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Introduction

Les savoirs écologiques traditionnels ou locaux[1] n’ont pas toujours constitué une option alternative évidente pour la mise en oeuvre de modèles de gestion des ressources naturelles. Ces savoirs étant caractérisés par l’enchevêtrement des dimensions biographiques, sensibles et symboliques (Berkes 1993 : 3), leurs principes paraissaient globalement réfractaires à l’application formalisée que nécessite le cadre des politiques de gestion (Colding, Folke et Elmqvist 2003). Puisqu’ils sont indissociables de l’analyse des récits, des anecdotes (Johannes et Neis 2007) ou enfouis dans une mémoire sensorielle intransitive (Artaud 2018a), leur extraction et maniement difficile en faisaient des éléments marginaux rarement considérés. Ce sont pourtant ces soubassements holistiques (biographiques, sensibles, politiques ou religieux) qui, pour certains auteurs (Ruddle et Johannes 1990), nécessitaient de les intégrer aux stratégies de conservation des ressources, d’abord parce que ces modèles locaux partagent avec ceux de la gestion classique des principes convergents (Aswani 2012[2]), ensuite parce que les fondements ontologiques, religieux ou politiques dans lesquels ils puisent leur assurent un respect inconditionnel (Evans et Klinger 2008) ou réduisent les conflits qui peuvent entraver la gestion collaborative (Kaplan et McCay 2004 ; Acheson 2006). La prise en compte de ces « valeurs culturelles » locales (Poe, Norman et Levin 2013) apparaît donc aujourd’hui incontournable et la place des « communautés » dans les modalités de gestion des ressources, de plus en plus active. Cette voie alternative, qui enchâsse « croyances et institutions locales et systèmes de gestion modernes » (Aswani 2012 : 14), constitue un modèle dont l’application est appelée à s’étendre. Dans le cas de la conservation des ressources marines, dont les caractéristiques intrinsèques (mobilité, fraie, modalités de reproduction) ne se prêtent pas à un cloisonnement aussi rigide que celui des espaces continentaux, de plus en plus d’initiatives se font jour en faveur de « grandes aires marines protégées » (Aswani et Hamilton 2004). La possibilité de mettre en évidence, plutôt que des savoirs locaux isolés, des stratégies de conservation homogènes[3] (Johannes 1981 ; Ruddle et Johannes 1990 ; Colding et al. 2003 ; Aswani 2012) pour des espaces maritimes étendus s’entrevoit donc avec plus d’acuité.

C’est sur la base des réflexions engagées par ces auteurs anglophones, en nous inspirant de leur méthodologie et des propositions élaborées pour intégrer de façon plus efficace ces valeurs culturelles aux modèles de gestion des ressources marines, que nous avons mené durant trois années une étude comparative dans les zones coralliennes françaises. Alors qu’elle sous-tendait l’objectif du projet, l’identification de savoirs traditionnels maritimes est toutefois rapidement apparue difficile. De toute évidence, en effet, la dimension holistique des traditions maritimes que nous avions choisi d’explorer ne correspondait pas à la façon dont la mer était appréhendée dans l’océan Indien et aux Antilles, zones sur lesquelles se concentre le présent article. Pourquoi une telle difficulté à définir et distinguer des traditions maritimes dans ces territoires de l’Outre-mer français ? Cet article s’applique à en comprendre les raisons. Après avoir précisé les enjeux et la méthodologie du projet comparatif, nous chercherons dans un second temps, en puisant à l’histoire scientifique et coloniale de l’Outre-mer, l’origine de cette difficulté. C’est sur la base de cette analyse que nous tâcherons d’expliquer, dans une dernière partie, la délicate intégration des « traditions marines » dans le cadre du projet de réintroduction du lamantin mené dans le Parc national de la Guadeloupe.

