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Le 28 août 2017, Justin Trudeau annonçait l’abolition du ministère des Affaires autochtones et du Nord canadien et son remplacement par deux nouveaux ministères : un ministère chargé des relations entre la Couronne anglaise et les Autochtones, et un ministère chargé des services aux Autochtones. Dans un communiqué de presse, le premier ministre du Canada mentionnait que l’un des indicateurs de réussite de cette décision serait de voir la prestation de programmes et de services aux Autochtones assurée non plus par le gouvernement du Canada, mais par les peuples autochtones eux-mêmes ; ce transfert de responsabilité se ferait dans un contexte favorisant le développement de leur autonomie gouvernementale (Gouvernement du Canada 2017). Derrière ce remaniement ministériel et le langage politique qui l’annonce se profile une ambivalence que cet article propose d’explorer, à savoir le lien entre services publics et autonomie gouvernementale chez les peuples autochtones.

Comme dans la majeure partie des sociétés contemporaines, les services publics sont l’objet de grands débats et de grandes attentes de la part des groupes autochtones au Canada. Même s’ils insistent sur leur droit à recevoir ces services, les Autochtones se trouvent parfois freinés par cet attachement à l’État lorsqu’ils souhaitent cheminer vers davantage d’autonomie politique. De leur côté, les gouvernements provincial et fédéral expriment leur crainte de voir la dépendance de ces derniers s’accentuer. Cette ambigüité est particulièrement visible chez les Inuit du Nunavik (Arctique québécois) qui, depuis la fin des années 1960, tentent de trouver un équilibre entre dépendance envers l’État et autonomie politique.

Cet article propose d’explorer cette ambigüité entre services publics et autonomie politique qui se manifeste dans le cadre de la vie politique du Nunavik. Il éclaire cette tension en retraçant son héritage historique et ses manifestations contemporaines. Il s’appuie pour cela sur une étude des relations entre les Inuit et le gouvernement provincial québécois et le gouvernement fédéral canadien, ainsi que sur une analyse des évènements et débats politiques qui ont agité les dernières décennies. Cet article propose tout particulièrement de mettre en évidence la façon dont les Nunavimmiut[1] envisagent les services publics et quel rôle ils attribuent aux gouvernements relativement à la prise en charge de ces services. Il permettra de voir à quel point les services publics sont au coeur de la fabrication du lien politique entre les citoyens et l’État. De là s’ouvre la possibilité de discuter le concept de « commun » et la façon dont il s’articule avec le politique.

Parler de services publics place de facto la question de l’État au coeur de la discussion. L’étude des services de l’État, et surtout de la façon dont ils sont mis en oeuvre, reçus ou envisagés par les décideurs, les fonctionnaires ou les usagers, engage directement une réflexion sur la nature des États, leurs frontières et leurs responsabilités. C’est justement à travers les pratiques quotidiennes des agences gouvernementales et les « représentations » que les individus s’en font que l’État est construit et qu’il peut être saisi comme objet anthropologique (Gupta 1995 : 389). Entité fluide, il peut être considéré comme un ensemble de pratiques, de processus ou d’effets (Trouillot 2001 : 131) ou comme un processus relationnel. Récemment, des anthropologues travaillant sur l’Europe de l’Est ont en effet montré tout l’intérêt de l’utilisation d’une perspective relationnelle pour mieux comprendre le lien entre ces pratiques et ces représentations de l’État, appelant à la constitution d’une stategraphy, qui consiste à envisager l’État comme un arrangement de relations en perpétuelles négociations (Thelen, Vetters et Benda-Beckmann 2014). Cette conception de l’État comme un processus relationnel fournit un angle intéressant pour comprendre la variété des constructions et des dynamiques politiques. Elle offre par exemple la possibilité de prendre en compte des perspectives différentes où la gouverne ne se fait pas uniquement par le biais d’institutions formelles, mais par l’actualisation et le renforcement de relations avec d’autres types d’entités telles que l’environnement, les animaux ou les êtres invisibles (de la Cadena et Legoas 2012). En d’autres termes, l’État est l’objet de discours et de pratiques qui reflètent la pluralité des ontologies ou des façons de penser et d’être au monde.

Se pencher sur les services publics invite également à discuter la question du commun. Par commun, on entend :

des assemblages ou des ensembles de ressources que les êtres humains tiennent en commun dans le but de les utiliser pour eux-mêmes, pour les autres êtres humains, pour les générations passées et futures, et qui sont essentielles à leur reproduction biologique, culturelle et sociale.

Nonini 2006 : 164 [Notre traduction.]

Les common studies se sont intéressées tant aux biens communs naturels et aux biens communs intellectuels et culturels (comme les technologies artisanales, les produits artistiques, les données informatiques, etc.) qu’aux biens communs sociaux. Ces derniers, qui nous intéressent plus particulièrement ici, renvoient aux ressources sociales créées par des groupes. Il peut s’agir des services de santé, des services aux familles, aux aînés, aux enfants, des services d’hygiène sanitaire collective, des services de sécurité, etc. (ibid. : 166.) La plupart du temps, ils sont pris en charge par les États, responsables de gouverner les populations. Les communs sociaux — ou, dans un contexte plus précis, les services publics — remettent en question les responsabilités et les frontières de l’État. Le concept de « commun » invite en outre à observer les mécanismes d’inclusion et d’identification puisqu’il mène à s’interroger sur la composition des communautés ou sur les personnes qui ont accès à ces communs ou celles qui en sont exclues (Thelen, Vetters et Benda-Beckmann 2014).

Cet article s’appuie sur une recherche historique et anthropologique au sujet des relations entre les Inuit et les Qallunaat[2] au Nunavik (Hervé 2015). Il puise aussi dans des évènements politiques contemporains, à savoir les audiences qui ont eu lieu dans tous les villages du Nunavik en 2013 dans le cadre de la consultation Parnasimautik visant à dessiner un futur pour le Nunavik[3]. Il repose également sur des entretiens menés avec des Inuit et non-Inuit au sujet de la vie politique de la région. Enfin, cette réflexion est nourrie par cinq années de vie au Nunavik et un engagement auprès des femmes de la région.

