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Ce numéro thématique, intitulé « Habiter le monde. Matérialités, art et sensorialités », propose de revenir sur l’intérêt grandissant des anthropologues à l’égard du sensoriel à l’aune des univers dans lesquels il se déploie. Si les manières d’habiter les espaces domestique et public ont depuis longtemps interpelé les ethnologues (Augé 1992 ; Segalen et Le Wita 1993 ; de Certeau 1994 ; Segaud, Bonvalet et Brun 1998 ; Bonnin 2002 ; Chevalier 2002), les mobilisations sensorielles dans le cadre de ces pratiques restent encore bien souvent dans l’ombre.

L’intérêt pour les univers sensoriels est aujourd’hui un champ de recherche en plein essor. La revue Anthropologie et Sociétés peut être considérée comme pionnière dans ce domaine puisqu’elle publie dès 1990 un numéro spécial intitulé « Les “cinq” sens », sous la direction de David Howes (1990b). Les contributions interrogent le régime des valeurs sensorielles initié par l’historien Alain Corbin qui signe, dans ce même numéro, un texte programmatique dans lequel il évoque déjà une « anthropologie sensorielle » en devenir (Corbin 1990). « Ordres sensoriels » et « hiérarchies sensorielles » ainsi que « techniques des sens » y apparaissent pour la première fois, des termes désormais classiques. Les ethnographies des sens proposées dans ce numéro demeurent, aujourd’hui encore, des références majeures (Classen 1990 ; Howes 1990a ; Leavitt et Hart 1990 ; Stoller et Olkes 1990). On notera également en 2006 la parution d’un second numéro spécial concernant les sens, « La culture sensible », codirigé par David Howes et Jean-Sébastien Marcoux (2006a), et un troisième, « Champs sonores », publié en 2019 sous la direction d’Alexandrine Boudreault-Fournier, où le « virage sensoriel » illustre le passage d’une attention aux « sens » à un questionnement plus général sur le sensible et les sensibilités. Ces publications font date dans la mesure où ces thématiques sont désormais entrées dans l’air du temps et on ne compte plus les publications qui évoquent désormais les sens, le sensible ou le sensoriel.

Les travaux les plus récents privilégient toutefois bien souvent l’enjeu normatif de l’habiter révélé par des pratiques alternatives (Costes 2015), au détriment des manières d’entrer en relation avec le monde proprement dites. La confrontation des individus avec leurs univers sensoriels (Gélard 2016) implique pourtant leur présence et leurs interventions dans un espace physique, que ce soit par l’usage d’un objet, le choix d’un décor domestique ou l’architecture d’une ville. L’idée même d’« habiter » renvoie ainsi « au rapport que l’homme entretient avec les lieux de son existence, mais aussi à la relation, sans cesse renouvelée, qu’il établit avec l’écoumène, cette demeure terrestre de l’être » (Pacquot, Lussault et Younès 2015 ; voir Julie Soleil Archambault, ce numéro). Au coeur de cette relation, les expériences sensorielles de la matière et ses mises en forme sont cruciales. L’objectif de ce numéro est donc de croiser étude sensorielle et culture matérielle — ou, plus exactement, « expression matérielle de la culture », pour reprendre la formule de Christian Bromberger (Bromberger et Gélard 2012 : 260) — et leurs mises en esthétique, ordinaires et savantes, en allant des pratiques du chez-soi et des lieux communs tels que la circulation piétonnière aux créations artistiques qui interrogent les sens. Rappelons ici encore la connexion déjà établie entre sens, culture matérielle et espace (Howes et Marcoux 2006b), l’espace étant non seulement le cadre de l’expérience physique, mais aussi un lieu d’ordonnancement du ressenti et donc d’une construction socioculturelle. C’est par conséquent en tant que tel que son déploiement esthétique mérite d’être interrogé. Précisons que nous entendons ici l’esthétique non pas en tant que démarche limitée à l’énonciation des conditions du « beau », mais comme démarche qui s’étend à la perception des rythmes, des formes et des valeurs qui déterminent l’insertion spatio-temporelle des individus et des groupes humains et leurs relations avec les autres groupes (Leroi-Gourhan 1965). Ainsi, il s’agit d’envisager de quelles manières les sens, sous toutes leurs formes, interviennent dans la manière d’appréhender les choses et les espaces qui nous entourent, mais aussi comment la matérialité perçue se prête à la sensorialité, que ce soit pour établir des liens avec l’invisible ou penser sa propre place dans le monde. Matérialité et sensorialité forment ainsi une sorte de « style culturel » propre à chacun dans cette manière d’être au monde (voir Mikkel Bille, ce numéro). Ce numéro souhaite par conséquent porter attention aux forces de l’intangible telles qu’elles se révèlent dans l’ordre du quotidien à travers des expériences physiques : la sacralité des choses, leur efficacité thérapeutique ou mystique ainsi que leur rôle dans la formation des subjectivités y sont considérés à partir du substrat sensoriel qui ordonne leur perception et leurs significations.

