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Introduction

Les objets souvenirs — obsolètes et mineurs — auxquels l’individu est attaché, comme les monuments du patrimoine les plus prestigieux ou la nature en péril, mobilisent les affects[1] de ceux qui craignent de les voir disparaître un jour. Or cette emprise des choses matérielles dans le quotidien des humains est pour le moins paradoxale : alors que la valeur symbolique, qui justifie la relation entre l’« objet d’affection » (Dassié 2010) et celui qui y est attaché, semble dissociée de toute considération matérielle, l’expérience sensorielle de leur rencontre est essentielle. La valeur sentimentale suppose en effet une véritable mise à l’épreuve de la matérialité. Cet article propose de revenir sur l’enjeu d’une telle mobilisation des sens pour habiter le monde contemporain, autrement dit les conditions d’un vivre au présent qui passe par une requalification des choses fondée sur leur forme sensible. Il s’agit d’envisager comment des choses inertes, environnement matériel immédiat ou non des humains, agissent sur ces derniers en contribuant à la perpétuelle remise en forme d’un monde habité. L’objectif de ce texte ne se limite donc pas à l’analyse d’un décorum domestique et de l’influence des milieux sociaux en matière de consommation (Baudrillard 1968) ou de goût (Bourdieu 1979) : sans renier l’apport d’études qui ont mis clairement en évidence l’effet des ressources sociales et économiques sur les usages des objets ni l’importance des rapports dominant-dominé à l’oeuvre dans les appropriations symboliques de la culture matérielle et dont le fait patrimonial est un exemple qui appelle à la production de scenarii contre-hégémoniques (Tornatore 2019), je me propose d’aborder ici la manière dont une présence au monde, nourrie des effets de la mondialisation et de l’individualisation propres au XXIe siècle, recompose aujourd’hui les modalités de l’agir ordinaire à partir d’une illusion d’autonomie vis-à-vis des classes sociales de ceux qui les manipulent. J’entends également démontrer que cet agir, aussi atomisé et privé soit-il, dans son articulation avec des collectifs multiformes, est aussi rouage d’un engagement politique latent. Les engagements affectifs à l’égard des choses constituent en effet autant de tentatives de reformation du monde qui dessinent une « infra-politique[2] » des pratiques ordinaires. Parce qu’il peut s’affranchir des catégorisations sociales habituelles, l’intime y sert la mise en scène d’un consensus[3].

Mon analyse s’appuie sur les données collectées lors de diverses enquêtes ethnographiques menées en France depuis les années 2000 à propos de la conservation domestique privée ou patrimoniale. Mon terrain sur les souvenirs matériels a été réalisé en France, entre 2000 et 2006, dans le cadre de ma recherche doctorale. En plus de rencontres avec des praticiens ordinaires des mémoires domestiques en milieu urbain et rural, l’enquête s’est alors également nourrie de l’observation des collectes de naturalia[4] chez des forestiers en Ariège et des témoignages des donateurs du Musée de la chemiserie et de l’élégance masculine dans l’Indre (Dassié 2010). Les données concernant les émotions patrimoniales sont tirées du corpus des lettres reçues par l’établissement public du château de Versailles entre 2000 et 2002 et d’une revue de presse assemblée à la suite de la destruction du parc du château par une tempête en 1999[5]. Le terrain concernant la patrimonialisation des mémoires des migrations s’est déroulé dans l’Agglomération Montargoise (Loiret) entre 2009 et 2017 dans le cadre de deux recherches collectives menées successivement dans la région Centre-Val de Loire sur ces questions[6].

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, l’effritement du grand partage entre sociétés « civilisées » et « exotiques » a amené à reconsidérer les relations que les humains nouent avec leur environnement physique. Dans le sillage d’une attention portée aux expériences (Dewey 2012 [1925]), la perception (Gibson 1979 ; Surralès 2003) et les émotions (Abu-Lughod et Lutz 1990 ; Crapanzano 1994) ont fait un retour dans la réflexion anthropologique. L’attention aux matérialités a conduit les chercheurs à envisager la manière dont une présence physique est perçue et, par suite, à considérer des aptitudes sensorielles et les interprétations du sensible qu’elles suscitent. Par ailleurs, les réflexions sur les affects et émotions en tant que manifestations visibles d’une perception individuelle ont amené à saisir l’incidence de contextes extérieurs sur ces manifestations affectives et donc à prendre en compte leur cadre matériel. Dans le premier cas, l’interprétation du sensible est la finalité de l’analyse, alors que dans le second elle en est le préalable. Les sciences sociales débattent ainsi d’un « material turn » (Latour 1991) et d’un « affective turn » (Clough et Halley 2007) qui interrogent l’un et l’autre, pour ainsi dire à rebours, la présence sensible des choses. En même temps, l’étude des relations s’est affranchie du cadre des situations interpersonnelles pour déborder vers le « non humain » (Houdart et Thiery 2011). La relation environnementale est ce faisant entrée au coeur de nombreux travaux, que ce soit sous l’angle des rapports systémiques ou interindividuels. S’organisant autour du rapport intériorité/physicalité et ressemblance/dissemblance, les cultures humaines donnent ainsi lieu, selon Philippe Descola (2015 : 176), à quatre « systèmes de propriétés des existants [qui] servent de points d’ancrage à des formes contrastées de cosmologies, de modèles du lien social et de théories de l’identité et de l’altérité », alors que sous la plume de Tim Ingold (2012), ce sont les relations de codépendance interspécifiques et des affinités qui nourrissent une dynamique de construction de l’habiter.