Il est important de préciser que cet article s’intéresse aux perspectives politiques des Nunavimmiut en général. L’exercice présente de ce fait certaines limites puisque nous ne pourrons jamais être complètement exhaustifs et rendre compte de tous les points de vue. En ce sens, cet article ne privilégie pas les seules perspectives de l’élite régionale impliquée dans les négociations territoriales et politiques et il ne met pas non plus en valeur les logiques occidentales qui pourraient voir dans l’autonomie politique la capacité à offrir des services publics. Nous avons plutôt souhaité mettre en valeur certains schèmes culturels qui continuent à structurer les relations sociales et politiques aujourd’hui. Les relations entre les Nunavimmiut et leurs institutions politiques sont en effet structurées de la même façon que leurs interactions sociales. Les gouvernements sont ainsi perçus comme des pourvoyeurs qui doivent partager leurs ressources, tout comme les chasseurs doivent partager leurs prises (Hervé 2015 : 222). Les pages qui suivent s’appuient sur ces constats pour montrer que les Nunavimmiut envisagent les services publics comme des ressources sociales (et éventuellement financières) possédées par les gouvernements qui doivent être partagées et que l’autonomie politique en tant que telle peut être comprise sous un autre angle.

Les services au coeur de la relation historique entre Inuit et gouvernements

Les Inuit du Nunavik, territoire arctique situé au nord du 55e parallèle au sein de la province de Québec, ont tôt vu dans les commerçants, les missionnaires et les agents gouvernementaux venus s’installer sur leur territoire dès la fin du XIXe siècle des personnes disposant de quantités importantes de ressources alimentaires, matérielles ou encore de savoirs qu’elles devaient partager. Tout en offrant de l’aide à ces nouveaux venus (nourriture, vêtements, moyens de locomotion, savoirs sur le territoire, etc.), les Inuit n’en cherchent pas moins à profiter de leurs richesses. Cet intérêt envers ces nouveaux pourvoyeurs s’accentue lors de périodes de crise économique. À partir des années 1930, l’économie de la fourrure de renard blanc, qui était devenue leur principale source de revenus à cette période, s’effondre et les Inuit connaissent plusieurs épisodes de famine et d’épidémie. Face à ces difficultés, ils tendent à se regrouper autour des comptoirs commerciaux et des missions chrétiennes où ils reçoivent des secours de première nécessité (Duhaime 1983 : 30). La concurrence entre francophones et anglophones dans cette province francophone du Canada joue en faveur des Inuit. Missionnaires catholiques et anglicans, d’une part, et commerçants français (Revillon Frères) et anglais (Compagnie de la Baie d’Hudson), d’autre part, développent des stratégies de séduction pour s’attirer la fidélité des Inuit. Ils distribuent de la nourriture, des munitions, prêtent de l’équipement de chasse ou accordent des prêts (Hervé 2017 : 3–7). Les Inuit n’hésitent en effet pas à exercer une certaine pression morale sur les Qallunaat pour les contraindre à partager leurs richesses (Hervé 2015 : 180–207). Missionnaires et commerçants expriment cependant souvent leur crainte de voir s’accentuer la dépendance des Inuit aux secours qu’ils leur apportent.

Face à la détérioration des conditions de vie et de santé des Inuit et désireux d’affirmer sa souveraineté sur ses terres arctiques, le gouvernement fédéral développe à partir des années 1940 une série de mesures engageant la prise en charge des populations de l’Arctique canadien, rompant ainsi avec son ancienne politique qui visait à encourager les Inuit à conserver leur mode de vie semi-nomade. Ottawa commence alors à assurer la prestation de services dans ces régions isolées en encourageant le regroupement des Inuit au sein de villages. Des allocations familiales et de vieillesse sont distribuées aux Inuit à partir de 1947–1948 par des agents gouvernementaux, des agents de la Compagnie de la Baie d’Hudson (principale compagnie de traite des fourrures dans la région) ou encore des policiers postés dans l’Arctique. Si, dès les années 1920, le gouvernement organise des tournées médicales dans le Nord et que des Inuit sont envoyés massivement dans les sanatoriums du sud du pays pour se faire traiter contre la tuberculose, il faut attendre la fin des années 1940 pour que des programmes de santé publique soient développés plus systématiquement à leur intention. C’est ensuite en 1961 que les services de santé nordiques (Northern Health Services) financent la construction d’hôpitaux et d’infirmeries dans toutes les régions de l’Arctique et rendent ainsi accessibles les services de santé à tous les Inuit (Bonesteel 2006 : 73). En ce qui concerne l’éducation, le gouvernement fédéral développe un système élémentaire au nord du Québec en 1949 et il ouvre des écoles à vocation professionnelle et de petits pensionnats dans tout l’Arctique au cours des années 1960 (Bonesteel 2006 : 82–83). Un programme consacré à l’habitation est également mis sur pied en 1959 et les premières maisons sont livrées au Nouveau-Québec — nom donné à l’époque au territoire arctique du Québec — au cours des années qui suivent, accélérant la sédentarisation des Inuit. À la fin des années 1960, le gouvernement fédéral fournit donc aux Inuit vivant sur le territoire canadien des services de première nécessité : des soins de santé, de l’assistance financière, l’éducation et des maisons.