À travers ces mises en relation et les créations auxquelles elles donnent lieu, c’est donc une « invention du quotidien » (de Certeau 1994) par les sens que nous nous proposons d’explorer. De ce point de vue, les manières d’habiter le monde peuvent être appréhendées à partir de deux pôles de la créativité humaine qui serviront de fil conducteur à ce numéro : celles qui tendent à la mise en forme du quotidien à travers l’organisation d’un chez-soi ou lieu commun, d’une part ; celles qui le subliment au moyen de l’invention de formes artistiques, d’autre part. Entre ces deux pôles de la créativité humaine se pose la question des engagements sensoriels et de la manière dont les individus agissent et sont agis par la matérialité de ce qui les entoure. Pour en explorer les modalités les plus discrètes et intimes, ce numéro s’intéresse aux situations dans lesquelles le rapport aux sens se trouve exacerbé, que ce soit du fait de pratiques extrêmes comme les arts peuvent en amener la production ou qu’il s’agisse d’une privation, voire d’une défaillance du sensoriel — anosmie, agoraphobie, par exemple — qui rend son inscription sociale plus évidente. Il s’agit de prêter ainsi attention aux modalités de mise en relation du corps physique avec le monde, notamment à travers les sentiments, affects et imaginaires auxquels ces modalités donnent lieu.

Ce numéro traitera donc des créations du quotidien les plus ordinaires et de leurs possibles déclinaisons artistiques, comme ici à travers des exemples puisés dans la poésie (Roseline Lambert), la chorégraphie (François Laplantine) ou la photographie (Eléonore de Bonneval), autrement dit en se penchant sur des esthétiques ordinaires ou savantes. À la charnière de ces deux pôles, les modalités d’engagement du corps vis-à-vis des matérialités sensibles font l’objet d’une attention particulière, car il s’agit de scruter les fondements symboliques et tangibles des cultures sensorielles.

Les manifestations sensorielles se déploient d’emblée dans la rencontre ordinaire de chacun avec les choses du quotidien. La relation entretenue avec les objets familiers, leur texture, mais aussi leurs odeurs, leurs sons, etc., participe à l’idée de « bien-être » associée à l’habiter. A contrario, se sentir chez soi (voir Blanchard et Howes 2014), c’est aussi nourrir une relation privilégiée avec des objets, utilitaires ou non, de l’intérieur domestique et, plus largement, de l’habitat en tant que lieu de sensations. Transporter avec soi les objets auxquels on tient peut d’ailleurs être une réponse aux incertitudes que les mobilités génèrent. Mais au-delà des aspects identitaires auxquels peuvent renvoyer l’interprétation d’un décor et, dans son sillage, la survalorisation du visuel encouragée par la tradition sémiologique (Barthes 1957 ; Baudrillard 1968), la relation nouée avec les choses et les cadres de l’ordonnancement de l’habiter, constructions ou édifices qui peuvent se déployer à l’échelle des maisons familiales ou des gratte-ciels (voir Howes, ce numéro), convoque des registres sensoriels multiples que ce numéro contribue à mettre en évidence. À l’inverse, les choses peuvent aider à matérialiser un intangible. Les sensations peuvent ainsi participer à l’ancrage d’une mémoire familiale (Muxel 1996) ou même d’une mémoire sociale (Jethro 2020). Cette aptitude des choses matérielles à devenir des supports de mémoire (Debary et Turgeon 2007) révèle également leur mobilisation pour ressentir l’invisible. L’essor de la notion d’« ambiance » dans la recherche urbaine invite l’anthropologie à capter « le rapport sensible au monde, synesthésique autant que cénesthésique » (Chadouin 2010 : 154). L’idée de « choses extatiques » (Bille 2017) qui, par leur présence, agissent et contribuent à la mise en forme de l’expérience sensuelle rejoint l’idée d’une affordance des choses du quotidien dans la fabrique d’une culture commune proposée par Véronique Dassié dans ce numéro. S’appuyant sur les travaux d’Annette Weiner (1994), Matteo Aria et Fabio Dei envisagent quant à eux la « densité des choses » pour considérer, dans une perspective pour ainsi dire inverse, leur résistance à la marchandisation. Tous s’accordent ainsi sur l’importance de considérer le pouvoir symbolique d’une matérialité dotée d’une forme d’autonomie par son action sensorielle (Dassié et Valentin 2015). Réguler des sensations excessives (bruits, odeurs) qui envahissent l’espace privé devient dès lors l’enjeu de re-création d’une « intimité visuelle » comme cela peut être le cas avec les murs et la lumière dans l’enquête de Mikkel Bille (ce numéro) ou d’une « intimité auditive », comme le constate Julie Soleil Archambault sur son terrain au Mozambique en lien avec la radio (ce numéro).