Le choix de prendre en compte les affects pour qualifier une relation n’est donc pas anodin. La notion d’« objets d’affection » permet en effet d’envisager une transformation des termes de la relation et son asymétrie, autrement dit de considérer une forme d’autonomie de la chose matérielle. Or, cette emprise des choses sur les êtres passe par les sens. Mais envisager une réciprocité relationnelle entre les humains et les choses ne va pas de soi. La démarche est plus aisée lorsqu’il s’agit des animaux : l’aptitude d’un animal à toucher un humain est aisément envisageable. Considérer les « liaisons animales » (Laugrand et al. 2015) permet par exemple d’envisager la portée affective de la relation. Dans le cas de choses inertes, les aimer et examiner leur capacité d’action pose quelques difficultés, sauf à considérer des sociétés animistes, des déviances psychiques ou des altérations des états de conscience et, par conséquent, à catégoriser ce type de pratique comme celle propre à une altérité subalterne car dénuée de raison. La relation au divin peut par exemple impliquer la mise en présence de l’humain avec un invisible propice au déploiement symbolique (Bazin et Bensa 1994 ; Pons 2011), mais cela semble être au profit d’une transcendance incompatible avec la matérialité sensible des supports de la transcendance. L’esthétique nourrie par la pensée kantienne du sublime en offre d’autres déclinaisons possibles dans la mesure où elle est une aptitude au jugement indépendante de la forme sensible. Appréhendée sous l’angle de la relation et de l’expérience (Nahoum-Grappe et Vincent 2004), la captation esthétique se heurte toutefois aux limites du récit. Comme le souligne Anna Zisman (2004 : 167), le beau se dissout dans « une sensation floue difficile à traduire et à revivre ». L’établissement de la relation semble tributaire du narrateur, laissant souvent peu de place à l’objet lui-même.

Dans une société occidentale marquée par le rationalisme, comment des choses domestiques ordinaires ou des objets familiers pourraient-ils exercer une quelconque emprise sur les humains qui les gardent ? Si les objets rituels ont évidemment une efficacité symbolique repérée depuis longtemps par les ethnologues[7], cette efficacité semble ne pouvoir leur être reconnue que s’agissant de peuples lointains, voire subalternes (le populaire), et donc différents. Nous verrons que l’Homo sapiens occidental, bien-pensant, éduqué et bardé de l’héritage de la rationalité critique garant de sa supériorité vis-à-vis du « sauvage », agit néanmoins de la même manière, remplaçant l’âme des choses par leur « mémoire ». Cette sécularisation de l’âme, que Ian Hacking (1998) relie à l’émergence des sciences de la mémoire et au développement de la théorie psychanalytique au XIXe siècle, est aussi un élément crucial à prendre en compte pour saisir l’importance accordée à la mémoire : en tant que principe d’humanité, sa défaillance devient indice d’une perte qui dépasse largement l’enjeu de la mise en présence du passé[8]. La présence matérielle devient dès lors preuve d’humanité.

Les conditions de la découverte de la valeur des choses du quotidien et l’enjeu de leur présence sensible reviennent donc à interroger leur pouvoir sur les humains pour envisager comment cette perception sensorielle peut intervenir dans la mise en forme d’une société ou d’une culture. Mon objectif n’est pas d’expliquer les ressorts individuels de l’établissement d’une relation affective à partir d’une perspective psychocentrée, mais bien de saisir la portée anthropologique de ces irruptions émotivo-sensorielles et, en retour, les effets de ces relations sur un collectif.

Matérialité, dématérialisation et valeur sentimentale

N’importe quel objet peut acquérir une valeur sentimentale et devenir objet d’affection : ce peut être le cas de bibelots, photographies ou cadeaux érigés en souvenir, mais ce peut être aussi le cas d’un monument, d’un arbre, d’une forêt, bref de toute chose qu’un individu ou un groupe craint de voir disparaître un jour et dont la conservation est justifiée par des raisons sentimentales ou patrimoniales. Gisèle, retraitée, explique ainsi à propos d’un livre :

On me l’a apporté à Paris quand j’avais sept ans ; j’étais malade, j’avais la rougeole ou une maladie d’enfant et comme ma mère ne m’achetait jamais de livres, il a compté pour moi. Voyez, c’est pas grand-chose, mais pour moi il compte.

Pour Jean-Claude, la tempête qui « a ravagé [son] jardin arboré » en 1999 a été une catastrophe qui a justifié sa contribution à « l’effort de replantation » du parc du château de Versailles. Les objets d’affection sont conservés comme autant d’objets précieux. Les catastrophes font surgir cette valeur affective, donnant lieu à des émotions patrimoniales (Fabre 2013). L’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris en constitue une autre déclinaison récente en France. Une semaine après l’événement, Alain explique aux journalistes[9] :

Je savais que j’étais attaché à ce monument, mais pas à ce point-là. Tant qu’on n’y touchait pas, je ne me rendais pas compte. C’est une curieuse sensation : c’est comme si un bout de mon passé était mis aux ordures.

Lorsqu’il s’agit des objets les plus ordinaires, comme les souvenirs domestiques, leur conservation semble d’autant plus paradoxale. Une vieille dame rencontrée dans une maison de retraite s’étonne elle-même de la présence d’un chausse-pied dans sa chambre, conservé toute sa vie durant, de déménagement en déménagement : « Pourquoi est-ce que je garde ce chausse-pied dont je ne me suis jamais servi ? », remarque-t-elle. La présence de cet ustensile en plastique, banal et inutile, semble défier la raison, mais elle ne peut pour autant pas se résoudre à le jeter. Comme lui, les objets d’affection contrarient les attentes liées à leur matérialité puisqu’ils sont gardés même quand ils sont laids, inutiles et sans valeur marchande, et donc dépourvus de toutes les qualités qui justifient en d’autres circonstances l’acquisition d’un objet. Les qualificatifs dépréciatifs qui accompagnent leur description semblent, à leur propos, contredire l’impératif de conservation mis en avant et rien dans leur apparence physique ne semble justifier le statut d’objet précieux qui leur est pourtant accordé. Leur matérialité apparaît donc superflue.