La première relation développée entre les Inuit et le gouvernement, par l’intermédiaire de ses représentants, est ainsi basée sur l’assistance publique et les services de première nécessité. Le gouvernement fédéral craint cependant dès le départ que les Inuit deviennent dépendants de cette aide et tout un débat éclot sur la façon dont ceux-ci devraient disposer des allocations familiales (Cantley 1950 : 45–46). Le milieu gouvernemental prend alors conscience qu’il tend à occuper une fonction toute particulière vis-à-vis des Inuit, celle de parent :

On entend souvent dire dans le Nord que les Esquimaux sont en voie de perdre leur confiance en eux-mêmes, leur initiative et leur indépendance, et que les groupements manquent de dirigeants. En assurant le soin des vieillards, des aveugles et des indigents et en fournissant des allocations familiales et des moyens d’instruction pour les enfants, le Gouvernement a assumé des responsabilités qui incombaient autrefois aux parents de personnes secourues. Rien ne remplace ces responsabilités disparues. De plus, à mesure que le nouvel ordre social se substitue au mode primitif d’existence des Esquimaux, les ordres sont donnés par les [B]lancs et en conséquence les indigènes tendent inévitablement à perdre leur esprit d’initiative, tant individuellement que collectivement. L’opportunité d’un effort en vue de confier la direction des affaires locales aux Esquimaux semble manifeste.

Ministère du Nord canadien et des Ressources nationales 1955 : 16

Pour éviter que les Inuit considèrent le gouvernement comme un parent-pourvoyeur, il paraît alors important aux politiciens de stimuler un leadership local pour confier aux Inuit les rênes de leur développement économique et politique. Trouver et former des Inuit capables d’assurer la continuité des services publics et de prendre en main leur gestion dans les communautés inuit de l’Arctique canadien devient donc une préoccupation majeure. L’éducation est la clé de voûte de ce programme d’assimilation (Jenness 1964 : 93).

Le gouvernement provincial du Québec, désireux de reprendre le contrôle de « son » Nord dans la foulée de ses revendications autonomistes par rapport à Ottawa, commence à son tour à déployer tout un arsenal de services dans la région à partir des années 1960. Il crée pour cela la Direction générale du Nouveau-Québec (DGNQ) en 1963, chargée d’administrer la région en collaboration avec les différents ministères provinciaux. Le gouvernement fédéral n’est pas opposé à ce que Québec prenne en charge son territoire nordique et les personnes qui le peuplent, mais il lui impose d’obtenir le consentement des Inuit pour que le transfert administratif s’opère. C’est un véritable jeu de séduction qui s’ensuit et qui durera plusieurs années, le gouvernement provincial promettant de nouvelles maisons et de l’aide financière aux Inuit pour les convaincre d’accepter cette nouvelle tutelle (Archives nationales du Canada 1964). René Lévesque, ministre québécois des Richesses naturelles, insiste bien sur le fait que le soutien du Québec vise autant à améliorer leurs conditions de vie qu’à leur apporter les connaissances et les outils nécessaires pour qu’ils deviennent plus indépendants. Les Inuit affichent d’abord une certaine réticence face au Québec, qu’ils estiment moins riche que le gouvernement fédéral et qu’ils qualifient de kavamaapik (« petit gouvernement »). Ils exercent alors une certaine pression sur le gouvernement fédéral pour que celui-ci continue de jouer son rôle de pourvoyeur :

Nous, les Esquimaux, sommes tout à fait d’accord avec ce que fait le Québec pour l’éducation de nos enfants. Nous ne voulons pas nous fâcher avec vous ; mais nous voulons aussi que le gouvernement fédéral continue de nous donner des services. Nous voulons que les deux gouvernements soient égaux. Nous ne voulons pas que l’un soit plus puissant que l’autre. Nous voulons pouvoir obtenir de l’aide des deux gouvernements.

Beaudoin 2000 : 104

Ainsi, les Inuit du Nouveau-Québec évaluent la qualité des gouvernements par leur capacité à les aider matériellement, financièrement et techniquement. Même si une majorité d’entre eux reste loyale au gouvernement fédéral, ils tentent cependant de tirer le maximum de bénéfices des deux gouvernements. Ces idées sont exprimées officiellement lors de la Commission Neville-Robitaille (1970) qui consulte les Inuit du Nouveau-Québec pour savoir qui, du gouvernement fédéral ou du gouvernement provincial, devrait gérer les services dans leur région.

Une double administration se met alors en place progressivement au Nouveau-Québec à travers les institutions et les services du gouvernement fédéral, et ceux du gouvernement provincial[4]. Au cours des années 1960, les deux gouvernements souhaitent rationaliser leur action dans l’Arctique et ils font appel aux théories du développement communautaire (community development) pour organiser leur déploiement administratif[5]. Les penseurs de cette nouvelle théorie souhaitent introduire la notion d’« intérêt général » chez les peuples autochtones du Canada et stimuler en eux les prémices d’une conscience communautaire (Lloyd 1967 : 12). C’est à partir de ce moment qu’il devient urgent d’avoir recours à des leaders inuit dans le but de leur confier le développement des communautés (Hervé 2015 : 231–232). L’une des actions principales est l’envoi d’agents gouvernementaux dans les plus gros villages[6]. Les Inuit ne tardent pas à voir dans ces agents des personnes-ressources ayant les moyens financiers, techniques et matériels de combler certains de leurs besoins vitaux. De leur côté, les agents notent vite la dépendance des Inuit :

Il n’est pas surprenant qu’une bonne partie de mon temps passé à Fort Chimo [Kuujjuaq] soit consacrée à l’aide sociale et à ce qui s’y rapporte. Les gens ici sont enclins à chercher de l’aide ailleurs avant d’essayer de résoudre leurs propres problèmes. Ils considèrent que le gouvernement, et non plus la communauté comme par le passé, doit résoudre les problèmes individuels et octroyer une aide sans limites.

Hodgkinson 1959 : 6 [Notre traduction.]

Au cours des années qui suivent, les agents gouvernementaux multiplient les initiatives pour stimuler le développement des communautés. Les deux grandes actions en ce sens sont la création de conseils communautaires pour initier les Inuit à la gestion municipale et la mise sur pied de coopératives pour favoriser le dynamisme économique local. L’idée sous-jacente est que les Inuit doivent prendre en main la prestation des premiers services publics dans leurs villages. Mais de nombreuses déceptions sont rapidement exprimées par les agents et les bilans du côté fédéral comme provincial restent mitigés. Si les programmes de développement communautaire permettent de structurer et d’organiser la vie dans les nouveaux villages, il n’en demeure pas moins que la dépendance des Inuit à l’égard de l’État ne s’affaiblit pas. Dans bien des cas, les Qallunaat sont les initiateurs et les gérants de ces nouvelles institutions locales. Les agents gouvernementaux réalisent en effet qu’il manque de véritables leaders locaux pour s’occuper de la gestion de ces services publics. De plus, les Inuit ne cessent de réclamer de l’aide auprès des gouvernements, qu’ils considèrent toujours comme de véritables pourvoyeurs (Hervé 2015 : 270).