La manière d’entrer en relation avec les choses et les lieux du quotidien dépend donc autant de leurs formes et limites physiques que de leurs textures, de leurs odeurs, voire de leurs saveurs qui sont pourtant peu prises en compte (Le Breton 2006). Les contributions de ce numéro permettront de baliser la diversité des situations concernées. L’éclairage domestique en Jordanie étudié par Bille illustre par exemple une véritable technologie sensuelle, révélatrice des stratégies matérielles discrètes mises en oeuvre dans l’architecture bédouine. Pour autant, si l’attachement à un objet révèle son potentiel évocateur de sacré, c’est aussi parfois au prix de détours qui révèlent son aptitude à s’affranchir du religieux, comme le montrent les recherches de Aria et Dei (ce numéro). Les objets domestiques ordinaires peuvent ainsi devenir inaliénables parce qu’ils peuvent être traités aussi bien comme des reliques personnelles que comme des attributs du patrimoine collectif. Au-delà du seul décor, l’habiter relève qui plus est de choix architecturaux et d’un projet d’aménagement de l’espace qui impliquent autant la sphère publique que privée dans la mesure où il s’agit d’en poser les frontières, mais aussi de faire dialoguer ce qui relève du privé et du public. Dans ce numéro, les contributions de Roseline Lambert, Howes et Archambault illustrent pleinement la manière dont les normes d’ordonnancement des espaces infléchissent la subjectivité et comment cette dernière peut en retour orienter leur construction, tant sur le plan symbolique que physique.

Les conditions d’exercice de l’intimité méritent par conséquent d’être également interrogées. Si les sensations peuvent se dire et être partagées avec l’ethnologue, elles n’en restent en revanche pas moins tributaires d’émotions ou d’habitudes difficiles à mettre en mots. Elles peuvent s’immiscer dans des gestes et réactions affectives discrètes, à travers une relation intime nouée avec les choses. Ces relations nourrissent des attachements dont la portée peut dépasser les seuls enjeux affectifs et personnels. Les choses qui entourent un individu peuvent devenir des « objets d’affection » (Dassié et Valentin 2010), au point de susciter des engagements forts pour assurer leur pérennité : mobilisations au nom d’une nature en péril ou émotions patrimoniales (Fabre 2013). Les objets d’affection les plus divers (objets ordinaires, patrimoine, éléments du cadre de vie ou environnement naturel) sont ainsi le support d’engagements personnels ou collectifs multiples, dans la sphère privée ou publique, que ce numéro contribuera à mettre en lumière. Marc Breviglieri envisage avec minutie et finesse cette double appréhension du rapport aux organismes vivants dans la région du Souss marocain : gouvernance publique du végétal d’une part, gouvernance tributaire des régimes de connaissance logés au coeur d’activités ordinaires dont la portée magico-religieuse est explicite d’autre part. Les articles réunis dans ce numéro explorent donc ces diverses modalités de l’agir associées à ces attachements, qu’ils se manifestent dans des pratiques de loisir, professionnelles ou militantes, et leur articulation avec vie privée et publique. Ils interrogent aussi le va-et-vient permanent entre les expériences sensorielles, la genèse d’objets d’affection et la redéfinition d’une culture commune (Dassié et Valentin 2010). L’anthropologie du sensible permet ainsi l’étude de messages sensoriels comme outil de communication et d’expression (Gélard 2013).