Cet affranchissement des contraintes matérielles n’est pas pour autant sans conséquence. La négation de la valeur physique conditionne l’attribution d’une valeur autre que matérielle, symbolique et nécessairement intangible. Ce déficit de valeur matérielle est moins à considérer comme un défaut que comme la condition même d’une prise en affection propice à la production d’une valeur symbolique. Accorder une valeur sentimentale à des objets du quotidien revient ainsi à fabriquer du rien pour ouvrir une porte sur un invisible, autrement dit à en faire « des objets qui n’ont point d’utilité […] mais qui représentent l’invisible, c’est-à-dire sont dotés d’une signification », comme l’a envisagé Krzystof Pomian (1987 : 42) à propos des « sémiophores ». Mais quelle est leur signification ?

S’agissant d’objets souvent désignés comme des « souvenirs », il est possible de considérer qu’ils soient les supports d’une histoire qui est ainsi conservée par leur intermédiaire. Ils seraient des « objets témoins » (Jamin 1985) à la manière des objets ethnographiques. Envisager une vie sociale des choses (Appadurai 1986), voire leur biographie (Bonnot 2015) invite à interroger leur enjeu mémoriel (Debary et Turgeon 2007). Pour autant, si on se tourne du côté des gardiens de souvenirs, une telle évocation s’avère imprécise, lacunaire, voire falsifiée. Retracer la succession des événements dont ces objets pourraient être témoins est souvent difficile, parfois impossible. Les conditions d’acquisition de l’objet peuvent avoir été oubliées, et aucune histoire précise n’y être rattachée : « Ça, j’y tiens », se contente-t-on d’affirmer. Bernard accumule ainsi chez lui des trouvailles forestières. Il les ramène de longs périples en forêt. Il explique aimer cet environnement particulier et avoir d’ailleurs choisi le métier de forestier pour la liberté que lui procure le travail dans ce cadre particulier. Les morceaux de bois qu’il rapporte chez lui sont autant d’indices de la vie de la forêt dont il peut décrypter les histoires : chaque excroissance de bois noueux est la cicatrice d’une branche cassée, du passage d’un animal ou du travail des hommes. Il les extrait de leur environnement, un tronc d’arbre, une souche, puis les nettoie patiemment en éliminant l’écorce rugueuse. Leur matérialité compte :

[…] je m’accroche à ce qui est en bois parce que je touche du bois et ça me plaît. J’aime bien toucher certains bois et d’autres, j’aime pas trop […] J’aime bien respirer certaines odeurs de bois et d’autres, je peux pas, ça m’étouffe.

Toucher le bois renvoie à la sensation et à la confiance que cela lui donne. De la même manière, Michelle, artiste amateur, avoue aimer « caresser » des galets qu’elle ramasse au bord de la mer. Les galets, « c’est la plénitude », conclut-elle.

Pourtant, il n’est pas toujours important d’avoir ces objets d’affection à sa disposition, il suffit de savoir qu’ils sont quelque part. Bien souvent, on se contente de passer devant sans les remarquer, on oublie où ils sont, on les relègue au fond d’une armoire, d’un tiroir ou d’un grenier sans savoir où exactement. Leur présence matérielle apparaît d’autant plus incompréhensible : pourquoi garder des choses qui se perdent dans les profondeurs de l’espace domestique, n’ont pas véritablement d’histoire, ne servent à rien, ne valent rien, ne sont pas belles, mais dont la disparition brandit le spectre d’une catastrophe ? À quoi bon leur présence sensible ?

Une épiphanie du « je suis »

Saisir l’importance de leur présence amène à revenir sur les conditions de leur apparition, ce moment où leur valeur s’impose parce qu’on prend conscience de leur possible disparition. Le tri des objets domestiques constitue des épisodes clefs : alors que l’individu accomplit un parcours biographique, conserver certains objets devient un impératif. Le déménagement en est l’exemple paroxystique : un changement sociobiographique à l’oeuvre (mariage, naissance, divorce, mutations professionnelles, décès…) amène à trier ce qui va pouvoir suivre dans un nouveau logement. La valeur surgit donc au moment de décider du devenir de chaque chose. L’inutile doit être évacué mais le geste est interrompu, impossible : le vieux réveil cassé d’un parent, la vieille chemise raccommodée d’un grand-père, le chausse-pied que l’on traîne avec soi depuis des lustres d’un pays à un autre ne peuvent disparaître. Tout se passe comme si la valeur affective empêchait la mise au rebut. Or, en dressant l’inventaire de ses objets d’affection, le témoin égraine une multitude de détails biographiques : des lieux habités ou visités, sa famille, ses amis, ses ancêtres, son enfance… Si la longue litanie qui résulte des inventaires domestiques ne raconte pas grand-chose des histoires propres aux objets, la multitude de détails qui les accompagne amène les témoins à des confidences imprévues.

