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Notre langage moderne, constate Talal Asad, ne nous permet pas de décrire adéquatement les bouleversements qui affectent notre vie collective, les périls qui nous guettent et les trésors que nous pourrions perdre irrémédiablement. Les trois conférences réunies dans ce petit volume inaugurèrent, en 2017, les Ruth Benedict Lectures de l’Université Columbia. Asad ne recherche rien de moins qu’un nouveau langage, un langage capable de répondre aux défis (industrialisation à marche forcée, crise environnementale, mathématisation du risque) auxquels nous sommes actuellement confrontés. Cette quête, on s’en doute, ne conduira pas l’auteur à créer un langage inédit ni même à en jeter les bases. Elle lui fournira cependant l’occasion d’opérer une série de déplacements conceptuels qui, combinés les uns aux autres, nous forcent à reproblématiser une foule d’objets, de la prière aux régimes d’assurance.

La démarche adoptée pourrait toutefois décevoir un lectorat en quête de preuves empiriques. L’anthropologie que pratique Asad depuis trois décennies ne puise pas sa source dans l’enquête ethnographique. Mobilisant la philosophie et l’histoire, combinant la généalogie foucaldienne avec l’étude wittgensteinienne des jeux de langage, les recherches entreprises ici ont pour objet des concepts : l’« égalité », la « sécularité », la « dignité », par exemple. Il ne s’agit pourtant pas d’en répertorier les différents usages ni simplement d’en retracer l’histoire. Asad propose plutôt de scruter les présupposés épistémologiques logés au coeur de ces concepts et les rapports de pouvoir qu’ils contribuent à reconduire. On verra donc que le Troisième Reich a joué un rôle important dans l’élaboration du concept légal de « dignité humaine » (p. 31–38). On apprendra aussi que le concept d’« égalité des chances » gomme parfois les inégalités de classe, de genre et de race (p. 38–43).

Au fur et à mesure qu’il dégage la « grammaire » de ces concepts, Asad introduit d’importants déplacements conceptuels. Le premier, et sans doute le plus audacieux de tous, concerne les rapports entre le sujet et le langage. Renversant l’hypothèse austinienne (1962) voulant que le sujet parlant agisse (act) au moyen des outils du langage, Asad constate que le sujet est également agi par le langage. Autrement dit, un locuteur maîtrisant une langue est également maîtrisé par cette même langue (une notion dont on fait tous l’expérience en apprenant une langue étrangère). Le langage ne serait donc pas une simple boîte à outils dans laquelle la pensée trouve les moyens de son expression, mais précisément ce qui « verrouille ou déverrouille certaines façons de penser et d’agir » (p. 48). Or si la langue est plus qu’un instrument de communication, si — comme le croit Wittgenstein — elle est cette matrice par le biais de laquelle s’articulent des « formes de vie », qu’en est-il de l’acte de traduction ?

Un peu plus de trente ans après avoir déconstruit l’idée que l’anthropologie avait pour vocation de traduire les cultures (Writing Culture [1986]), Asad montre ici que l’Occident chrétien réaffirme parfois sa prétendue supériorité civilisationnelle à travers la notion même de « traduction ». Retenons deux exemples. D’abord, il y a cette idée — introduite par Max Weber, puis développée par Marcel Gauchet et Charles Taylor — selon laquelle la sécularité (ou laïcité) serait en fait une « traduction moderne » de la pensée chrétienne (p. 14). Le christianisme aurait, nous disent ces auteurs, posé les conditions nécessaires à l’avènement d’un monde séculier. Ce qui préoccupe Asad ici est moins la véracité historique de cette thèse que ses répercussions politiques. L’idée que la sécularité est un legs chrétien, dit-il, nourrit un imaginaire plus large dans lequel les musulmans (ou toute autre personne d’héritage non chrétien) apparaissent comme nécessairement étrangers au monde moderne et séculier.

Le concept de « traduction » intervient également dans cette autre thèse, chère à la théologie chrétienne et avec laquelle flirte aussi Jacques Derrida, voulant que l’intraduisibilité de la pratique liturgique musulmane (le Coran est récité en arabe) fasse violence à la pluralité langagière qui compose le monde. Asad apporte d’abord quelques éclaircissements : ce n’est pas le texte coranique qui est intraduisible (il est traduit dans plus de 70 langues), mais l’acte rituel lui-même. Comprendre l’intraduisibilité du rituel islamique, ajoute-t-il, exige de s’attarder à l’attitude révérencieuse que plusieurs pratiquants adoptent vis-à-vis du Créateur. Ici encore, l’enjeu n’est pas qu’heuristique. Il ne s’agit pas simplement de rétablir des faits, mais de casser l’idée voulant que le christianisme, en encourageant la traduction, ait favorisé le pluralisme culturel et la modernité que l’Islam refuse toujours.

Traduction, langage des nombres, incorporation, sécurité, égalité : les thèmes abordés par l’auteur de ce court essai reflètent l’ampleur de sa réflexion sur notre époque. Cet ouvrage intéressera ceux et celles que ces thèmes interpellent et qui ont la patience requise pour apprécier une écriture qui, comme celle de Montaigne, ne se déploie pas de façon rectiligne.