaine, nous revisitons les concepts d’acoustémologie et d’anthropologie par le son. La richesse de son vécu se lie au chemin parcouru par le champ sonore en anthropologie. Son témoignage affirme, comme le font les autres contributions à ce numéro, que le domaine sonore n’est pas qu’une dimension accessoire à l’expérience du terrain ethnographique, mais qu’il peut aussi, lorsqu’on y prête l’oreille, générer de nouvelles façons de penser et de réfléchir à ce que nous voulons que devienne l’anthropologie.
Ce que nous apporte le son
Il est clair que le son peut contribuer au projet anthropologique de diverses manières. Pensons seulement aux approches sensorielles qui contribuent à de nouvelles façons d’explorer le terrain ethnographique ainsi que le monde qui nous entoure (Corbin 1990 ; Howes 2003 ; Pink 2009). Cette introduction aux « Champs sonores » propose quelques pistes de réflexion que j’aimerais placer en dialogue avec les contributions à ce numéro.
Tout d’abord, j’invite le lecteur à regarder la photographie de Nelson Arruda reproduite sur la page couverture. Elle a été prise tôt le matin aux abords de la rivière Saint-François, à Drummondville (Québec, Canada), et est volontairement placée à la verticale. Cette position, peu habituelle pour un paysage, peut pousser certains à s’interroger sur la signification de la photographie. Est-ce une image provenant du test de Rorschach ? Est-ce que les branches des arbres sont en réalité des textures cristallines microscopiques ? Ou encore, et avec un peu d’imagination, pourrait-on apercevoir des filaments de givre se former sous nos yeux ? La position verticale de la photographie déstabilise nos référents et nous pousse à nous interroger sur la nature de ce que nous captons avec les yeux. Le référent de la photographie nous apparaît pourtant évident lorsque nous la regardons à l’horizontale. C’est cette verticalité qui m’a tout d’abord interpellée. Les arbres se reflétant symétriquement dans l’eau, de l’autre côté de la ligne d’horizon, rappellent la représentation visuelle du son reproduite par un sonagramme ou dans un programme numérique de montage sonore.
C’est donc ce basculement du regard qui m’emmène à discuter du potentiel de la dimension sonore pour stimuler des questionnements autres. Toutes les contributions au présent numéro démontrent qu’une attention au domaine sonore génère de nouveaux horizons, c’est-à-dire qu’elle encourage l’exploration sous de nouveaux angles. Par exemple, Boucher et Fletcher nous font redécouvrir, à travers le son, un espace qui visuellement n’attirait plus aucun égard. Wees nous fait remarquer les contraintes et opportunités soniques que procure le système de transport souterrain de Montréal, et Kosyk partage avec nous une nouvelle manière de penser les traces sonores d’anciens instruments comme moyens de concevoir les interfaces qui unissent les pratiques de certains groupes. Ces constats sont rendus possibles grâce à une attention particulière aux « champs sonores ». Par conséquent, ce numéro nous oblige à penser le son comme une dimension incontournable – bien que souvent négligée – du terrain ethnographique.
Je puise dans les articles de ce numéro pour souligner six autres apports du son à la discipline de l’anthropologie :
L’écoute attentive et l’enregistrement sonore sont des outils productifs d’exploration et de réflexion ; ils ne correspondent pas seulement à des dispositifs méthodologiques et mnémoniques.
L’immersion dans la création sonore (enregistrement, montage) contribue à repousser les frontières de la discipline et permet de cibler de nouveaux enjeux. Il est à noter qu’un argument similaire pourrait être proposé en rapport avec le visuel et l’audiovisuel.
Une attention aux vibrations sonores permet de rendre visible la matérialité des mouvements sonores et de leurs interactions avec les autres composantes d’un espace donné.
Le son joue un rôle complémentaire dans les approches sensorielles et phénoménologiques des expériences ethnographiques.
Le son nous encourage à développer une ontologie relationnelle de l’apprentissage en anthropologie.
Les dimensions sonores multiples – silence, bruit, voix, réverbération – participent aux discours coloniaux et postcoloniaux. Elles permettent d’exprimer une position critique en plus d’orienter les sphères politiques et revendicatives.
Comme le dit Steven Feld à la fin de l’entretien publié dans ce numéro, il est maintenant « possible d’encourager nos étudiants à prendre plus de risques et à expérimenter davantage, tout en portant une attention sérieuse aux questions qui ont façonné la discipline et qui lui permettent de continuer à se transformer » (p. 207). J’élargis ses propos pour inviter non seulement les étudiants, mais aussi les anthropologues à tendre l’oreille vers les dimensions sonores qui les entourent. L’écoute attentive guide nos relations avec nos collaborateurs et les participants à nos recherches. Adopter une telle approche pour entrer en relation avec l’ensemble du monde sonore contribuerait certainement à l’émergence de profondes et nouvelles façons de comprendre les enjeux qui nous concernent. Le son est en pleine vibration, et c’est à nous de le capter pour mieux l’écouter.
Parties annexes
Notes
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[1]
J’aimerais remercier tous les évaluateurs anonymes qui ont accepté de lire et de commenter les articles inclus dans ce numéro spécial. Merci à Robert Fournier et à Sophie Paré-Beauchemin d’avoir traduit plusieurs textes de « Champs sonores ». Enfin, je remercie la directrice, Sylvie Poirier, la rédactrice adjointe, Fabienne Labbé, et le comité de rédaction de la revue Anthropologie et Sociétés pour leur soutien et leurs précieux commentaires.
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[2]
Toutes les citations dans ce texte sont librement traduites de l’anglais.
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[3]
Voir le documentaire The Soundtracker (2010), du réalisateur Nicholas Sherman, qui présente un portrait du travail et de la pensée du « chasseur de son » Gordon Hempton et qui illustre, sans toutefois faire référence à R. Murray Schafer, une telle vision.
-
[4]
Le film, d’une durée de 6 minutes, a été diffusé lors de la remise du Prix du Gouverneur général du Canada de la réalisation artistique à R. Murray Schafer, en 2009. Le film peut être visionné en ligne sur le site de l’Office national du film du Canada : https://www.nfb.ca/film/listen/.
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[5]
Voir : http://www.digicult.it/news/a-conversation-with-chris-salter-on-displace-2-0/
-
[6]
Voir la vidéo produite par Feld : https://www.youtube.com/watch?v=2cdxje0-QRY
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