Une étude comparative des savoirs maritimes traditionnels dans l’Outre-mer français : enjeux et limites

Le monde maritime français se caractérise par son amplitude avec un territoire de près de 600 000 kilomètres carrés. Lorsque s’est amorcé le projet d’y mener une étude multisituée des savoirs traditionnels maritimes, la première difficulté a été d’en circonscrire l’immensité. La question d’un dénominateur sur la base duquel établir des points de comparaison est ancienne en anthropologie sociale et a créé le clivage le plus profond qu’ait connu la discipline[4]. Pour surmonter les écueils qu’une lecture déterministe ou culturaliste aurait entraînés, il nous a semblé nécessaire de privilégier un écosystème maritime identique, présent dans un espace relativement homogène sur le plan culturel. Les récifs coralliens semblaient, pour trois raisons, particulièrement appropriés à cette réflexion. D’abord, ils prolongeaient les travaux sur lesquels cette recherche prenait appui. Ensuite, ils faisaient l’objet d’une attention particulièrement accrue ces dernières décennies en raison d’un bilan catastrophique faisant état de la destruction de près de 20 % d’entre eux[5]. Enfin, cet écosystème occupait une place exceptionnelle sur le territoire maritime français puisque la France, qui figure au second rang mondial pour la vastitude de ses espaces maritimes[6], est également au 4e rang mondial pour la proportion de ses récifs coralliens et le seul pays à en avoir dans trois océans : Pacifique, Indien et Atlantique[7].

Fig. 1

Récifs coralliens mondiaux ou français et zones étudiés dans le cadre du projet

Récifs coralliens mondiaux ou français et zones étudiés dans le cadre du projet
Source : Hélène Artaud.

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Quatre zones d’investigation réparties sur ces trois océans ont été proposées : la Guadeloupe, Mayotte, La Réunion, la Nouvelle-Calédonie. Sur chaque site, une méthodologie comparative, s’articulant autour de trois types de démarche (bibliographique, de terrain et participative), mobilisant une dizaine de chercheurs confirmés ou étudiants[8], a été utilisée. La démarche bibliographique a été mise en oeuvre pendant toute la durée du projet, d’abord pour définir les zones où l’étude pouvait se dérouler, ensuite afin d’en discuter les apports, de les confronter aux travaux antérieurs existants sur la question. La démarche de terrain a, quant à elle, été entreprise selon une méthodologie analogue définie en amont qui consistait à consigner, sur la base d’entretiens semi-directifs menés avec les communautés bordant les zones ciblées (composées de pêcheurs ou non de toutes générations), le corpus le plus exhaustif possible des savoirs maritimes traditionnels. Par « savoir maritime traditionnel », nous entendions « un paradigme global de compréhension du monde » (Dowsley et Wenzel 2008) que ne borne pas l’étude de savoirs techniques ou rigoureusement naturalistes, mais qui englobe des dimensions sociales, symboliques, morales et dynamiques en lien avec la mer. L’étude des classifications des espèces marines, des toponymies maritimes, des indicateurs naturels (lunes, saisons, couleur des eaux, correspondances agraires[9]) sur lesquels la pêche et l’orientation en mer se fondaient, mais également la circulation des récits, anecdotes ou traditions orales portant sur la mer à l’intérieur de groupes plus ou moins élargis et intergénérationnels ont, à ce titre, été l’objet d’une attention égale. Ce recueil de données « brutes » devait être suffisamment précis pour que puissent se dessiner les grands traits d’une perception locale du milieu maritime et être suffisamment systématique pour que s’engagent les extrapolations théoriques nécessaires au projet. La démarche participative, enfin, s’est faite avec les classes primaires des différentes zones investies par l’étude. Il ne s’agissait pas, pour nous, de sensibiliser à la fragilité de leur environnement maritime de jeunes enfants, mais bien de recueillir leurs expériences qualitatives et affectives de cet espace et de suivre, par le biais de cette étude, l’itinéraire de transmission des traditions associées à la mer.

