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Introduction

La majeure partie des écrits traitant des sans-abri tente de définir quelques-unes de leurs caractéristiques à partir de certains discours : ceux de la population, ceux des politiques de gestion de la mendicité, ou encore ceux des sans-abri eux-mêmes, en effectuant, dans ce dernier cas, une « ethnologie des sans-logis » (Terrolle et Gaboriau 2003). Une difficulté élémentaire consiste donc à désigner les sans-abri puisque existent une série de vocables, tantôt utilisés indifféremment, tantôt spécifiés (souvent dichotomiques) et pourvus d’une fin classificatoire pour les chercheurs ou les intervenants sociaux. L’importance de ces désignations, tant sémantiques que sémiologiques, se révèle ensuite dans la gestion sociale qu’elles induisent, conformément à la catégorie, tant sociale que politique, qu’elles constituent au fil des époques. Après avoir établi les bases de cette catégorisation dans l’histoire européenne récente, le présent article vise à identifier et à comprendre un des processus de construction sociale du sans-abri, mais in situ, chez les bénévoles d’une association caritative à Marseille[1], ville du Sud-Est de la France, à travers son « accueil de nuit » consacré aux sans-abri.

Cette association ne tente pas de régler le problème de la mendicité, mais plutôt d’apporter un mieux-être aux sans-abri rencontrés. Chaque soir entre 19 heures et minuit, une voiture sillonne la ville avec une équipe mixte de quatre à cinq bénévoles pour leur distribuer une aide alimentaire ou de services. Nombre de participants parlent d’une mission de proximité avec le sans-abri, de façon à recréer un lien social sinon, à leurs dires, inexistant. C’est dans cet essentiel que les bénévoles apprennent, au fil des « tournées de nuit », leur rôle d’intervenant social. Ce faisant, ils redéfinissent ou réaffirment la marginalité du sans-domicile-fixe (SDF), par la découverte puis la gestion, de son altérité. Notons que cette altérité est socialement et politiquement (pré)établie dans l’histoire européenne du mendiant[2], qu’elle est constitutive d’une mémoire collective dont chaque bénévole est pétri avant son arrivée à l’activité. Cette mémoire collective sera confrontée à la réalité de terrain dans l’espace public. Le savoir « vécu » évoluera alors vers une nouvelle mémoire collective de l’autre de la rue, jusqu’à une construction sociale typologique in situ du sans-abri, autour de cinq profils. Nous verrons que cette construction sociale induit un phénomène d’« atomisation sociale[3] » qui, par le biais de la division du capital, confère un pouvoir aux institutions en matière d’aide à l’autre.

De la construction sociale européenne du mendiant de jadis au sans-abri d’aujourd’hui

Dans les pays d’Europe, les mendiants sont des personnages qui ont traversé les siècles en même temps que les systèmes de représentations. Ces systèmes ont graduellement évolué en fonction de la place que la société a accordée à cette frange de la population, place qui se concrétise dans leur identification sociale, jusqu’à la stigmatisation, et dans la gestion politique de la mendicité. Dès le XIIe siècle, la société dichotomise les mendiants en « pauvres honteux » ou « mendiants valides ». Le précapitalisme du XIVe siècle[4] amplifie ces désignations en appliquant les premières mesures contre l’injustifiable mendicité de ceux devenus soudain « surnuméraires » par leur rapport impossible au travail. Aussi, étant perçus comme des individus mal famés et de mauvaise vie, à moins d’être déclarés et reconnus inaptes au travail, les pauvres sans-le-sou seront-ils condamnés jusqu’au XVIe siècle dans toute l’Europe (galères, emprisonnement, bannissement). Entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, on préférera une rééducation par le travail forcé dans des maisons spécialisées (workhouses, ateliers de charité, dépôts de mendiants). Au siècle suivant, le personnage du mendiant devient problématique dans toute l’Europe puisque le travail s’affirme comme la clef de la seconde révolution industrielle et de la société moderne. Comme il est non productif, et parce qu’il est l’antithèse de la société capitaliste en devenir, le mendiant incarne les notions de « gaspillage pour la collectivité » (Rodriguez 1999) et de dangereuse absence d’hygiène, dont les normes ont désormais changé[5].