Derrière cette conservation affective se cache un projet finalement autocentré. Le récit n’est toutefois pas linéaire comme dans une autobiographie, chronologique et rétrospective. La dispersion spatiale des objets et des fragments biographiques qu’ils mettent en scène intervient plutôt sous la forme d’un autoportrait. Ce dispositif formel est loin d’être indifférent. L’autoportrait du peintre n’a en effet pas seulement pour vocation la transcription fidèle et visuelle de la composante physique d’une individualité, il est aussi manière d’accéder à une forme de vérité de la personne. Les travaux de Michel Beaujour à propos de la rhétorique permettent d’en envisager la spécificité. À la différence de l’autobiographie, l’autoportrait « se conçoit comme le microcosme, écrit à la première personne, d’un parcours encyclopédique, et comme l’inscription de l’attention portée par JE aux choses rencontrées au long de ce parcours » (Beaujour 1980 : 30) pour saisir le présent. Selon Natacha Allet (2005), Beaujour met en évidence dans son analyse une rupture avec le modèle chronologique de la biographie qui implique une approche topologique : « L’autoportrait vise à présenter le moi dans son essence intemporelle », écrit-elle. De la même manière, les objets dispersés autour de soi révèlent à la personne ce qu’elle est, la matérialisent à travers un bilan aléatoire mais toujours réactualisable de son existence. Leur présence autour de soi ne vise donc pas une reconstitution d’un parcours mais renvoie à une personnalité, à un caractère, à un tempérament, à un statut social, à des appartenances culturelles, bref à une complexité de l’être malléable mais intemporel. La caractéristique spéculaire des objets d’affection en fait des miroirs du « je » en même temps que le miroir du monde, autrement dit d’une individualité dans sa manière d’habiter la nature. Leur valeur survient ainsi au prix d’un double mouvement : celui qui convertit un rebut potentiel en objet précieux d’une part et celui qui, d’autre part, amène dans le même temps l’individu à prendre acte d’un tournant biographique (Strauss 1959). Or, ce constat d’un changement à l’oeuvre, crucial, ne fait pas appel à la réflexivité mais à la sensation. Nous allons voir que la présence sensible des objets intervient dans ce processus à la manière d’une épiphanie au sens où l’a envisagé Norman K. Denzin (1989 : 37, notre traduction), à savoir un moment de vérité où « l’individu fait face à une crise et en fait l’expérience » ; il s’éprouve, situation qui advient au moment de sélectionner ce qui compte pour lui et durant laquelle il redécouvre des vestiges a priori insignifiants.

Archéologie sensorielle

La valeur affective surgit pleinement avec la découverte de l’objet. La palette des sens mobilisés alors est large. Bien sûr, retrouver un objet au fond d’une armoire à l’occasion d’un tri amène en premier lieu à le « voir ». Mais l’action sensorielle ne s’arrête pas là : on peut aussi le prendre, le manipuler avec précaution, le caresser, sentir son odeur… En évoquant les doudous de son enfance qu’elle vient de sortir d’une armoire, Anne les porte aussitôt à son nez, comme par réflexe. Mon regard interrogateur l’amène à en expliquer la raison en même temps qu’elle me tend ces objets pour que je puisse partager son expérience : selon elle, ils ont une odeur particulière, celle de la maison de ses grands-parents, maintenant décédés. Ils étaient rangés dans un tiroir de leur cuisine et elle les utilisait quand elle allait chez eux, petite fille. Alors que je tente de détecter l’odeur en question et face à ma propre perplexité, Anne prend soin de préciser que « même » ses soeurs ne sont pas en mesure de la sentir. Sentir devrait impliquer à la fois la possibilité de distinguer une odeur particulière et de l’associer à quelque chose de connu, et donc un processus d’identification. Or le quasi réflexe olfactif d’Anne, immédiat et exclusif, semble moins impliquer la trace de molécules olfactives qu’être le geste d’une archéologie enfantine : attirer les doudous contre son nez et lui permettre de « re »-sentir quelque chose, autrement dit de sentir à nouveau en éprouvant une sensation — dans le cas présent, celle d’être toujours la petite fille qu’elle n’est plus. Cette expérience est celle d’une « mêmeté » au sens où la définit Paul Ricoeur[10] ; elle permet de confirmer qu’en dépit des transformations physiques et morales liées au temps qui passe, Anne n’en reste pas moins fondamentalement la même personne. L’odeur est en quelque sorte imprimée depuis l’enfance, prête à rejaillir à l’envi au contact des doudous contre le visage, dans une expérience intime, tout à fait personnelle et incarnée. Ces reviviscences intimes dont Anne Muxel (1996 : 39) a souligné la dimension mémorielle subjectivante à l’échelle familiale peuvent ainsi convoquer une palette sensorielle très large dans la mesure où elles sont propices à l’incorporation affective. La mémoire des saveurs en constitue un autre exemple emblématique. On pense bien sûr au souvenir d’enfance proustien. L’exemple de Colette, qui explique que des cornichons lui permettent « d’avoir en bouche le goût de l’Ukraine », offre l’occasion de saisir toute la portée sociale et culturelle d’une saveur retrouvée. Colette, dont le mari est d’origine ukrainienne, a appris à faire les « cornichons à l’ukrainienne » avec sa belle-mère arrivée en France dans les années 1930. Cette tradition familiale ukrainienne aurait pu disparaître au décès de sa belle-mère mais Colette en est devenue la dépositaire. Cette compétence lui est reconnue non seulement par sa propre famille mais aussi par toute la communauté ukrainienne locale de l’agglomération où elle vit et où les immigrés nés en Ukraine, devenus âgés, tendent à se raréfier au fil des ans. Chaque année, elle prépare désormais les cornichons qui seront ensuite partagés en famille ou avec des amis. Dans ce « goût de l’Ukraine », la saveur ne renvoie pas seulement à l’expérience sensorielle gustative d’un condiment mais à l’attachement de Colette à ce pays lointain constitutif de sa propre existence à travers le lien établi avec la femme qui lui a appris la recette, mère de son mari, à ce qu’elle sait de l’histoire et des traditions d’un pays étranger devenu familier mais qui relie également entre elles toutes les personnes capables d’identifier cette spécialité culinaire.