Si l’objectif principal du projet était donc d’identifier, dans la dimension holistique des territoires français ultramarins, des savoirs maritimes traditionnels, il a semblé assez rapidement nécessaire, dans le cas de l’océan Indien et des Antilles — cas sur lesquels portent ici nos réflexions —, de le réorienter. En effet, tout au long de cette recherche — tant à une étape préliminaire, durant le dépouillement de la bibliographie, que lors des terrains et de l’analyse et de la comparaison des données recueillies —, ces traditions maritimes holistiques sont curieusement apparues relativement discrètes. À La Réunion, certaines pêches constituent bien des éléments « traditionnels » comme la pêche aux capucins (Mulloidichtys flavolineatus), aux zourites (Octopus cyanea) ou aux macabits (Epinephelus merra) ; elles demeurent toutefois non seulement un « secteur historiquement marginal et peu reconnu » (David et Mirault 2006 : 130), mais, en outre, un espace de représentations et de pratiques collectives relativement confiné. Cet aspect apparaît plus remarquable si on compare les discours locaux sur la mer avec ceux portant sur les rivières où les techniques de pêche, mais également les stratégies foncières familiales, les indicateurs naturels — notamment lunaires — mobilisés ou les traditions orales (Barat 1978) constituent des éléments qui semblent plus aisément s’apparenter à ce que recouvrirait l’acception holistique de « savoirs traditionnels ». À Mayotte, la création « soudaine » du parc naturel marin (Legoff 2010 ; Cadoret et Beuret 2016) a eu pour effet de mettre au coeur de sa gouvernance des représentations et sensibilités « traditionnelles » en lien avec la mer, mais si ces dernières étaient jusqu’alors largement démenties par la littérature (Bensoussan 2009 ; Busson 2011), elles demeurent le fait de transformations récentes et globalement marginales. Aux Antilles, c’est également à la faveur d’enjeux économiques ou patrimoniaux récents que la pratique de la pêche trouve un ascendant dans une société « née de la plantation » (Benoist 1972 : 16) et dont l’assise, jusqu’à tout dernièrement, était agricole et terrienne.

Après avoir cherché dans le protocole méthodologique engagé l’origine de cette difficulté, la nécessité d’en interroger plus radicalement les fondements est finalement apparue comme le réel enjeu de cette étude. Deux hypothèses ont alors été avancées. La première hypothèse, propre à l’Outre-mer français, consistait à interroger le traitement scientifique réservé à la question des savoirs maritimes traditionnels associés à ces régions ultramarines. Contrairement à la littérature scientifique anglophone qui est particulièrement foisonnante sur le sujet des savoirs et traditions maritimes, il apparaissait manifeste, à l’issue de cette analyse du corpus bibliographique, que les études menées sur la question dans l’Outre-mer français avaient été, jusqu’à une date toute récente, le plus souvent parcimonieuses et marginales. La seconde hypothèse, quant à elle, non exclusive à l’Outre-mer français, consistait à prendre en considération un contexte de patrimonialisation de la nature de plus en plus présent et de plus en plus amené à l’être dans l’ensemble des océans[10]. Cet étroit voisinage entre différents acteurs dépositaires de discours contrastés sur la nature, doublé dans certains cas d’une « logique d’accompagnement et de co-production des connaissances » (Bambridge et Le Meur 2018), avait abouti, plutôt qu’à la précision des contours d’une tradition maritime, à une composition hybride. Si l’ensemble des sites concernés par l’étude étaient inclus dans des espaces protégés[11] et donc soumis, depuis des durées variables, à ce compagnonnage, cette situation ne semblait pourtant pas suffire à expliquer le difficile dénichement de traditions maritimes. Dans le cas de ces territoires ultramarins « nés dans la colonisation », dont le peuplement a été contemporain de l’esclavage (Chamoiseau et Larcher 2007) — les Antilles françaises et La Réunion —, il importait peut-être d’interroger la possibilité d’une supplantation plus ancienne de ces savoirs traditionnels maritimes. Nous déclinerons donc successivement l’une puis l’autre de ces hypothèses.