Tandis que le premier chômage technique révèle ensuite les limites de la société du plein emploi, le travail continue d’être pensé comme seule solution intégrative contre la pauvreté, voire l’exclusion. Ce paradoxe donne naissance aux premières séries d’aides visant au maintien dans la société : c’est en 1948 que la loi d’un minimum pour tous entrera en vigueur. Ce maintien soulève toutefois des questions dans les débats naissants sur le rapport assistanat-passivité, dès lors qu’il peut enfermer le bénéficiaire dans la résignation et la dépendance. Dans un contexte ou s’accentue la disqualification sociale (Paugam 2000 ; Castel 1999), la dichotomie se référera désormais aux « employables » ou « insérables », anciennement « pauvres valides », et aux « inemployables » ou « non insérables » (Damon 2002), à la fois gaspilleurs d’argent et sanitairement dangereux, assimilables aux « pauvres honteux » d’autrefois. Si ce schéma classificatoire entérine le constat d’une pauvreté à deux visages, l’État ne se penchera désormais que sur le destin des non-travailleurs involontaires ; il se désintéressera de l’insertion du vagabond, qui devient quant à lui la figure type de l’asocial, du marginal, ayant son mode de vie propre et bénéficiant, ou pas, des aides mises à disposition, de manière sporadique ou continue. L’absence de travail et de logement devient ainsi l’axe de réflexion et de gestion de la mendicité, qui aboutit parfois à des mesures répressives plus ou moins déguisées pour rendre invisible cette frange de la population[6].

Ce survol permet de concevoir l’image contemporaine du mendiant à la croisée de deux construits, le premier engendrant le second. Tout d’abord, le construit politique d’une société progressiste capitaliste qui, en faisant du travail la valeur et le tout de la vie sociale, isole le mendiant dans un sous-statut de la pauvreté ou néopaupérisme (Castel 1999 : 665) qu’elle a elle-même engendré, au moment de la crise du plein emploi, et dont le mendiant ne peut pas sortir. Mais, parallèlement, et parce que le mendiant est une figure particulière de l’espace public en tant que baromètre de la « santé capitaliste » de la société, il en découle une représentation courante, qui s’homogénéise au fil de l’histoire et esquisse un portrait unique, synthétique, aisément repérable dans les discours de tout un chacun aujourd’hui en France. Ce portrait est complété par un construit social de l’image du mendiant, au sens où Goffman l’entend (1974), somme des critères l’identifiant au fil des époques : mendicité, inactivité apparente, manque de soin et d’hygiène résultant d’un mode de vie dans la rue. Le postulat d’un construit social partagé ressort en effet de la confrontation des réponses de dix informateurs français[7] (choisis de manière aléatoire et n’ayant aucun lien avec les sans-abri) sur l’identification des sans-abri dans l’espace public. Nous constatons une pérennité de la mémoire collective européenne du mendiant.

Les réponses concernent d’abord l’aspect extérieur du SDF, hérité pour partie de la représentation du XIXe, et se concentrent sur sa saleté et son mauvais état de santé. Ainsi, les sans-domicile sont dits mal habillés, mal rasés, malpropres, avec de vieux vêtements, « des vieux pulls crasseux » (maçon), plutôt larges, pas à leur taille, froissés. Ils sont chargés, « ont toutes leurs affaires sur eux ». Ils ne se lavent pas, « ne sentent pas très bon » (jeune femme médecin), ont les ongles et les cheveux sales, la barbe et les cheveux longs. Cette apparence extérieure donne à penser que le sans-abri néglige sa personne : « Il a aucune notion de son aspect, il se fout de son aspect » (maçon). Ils semblent « fatigués » ou « hagards », ont le visage « fripé » ou « terreux » (ouvrière agricole). Le mendiant apparaît aussi sous les traits de quelqu’un d’aviné, établissant par là même des caractéristiques physiques repérables : « ils ont le visage ravagé par l’alcool » (retraité).

Leurs moyens de subsistance se concentrent autour d’activités marginales : mendicité ou offre de services (portiers, nettoyeurs de pare-brise) et suscitent un sentiment de gêne. Le SDF est vu parfois seul, souvent « à plusieurs », « en groupe », avec ou sans chien. On les dit « polis » parce que « ils disent toujours bonjour » (manoeuvre), mais aussi immuables : ce sont « les mendiants des années 1900 » (ouvrière agricole). À cela s’ajoute une attitude repérable « de désoeuvrés » ou « de mendiants » (ibid.), sachant qu’« ils se comportent comme s’ils étaient SDF ou marginaux… tu les reconnais » (retraité), « quand ils te regardent, ils ont l’air complètement perdu » et « ils font de la peine » (retraitée). Ces propos suggestifs, mêlant mémoire collective et observations actuelles, sous-tendent une « sagesse populaire » (Declerck 1996) déclinée sous les traits de personnages tant velléitaires qu’asociaux, refusant délibérément toute aide : « Ils sont bien dans leur merde, ils sont bien dans leur truc […], bien dans leur liberté. Ils veulent rien de la société, pas de souci de payer » (maçon). Toutefois, une distinction s’opère entre mendiants de jadis et SDF : « y’a plus de SDF que de clochards » (ouvrière), « avant c’était le clochard avec du vin, maintenant la pauvreté est différente » (retraitée). Parfois, « on ne les reconnaît pas toujours, seulement ceux sur la pente descendante. Les femmes SDF on les reconnaît pas bien » (greffière). Quant aux lieux de visibilité des sans-abri : « toujours au même endroit », ils se tiennent « dans les escaliers du métro, à l’endroit le plus froid » (retraité), « aux feux rouges », « sur les trottoirs, hors des magasins », « devant la Poste », « sur les bancs publics ou les places » (tous). Cette identification visuelle se complète par celle de la posture : étant « assis, allongés par terre » ou « sous des tas de vêtements » (tous), « inactifs, inertes » (maçon, retraité), parfois, ils inquiètent : « je regarde toujours s’ils respirent, si ça bouge » (jeune femme médecin).