Mais la créativité humaine déborde largement le champ du quotidien en donnant lieu à des productions artistiques qu’interroge également ce numéro. Ces productions constituent en effet des créations offertes aux sens et sont d’ailleurs produites pour toucher et interpeler un être sensoriel. Les musées eux-mêmes sont nés de ce projet d’offrir des oeuvres « à la délectation » du public qu’un « musée des sens » (Classen 2017) prend au pied de la lettre. Cette mise en espace des sens interpelle particulièrement les scénographes et chorégraphes contemporains. Les réflexions de François Laplantine dans l’article publié ici montrent à ce propos l’importance du mouvement pour rendre perceptible l’imperceptible et donc le potentiel heuristique du sensible. Et, comme par un effet boomerang, c’est la place même des sens dans la société qu’interrogent certains artistes aujourd’hui comme Eléonore de Bonneval mais aussi Boris Raux en s’intéressant à l’olfaction (Jaquet 2015 ; Hsu 2019). Il y a, on le voit, une forme d’inversion du dispositif artistique lui-même dès lors que le sensible devient en quelque sorte la matière travaillée par l’artiste. D’où l’importance d’interroger les artistes eux-mêmes à propos de la portée anthropologique de leurs créations. C’est pourquoi ce numéro appelle aussi à amener une réflexion sur la portée critique d’une approche artistique des sens. Comme le suggère Laplantine au sujet de la danse, la question sensorielle peut être un espace de rencontre entre anthropologues et artistes amenés à penser les mêmes objets. D’une autre manière, de Bonneval et Lambert, dans leurs démarches respectives, invitent à considérer le sensoriel comme un lieu propice à l’invention d’autres modalités de penser le monde. Il importerait donc de dépasser le primat du visuel en se concentrant sur les mises en forme artistiques des odeurs, des saveurs, des sons, etc. Au moyen d’exemples contrastés, les articles de ce numéro offrent ainsi non seulement une synthèse des diverses manières dont les sensations sont prises en compte par les utilisateurs pour donner du sens à leurs pratiques, mais montrent aussi comment la connaissance anthropologique elle-même peut en rendre compte. En effet, les sens informent : ils se substituent au langage verbal et offrent une option alternative à l’expression orale ; mais ces signes et ces manifestations sont discrets, délicats, et ils échappent le plus souvent à une observation extérieure rapide. L’étude des sens (Howes 2005, 2014 ; Howes et Classen 2014) et celle des univers sensoriels sont en effet des outils majeurs d’appréciation et de compréhension des sociétés et des cultures.

Les contributions de ce numéro révèlent néanmoins que penser les sens reste une démarche délicate et complexe quoique indispensable à la connaissance de l’autre. La technologie culturelle, la culture matérielle est l’un des grands domaines de recherche en anthropologie. Or, il s’avère que le carrefour des études sur les sens et des études conduites autour des objets a été peu[1], sinon pas exploité en dehors du visuel. Tout se passe comme si cette intersection du matériel et du sensoriel n’était susceptible d’intéresser que les urbanistes et les architectes, voire les géographes, ou comme si seul le sonore méritait d’être considéré. Le numéro « Ambiances et espaces sonores » (Espaces et Sociétés, 2004, n°115) se concentre ainsi sur le seul registre sonore, sans doute en vertu d’une structuration des champs de la recherche comme des pratiques culturelles qui tend finalement au cloisonnement des spécialités à partir d’un registre qui s’avère dépendant des pratiques sensorielles. Quant au dernier numéro de la revue des Cahiers de la recherche architecturale et urbaine dédié à l’innovation (Fijalkow, Fleury et Nègre 2018), il accorde une bonne place à la notion d’« ambiance » sans interroger véritablement les dispositifs sensoriels à l’oeuvre. Les domaines d’investigation des autres sens et des objets sont pourtant nombreux pour l’anthropologie.