Silence et supplantation des savoirs maritimes traditionnels

Si cette tendance connaît aujourd’hui un renversement radical et si les travaux substantiels sur la question des savoirs maritimes locaux dans l’Outre-mer français sont de plus en plus nombreux, en Océanie plus particulièrement (Leblic 2008 ; Torrente 2015 ; Bambridge et Le Meur 2018 ; Sabinot et al. 2018[12]), l’intérêt démontré par la littérature scientifique française pour la façon dont les sociétés d’outre-mer interagissent avec le milieu maritime a, jusqu’au milieu des années 1970, majoritairement porté sur les modalités technologiques qui y étaient associées. Les études menées par les anthropologues français en Océanie[13] ont en effet longtemps examiné exclusivement ou presque les dispositifs de pêche, et ce, alors même que les représentations de la mer de ces communautés enjoignaient à en faire des éléments périphériques plutôt que centraux. Si cet attrait matérialiste pour l’environnement maritime ne constitue pas en soi un frein à l’analyse des dispositifs symboliques et épistémologiques (Leblic 2013), ces derniers ne semblent guère avoir fait, à l’époque, l’objet d’une curiosité notable comme le suggèrent Henri Lavondès et John E. Randall (1978 : 92) :

Il est également surprenant que les spécialistes de la culture matérielle qui ont écrit sur la pêche en Polynésie […] aient cru pouvoir le faire en manifestant une telle absence d’intérêt pour les poissons objets de la pêche. […] Il est certain, en effet, que, pour les Polynésiens eux-mêmes, les engins utilisés pour la pêche ne sont qu’une partie, probablement la moins importante, du domaine des connaissances liées à la pêche.

Cet attrait pour la dimension technologique de la relation à la mer paraît avoir des origines culturelles identifiables, comme le supposent les auteurs en évoquant un attrait muséographique susceptible d’avoir, à l’époque, biaisé le regard du chercheur :

Une pareille attitude est sans doute le fruit d’une déformation due à une optique trop étroitement muséographique, qui privilégie l’objet en soi, en l’occurrence l’engin de pêche, et le détache de l’ensemble du savoir où il trouve son sens et son utilité.

Ibid.

Sans doute, en effet, cette orientation intellectuelle qu’opèrent, pour les observateurs français contemporains, les dispositifs techniques ne saurait se comprendre sans en sonder, en premier lieu, les fondements dans les études anthropologiques qui lui ont été consacrées au tournant des années 1970-1980. La question débattue par l’anthropologie maritime naissante a largement été de savoir si la mer devait, pour constituer un objet anthropologique à part entière, s’affranchir de l’élément continental ou s’y arrimer (Artaud 2018b). Et si des divergences existent entre les auteurs qui fondent l’originalité de la mer sur ses « différences avec d’autres milieux, terriens spécialement » (Mollat 1979 : 191) et ceux qui, au contraire, cherchent à « puiser dans les concepts et méthodes des études portant sur la paysannerie agraire » (Breton 1981 : 20) les moyens d’entreprendre l’« unification conceptuelle des sociétés agraires et halieutiques » (ibid. : 22–23), elles n’entament pas un socle de réflexions et de présupposés communs. Il est bien, en effet, question pour ce nouveau sous-champ disciplinaire de faire de la pêche : soit de l’étude générale des formes économiques et sociales associées aux procédés d’« exploitation[14] » des ressources halieutiques, un dénominateur commun à des sociétés géographiquement et culturellement hétérogènes[15]. Les savoirs et l’économie symbolique associés à la mer, les relations de sociabilité qui se tissent entre le pêcheur et sa proie[16], ne constituaient pas, pour la grande majorité des chercheurs de l’époque[17], un sujet d’étude évident. Il ne semble pas étonnant, par conséquent, qu’en prise avec des questionnements socioéconomiques si résolument chevillés aux dimensions technologiques, une réflexion sur des savoirs maritimes non médiatisés et « non instrumentaux » (Finney 1994) n’ait pu advenir[18].