À partir de ces attributs partagés, l’intégration du construit politique historique du sans-abri a glissé vers les caractéristiques sociales pour constituer, en synthèse, une image uniforme du mendiant « moderne ». Et quoiqu’une distinction s’établisse entre mendiants « de jadis » et « nouveaux » sans-abri, la dénomination de ces derniers recourt largement, depuis les années 1990 (Damon 2004), au vocable « SDF » ou « sans-domicile-fixe ». Et c’est avec ce bagage identifiant que le bénévole partira sur son terrain, où il affinera la construction sociale des SDF, alors pluriels. Ou celle de leurs impasses.

Découverte de l’altérité du SDF sur le terrain : les bénévoles en action

De tout âge, entre 18 et 75 ans, et de toute condition sociale, les bénévoles de l’accueil de nuit, autour d’une centaine, à parité homme-femme, forment une population très hétérogène que rassemble le besoin commun d’une structure pour agir selon leurs motivations – la foi est mentionnée le plus souvent[8]. Dans une proportion égale de travailleurs et de non-travailleurs[9], tous revendiquent une sorte d’anonymat social dans lequel seule compte l’identité de bénévole, centrée autour de l’activité, du rôle, de l’ancienneté à l’association. Celle-ci offre, selon ses membres, une voie médiane pour aider cet autre de la rue, hors du système étatique ou politique – c’est la définition d’une ONG. En ce sens, les réponses que les bénévoles rapporteront de leur terrain quant à l’identification du SDF et aux solutions envisageables vont dévoiler une altérité posée a priori et réaffirmer la marge dans laquelle les SDF se placent. Sur le terrain, les séquences de rencontre, comprises entre une minute trente et deux minutes[10], commencent par une nécessaire identification visuelle.

Identification visuelle

Avant même le contact, le bénévole doit repérer le sans-abri et l’identifier comme tel, ce qui l’amène à confronter l’image du mendiant dans sa représentation commune (la « face » dont parle Goffman [1974]) avec la réalité du terrain. En ce sens, l’outil premier du bénévole sera le regard, associant la fonction organique de l’oeil (vision) aux premiers attributs connus, ou « idiom body » (Goffman 1969) issus de la mémoire collective. Ce sont l’aspect vestimentaire, sanitaire (saleté, rapport à l’alcool), la posture (assis, couché, en train de mendier), le nombre (seul ou en groupe) et le lieu (espaces publics). Mais ces critères conduisent aussi à l’erreur : « y’en a une, dès qu’elle voit une personne mal habillée dans la rue, elle l’accoste […]. Tous les gens qui sont dans la rue ou sur un banc ne sont pas des SDF » (propos de la bénévole responsable de l’activité, 68 ans, secrétaire de direction retraitée). Quoique l’erreur porte sur les critères vestimentaires et de lieu, ils resteront des indices identifiants primaires et non exhaustifs pour l’ensemble des bénévoles, dans leur recherche de ceux qu’ils nomment, à l’instar du reste de la population, « SDF ». Ces indices, quand ils ciblent une particularité physique, deviendront le « nom de famille » par défaut du sans-abri, comme ce fut le cas pour « Max, celui qui a les ongles longs » ou « les ongles » (Max ayant des ongles de plus de dix centimètres de long), ou pour « Michel à la jambe de bois ».