Le contact, tactile et olfactif, fait naître une relation sensuelle, première attache entre l’objet et son découvreur. Ces « univers sensoriels », pour reprendre une expression de Marie-Luce Gélard (2017) pour traduire l’idée d’une manifestation des sens dans l’espace et le temps, indiquent que la sensation est une manière d’éprouver quelque chose et, du même souffle, de s’éprouver soi-même à travers l’incorporation d’une expérience de l’être dans le monde qui, si fugace soit-elle, permet de l’habiter et d’y exister. Évoquer ses propres objets d’affection, c’est d’ailleurs faire référence à une praxis complexe : « ça, c’est des serviettes de toilette de ma grand-mère », explique Gisèle en aplatissant devant elle le linge qu’elle vient de saisir et qu’elle avait préparé en vue de la visite de l’ethnologue pour parler de ses « souvenirs ». Elle poursuit :

Rappelez-vous qu’à l’époque vous n’aviez pas des serviettes en éponge comme maintenant, de toutes les couleurs, et ma mère me disait : « Tu vois, elles sont à maman : n’y touche pas. » Alors, bon, elle s’en était servie, elles sont abîmées mais, du coup, je les regarde et je ne m’en suis jamais servie. Je ne m’en sers pas ; c’est propre, c’est là-dedans. Ce que ça deviendra… Moi, j’aurai fait ce que j’ai à faire ; voyez, c’est même pas un devoir, c’est de l’amour. Je le fais, je le touche et je dis : « Tu vois, tu es contente. » Je peux pas dire que je l’ai connue : quand elle est morte, j’avais deux mois ; je ne l’ai pas connue. Elle m’a connue, mais moi, non. Mais je garde.

Gisèle offre à voir ce que sa mère lui demandait de voir : une filiation justement invisible. Ce « voir » enclenche l’obligation de garder qui se superpose à l’impératif affectif. Et pour « garder » et donc « aimer », elle regarde, caresse, touche, mais n’utilise pas. Ces gestes impliquent un savoir prendre soin, autrement dit un care qui « articule la morale et l’activité » (Zielinski 2010 : 633). La présence matérielle se vit dans le cadre d’une pratique largement intériorisée mais qui peine à être décrite autour d’actions peu visibles. Avoir des objets d’affection, c’est en effet ne pas faire grand-chose en apparence, voire ne rien faire du tout puisqu’il s’agit de garder, de protéger sans toucher. Garder ne fait a priori appel à aucune gestuelle spécifique puisque, une fois extraits du registre de la fonctionnalité, les objets n’ont guère de raison d’être manipulés. L’action conservatoire apparaît donc en creux dans les témoignages comme une forme d’agir immobile : c’est « avoir à l’oeil », « surveiller », « enfermer », « détenir », « protéger », « conserver ». Mais la conservation, aussi pétrifiée soit-elle, implique pourtant une tension extrême qui engage véritablement le corps : « Je les garde et je les regarde », constate également Mme M., une autre interlocutrice. Re-garder les objets revient à les garder plutôt deux fois qu’une. Le redoublement de l’action suppose une vigilance accrue. Garder nécessite une attention régulière qui sollicite le regard, le toucher, l’odorat, voire le goût, incorporation ultime de l’invisible dont l’objet est chargé. Le paroxysme de la protection peut d’ailleurs conduire à leur patrimonialisation, promesse d’éternité pour des objets qui deviennent inaliénables. Même s’ils ne sont guère manipulés, les objets d’affection restent malgré tout accessibles aux sens de celui qui n’a pas besoin de les effleurer, sinon du regard, pour entrer en contact avec eux.

L’affordance des objets d’affection

Un tel contact, immédiatement réversible, est crucial puisqu’il détermine la force objectale : on touche les objets d’affection des yeux, ils répondent aussitôt en nous touchant à leur tour. De la même manière, il suffit de les sentir pour ressentir quelque chose. L’inversion de l’agir conduit l’action à n’être plus celle exercée sur les objets mais celle, au contraire, produite par eux : en réveillant les sensations, ils donnent une impulsion aux sentiments et agissent en « touchant ». La distinction entre la forme transitive de l’acte de toucher, « qui implique de manière évidente une causalité et une intention » (Stewart 2002 : 163, notre traduction), et sa forme intransitive, « où la sensation corporelle est affectée de manière complexe » (ibid.), est annulée. Mais toucher ne permet d’être effectivement touché que si et seulement si l’expérience du moment en rappelle d’autres qui la rendent intelligible. Ce savoir sentir engage autant la perception elle-même que son interprétation, expérience décrite par Maurice Merleau-Ponty (1945 : 250) : « j’éprouve la sensation comme modalité d’une existence générale, déjà vouée au monde physique et qui fuse à travers moi sans que j’en sois l’auteur ». L’affection témoignée aux objets entérine leur potentiel d’action, une aptitude à toucher réciproque : l’individu les aime et les objets exercent leur emprise sur lui. Chacun est alors, malgré soi, solidement attaché. La sensation s’inscrit dans ce va-et-vient et n’est pas le seul fait de l’être sensible puisqu’elle trouve son origine dans l’objet lui-même. La pratique conservatoire implique dès lors une forme de contemplation sereine qui permet d’accéder à des sensations intimes, éprouvées par soi et pour soi, mais qui résultent d’une force irrépressible reconnue aux objets qui agissent sur l’individu, le bouleversent et donc le déforment.