Une perspective historique plus lointaine des représentations de la mer en Europe semble toutefois nécessaire pour expliquer l’hégémonie de cette orientation matérialiste sur le monde maritime. Les historiens français qui se sont appliqués à définir les différentes étapes qui ont marqué l’histoire des représentations maritimes dans la pensée occidentale ont bien indiqué, en effet, combien cet espace, perçu en Occident comme indifférencié, « veuf de routes » (Detienne et Vernant 1974 : 275), « irrémédiablement sauvage » (Corbin 1990 : 75), apparaissait « rétif à toute forme de domestication » (ibid.) et maîtrisable à la seule condition d’« une lutte » acharnée (Hugo 2002 [1866]). Si cette forme d’hostilité et d’effroi associée à la mer dans l’histoire intellectuelle occidentale a pu sourdement participer à la suspension du regard du chercheur et le dissuader de se porter vers ces liens sociaux plus discrets, cette « part d’immatériel » (Leblic 2013) que stimulait la relation à la mer est peut-être également en mesure d’expliquer leur supplantation progressive. Il n’est pas, en effet, exclu qu’un nivellement se soit opéré bien en amont, dès l’époque coloniale, dissimulant une relation et des traditions maritimes singulières. Dans le cas des territoires sur lesquels porte plus précisément la présente réflexion — La Réunion et les Antilles —, l’hypothèse mérite d’être brièvement développée. Bien qu’il soit désormais entendu que l’époque coloniale a rompu avec les modes de gestion traditionnels (Johannes 2003), extrait les peuples autochtones de leur terreau culturel (Merle 2004) et façonné, par l’introduction de végétaux allogènes, notamment, un paysage nouveau (Boumediene 2016), les imaginaires écologiques importés par le colonisateur et leurs influences sur ceux déjà existants sont, en revanche, beaucoup moins pris en considération. Il est pourtant évident que, dans certains cas, ces imaginaires écologiques se sont superposés ou ont finalement supplanté ceux des sociétés locales. Jacques Pouchepadass (1993) évoque la façon dont l’imaginaire occidental associé à la forêt, constitué d’affects ambivalents, a été importé en Inde par les colons anglais. Le milieu maritime et la façon dont l’imaginaire maritime des colonisateurs français a pu bouleverser celui de populations autochtones ou déplacées n’ont en revanche fait l’objet d’aucune étude. L’homogénéité des sentiments associés à la mer, dans ces territoires ultramarins, chez les colonisateurs et les peuples colonisés semble pourtant témoigner d’une forme de « colonisation » affective de ce type. Peur et effroi, ambivalence et stupeur structurent, en effet, de l’avis des auteurs qui les ont décrites, et en dépit de leur hétérogénéité géographique et culturelle, les perceptions maritimes des sociétés ultramarines. En Guadeloupe, la mer est présentée comme un espace de menace et « l’Antillais est longtemps resté […] un paysan qui regardait la mer avec méfiance » (Desse 2005 : 2). Parmi les arguments avancés pour justifier cette méfiance, la traversée à bord des négriers serait, selon Michel Desse, le principal :

La mer a été la dernière demeure d’un grand nombre d’esclaves. […] Pour ceux qui arrivèrent à bon port, la traversée ne fut pas moins éprouvante pour ces paysans venant de l’intérieur du continent africain ; traversée de violence, de promiscuité, de séparation, de peur, de privation.