Un autre élément d’identification, parallèle ou complémentaire, est le lieu de repos. Les lieux « de nuit » se différencient des lieux « de jour » de par les fonctions qu’on leur attribue. Notons en premier lieu la fonction d’invisibilité physique (abri des intempéries) et sociale (abri des regards), en vue de satisfaire à un impératif de tranquillité et de sécurité, qui sont pourtant toujours relatives. Il s’agit alors de lieux inaccessibles ou cachés[11]. Si les SDF y sont vus soir après soir, les bénévoles leur attribueront, comme précédemment, des noms identifiants. Aussi parlent-ils de « Rub de la station essence » ou de « Vic rue Liandier ». À cela s’ajoute la position corporelle, couchée ou assise sur le sol. Au final, le regard latéral des bénévoles va s’abaisser pour balayer le sol de part et d’autre des voies de circulation qu’ils empruntent, en scrutant tout renfoncement (arcades, parvis d’église, recoins sombres), toute entrée d’immeuble ou de stationnement souterrain. Chacun forcera sa vue pour s’habituer à voir le plus loin possible, notamment dans les lieux plus vastes désertés le soir (hangar, port de commerce, gare de marchandises). Dans les endroits populeux, comme une gare de voyageurs, la démarche d’identification des bénévoles consistera à lire, dans et par l’échange de regards, « la face » de chaque être interagissant dans cet espace afin de procéder par élimination. À l’aide des interactions visuelles (ou de leur absence) et de leur connaissance préalable des SDF qui fréquentent habituellement ces lieux, les bénévoles complèteront leur identification. De déductions en expériences, ils feront de moins en moins d’erreurs.

Un bénévole qui repère un sans-abri arrête son véhicule et va à sa rencontre. C’est là que se dessinent les bases d’une interaction entre l’« image » du SDF (ou sa ligne de conduite en tant que SDF) et la ligne d’action des bénévoles.

Entrer en contact

Au premier contact, le bénévole salue le sans-abri, se présente, lui serre la main et expose ses intentions (proposition de denrées alimentaires). Ce premier abord est potentiellement dangereux si le sans-abri est endormi, aux dires de ce bénévole (René, 45 ans, technicien sur les véhicules de police, sept ans d’ancienneté à l’activité) : « on ne connaît pas leurs réactions au réveil : parfois il est arrivé qu’ils soient violents ». Pour autant, la consigne reste de réveiller le sans-abri « pour voir s’il respire encore » (ibid.). On lui demande ensuite son nom pour le consigner dans le « carnet de bord ». Il s’agit du nom que le SDF se donne ; ainsi, le SDF peut être « papa », « personne », ou « le petit nazi », si c’est le nom qu’il s’est attribué. Dans certains cas rares, le SDF est connu sous deux noms : son « nom de rue » et son nom d’État civil, appris lors de démarches administratives ou d’un séjour à l’hôpital. Il est à noter que la personne à qui le SDF a confié son nom officiel considère cela comme une marque de confiance, un privilège, et ne le divulguera qu’à contrecoeur. Si, a contrario, le nom donné n’est pas intelligible, le bénévole nomme le SDF d’après une caractéristique physique, comportementale ou de lieu. C’est le cas pour « le muet », qu’aucun bénévole n’a jamais entendu parler. Mais si plusieurs portent le même nom, les bénévoles trancheront avec une spécificité reconnue ; ainsi, pour un sans-abri nommé tantôt Hassan, tantôt Houssine, les bénévoles régleront la confusion en l’appelant « monsieur merci beaucoup », du fait de ses intarissables remerciements à leur égard.

L’échange de regards, s’il a lieu, instaure une première interaction qui se caractérise par une reconnaissance réciproque et l’affirmation d’une coprésence contextuelle et spatio-temporelle. La mission est quelque peu ambitieuse parfois, voire impossible, si le regard du sans-abri ne peut être « accroché », pour quelque raison que ce soit : le SDF dort, a les yeux dans le vague, rivés sur le sol ou encore le regard fuyant. La ligne de conduite des bénévoles se nuancera alors autour d’une obligatoire improvisation, résultant d’« intuition » ou de souvenirs de situations similaires. Régulièrement, il se heurteront au refus d’être hébergé, de manger, de se soigner, d’entamer des démarches administratives, etc.

Toutefois, que la prise de contact ait été ou non effective, elle anticipe une tension immanente entre « rapprochement physique et distance sociale » (Nahoum-Grappe 1998 : 72), résultant du conflit intérieur du bénévole entre l’attirance pour celui qu’il est venu rencontrer (ligne d’action) et la répulsion de son corps (distanciation). Ce conflit, s’il habite toute relation d’aide[12], est spécifique en ce que rien, dans la ligne d’action en vigueur, ne prépare à ce rapport au corps du sans-abri. De plus, les bénévoles n’ont aucune formation en santé. En ce sens, pour chaque bénévole, il s’agira de moduler la spontanéité de ses réactions devant la découverte du corps de l’autre afin d’improviser de nouvelles lignes de conduite qui sauront rester fidèles à la raison d’être de l’action. C’est au sein de ces conflits récurrents que se constituent les bases de la construction sociale du SDF, qui reposent, nous allons le voir, sur son altérité.