Faute de protection suffisante, les choses aimées peuvent parfois « se rebeller ». L’obligation morale entre les vivants et les morts liée à la transmission des biens d’un défunt qu’a étudiée Anne Gotman à propos des héritages en est un exemple flagrant. Mais les défunts ne sont pas les seuls à infliger des blessures par objets interposés. Gisèle en a fait l’expérience le jour où elle a abîmé un miroir appartenant à sa grand-mère, « un joli miroir rond qui se suspendait par une chaînette, avec des pompons tout autour ». Petite fille, elle l’abîme en jouant avec et laisse son frère être accusé du méfait. Son mensonge entraîne une injustice puisque ce dernier reçoit à sa place une paire de claques mémorable et se voit infliger une punition. Cinquante ans plus tard, le regret, comme la fêlure, persiste : « C’est jamais passé. Ah oui : j’ai un remords ; il me poursuit toute ma vie. » Chez Lucas, c’est un petit éléphant rapporté d’Inde qui titille l’amour-propre de son gardien. L’objet, âprement négocié, lui a finalement été donné par le vendeur : « Il m’a donné une leçon : j’ai été con et j’en suis pas fier », explique-t-il, vingt ans plus tard. Les objets sont capables de rébellions affectives et torturent leurs victimes.

Si les objets d’affection ne se voient pas attribuer un pouvoir explicite, la pratique de conservation des choses inutiles établit néanmoins la base d’une autonomie qui déborde le cadre de la choséité et révèle la part anthropisée de l’objet. Les avoir, c’est s’assurer leur protection implicite ; les perdre, c’est bouleverser l’ordonnancement dans lequel ils interviennent.

La dimension affective des choses implique une transformation des êtres qui passe par l’expérience, la réversibilité de l’action et une transformation physiologique et psychique : quand je prends conscience de leur présence, les objets me montrent ce que je suis. Cette actualisation du « je suis » oriente l’action — en premier lieu, celle en faveur d’une conservation ou d’une disparition, mais aussi toutes les autres actions réalisées au nom du « je suis » qui prend consistance. Cette lecture de l’agir comme réaction orchestrée par les affects se retrouve dans les perspectives spinozistes envisagées par Yves Citton et Frédéric Lordon (2008[11]). Mais il convient de dépasser la posture qui consiste à envisager la mise en action (mise en mouvement de l’être affecté) comme simple réaction à l’émotion. Derrière le sentir se cache une négociation indicible avec les attributs du « je ». Plus qu’action « réaction à », au sens interactionnel, il y a une véritable mise en mouvement de l’habiter nourrie par la relation affective. Celle-ci donne consistance au « je » comme élément d’un ensemble cohérent à la fois sur le plan spatial et socioculturel. Considérer des objets d’affection, c’est prendre en compte le fait que l’objet lui-même (et non pas seulement l’émotion) « agisse » en éprouvant les corps. Cette affordance intervient à partir d’une forme matérielle qui appelle une action elle-même composée de valeurs affectives qui se déclinent tout autant sur le plan individuel que collectif. L’appel aux sens s’impose comme ressort de l’action. La mise en affection appelle une subjectivité comme la possibilité d’une emprise de l’objet sur l’humain. En cela, cette liaison affective fonctionne à la manière des attachements des habitants dont le cadre de vie est bouleversé : « la mise en valeur dans l’espace du proche passe alors par des attachements et des prises personnalisées » (Centemeri 2015), mais les deux pôles concernés sont non seulement attachés de manières plus ou moins distantes l’un à l’autre, ils produisent aussi des effets l’un sur l’autre, la réversibilité des actions impliquant leur potentielle asymétrie.

Un autoportrait collectif

À ce stade de ma réflexion, j’ai considéré la manière dont les objets ordinaires qui nous entourent peuvent être mis au service de la fabrique de l’individu par l’intermédiaire des affects et la manière dont les sens sont mis à l’épreuve dans ce processus. La conservation domestique qui en résulte, en tant que pratique commune extrêmement codifiée transmise de génération en génération (Dassié 2010), participe à la définition de l’être culturel en société par les inscriptions et ancrages socioculturels dont ces objets sont les marqueurs. Nous pouvons envisager dès lors que cette pratique intervienne dans la mise en forme d’une société d’individus (Elias 1991 ; Ehrenberg 1995). Mais la manière dont le commun s’y insère reste dans l’ombre.

Comment les individus, à travers des pratiques conservatoires atomisées, utilisent-ils la dimension spéculaire de leurs objets d’affection pour mettre en forme et transformer un collectif ? La réponse qui s’impose comme une évidence emprunte la voie de la patrimonialisation, qui peut être considérée comme l’établissement d’un lien d’affection collectif. L’anthropologie du patrimoine a d’ailleurs largement développé ces aspects « identitaires ». Pour autant, la mécanique sensorielle à l’oeuvre, qui passe par des individus, son articulation avec des attachements individuels infrapatrimoniaux, car personnels, tout comme leur implication dans un mouvement de transformation socioculturel restent largement dans l’ombre, en dehors des pistes ouvertes par les travaux menés sur les émotions patrimoniales (Fabre 2013). Il s’agit bien de prendre en compte le lien affectif,

l’attachement instauré par une relation dite patrimoniale et [de] le situer dans un enchaînement d’expériences qui engagent les activités mentale et émotionnelle et qui se déploient dans des registres esthétiques, artistiques, éthiques, politiques ou marchands.

Tornatore 2017

C’est de cette mécanique invisible que je voudrais rendre compte maintenant.

Pour l’anthropologie du patrimoine, c’est à travers l’élection patrimoniale que se déploie le collectif, le jeu de revendication/reconnaissance étant la mécanique par laquelle se déploie la portée identitaire[12]. À travers l’idée de « tensions identitaires » (Le Goff 1998) se dessine celle d’une relation conflictuelle et d’un jeu perdant-gagnant. Cette approche, que l’on pourrait qualifier de systémique et interactionnelle, laisse toutefois dans l’ombre la dynamique du processus lui-même. Envisager la manière dont s’articulent les attachements, individuels et collectifs, patrimoniaux et domestiques, c’est aussi scruter la mécanique d’une mise en cohérence sociale et culturelle au moyen des pratiques de l’intime.