Ibid. : 2–3

Prosper Eve (2003), analysant le rapport à la mer des esclaves acheminés vers La Réunion — soit dans l’océan Indien, cette fois-ci —, associe également « l’effroi » que l’onde génère au souvenir de sa traversée. L’auteur va jusqu’à qualifier cette « peur de la mer » de « legs de l’esclavage » (ibid. : 36–37). Plutôt que de parler de « legs de l’esclavage », ce qui, d’après les explications qu’en donnent Desse et Eve, laisserait supposer que cette traversée seule justifierait l’aversion qu’auraient eue pour la mer les populations antillaises et réunionnaises, sans doute serait-il plus précis de parler d’un legs colonial. Car si la traversée à bord des négriers a pu stimuler cette peur de la mer, elle a sans doute été accusée, à terre, par un ensemble de dispositifs complexes visant à éloigner les esclaves du littoral. Dans la plupart des cas, en effet, comme il appert en Guadeloupe ou à La Réunion, le colonisateur semble avoir sciemment « détourné » l’esclave d’une mer perçue comme le lieu toujours possible d’une fuite et d’un affranchissement. Si, en Guadeloupe, « les colons détournent les esclaves vers la terre et la plantation » (Desse 2005), à La Réunion, où « les esclaves ne sont pas autorisés à prendre la mer pour aller pêcher de peur de les voir s’enfuir par voie maritime » (Gerbeau 1979 : 24), on allait jusqu’à « interdire aux esclaves de (la) regarder » (Hoarau 2016, cité dans Peretti 2017). La traversée seule ne peut donc expliquer le sentiment qu’ont entretenu, d’un océan à l’autre, des peuples d’origines diverses. C’est bien davantage cette histoire intellectuelle européenne, dans laquelle la mer a de longue date inspiré hostilité et effroi, qui semble avoir supplanté les perceptions locales et marginalisé les savoirs maritimes au profit de savoirs agricoles ou fluviaux (Gerbeau 1979 ; Eve 2003).

Si le recours à un imaginaire colonial résolument « détourné de la mer » peut expliquer qu’aient été durablement étouffés l’attrait et la possibilité de définir ou de réactualiser des traditions maritimes antérieures, il semble également seul en mesure d’expliquer l’attachement que suscite, depuis quelques décennies désormais, une mer qui constitue pour nombre de territoires d’outre-mer le nouveau socle de l’identité et de la mémoire d’un peuple.

Réinvention des traditions maritimes et stratégies de conservation

Dans plusieurs territoires d’outre-mer, des traditions maritimes sont en passe de se réinventer. C’est bien souvent sur la base d’une discussion directe avec le fait colonial que s’élaborent ces traditions en lien avec la mer, avec une vivacité à la mesure du « vide » (Corbin 1990) que cette dernière représentait dans « l’imaginaire » du colonisateur (Chamoiseau et Larcher 2007). Ceci est manifeste dans le Pacifique où, à la faveur de la « Pacific Way » (Wittersheim 1999), se sont élaborés, en réaction à la pensée « continentalo-centrée » du colonisateur (Finney 1994 ; Hau’ofa 2008[19]), des savoirs et des identités résolument maritimes. C’est également le cas dans les Antilles, où la mer est devenue, en réaction à cet espace d’amnésie qu’en avaient fait les colonisateurs, un « lieu d’histoire » (Walcott 1986). Si des traditions de la mer semblent donc affleurer, les ressorts de leur dynamisme — soit le fait qu’elles se construisent par contraste et réaction avec ce legs colonial — semblent toutefois encore largement ignorés, y compris par les stratégies de gestion des ressources qui entendent y prendre appui. Le projet de réintroduction du lamantin des Antilles (Trichechus manatus manatus), disparu de la zone depuis le début du XXe siècle, en donne l’illustration la plus saisissante.

C’est en mettant en oeuvre une « gestion participative » intégrant les « traditions maritimes » que le Parc national de la Guadeloupe (PNG) tente d’asseoir, depuis 2006, la légitimité de son projet de réintroduire cet animal au « péyi[20] ». En commandant un rapport sur la place du lamantin « dans la culture créole et dans l’histoire de la Guadeloupe » (Lartiges, Vernangeal et Berry 2004), le PNG a en effet cherché à trouver dans les valeurs locales associées à la mer une antériorité qui facilite la mise en oeuvre du projet et son acceptation sociale : « la survivance du lamantin dans la culture créole constitue une opportunité de choix pour faciliter [l’]appropriation [du projet] » (ibid. : 4). Alors même que ce dernier se heurte depuis son lancement à l’indifférence, voire à l’hostilité des communautés locales, c’est en insistant à nouveau sur le fait que l’animal est le support de fortes représentations locales que le Parc justifiait, en 2016, l’intérêt de cette expérience en dépit d’une première tentative en demi-teinte, à la suite de la mort d’un des deux spécimens réintroduits :

le lamantin a inspiré de nombreux contes et contines [sic] de Guadeloupe en prenant l’aspect d’un être magique, Manman d’lo. […] En outre, le lamantin a été très présent dans la culture caraïbe pré-colombienne et a inspiré les artistes de l’époque[21].