Voir et sentir

En l’absence de formation, le bénévole vit d’abord la rencontre sur un mode sensible, dès lors qu’il sera en présence d’un corps jugé repoussant. Ainsi, peut jaillir, discrètement mais malgré soi, une expression de dégoût à peine retenue face à quelque blessure apparente, béante ou mal soignée. Le cas se présente souvent et se règle généralement par l’éloignement spatial, laissant aux autres bénévoles, moins touchés ou moins sensibles, le soin d’assumer la rencontre[13]. À cela s’ajoute que, si nous considérons le bénévole comme un oeil énorme (Joseph 1984), ce dernier, au sortir de la voiture, est également un nez. Le nez est à la fois conduit respiratoire et organe de l’odorat : ici, respirer et sentir vont de pair. Le nez, comme les yeux, deviennent organes de perception, lieux d’apprentissages olfactifs et visuels, et mesure du degré d’altérité d’un corps sale, malade, blessé ou malodorant. Les notions visuelles de souillure, de maladie, de blessures ouvertes ou apparentes, de corps mutilés, ajoutées ou superposées aux odeurs du corps ou du lieu, tout cela suscitera des sensations à la fois paradoxales et complémentaires de compassion, de pitié, de dégoût et de peur (contagion, salissure). Cet aspect olfactif du terrain ne fait l’objet de remarques que dans les cas dits « extrêmes », comme, par exemple, dans celui d’un homme ne se lavant pas ou « dans le caniveau[14] », portant les mêmes vêtements depuis des mois et des sacs plastique en guise de chaussures, ayant une conjonctivite et des plaies apparentes non soignées. La répulsion olfactive de ce corps sale, blessé et malade, ne passait pas par des propos explicites, mais par des allusions et des sous-entendus, dont la seule expérience du sentir pouvait rendre réel un imaginaire : « vous allez voir l’odeur !», dit un soir la responsable bénévole de l’activité à un nouvel arrivant. Dans ce cas, si d’un côté, les bénévoles seront peu enclins à s’en approcher, de l’autre, la réponse consiste souvent à écourter la visite, à réduire le temps nécessaire pour déposer des denrées. La réponse est cependant plus nuancée face au SDF qui dégage des odeurs d’alcool non digéré ou d’urine : le bénévole est moins pressé. Quoi qu’il en soit, l’existence de ce dérangement olfactif ou de cette répulsion prend effet dans la réponse muette du bénévole face au sans-abri, lue sur son visage, où passent les marques inconscientes et furtives du dégoût, en une grimace inconsciente ou retenue, un léger mouvement de recul, une respiration plus légère utilisant le conduit respiratoire de la bouche et non du nez.

Rapprochement physique des corps

Le rapport au corps se manifeste aussi dans le rapprochement physique qui survient lors d’une poignée de main, ou bien quand le SDF vous fait gentiment l’accolade ou la bise. Si, de prime abord, la réaction du bénévole serait le refus de la proximité provoquée (s’exprimant par un « berk », ou par une grimace de dégoût lors des entretiens), c’est l’acceptation résignée qui prendra le dessus au moment de la rencontre. L’acceptation s’explique par trois éléments fondamentaux. Tout d’abord, par la brièveté du rapprochement (quelques secondes), survenant de manière impromptue, aléatoire et non préméditée. Ensuite, par une volontaire proximité sociale (ligne d’action) qui enjoint d’accepter ce rapprochement. Enfin, par la supposition que le SDF en sera content. Une phase de distanciation peut suivre : dans le huis-clos de la voiture, les bénévoles désinfectent la partie du corps ayant été en contact direct (mains, visage) à l’aide de « lingettes » réservées à cette usage, faisant partie du chargement de départ, soit pour enlever la salissure, soit pour prévenir le risque de contagion – notamment dans le cas où le sans-abri est malade (cas recensés de tuberculose et de gale, d’affections mineures) ou s’il présente des blessures apparentes. Le bénévole dit que, de retour chez lui, il éprouve le besoin de se laver et en sera gêné lors de notre entretien. Enfin, soulignons qu’à l’association, et bien que les SDF soient considérés comme « des populations à risque » (a parte d’un membre de 45 ans, bénévole depuis quelques mois, à la responsable de l’activité), aucune exigence n’est requise en matière de vaccin : les bénévoles doivent évaluer pour eux-mêmes la potentialité du danger en fonction des situations rencontrées.