Les services publics, point d’achoppement du projet d’autonomie politique

À la fin des années 1960, les services et les institutions mis en place par les gouvernements fédéral et provincial sont bien implantés dans les petits villages du Nouveau-Québec. Les Inuit y sont attachés, mais expriment néanmoins leur désir d’acquérir plus d’autonomie pour gérer leurs affaires collectives. Cette ambigüité entre services publics et autonomie structurera toutes les discussions au sujet de l’autonomie gouvernementale au Nouveau-Québec dans les décennies suivantes.

Né à la toute fin des années 1960 au cours de certaines réunions organisées par la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec (FCNQ), le désir d’acquérir un gouvernement inuit s’exprime officiellement pour la première fois lors de la Commission Neville-Robitaille (1970), lorsque les Inuit sont interrogés sur le transfert des responsabilités de la région du fédéral vers le provincial. Les Inuit affirment vouloir acquérir leur propre gouvernement pour être en mesure de s’occuper eux-mêmes de leurs affaires collectives, sans pour autant renoncer au soutien des deux gouvernements. Ces derniers sont plutôt ouverts à ce désir d’autonomie politique qui semble constituer une solution à la dépendance croissante des Inuit. Mais il n’est pas question pour les gouvernements de discuter d’indépendance ou de souveraineté. Ils sont cependant rassurés lorsque, dans les négociations qui s’ensuivent, les leaders inuit expriment l’idée que leur gouvernement suivra les lois du Québec et du Canada. Dès le départ, les Inuit envisagent donc leur autonomie politique tout en maintenant des liens d’entraide étroits avec les gouvernements.

La possibilité de mettre sur pied un gouvernement autonome est plus précisément discutée dans le contexte de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ). Pendant ces négociations visant à régler les revendications territoriales des Autochtones vivant au Nouveau-Québec, il est question de déterminer qui, des gouvernements ou des Inuit, doit prendre en charge la gestion et la prestation des principaux services publics dans la région. Les Inuit proposent de créer un gouvernement qui regroupe tous les secteurs dont celui-ci est responsable (logement, éducation, santé, etc.) sous un même toit. Le Québec, soucieux de conserver sa domination politique, rejette cette proposition, prétextant que ce genre de structure n’existe pas dans la province. Il propose à la place la création d’une administration publique régionale. Le traité, signé en 1975, prévoit ainsi la suppression des droits territoriaux des Inuit, la division des terres en trois catégories et la règlementation des activités d’exploitation en échange d’une compensation de 90 millions de dollars et de la mise en place d’institutions publiques régionales (l’Administration régionale Kativik, la Commission scolaire Kativik, la Régie de la santé et des services sociaux du Nunavik), d’une corporation ethnique (la Société Makivik) ainsi que de corporations locales. Le traité prévoit ainsi l’accès à de nombreux services publics qui sont détaillés dans le texte de la convention : l’approvisionnement des habitations en eau, l’éclairage des rues, l’électrification des maisons, la construction et l’entretien de routes municipales, l’organisation et la gestion du transport, l’organisation d’activités de loisir. D’autres dispositions règlent par la suite la question des services de santé ou d’éducation. Les Nunavimmiut reconnaissent aujourd’hui que la CBJNQ a été le moyen par lequel ils ont pu acquérir plus de services de l’État : 

L’un des objectifs les plus importants que les Inuits du Nunavik voulaient atteindre en participant aux négociations de la CBJNQ était d’obtenir des infrastructures, des logements et des services communautaires du même niveau et de la même qualité que ceux offerts dans les communautés inuites similaires des Territoires du Nord-Ouest.

Administration régionale Kativik (ARK) et Société Makivik 2010 : 190

Les institutions créées par la CBJNQ constituent désormais un cadre rigide duquel il est difficile de sortir dès qu’il est question d’imaginer le devenir politique de la région (Minnie Grey, communication personnelle, 2 novembre 2017). Les Inuit commencent à voir, en effet, dans ces organisations régionales inuit les courroies assurant la continuité des services et du financement gouvernementaux (ARK et Société Makivik 2010 : 201). Au début des années 1980, de nombreux Inuit se déclarent insatisfaits face à cette administration régionale et certains regrettent même d’avoir été obligés de renoncer à leurs droits territoriaux et autochtones pour avoir accès à ces services. Ils expriment le souhait de cheminer jusqu’à une forme d’autonomie plus avancée. En 1984, un groupe de travail, nommé Ujjituijiit (« Les veilleurs »), est mis sur pied pour consulter les Nunavimmiut sur leur désir d’autonomie politique et préparer le chemin vers le self-government, terme qui fait alors son apparition dans les débats politiques (Simard 1984 : n. p.). Au cours d’une tournée de consultation dans les différents villages, la même année, les membres de ce groupe de travail constatent que les Inuit comprennent encore mal la notion de « gouvernement » et que ce qu’ils souhaitent avant tout, ce sont les mêmes institutions et les mêmes services que les Qallunaat. Ils expriment l’idée que leurs besoins, en matière de services et d’infrastructures, ne sont pas comblés. Dans le rapport rédigé à la suite de la tournée, on peut lire que les Nunavimmiut aimeraient avoir de meilleurs logements, plus de services en santé et services sociaux, de meilleurs équipements de transport, une amélioration du système de justice, etc. Ils définissent à ce moment l’autonomie comme « le droit d’avoir des institutions régionales et locales qui leur permettent d’exercer suffisamment de contrôle sur leurs affaires collectives » (Hervé 2015 : 344–349).