Si l’engouement des études sensorielles tend à se développer un peu partout, des arts aux sciences humaines[2] en passant par l’éducation (Jewitt 2014 ; Harris 2020), les musées (Blanchard et Howes 2014 ; Classen 2017), le théâtre (Kazubowski-Houston 2017), les pratiques thérapeutiques (Barcan 2011), etc., les ouvrages et numéros de revue s’intéressant à la thématique sensorielle, quoique de plus en plus nombreux, laissent aussi paradoxalement bien souvent dans l’ombre les modalités concrètes d’une mise à l’épreuve des sens. En France, l’essor de cette thématique, somme toute encore récent, s’est ainsi traduit par la naissance de la revue Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales en 2016, qui propose une analyse critique du monde à partir des affects et qui place ainsi les sens à l’arrière-plan du sensible et de l’émotion. Quant à Nez. La revue olfactive, qui a vu le jour la même année et qui est moins axée sur les sciences humaines, elle propose, notamment, de rendre visuel l’olfactif, marquant la suprématie du visuel sur les autres sens. Elle se définit même comme un « mouvement culturel olfactif » dont l’objectif est de comprendre l’univers des odeurs pour mieux sentir et ressentir le monde. Dans le monde anglophone, la situation est quelque peu différente. La revue The Senses and Society, lancée en 2006, promet d’offrir « quelque chose pour et sur chacun des sens, à la fois séparément et dans toutes sortes de configurations nouvelles[3] » dans chaque numéro, tandis que les volumes de la collection « Sensory Studies » (originalement publiée par Bloomsbury et paraissant maintenant chez Routledge) mettent en avant une approche explicitement multisensorielle et intersensorielle pour aborder des sujets allant de la formation du patrimoine (Jethro 2020) à l’art et au design (Heywood 2017) en passant par l’alimentation et la multiculture (Rhys-Taylor 2017).

Le sensible, les sens et les sensibilités semblent ainsi faire un retour en force au sein des disciplines mêlant sciences humaines et art (voir Cox, Irving et Wright 2016 ; Elliott et Culhane 2017 ; Miyarrka Media 2019 ; Dassié et Gélard, à paraître). Un domaine de recherche (ou mieux, de recherche-création) « entre l’art et l’anthropologie », comme le formulent Schneider et Wright (2010), est apparu, où les artistes ont entrepris de recourir à l’ethnographie (voir de Bonneval, ce numéro) et où les ethnographes se sont tournés vers l’art (voir Lambert, ce numéro) pour diffuser leurs résultats. Certains, comme Tim Ingold, ne voient pas d’un bon oeil une telle hybridation :

la plupart des tentatives de combiner l’art et l’anthropologie, délibérément et consciemment, se sont concentrées sur l’ethnographie comme le ciment qui les unit. Ces tentatives n’ont pas, à mon avis, été entièrement couronnées de succès : elles ont tendance à conduire à la fois à un mauvais art et à une mauvaise ethnographie[4].

Ingold 2018 : 3

Nous ne sommes pas d’accord, de telles hybridations pouvant aussi dans certains cas s’avérer fécondes et nous aimerions attirer l’attention sur la couverture de ce numéro thématique à titre d’illustration. L’image de couverture est une oeuvre de Kate McLean réalisée dans le cadre de ses recherches doctorales au Royal College of Art. Elle s’intitule « Sensescape 06 • 2015 City of Singapore  [Ville de Singapour] ». McLean a cartographié l’atmosphère olfactive de Singapour[5]. Le terme atmosphère suggère une nouvelle ouverture dans les études sensorielles — au-delà du cadre de l’expérience physique de l’espace — inspirée par les travaux du philosophe allemand Gernot Böhme (voir Bille, ce numéro). Comme le note Böhme (2017 : 2-3) dans The Aesthetics of Atmosphere :

la première utilisation scientifique du terme atmosphère […] se trouve dans le livre de Hubert Tellenbach Geschmack und Atmosphäre. Ce livre […] utilise le terme en particulier pour l’odeur du nid : l’atmosphère est ce qui vous fait vous sentir chez vous[6].

La définition de Böhme (ibid. : 1-2) est la suivante :

L’atmosphère est ce qui relie les facteurs objectifs et les constellations de l’environnement à mon ressenti corporel dans cet environnement […] [L]’atmosphère est à mi-chemin entre le sujet et l’objet […]. Les atmosphères sont quasi-objectives, c’est-à-dire qu’elles sont partout ; vous pouvez entrer dans une atmosphère […]. Mais d’un autre côté, les atmosphères ne sont pas des êtres comme les choses ; elles ne sont rien à moins qu’un sujet ne les ressente. […] [La s]cénographie est une sorte de paradigme pour toute la théorie et la pratique des atmosphères : vous pouvez apprendre d’un scénographe les moyens nécessaires à la production d’un certain climat ou d’une certaine atmosphère sur la scène […][7].

En s’intéressant aux auteurs représentant une génération émergente d’anthropologues et d’artistes qui sont non seulement ouverts à la dimension sensorielle, mais qui y voient un outil de recherche et de réflexion, ce numéro thématique intitulé « Habiter le monde. Matérialités, art et sensorialités » dresse un état des lieux des travaux novateurs sur ces questions et invite aussi, finalement, à repenser les modalités d’exercice et les enjeux de construction de la discipline anthropologique elle-même.