Rapprochement imaginé des corps

Il arrive qu’une bénévole expérimente les rapports de genre avec un sans-abri quand il lui pose cette question : « vous voulez pas vous marier avec moi? ». Cette demande, ou toute autre analogue, place la bénévole dans un contexte de rapprochement imaginé des corps, dans lequel la réponse négative préexiste pour chacun des acteurs. Toutefois, la question suscite toujours une gêne pour la bénévole, de crainte que le refus ne s’applique pas seulement à la proposition, mais traduise le rejet explicite de la personne en tant que SDF. Plus précisément : le rejet du corps du SDF en général, et pas spécialement de celui qui est là. Les implications de cette remarque sont lourdes, puisque le sans-abri se voit, dans ce contexte, privé de son individualité pour être assimilé à l’ensemble des sans-abri par le biais de son corps – corps évalué par les bénévoles sous l’angle des expériences sensibles seulement. La perspective, même imaginaire, de ce rapprochement des corps est proscrite avant même d’être énoncée. Les raisons réelles du refus anticipé ne sont pas évoquées : elles semblent s’inscrire dans un allant de soi, dont l’inverse porte parfois à l’amusement, devant le caractère, que l’on croit peu sérieux, de la proposition, surtout si le conjoint de la bénévole est présent. Toutefois, que la proposition soit improbable, impossible, drôle, peu sérieuse ou relève du vain imaginaire, le SDF attend la réponse. Celle-ci est toujours négative et se traduit généralement par cette même réplique : « je suis déjà mariée ». Que la réponse soit vraie ou fausse, elle a pour effet d’écourter la séquence, tout en prémunissant la bénévole contre les maladresses envers le SDF (rejet du corps).

Nous venons de voir les différents aspects de la gestion contradictoire entre attraction et répulsion, concernant autant les expériences sensibles (vue, odorat) que le rapprochement des corps, tantôt effectif, tantôt imaginé. Pour toute réponse, la répulsion semble l’emporter, même si elle est contenue et contrôlée par l’acceptation de cet autre, quel qu’il soit, quel que soit l’état sanitaire de son corps ou du lieu dans lequel il se tient. Le but est de satisfaire au rôle d’intervenant social que, in fine, les bénévoles se donnent : être proches des SDF. Au fil de ces rencontres, le bénévole découvre le sans-abri par l’intermédiaire de son corps, dans des situations variées, alors que la mémoire collective en dressait un portrait homogène. S’ils ont modulé certains de leurs critères préalables, les bénévoles apprennent parallèlement sur les conditions de vie dans la rue et sur la capacité générique de chacun à en sortir, dressant ainsi les cinq profils de SDF qui parachèvent la construction sociale de son altérité. Ou de son image.

Le terrain, aller et retour : un savoir qui construit l’autre

Lors des rencontres avec les sans-abri, les bénévoles collectent des renseignements sur leur situation (sanitaire, personnelle, financière), en vue d’amorcer des démarches administratives ou d’assurer leur suivi. Soir après soir, les bénévoles remplissent un « carnet de bord », sorte de rapport de terrain dans lequel apparaissent les SDF (nom, lieu de rencontre), l’inventaire des denrées distribuées et la nature de l’intervention : délivrance de bons pour l’accès gratuit à des vêtements ou à des soins, orientation vers des organismes ou d’autres institutions, requêtes particulières. Ces carnets constituent la matière principale d’un processus de transmission intra-associatif, par le biais de réunions réservées aux bénévoles de l’accueil de nuit. Entre une et cinq fois par mois, les informations contenues dans les carnets de bord s’échangent, se confrontent et se complètent, pour se synthétiser en un discours homogène, partagé par tous les bénévoles de l’activité. De ce discours émerge une typologie du SDF en cinq profils[15]. Ainsi, sur les 60 sans-abri rencontrés au cours de la trentaine de tournées que j’ai effectuées durant cette même période, sont recensés : 53 % d’« habitués », près de 17 % de « problèmes psychologiques », 15 % de « transitaires », environ 10 % de « logés » ou d’« indigents », et 5 % de « voyageurs ».

Les « habitués », « les irréductibles », « les durs », ou encore les « incontournables de la tournée » (57 %) sont les sans-abri présents à l’année longue, et qui refusent systématiquement toute forme d’hébergement en centre d’accueil. La majorité d’entre eux combine un système de survie satisfaisant (échange ou vente de vêtements ou d’objets, quête, travail non déclaré, bienveillance du quidam), avec une aide associative ponctuelle (accueil de nuit, divers accueils de jour), que complète bien souvent une ressource financière d’appoint (RMI[16], pensions de retraite ou d’invalidité). Ces SDF-là n’envisagent plus de sortir de la rue, tant ils rationalisent leurs conditions de vie fondées, aux dires de ce SDF (44 ans, depuis 10 ans à Marseille, ayant purgé 35 mois de prison pour tentative de meurtre), sur « la plus totale liberté » ; lors de notre entretien, ce dernier me faisait part de son mieux-être, par rapport aux « gens normaux [pris] dans le système et dans leurs problèmes d’argent ». À cela s’ajoute une routine de vie dans laquelle l’hygiène devient toute relative, selon les possibilités offertes par la ville et la volonté du SDF d’en user. Les bénévoles seront là pour les aider à mieux vivre dans la rue, sans caresser l’espoir, même ténu, d’une réintégration sociale.