Une grande partie des Nunavimmiut, à l’époque, ne veulent tout simplement pas de « self-government », car ils considèrent ce concept comme étranger à leur propre culture. Ils souhaitent néanmoins que certains d’entre eux s’allient avec les gouvernements pour négocier les services et les programmes dont ils ont besoin, sans qu’il y ait pour autant accroissement de leur dépendance. Une autre partie des Nunavimmiut, plus particulièrement ceux qui sont actifs dans les consultations et les négociations politiques, souhaitent plus d’autonomie, mais veulent tout de même bénéficier des droits et des services accessibles à tous les Canadiens (Simard 1984 : non pag.). Selon Jean-Jacques Simard, l’un des partisans et penseurs de ce mouvement, deux idées de gouvernement s’opposent : le gouvernement comme fournisseur de services et le gouvernement comme forum, c’est-à-dire un endroit où les règles du vivre ensemble sont discutées. On constate alors qu’une grande partie des Nunavimmiut est encore trop accrochée à l’État-providence et que ces derniers ont du mal à cheminer jusqu’à une idée plus démocratique de gouvernement, car ils n’ont connu que le paternalisme (Simard 1984 : n. p.).

L’un des points d’achoppement des discussions à l’époque est la question du financement du gouvernement autonome inuit et donc l’assujettissement aux gouvernements fédéral et provincial. Pour certains, l’idée d’autonomie vis-à-vis du provincial ou du fédéral est conditionnelle à celle d’autonomie financière :

Pour les membres d’Inuit Tungavingat Nunamini[7] ce principe d’autofinancement, d’autonomie face aux gouvernements, ne s’applique pas seulement à la phase de négociation, mais c’est aussi la base sur laquelle reposent les institutions qu’ils veulent mettre en place. En effet, un gouvernement régional, comme celui envisagé par les Dissidents, devra être en mesure de s’autofinancer, du moins pour la plus grande partie de son budget.

Michaud 1982 : 5

L’un des conseillers politiques de la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec (FCNQ) explique qu’il s’agit de trouver un équilibre : « le facteur important est le suivant : y a-t-il des relations équilibrées ou est-ce que l’un des partenaires [les Inuit ou le gouvernement] est si fort que l’autre doit suivre » ? (Simard 1984 : n. p.) Il déclare alors que l’« indépendance » est une notion concomitante de l’apparition des États, une idée fortement ancrée dans les réflexions sur la souveraineté de la nation québécoise qui sont encore très vives à l’époque. La localisation du Nunavik au sein de la province de Québec et son inscription dans une histoire politique marquée par la tentative du peuple québécois de se séparer du Canada anglophone pour constituer un pays souverain influencent en partie le sens des débats politiques touchant le processus d’autonomie politique au Nunavik au cours des années 1980.

Tout au long des décennies suivantes, la question des services publics reste au coeur des discussions sur l’autonomie politique des Nunavimmiut. En 2010, la Société Makivik et l’Administration régionale Kativik publient le Plan Nunavik, une proposition de développement politique, social et économique des Nunavimmiut en réaction au Plan Nord du gouvernement du Québec. L’une des critiques adressées au Plan Nord est qu’il ne prend pas en compte la spécificité géographique, politique, sociale et culturelle du Nunavik (Arteau 2016 : 228). Dans ce Plan Nunavik, l’accent est mis sur le devoir du gouvernement du Québec de « respecter tous les traités et toutes les ententes en vigueur conclus entre le gouvernement du Québec et les Inuits du Nunavik » (ARK et Société Makivik 2010 : 317). Les Nunavimmiut rappellent leur attachement aux gouvernements et leur désir de continuer à recevoir les services tout en allant vers une plus grande autonomie.

En avril 2011, les Nunavimmiut sont invités à voter lors d’un référendum sur l’entente finale relative à la création d’un gouvernement régional au Nunavik. À la grande surprise de tous, le « non » l’emporte avec un écrasant pourcentage (66 %). Les Nunavimmiut expriment alors leur hésitation au sujet du projet d’autonomie gouvernementale tel qu’il a été conçu par les leaders inuit. Les principales critiques ont trait au manque de communication entourant le projet, à l’absence de mesures concernant la préservation de la langue et de la culture et au caractère insatisfaisant du programme : « Le Gouvernement régional du Nunavik ne mène pas à l’autonomie politique, c’est seulement l’amalgame de trois organisations en une », s’inquiète un internaute sur la page publique d’un groupe Facebook destiné à la discussion de questions politiques au Nunavik[8]. Un autre met en doute la pertinence de choisir un modèle de gouvernement public plutôt qu’un gouvernement ethnique comme c’est le cas, par exemple, chez les Inuvialuit, les Inuit vivant dans les Territoires du Nord-Ouest :

Ils parlaient d’un vrai gouvernement autonome, mais ce n’est pas le cas. Rien dans cet accord n’est écrit spécifiquement au sujet d’un « gouvernement pour les Inuit du Nunavik », mais ce gouvernement régional du Nunavik sera une organisation publique, ouvrant les portes au plus grand nombre, disant bienvenue sur notre terre et notre gouvernement public, commençant à partager nos programmes et nos services avec les non-bénéficiaires[9].

Cet internaute rappelle l’opposition entre un gouvernement public, tel que l’actuelle administration publique au Nunavik, qui est responsable de fournir des services à l’ensemble de la population résidant sur son territoire, et un gouvernement ethnique qui ne s’adresse qu’aux Inuit. Si l’idée d’un gouvernement ethnique a déjà été discutée dans les phases précédentes de négociation politique au Nunavik, elle devient désormais plus importante alors que d’autres gouvernements autonomes inuit se sont constitués sur une base ethnique au Canada (gouvernement du Nunatsiavut au Labrador et gouvernement des Inuvialuit dans l’Arctique de l’Ouest canadien).