Revenons aux autoportraits matériels envisagés précédemment. Pris en tant que tel, l’« auto »-portrait semble n’être le miroir que d’un individu, celui qui le façonne à travers sa propre conservation domestique. Cependant, il a également une dimension collective, à laquelle la notion d’« autoportrait collectif » renvoie. J’emprunte cette idée à l’artiste Guykayser. Saisir la manière dont le plasticien l’envisage et son apport épistémologique appellent un retour sur le recours à cette notion dans son travail. L’autoportrait constitue un exercice classique de la création picturale que tout peintre exécute à un moment donné dans son parcours. Initialement exercice technique de l’apprentissage plastique, le rapport à l’autoportrait dans l’oeuvre de Guykayser subit une inflexion le jour où l’artiste hérite d’une paire d’échelles en bois de son grand-père. Pour débarrasser l’atelier de ce dernier, il les stocke avec le bois qui lui sert de matière première pour ses créations. L’objet, souvenir de famille et matériau de récupération, amorce la production d’une série dont il devient le fil conducteur : pendant dix ans, Guykayser accumule, démonte, assemble des échelles pour en faire diverses sculptures. Mais un souvenir en appelle d’autres et l’artiste constate : « on a tous des objets comme ça, alors je suis allé voir les gens, je leur ai dit : “Vous avez un objet, racontez-moi son histoire”, et voilà, je suis parti d’objets et de récits » (entretien, Montargis, 15 mai 2009). Or, au fil des récits collectés, il se rend compte que « chaque petit morceau d’histoire raconté peut être [sa] propre histoire » (ibid.). Cette imbrication de la mémoire des autres dans sa propre mémoire l’amène à envisager une portée collective du récit intimiste associé aux objets. Accéder à la mémoire d’autrui par le biais d’un objet ordinaire appelle non seulement une compréhension mutuelle, mais aussi la possibilité de se trouver soi-même dans la mémoire d’autrui. Dès lors, le plasticien commence à assembler des fragments mémoriels et matériels pour créer des autoportraits. Fabriqués à partir de la mémoire des autres, ces « autoportraits collectifs », comme Guykayser les désigne, prennent peu à peu forme à partir de l’expérience sensible du territoire dans lequel il habite et qu’il traverse régulièrement en vélo pour rejoindre son atelier :

en pédalant, je voyais que je passais d’un seul coup de Chalette, ville industrielle, populaire, et [que] j’arrivais dans le centre-ville de Montargis. Sur cette portion de trajet très courte, je passais d’un monde à un autre — ce que j’ai relié à ma famille parce que mon père était issu d’une famille bourgeoise alors que ma mère venait d’un milieu ouvrier.

Entretien, Montargis, 15 mai 2009

Les transitions sociales se superposent aux transitions architecturales et deviennent sensibles grâce au cheminement. En se déplaçant, c’est donc toute une expérience du social qui fait irruption dans sa conscience. Une conscience de soi en tant qu’individu composite devient perceptible dans la traversée d’univers sociaux différents, eux-mêmes perceptibles dans les transformations du paysage ambiant.

En 2009, à la faveur d’un chantier de rénovation urbaine qui doit conduire à la destruction des immeubles d’un quartier de l’Agglomération Montargoise, Guykayser se lance dans un projet mené avec les habitants. Pour réaliser ce nouvel autoportrait, oeuvre numérique intitulée Vous gagnez à être connu[13], il collecte des souvenirs des habitants et prend des photographies du quartier, suit sa destruction au fur et à mesure de l’avancée du chantier. La création consiste en un écran de projection et une roue qui, une fois actionnée par un spectateur, permet de faire apparaître sur l’écran un personnage composite, mélange hybride des individus rencontrés par l’artiste. Quand l’image se fige, une chimère improbable formée à partir des fragments de corps des divers témoins apparaît, alors que s’enclenche le récit de l’un d’entre eux. L’autoportrait y est assemblage de voix et d’images mises en mouvement par un dispositif numérique interactif. Images et voix, donc, s’y entremêlent ; elles disent et donnent à voir une présence dans un territoire. Être « au plus près de ce qu’ils [les individus rencontrés] sont » (Guykayser, entretien, Montargis, 15 mai 2009) est une manière de produire un autoportrait nourri de ces altérités. Les photographies n’y ont d’ailleurs pas une vocation esthétisante au sens classique du terme, mais produisent un effet de réel. L’action du spectateur fait naître la composition : un être humain ou un territoire, déformés et hybrides, qu’une voix révèle dans sa singularité. L’autoportrait collectif n’est donc pas oeuvre singulière créée par plusieurs personnes mais création singulière, miroir d’individus et d’un collectif d’individualités liées par une appartenance commune, qu’elle soit territoriale, historique ou socioprofessionnelle. L’oeuvre absorbe en quelque sorte les individualités (celles de l’artiste et des témoins) pour devenir un lieu à la fois traversé par la présence des autres et incarné. Sa dimension collective s’exprime à travers l’accumulation des fragments captés pour donner « au monde une identité reconstituée[14] » dont la forme se compose et se recompose à l’envi.

La notion de « portrait » ainsi réinventée n’est pas anodine. De manière un peu hâtive, on pourrait penser que l’artiste cherche à mettre en forme l’identité d’un lieu. Or, les registres usuels des appartenances identitaires, ethniques, politiques, genrées, sociales ou religieuses sont absents. Si le travail de Guykayser interroge les transitions biographiques, les frontières interindividuelles et sociales, il ne suit jamais le fil des origines et des racines pour s’ancrer dans le présent : « je veux capter le moment où on est ensemble ; ce n’est pas mon boulot de reconstituer le pourquoi du comment chacun est arrivé là », explique-t-il (entretien, Montargis, 15 mai 2009). L’entrecroisement des parcours individuels et la superposition des témoignages produisent cet être composite unique, bien vivant, présent dans l’ici et le maintenant. Cette intersection du temps et du lieu commun fonde l’habiter.