Le second profil est celui de personnes ayant des « problèmes psychologiques » (17 %), soit, en principe, de santé mentale[17]. Rencontrées occasionnellement, ces personnes souffrent d’un délire de persécution ou d’une absence de communication ; elles ont des gestes répétitifs incessants, sont vues avec des boules de coton dans le nez ou des fils de fer dans les oreilles, ou bien elles manifestent un comportement violent. S’y ajoutent les personnes dépressives ou abattues. Selon une enquête menée par l’association dans l’un des accueils de jour pour SDF de Paris, il y aurait un taux de prévalence de la schizophrénie quatre fois supérieur à la moyenne (Fernandez 2002). Ces problèmes seraient liés à une mauvaise qualité de sommeil des sans-abri, qui dorment peu et par courtes périodes. Parce que leur cas est rare et spécifique, les personnes de ce type sont simplement mentionnées dans le « carnet de bord » et ne font l’objet d’aucune prise en charge.

On nomme « transitaires » tous les individus nouvellement sans-abri (15 %). Leur degré de motivation ou de découragement à sortir de la rue les désigne ensuite comme étant soit « en évolution », soit « encore récupérables » (propos de la salariée responsable du « service précarité » dont l’activité de nuit fait partie, 47 ans). Chacun d’eux fait l’objet d’un dossier et d’un suivi à l’association, que les bénévoles auront pour mission de compléter par leurs informations de terrain : type d’aide financière perçue, démarches en cours, bilan sanitaire. Mais bien souvent, l’absence de solution ou d’avancées dans les démarches ira de pair avec un début de découragement poussant certains à adopter, par dépit, la rue comme nouveau mode de vie. La baisse de motivation, à laquelle s’ajoute parfois la consommation d’alcool, facilite le passage de ces « transitaires » vers le monde des « habitués », où s’achève la rupture avec le passé et les anciens repères.

Le quatrième profil est celui des « logés » (10 %). Ces derniers dorment soit dans une chambre louée à la semaine, soit dans une chambre d’hôtel, ou bien ils possèdent un appartement. Ils sont dans des situations financières difficiles et veulent s’en sortir. Ils ont recours de manière régulière ou ponctuelle à l’accueil de nuit et sont parfois accostés par hasard, après identification présumée. Enfin, les « voyageurs » (5 %), surtout présents en été, sont des personnes de passage, souvent vues en état d’ébriété ; elles sont généralement étrangères et dorment dans les rues. On les consigne simplement dans le carnet de bord.

À ces différents profils vient s’ajouter un savoir plus englobant sur la condition de SDF dans la rue. Rassemblant leurs informations de tournées, les bénévoles feront état de l’altérité du sans-abri en affirmant que, bien que « tous différents » (femme bénévole de 44 ans, à l’initiative d’un repas de Noël pour les SDF), ils sont « différents de nous » (René, 45 ans). Les raisons les ayant conduits à être des sans-abri font suite à un divorce, à la perte d’un être cher (enfant, conjoint), à des dettes, à une perte d’emploi. Les bénévoles diront communément que le SDF souffre de solitude (perçue dans le rapprochement imaginé des corps), et que la rue revêt, au quotidien, un caractère dangereux ; en quelques mois, deux cas de vol (argent, couverture, vêtements) et cinq cas d’agression, aux poings, au couteau et un bombardement d’oeufs furent recensés. En outre, aucun ne peut se prévaloir d’une bonne santé : souvent malades (tuberculose, gale, épilepsie, problèmes dentaires, inflammations, infections, problèmes psychologiques), parfois alcooliques, ils refusent pour la plupart d’être soignés ; on dénombre entre cinq et six décès par an. Pour autant, la responsabilité des bénévoles en matière de santé n’est pas claire, tant il reste impossible de forcer un individu à se soigner ou à se laver. Cette liberté de choix se concrétise dans le non-respect des rendez-vous fixés, dans la faible inclination à parler de sa situation, dans une notion du temps limitée à une journée[18]. Il existe également une méfiance envers tel autre qui abuse de l’aide donnée, vole dans la voiture, fouille dans les poubelles, souffre d’alcoolisme. Cette méfiance se manifeste parfois au cours des réunions et suscite un débat sur la « normalité » ou « l’anormalité » de la personne concernée. Le débat n’est jamais tranché, tant il s’arrête au point de vue tiré de l’expérience de terrain des uns et des autres.