Consultation Parnasimautik (« ce qui sert à être prêt ») 

Au début des années 2010, l’ambigüité entre la question des services publics et celle de l’autonomie politique est encore clairement palpable. C’est ce qui ressort des audiences de la consultation Parnasimautik, tenue au cours de l’année 2013 au Nunavik et organisée dans le but de mieux connaitre la vision des Nunavimmiut au sujet du développement de leur région. Ces consultations, tenues dans chaque village, visaient à poursuivre les discussions engagées dans le cadre du Plan Nunavik. Au cours des audiences tenues dans chaque village, les Nunavimmiut ont dressé la liste des services qu’ils souhaitaient voir développer ou améliorer. La liste est longue et détaillée. Elle comprend des services auxquels ont accès tous les Canadiens vivant dans des régions non éloignées comme la création d’un établissement d’études postsecondaires, la construction de garderies supplémentaires et d’infrastructures routières, le raccordement au réseau électrique national, le développement de programmes de prévention contre la toxicomanie ou l’alcoolisme, etc. Mais cette liste dépasse de loin les responsabilités que se sont données les gouvernements québécois et canadien puisque tous les domaines de la vie sociale sont ciblés : les infrastructures municipales et les loisirs, la santé et les services sociaux, l’éducation, mais également le logement, la nourriture, la langue, la chasse. Les Nunavimmiut détaillent précisément leurs besoins : centres de dégrisement, refuges pour femmes, accès à la fibre optique, etc. Ils considèrent qu’il est de la responsabilité de l’État, ou d’autres entités politiques, de fournir des logements à tous, d’aménager des sentiers de VTT ou encore d’organiser des cours de compétences parentales et d'offrir des conseils pour les couples. Les Inuit vivant en milieu urbain dans les métropoles du sud du Canada, eux aussi consultés à cette occasion, apportent néanmoins un témoignage différent. Ils expliquent que, vivant en ville, et donc n’étant pas soumis à l’autorité de l’Administration régionale Kativik, ils doivent, comme tous les Québécois, payer une partie des services dont les Nunavimmiut jouissent, pour la plupart, gratuitement. Leur expérience et leur voie restent cependant minoritaires et peu entendues par les autres Nunavimmiut.

Rappelons que ces requêtes sont adressées par les 14 petits villages du Nunavik, composés de 200 à 2 500 habitants et accessibles uniquement par avion ou par bateau. Ils lancent un message clair : même s’ils vivent loin des grands centres urbains et isolés sur le territoire, les Nunavimmiut souhaitent avoir accès localement et à faible coût ou gratuitement à tous les services auxquels les autres Canadiens ont droit. Ils estiment que les organisations politiques, à l’instar de toute figure d’autorité, ont le devoir de leur fournir ces services. Leur levier le plus puissant est qu’ils ne vivent pas dans des réserves et paient des impôts, contrairement à d’autres peuples autochtones du Canada, un argument présent dans le Plan Nunavik (ARK et Société Makivik 2010 : 319) et répété à maintes reprises durant la consultation Parnasimautik en 2013 :

Contrairement aux peuples des Premières Nations, les Inuits du Nunavik paient les taxes de vente et les impôts sur le revenu tant au fédéral qu’au provincial, comme tout autre citoyen. Par conséquent, les Inuits du Nunavik ont droit au même niveau de services que reçoivent les autres contribuables.

Parnasimautik 2014 : 12

L’État et, plus précisément, les gouvernements sont directement perçus comme les fournisseurs principaux et obligés des services publics, ce point de vue perpétuant ainsi ce qui avait déjà été déclaré au cours des consultations précédemment tenues dans la région[10] : « Peut-on poursuivre les gouvernements pour leur inaction ? », demandait un participant lors de la consultation de Kuujjuaq[11]. Dans l’esprit de certains, les consultations serviront justement à mettre de la pression sur les gouvernements pour qu’ils s’acquittent de leurs responsabilités[12]. Cependant, les Nunavimmiut reconnaissent qu’il y a une multitude d’acteurs susceptibles de leur fournir des services et, au cours de ces consultations, ils ont identifié à maintes reprises un nouvel acteur : les compagnies minières. Faisant écho à ce qui se dit dans plusieurs villages, on entend un participant de Kuujjuaq déclarer : « Les sociétés minières devraient contribuer au mieux-être communautaire, au logement et à d’autres services essentiels[13]. » Plusieurs notent cependant l’ironie de leur sort : « Est-il normal que nous n’ayons pas accès à l’énergie produite au Nord pour chauffer nos maisons et notre eau[14] ? »

Mais, au cours de ces mêmes consultations, les Nunavimmiut ont exprimé leur crainte quant à la dépendance que l’obtention de ces services pourrait engendrer vis-à-vis des gouvernements : « Il faut arrêter de dépendre des services de l’extérieur et élaborer nos propres initiatives », dit-on à Inukjuak[15]. À plusieurs reprises, l’idée de reprendre en main leurs propres affaires apparaît comme une solution de rechange à la dépendance vis-à-vis des gouvernements. À Puvirnituq, un participant déclare :

Nous devons conjuguer nos efforts pour préserver notre culture et notre langue et améliorer notre mode de vie, pas seulement en obtenant plus de choses du Sud, mais en faisant plus de choses de notre propre initiative. […] Nous avons trop tendance à nous fier aux autres pour trouver des solutions. Nous sommes en train de nous prendre en main[16].

En cette matière, certains Inuit rappellent que la responsabilité est partagée : « Il faut considérer la famille, les parents, les enfants, les grands-parents, les cousins, etc., comme les piliers de notre communauté, de notre avenir[17]. » Publié en 2014, le rapport faisant le bilan de ce qui a été dit au cours de ces consultations contient 122 recommandations axées principalement sur les services publics. Face à ce « cahier des doléances », le gouvernement québécois se trouve désemparé. Un proche du gouvernement provincial reconnait que le document manque d’objectifs clairs et qu’il ne constitue pas un outil de travail facile pour la construction d’un projet d’autonomie politique (anonyme, entretien, 5 octobre 2017).