Fig. 1

Oeuvre numérique interactive Vous gagnez à être connu, Agglomération Montargoise et Rives du Loing

Oeuvre numérique interactive Vous gagnez à être connu, Agglomération Montargoise et Rives du Loing
Source : Guykayser (2010).

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La face la moins visible du travail de l’artiste révèle l’importance de l’actualisation. Il ne s’agit pas de dresser la toile des multiples parcours qui peuvent conduire des individus différents dans un même lieu, mais de saisir et faire sentir la convergence du temps et de l’espace. Quand la roue s’arrête, un lieu nouveau apparaît, plus ou moins familier, qui a produit ce collectif en même temps qu’il en est le produit. L’oeuvre met en présence la destruction-reconstruction du lieu à travers sa consistance physique, ses matériaux constitutifs mis à jour et déstructurés par les pelleteuses, ses axes de circulation bitumés, enherbés ou pavés. Briques, ciment, papiers peints, câbles électriques lui donnent une texture qui se déploie en même temps que les témoignages, audibles, s’égrainent. Si le lieu dont il est question est en l’occurrence un « quartier sensible », comme le qualifie la rumeur publique, il l’est avant tout au sens propre dans le dispositif artistique grâce aux émotions qu’il suscite chez ceux qui l’habitent, le traversent et le vivent. Ce quartier, a priori banal au point de pouvoir disparaître du fait d’une politique de rénovation urbaine et qui tente de se faire oublier des médias pourvoyeurs d’images négatives et stéréotypées, résonne dans l’oeuvre.

La démarche conceptuelle de Guykayser peut sembler dissociée des objets du quotidien. Pourtant, à travers les autoportraits que chacun façonne quasiment malgré lui et sans réflexivité, il y a une même construction de la présence d’un « je suis » nourri d’altérités liées à l’expérience biographique. Toutes ces pratiques de conservation singulières sont la synthèse d’expériences sociales et culturelles qui, comme dans l’oeuvre artistique de Guykayser, passent par des matérialités sensibles et sont soumises au regard d’autrui. Leur partage s’opère par la matérialisation d’attachements personnels ainsi rendus sensibles dans les espaces les plus sociaux. Cette publicisation peut se faire chez soi, par le biais du décor d’une pièce à recevoir, ou par la contribution à une exposition dans un musée ; elle peut également s’effectuer à distance par l’intermédiaire des options de partage de photographies sur des pages de réseaux sociaux ou des diverses fonctionnalités des téléphones portables. Du plus public au plus privé, la mise en évidence des attachements s’effectue selon une gradation des relations, de l’étranger au plus intime, ami ou parent proche.

Les objets d’affection dispersés autour de soi sont l’actualisation d’une présence au monde qui se déploie à l’intersection d’un présent et d’un ici. Habiter le monde revient à matérialiser l’invisible et à rendre sensible un tissage d’instants, de lieux nourris de rencontres et de relations amicales, familiales, sociales, autrement dit des ingrédients les plus divers d’inscriptions sociales et culturelles. Ressentir la présence de ces traces matérielles permet de jongler avec une mémoire individuelle pour produire un « je » intimiste sous la forme du portrait, à savoir un assemblage de biographèmes qui peut être recomposé au fil des expériences et des mises à jour affectives successives.

Mais la portée des liaisons affectives et sensorielles nouées avec les choses concrètes d’un environnement immédiat ou lointain n’est pas qu’individuelle. Les moments de partage affectif, suscités à l’occasion de simples tris des objets domestiques ou d’événements à même de provoquer une émotion patrimoniale ou une création collective, impliquent des formes esthétiques et sensibles, ordinaires ou artistiques, qui sont autant de prétextes à la réactualisation d’un autoportrait collectif. Ce dernier se forme et se déforme au gré de la sélection/conservation des traces. Aussi l’action conservatoire déborde-t-elle largement le périmètre de l’action ménagère ou patrimoniale qui en régit les règles privées ou publiques. Elle suppose évidemment la juxtaposition de gestes d’attentions infimes, justifiées au nom des sentiments ou du patrimoine. De manière plus insidieuse, elle suppose également des oublis, des négligences, voire des destructions. Tous ces gestes concourent à une recomposition des « je » et « nous » qui se fait au prix d’une perpétuelle déformation du monde habité. Ces pratiques amènent donc à considérer la portée politique des gestes les plus atomisés du quotidien, autrement dit une infra-politique qui s’ignore. Si garantir la pérennité d’un objet d’affection est du ressort de l’individu, cet engagement suppose la matérialisation d’appartenances, processus qui suppose à son tour la mise en cohérence d’un « je » dans un « nous » et qui passe par l’attention accordée à des formes tangibles. La conservation et la disparition domestiques ou patrimoniales deviennent par conséquent le lieu d’une recomposition sociale et culturelle, mais aussi de la déformation/reformation d’un monde concret dont le délitement devient sensible. Le maillage des expériences individuelles multiples qui en découle renvoie à une rhétorique de l’autoportrait collectif. Être touché, c’est alors contribuer à façonner les contours de cet autoportrait mouvant pour lutter contre ce qui semble se décomposer. L’épreuve sensorielle devient la preuve d’un élément tangible, condition d’une possible prise sur l’avenir. Conserver ou laisser disparaître revient dès lors à prendre acte d’un présent dans un environnement physique et matériel incertain. À travers les valeurs accordées aux éléments constitutifs du monde habité, l’expérience affective du rapport aux objets est une épreuve sensorielle qui offre la possibilité d’agir discrètement sur un monde en perpétuel remaniement.