Si les réunions permettent de mesurer l’étendue du savoir que chacun possède sur l’ensemble de la question SDF, elles entérinent le rapport que les SDF des différents profils entretiennent avec leur capacité à rebondir, ou avec l’impasse dans laquelle ils se trouvent. Autrement dit, le continuel processus d’aller-retour entre le terrain (tournées) et l’association (réunions) ne fait que réaffirmer la permanence des différents SDF dans leur détermination à être ou non réinsérés, ce qui rejoint la construction politique de cette frange marginale de la population constitutive d’une mémoire collective européenne du mendiant. Toutefois, il n’y a plus deux profils de mendiants dans cette frange visible de la société, mais cinq, et tous se heurtent à une absence de solutions qui finalement les rassoit dans leur impasse. De plus, les solutions que propose l’association se concentrent davantage sur la manière d’adoucir les conditions de vie « à la rue » que sur une possible réintégration. Il s’agit d’une distribution alimentaire de plus en plus élaborée (variation des menus, augmentation des quantités) ou une plus grande volonté de discuter, selon les acteurs en présence (bénévoles et SDF) et le temps dont les bénévoles pensent disposer. Ce sont deux conceptions de l’aide à l’autre qui ne cessent d’opposer les bénévoles lors des réunions. Quoi qu’il en soit, les bénévoles tiennent à cette mémoire collective et à ces catégorisations qui sont leurs. De sorte que, par extension, tout sentiment d’interférence ou de concurrence avec leur action suscite, encore aujourd’hui, des débats et des polémiques. Car ils sont attachés à cette action et s’approprient sa vocation et l’originalité de ses méthodes qui font sa spécificité.

Cela dit, si la mémoire collective commune subit une révision sur le terrain, l’après-terrain lointain déshabitue le regard qui ne repère plus aussi vite, ou ne voit pas que là, dans une devanture de magasin, il y avait un SDF assis (expérience faite lors de mon retour sur le terrain, après un an d’absence). Il semble toutefois que, même lors de ce désapprentissage, la mémoire collective européenne reste imprégnée du vécu du terrain et de la typologie des sans-abri, avec un souvenir plus marqué de la condition de SDF dans son altérité, telle qu’elle a été découverte et apprise.

Discussion

La discussion que nous proposons ici ne vise pas à clore le débat, mais au contraire à soulever deux questions fondamentales qui touchent, en premier lieu, les effets de la construction sociale du sans-abri au niveau institutionnel-étatique et, en second lieu, la nature de l’établissement du lien social chez les bénévoles de l’accueil de nuit.

Premier point : la catégorisation des sans-abri par les bénévoles de l’accueil de nuit amène à conclure à une atomisation sociale effective ; cela permet à un pouvoir institutionnel en matière d’aide de s’établir tout en validant l’action même de ses intervenants sociaux, ici des bénévoles, sous couvert d’une gestion sociale de la pauvreté-mendicité. De plus, les « habitués » deviennent, preuve à l’appui, des individus auxquels aucune aide n’est applicable, ce qui justifie l’impossibilité de leur réinsertion sociale. Puisque l’habitué est analogue au mendiant de jadis, le désengagement de l’État tout comme, a contrario, l’engagement des bénévoles dans leur action, sont l’un et l’autre validés et, dans une certaine mesure, recevables par l’opinion publique. Cela serait aussi potentiellement le cas pour les « problèmes psychologiques » qui, en étant récupérés par le discours médical, s’inscriraient dans la continuité des « mendiants » déclarés « invalides » de jadis. Les « voyageurs » sont, quant à eux, insaisissables puisque non sédentarisés dans l’espace public. En conséquence, l’aide institutionnelle s’appliquera peut-être à ceux qui sont encore « insérables », soit les « transitaires » et les « logés ». L’État échappe ici à son désengagement puisqu’il doit encore assumer, conformément aux politiques et aux ambitions en vigueur, les suites de la nouvelle pauvreté étant apparue dans les années 1980. Le rôle des institutions d’aide devient alors fondamental.

Second point : nous avons vu que le bénévole de l’accueil de nuit subit une évolution au cours de son apprentissage. Il résulte en un « reparamétrage » de sa mémoire collective sur la découverte in situ du personnage du sans-abri et de ses conditions de vie. Son apprentissage l’amène aussi à la pleine découverte de l’altérité du sans-abri, tant celui-ci devient et reste cet « autre de la rue » que le bénévole et son association veulent aider ou soulager. Il en résulte une relation sensible à cet autre qui passe par des conflits intérieurs récurrents entre attraction et répulsion ; la relation devient spécifique et illustre le rapport entre proximité sociale (ligne d’action) et distanciation spatiale (sensibilité propre).

La création d’un lien social semble alors devoir faire fi des paradoxes qui habitent les bénévoles sur leur terrain pour s’établir dans la régularité, soir après soir. Pour autant, on est en droit de se demander si, par exemple, une formation des bénévoles plus qualifiés (par exemple du côté des professions de la santé) changerait leur rapport au corps du sans-abri, et in fine, leur rapport à l’altérité, qui revisiterait peut-être la nature même du lien social.