Services publics et autonomie politique sont-ils incompatibles ?

À partir des faits exposés, il est évident que la question des services publics est au coeur de la relation entre les Inuit du Nunavik et les gouvernements fédéral et provincial, mais qu’ils sont la source d’une forte ambigüité lorsque vient le temps de discuter des projets d’autonomie politique. Depuis la prise en charge administrative de cette région de l’Arctique par le gouvernement fédéral, puis provincial, les Nunavimmiut ne cessent de réclamer plus de services. Ils considèrent qu’il est de la responsabilité des gouvernements de partager leurs ressources. Même lorsqu’il est question d’autonomie politique, ils rappellent sans cesse qu’ils veulent conserver leur lien avec les gouvernements. De leur côté, les gouvernements jouent parfois la carte de la séduction en promettant plus de services pour conserver leur domination politique sur la région — ce dont les Inuit savent également profiter. Mais les Inuit, tout comme les gouvernements, ont conscience du piège que représente cet attachement aux services publics. Plusieurs fois, au cours du XXe siècle, les agents gouvernementaux ou les gouvernements ont fait le constat qu’il manquait de véritables leaders inuit pour prendre en main le développement économique et politique local au Nunavik. Les gouvernements regrettent aujourd’hui encore que les services publics soient aux mains de travailleurs venus du Sud : une grande partie des fonctionnaires des organisations régionales sont des Qallunaat, tout comme la majorité des enseignants, infirmiers, médecins, travailleurs sociaux, agents de protection de la jeunesse ou encore policiers travaillant dans les villages du Nunavik. Dans un rapport rédigé à la suite d’une rencontre organisée entre toutes les organisations régionales, les leaders inuit déplorent cette situation :

[…] les dirigeants des organismes de la région désirent établir un partenariat avec le Québec pour construire le Nunavik de demain, c’est-à-dire un endroit où les résidents jouissent du même niveau de services et ont accès aux mêmes possibilités d’emplois et d’affaires que les autres Québécois, et ce, avec un coût de la vie comparable.

Parnasimautik 2012

Pour certains d’entre eux, il est clair que l’attachement à ces services est un frein à l’obtention de plus d’indépendance.

Pour démêler certains fils de cette ambigüité entre services publics et autonomie, il est utile de bien comprendre quelques aspects des interactions sociales chez les Inuit. La pression constante exercée sur les gouvernements tout au long de la période rappelle la façon dont ils envisagent les relations de réciprocité. Les Inuit sont en général très fiers de dire qu’ils partagent leurs ressources et lorsqu’on les interroge sur l’identité des personnes qui occupent des positions de pouvoir dans leurs communautés, ils répondent assez rapidement : « On ne fait que s’entraider », sous-entendant par-là qu’il n’y a pas vraiment de chef ou de leader. Or, lorsque l’on se penche de plus près sur la nature de cette réciprocité, on constate qu’elle engendre une relation asymétrique : ceux qui possèdent des ressources dont les autres sont dépourvus et qui les partagent par le biais d’échanges, de l’entraide, de la coopération ou d’alliances occupent une position de pouvoir et peuvent prendre des décisions au nom des autres membres du groupe (Hervé 2015 : 164–167). Cette tension entre réciprocité et pouvoir n’est pas unique. Elle renvoie à ce que Balandier a pu identifier par exemple en Afrique lorsqu’il soulignait la nature ambiguë du pouvoir, faisant de cet aspect le fondement même du pouvoir politique (Balandier 1964 : 27). Au coeur même du principe de réciprocité se trouve donc la source d’une relation asymétrique. Les Inuit ont conscience que les services octroyés par les gouvernements depuis le début de leur incursion dans les territoires arctiques les placent dans une position d’infériorité. Lors des audiences de la Commission Neville-Robitaille (1970) et de la Commission du Nunavik (2000), ils ont exprimé à de nombreuses reprises à quel point ils se sentent aliénés par la nature de cette relation (Hervé 2015 : 345).

Si cette réciprocité implique de façon inhérente des relations asymétriques, il n’empêche que tout l’enjeu pour les Nunavimmiut est néanmoins de jouir de ces services tout en étant indépendants et autonomes. L’ambition est, dans ce cas, d’atteindre une relation de type complémentaire à travers laquelle les partenaires s’apportent mutuellement des richesses sans pour autant accaparer le pouvoir. En effet, si certaines formes de réciprocité sont l’origine de relations asymétriques chez les Nunavimmiut, d’autres types de liens sont basés sur la complémentarité ; c’est le cas entre personnes de même âge, entre partenaires de chasse ou encore entre conjoints. Dans ce contexte, aucun des deux partenaires n’a la légitimité de prendre des décisions pour l’autre — à moins qu’il possède des richesses que l’autre n’a pas comme des moyens de locomotion, des outils de chasse, ou qu’il connaisse mieux le territoire. On comprend bien que cette complémentarité est précaire puisqu’elle peut être remise en cause si la situation change. Ce que les Nunavimmiut cherchent donc par le biais de leur discours ambigu sur les services publics et l’autonomie politique, c’est un nouvel équilibre dans leur relation avec l’État en vertu duquel ce dernier les reconnaitrait comme des partenaires plutôt que comme des êtres à gouverner — un équilibre difficilement trouvable, mais théoriquement concevable selon eux.