Si l’argument culturel, mis en exergue sur le site du PNG pour justifier la nécessité de la réintroduction du lamantin dans la zone du Grand Cul-de-sac marin, est relativement développé, ce qui l’impulse semble, en revanche, particulièrement éludé, en dépit de son caractère éminemment problématique. La liste des objectifs sous-tendus par le projet comporte en effet cette mention : il s’agit de « reconquérir un élément fort du patrimoine naturel et culturel de la Guadeloupe, détruit par nos ancêtres il y a seulement un siècle. » Cette affirmation présente une ambiguïté notable que les pêcheurs, interrogés au printemps 2016, ne manquent pas de relever. D’abord, pour ces derniers, les colons français seuls portent la responsabilité de cette extermination, le lamantin des Antilles ayant fait, dès le XVIIe siècle, l’objet d’une chasse impitoyable dont témoignent les écrits des prêtres missionnaires (Du Tertre 1667 ; D’Orbigny 1841). Ensuite, ce projet de réintroduction semble également être, à leurs yeux, uniquement celui des administrateurs d’un parc « subordonné à la Métropole » et ne représenter pour leur activité qu’une entrave nouvelle. Zoé Laurent (2016 : 69) signale en effet que le lamantin — que les pêcheurs désignent le plus souvent dans le cadre des entretiens comme « leur » lamantin, en associant au « leur » les gestionnaires métropolitains — est perçu comme un concurrent direct. Puisqu’il broute des « tonnes d’herbes », les pêcheurs « craignent qu’ils [ces animaux] ne dégradent ces herbiers » qui représentent un élément essentiel aux poissons et donc à la pêche. Cette idée, qui subsiste alors même que les agents du PNG ont tâché de démontrer l’intérêt de l’herbivore pour le contrôle des espèces invasives, s’ajoute à d’autres inquiétudes. Laurent (ibid.) indique en effet que les pêcheurs redoutent les mesures consécutives à la remise en liberté du lamantin dans la zone du Grand Cul-de-sac marin comme la réduction de la vitesse des bateaux ou l’interdiction de la pêche à la senne. Ils pressentent que le projet vise à terme à faire du Grand Cul-de-sac marin un site exclusivement réservé aux touristes et à réduire considérablement leur place dans la zone.

Cette réaction, qu’une analyse de la littérature recueillie, si elle avait eu lieu, aurait sans doute permis de préciser, n’est pas étrangère à la valeur attribuée à l’animal dans cette zone. S’il ne paraît pas excessif, en effet, de qualifier le lamantin d’élément « traditionnel » de la culture antillaise, il convient d’en retracer la source (Senghor 1956[22]). Le lamantin est, en effet, explicitement emprunté aux traditions africaines. Sa mobilisation dans la littérature antillaise a été perçue comme un moyen de regagner le giron africain en puisant dans son bestiaire des éléments d’identification susceptibles de réduire la distance qu’avait mise entre le continent d’origine — l’Afrique — et les Antilles la traite négrière. L’importance d’une « tradition unifiée » dans laquelle l’Afrique et les Antilles se rejoignent est si étroitement associée à la figure du lamantin qu’elle a d’ailleurs été présentée comme « la stratégie du lamantin » (Malela 2008 : 398). Mais cet animal permet également, en ralliant l’Afrique d’origine, de signifier de façon plus ostensible une différence profonde avec « l’imaginaire » du colonisateur. Le rôle qu’occupe le lamantin dans les contes que rassemble justement le rapport (Lartiges et al. 2004) en constitue une preuve éloquente. Le lamantin y est présenté tenant tête à « compère tigre », qui abusera de sa confiance en lui arrachant une mamelle alors qu’il l’escorte jusqu’au rivage, mais dont il finira par « débarrasser les Antilles » (Lung-Fou [1979], cité par Lartiges et al. 2004). Cette représentation du lamantin comme support d’une mémoire coloniale au sein de laquelle la tradition maritime est vouée à se construire trouve sans doute dans l’oeuvre théâtrale Manman Dlo contre la fée Carabosse de Patrick Chamoiseau (1982), également citée par le rapport, son expression la plus juste. Il y est en effet question, en mettant dos-à-dos la fée Carabosse, « sorcière des sapins et des neiges » et Manman Dlo, « diablesse aquatique », de figurer, dans leur opposition substantielle, l’imaginaire occidental et africain, l’occultation de l’un par l’autre en raison du joug colonial :