Comme nous l’avons montré dans le cadre d’un travail précédent, les Nunavimmiut ne considèrent en effet pas l’autonomie, qu’elle soit individuelle ou politique, du point de vue de la séparation. Ils l’envisagent plutôt d’un point de vue relationnel. Ainsi, l’autonomie politique n’est pas perçue comme une séparation d’avec l’État, mais plutôt comme l’acquisition d’une nouvelle position dans une relation de pouvoir, à travers laquelle les Inuit ne sont plus considérés comme une population à gérer, mais comme de véritables partenaires (Hervé 2014 : 146). On doit donc comprendre cette autonomie comme un processus et non pas comme un état. Cette idée d’« autonomie relationnelle » se reflète clairement dans la façon dont Minnie Grey perçoit ce concept : « L’autonomie, c’est la capacité à prendre soin de ses propres affaires, même sous la responsabilité du gouvernement du Québec » (Grey, communication personnelle, 2 novembre 2017). Ainsi, les Nunavimmiut cherchent à bénéficier de toutes les ressources que les gouvernements possèdent, sans pour autant perdre leur libre arbitre. Cette nouvelle relation doit donc être basée sur une alliance, que ce soit avec les gouvernements ou avec les autres acteurs oeuvrant dans la région : « Il nous incombe de définir le genre de partenariat que nous voulons établir avec ceux qui veulent exploiter les potentiels de notre territoire », entendit-on à Puvirnituq au cours de la consultation Parnasimautik (14–16 mai 2013). Ils expriment cependant clairement l’idée que cette alliance avec les gouvernements ne doit pas entraver leur capacité à prendre eux-mêmes les décisions concernant leurs affaires collectives. En ce sens, autonomie et services publics ne sont donc pas forcément incompatibles.

Conclusion : le commun comme principe politique

Ces discussions menées au cours des dernières décennies au Nunavik, concernant les services publics, remettent directement en question la gouverne du commun et la façon dont le commun s’articule avec le politique. Elles mettent en évidence la façon dont les communs, et plus précisément les communs sociaux — ici, les services publics —, sont régis. Elles soulèvent ainsi plusieurs questions : quelles significations sous-jacentes attribue-t-on à ces communs ? Qui y a droit ? Qui a la responsabilité de les gérer ?

Nous l’avons vu, les Nunavimmiut considèrent que les communs sociaux, et donc les services et les programmes auxquels ils estiment avoir droit, concernent toutes les ressources matérielles, immatérielles et financières que les gouvernements possèdent et que ces derniers ont la capacité de partager. Les Nunavimmiut ne cessent de répéter qu’ils ont droit aux mêmes services que les autres Canadiens et ils insistent pour que tous ces services soient déployés dans leurs petits villages malgré les contraintes géographiques et financières que cela entraine. Si les Inuit considèrent que tous ont droit aux services publics, et tout particulièrement ceux qui sont les plus démunis comme les aînés, les femmes, les jeunes, certains d’entre eux pensent que les Qallunaat vivant au Nunavik ne devraient pas en bénéficier. Ces arguments basés sur l’ethnicité ont été exprimés à plusieurs reprises lors des débats politiques et des consultations. À travers ces discussions se profilent donc clairement les mécanismes d’inclusion et d’identification ayant trait à la composition des communautés qui peuvent avoir accès à ces communs. Par ailleurs, même si les élites politiques et les personnes impliquées dans la fabrication des projets politiques du Nunavik se soucient de savoir qui doit prendre en charge les services publics, les audiences de la consultation Parnasimautik montrent clairement que les Nunavimmiut, de façon générale, se soucient peu de qui devrait prendre en charge ces services dans leur région : ils voient tout autant les membres de leur communauté, les instances municipales, les coopératives locales, les gouvernements ou encore les compagnies minières comme des fournisseurs potentiels de services. En ce sens, lorsqu’ils envisagent la question des communs, les Inuit pensent au-delà du cadre de l’État.

Ainsi, ce qui est particulier dans le cas des Nunavimmiut, ce n’est pas tant la nature de ces communs, mais plutôt les significations sous-jacentes qu’ils attribuent à la gouverne du commun. Dans l’ensemble, ils ne cherchent pas à contrôler ces ressources sociales — les services publics — à tout prix. Ils envisagent même que d’autres acteurs, en dehors de l’État, les prennent en charge. Par contre, en même temps, ils insistent sur l’importance de conserver leur libre arbitre et le pouvoir de prendre les décisions qui les concernent. Ce constat rejoint celui déjà dressé par d’autres anthropologues, à savoir que les conflits contemporains ayant trait aux communs ne se situent en effet pas tellement sur le plan du contrôle des biens communs en tant que tel, mais sur le plan du contrôle des significations de ces assemblages et de la capacité d’un groupe à imposer sa propre définition de ce que sont les communs, leurs frontières et leurs modes de gestion (Nonini 2006 ; Lu 2006).

La gouverne des communs est effectivement un lieu de négociation, d’affirmation et de confrontation où les liens politiques et les perspectives sur le monde sont redéfinis. Si l’on convient que les communs impliquent toujours une « certaine réciprocité liée à l’exercice de responsabilités publiques » (Dardot et Laval 2014 : 23), il ne faut pas oublier que le sens même de cette réciprocité n’est pas identique pour tout le monde. Les travaux sur les communs ont tendance à oublier que les modalités d’entrée en relation, de reproduction des liens sociaux et l’engagement dans des liens de réciprocité peuvent varier profondément en fonction des contextes culturels. Les Inuit rappellent ici à leur façon que la réciprocité, dans les échanges qu’ils nouent avec l’État, ne doit pas pour autant brimer leur autonomie : profiter des ressources sociales des gouvernements n’est pas incompatible avec la liberté de prendre des décisions par et pour eux-mêmes. C’est d’ailleurs là l’origine de certains malentendus ontologiques entre les Inuit et les gouvernements qui ne comprennent pas comment les Inuit parviendront à se « prendre en charge » s’ils continuent à réclamer tant de soutien de l’État. C’est la raison pour laquelle Blaser et de la Cadena ont décidé de mettre en évidence les conflits ontologiques inhérents aux luttes pour les communs naturels en Amérique du Sud en insistant davantage sur les « incommuns », à savoir l’existence et la persistance d’incompatibilités entre différentes façons d’être au monde (Blaser et de la Cadena 2017 : 186–187). Une lecture anthropologique des communs est donc importante puisqu’elle permet de prendre en compte ces différentes façons de nouer et d’envisager les relations sociales et de nuancer les discours sur les communs en mettant en évidence la variété des significations qui leur sont attribuées.