Quand il y a colonisation, il y a non seulement colonisation d’un peuple par un autre, d’hommes par d’autres hommes, mais aussi domination d’une culture par une autre culture. Le Monde de la Merveille de la culture dominante […] soumettra celui de la dominée. Aux Antilles, les colons sont venus porteurs de leur imaginaire. Les Africains aussi.

Ibid. : 6

Si le lamantin a donc constitué, pour la littérature antillaise, un symbole vivace et fort, emprunté à une Afrique dont elle revendique l’héritage et sa filiation, le projet de réintroduction de cet animal dans la zone du Grand Cul-de-sac marin semble désormais brouiller l’ensemble des significations dont il était porteur. Cet exemple doit nous enjoindre à considérer le dynamisme et le caractère éminemment réactif de traditions de manière plus évidente, traditions qui, dans le cas de la mer dans l’Outre-mer français, semblent jouir d’un renouveau d’autant plus robuste que leur occultation et l’« invisibilité » décrétée ont été plus grandes.

Conclusion

Nous avons ici cherché à définir les raisons, à l’issue d’un travail comparatif mené dans les territoires d’Outre-mer français, de la difficile identification des savoirs traditionnels maritimes. Deux hypothèses ont été soulevées : la première consistait à se demander si le silence des sources scientifiques au sujet de ces traditions maritimes était lié à l’orientation qu’avait prise, à ses débuts, une anthropologie maritime résolument orientée vers les dispositifs matériels ; la seconde hypothèse consistait à y voir davantage la conséquence d’une supplantation plus ancienne opérée sur des formes singulières de relation à la mer par l’imaginaire du colonisateur. Le fait que la peur de la mer soit présente dans des zones géographiques distantes et qu’elle ait durablement détourné de l’océan des sociétés insulaires le laissait penser. Au terme de nos analyses, il semblait difficile de dissocier cet effacement des traditions maritimes dans les territoires ultramarins étudiés de l’histoire coloniale dans laquelle « ils étaient nés » (Chamoiseau et Larcher 2007). De la même façon, il semblait difficile de ne pas l’évoquer à nouveau pour comprendre la récente émergence de traditions maritimes dans ces mêmes territoires. La mer semble, en effet, en proportion du vide qui la caractérisait dans la tradition intellectuelle européenne, devoir occuper dans l’Outre-mer français ce rôle mémoriel et « ontologique » nouveau (Steinberg et Peters 2015). Une démarche consistant à associer à la gestion des ressources des « traditions maritimes », sans avoir préalablement entrepris de comprendre les ressorts mémoriels qui en stimulent le dynamisme, recèle donc de profonds écueils que l’exemple du lamantin des Antilles a contribué à mettre en lumière. Car si les stratégies de cogestion des ressources ont souvent essuyé le reproche d’opérer une « simplification excessive de la culture [perçue] comme une “chose” statique qu’un individu ou un groupe possèderait plutôt qu’un ensemble de processus, de relations et de pratiques partagés par un groupe collectif » (Poe et al. 2013), l’exemple guadeloupéen enjoint à embrasser pleinement l’histoire des relations entre collectifs avec laquelle les « traditions » de la nature composent. C’est donc en appréhendant dans l’Outre-mer français la mer comme ce « lieu de mémoire » — qui trouve dans le contexte patrimonial l’occasion d’un « incessant rebondissement des significations et d’un buissonnement imprévisible de ses ramifications » (Nora 1984 : 38) — que semblent devoir être pensées des formes alternatives de conservation.