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René Devisch nous conduit au coeur de son intériorité d’anthropologue par le moyen d’un voyage qui lui fait traverser les tranches successives de sa vie : son enfance sur une ferme à la frontière de la Belgique et de la France ; ses huit années (1963-1971) de formation chez les Jésuites ; son immersion dans le monde des Yaka ruraux du sud-ouest du Congo ; son enseignement à la Katholieke Universiteit te Leuven ; sa direction des travaux de recherche de nombreux doctorants ; sa formation de psychanalyste. Ce sont là autant de couches dans une vie marquée par une profonde continuité. Arrivé à l’étape d’une carrière universitaire brillante, moment où les intellectuels rassemblent souvent leurs écrits les plus significatifs, Devisch a choisi de regrouper, dans les deux livres ici recensés, des versions remaniées d’une quinzaine d’articles et de chapitres de livre — six dans le premier, Body and Affect in the Intercultural Encounter, et neuf dans le second, Corps et affects dans la rencontre interculturelle — qu’il a fait paraître au cours des quarante-cinq derniers ans dans les langues flamande, française et anglaise. Dans les premières pages de ces deux livres, un même texte, en français et en anglais, sert d’amorce et de fondation à sa réflexion, jamais abandonnée, au sujet de la rencontre avec « l’autre », laquelle est toujours médiatisée par le corps et les affects à travers une sorte de « transfert contactuel ».

Au départ de la pensée de René Devisch, une idée radicale : aucune catégorie savante occidentale n’arrivera jamais à domestiquer la pensée des autres civilisations. La grammaire des émotions, le rapport aux esprits, la référence aux ancêtres, les représentations de l’espace et du temps, les notions du « proche », du « lointain », de l’« intimité », les savoirs sur la nature, la place faite à la parole, les liaisons entre causes et effets, la syntaxe de l’action et l’idée même de ce que sont une « culture », une « philosophie » et une « religion », rien de tout ce qui fait le monde de sens dans lequel l’autre pense, agit et vit ne peut être tenu pour du déjà connu que l’on pourrait interpréter à partir de catégories de pensée étrangères à ce monde. L’invisible, l’intime, l’appartenance, l’identité et tout le reste peuvent faire l’objet, il est vrai, d’une ethnographie « à focale réduite » mais la rencontre avec le monde de l’autre se fait, insiste Devisch, entre des « civilisations complètes », des « histoires totales » et des « religiosités homogènes », et non entre des fragments sortis des contextes auxquels ils appartiennent.

En rompant avec l’idée d’une Afrique façonnée par l’Europe, René Devisch a refusé, radicalement, de voir dans le Congo un calque « au loin » de la Belgique. L’altérité découverte dans la société yaka l’a plutôt renvoyé, à l’inverse, à sa Belgique natale, son identité flamande et son histoire familiale, autant de dimensions de lui-même qu’il a redécouvertes « depuis le lointain », d’abord à partir du village yaka où il s’était installé et, plus tard, au cours de sa formation à la psychanalyse. Placé dans cette position de l’entredeux, Devisch raconte un double récit, celui qu’il a écrit depuis le dedans du monde de l’autre qu’il a fait sien en tant qu’espace de sens où s’est accompli, symboliquement, pour lui, une sorte de « renaissance », et celui qu’il a écrit à la « première personne » au sujet de lui-même, dans une sorte de sous-texte dévoilant ici et là des pans cachés de son histoire personnelle. Ces deux récits s’enroulent l’un dans l’autre, la biographie de l’anthropologue révélant, pour une part, la transformation que son « indigénisation » au contact de la culture yaka a induite en lui et faisant écho, d’autre part, à la manière dont son réenracinement s’est opéré, depuis le monde yaka, dans son histoire, celle d’une famille flamande de fermiers qui ont connu les guerres de 1914-1918 et de 1940-1944, et plus largement dans l’histoire de son pays, la Belgique colonisatrice.

Au cours de ses études (1965-1968) de philosophie chez les Jésuites de Kimuenza au Zaïre et de sa formation en anthropologie à l’Université Lovanium (1969-1971) de Kinshasa, René Devisch s’est familiarisé avec les différents courants de la sémiologie, notamment avec le structuralisme de Claude Lévi-Strauss, qui l’amèneront à placer la question de la « signifiance » au coeur de tous ses travaux. Dès ses premières années dans un Zaïre alors dominé par la « politique de l’authenticité » du président Mobutu Sese Seko, Devisch a découvert la profondeur des blessures que les violences de Léopold II, de l’État indépendant du Congo et de la colonisation belge avaient infligées à l’ensemble de la population, et plus encore peut-être chez ses collègues étudiants. Face aux critiques formulées par ses amis universitaires à l’encontre des monographies ethnographiques qu’ils jugeaient racistes, il ne cessa de se demander s’il passait, à leurs yeux, pour un successeur de l’oeuvre civilisatrice menée au Congo par ses compatriotes belges. La parution du livre de Mabika Kalanda sur la « décolonisation mentale » (1967) et le discours « De la négritude » (1969) prononcé à l’Université Lovanium par le président Léopold Sédar Senghor ont alimenté son autoréflexion, jusqu’à le conduire à rejeter l’illusion inscrite au coeur du projet colonial et missionnaire.

En refusant la terrible « asymétrie » de la position sous-jacente à ce double projet qui tient pour universelles les catégories de la pensée européenne, Devisch s’est libéré de ses « certitudes eurocentrées » et s’est engagé dans la pratique d’une « anthropologie de la réciprocité » apte à restituer, depuis le dedans du monde de l’autre, la moitié non européenne du tableau que le colonialisme et les missions ont effacée. Peu de temps après avoir quitté les Jésuites en avril 1971, René Devisch, alors âgé de 27 ans, est parti habiter dans l’un des treize villages yaka du groupement Taanda situé au nord du Kwango où il est resté jusqu’en 1974. Au fil des mois, Devisch a acquis une autre sensibilité qui lui a permis de s’ouvrir, à travers son immersion dans un univers de pensée fondée sur la « réverbération corps-groupe-monde », à une réalité complexe, mystérieuse et invisible. Ses études de terrain portèrent sur les pratiques divinatoires, les rituels de guérison, les cultes de possession par les esprits, les danses, chansons et masques des rites d’initiation, et les palabres entre descendants des lignages à propos des deuils et des attaques de sorcellerie. Pour rendre compte de l’« ontologie de la résonnance » dans laquelle l’univers du vivant — plantes, animaux et humains — se conjugue, sous la forme d’un tissage, au domaine matériel des objets en même temps qu’au monde des esprits, Devisch a relié le structuralisme de Lévi-Strauss à la tradition phénoménologique issue de Maurice Merleau-Ponty. S’appuyant sur un solide apprentissage de la langue et des catégories de pensée yaka, Devisch a entrepris, dès les débuts de son immersion chez les Yaka, une lecture à la fois sémantique et pragmatique de leur univers.

Un événement qui a influencé toute la pensée future de René Devisch s’est produit en 1971 dès son arrivée chez les Yaka, laquelle s’est faite dans le contexte de l’agonie et du décès du chef du groupement. À sa grande surprise, le jeune anthropologue s’est alors vu reconnaître un statut particulier en étant autorisé à être présent lors de la mort de ce chef. De plus, un chef luunda de haut rang venu dans le village pour procéder au choix d’un successeur du défunt chef a déclaré publiquement que le jeune Blanc arrivé récemment était une « réincarnation » d’un ancien chef très puissant décédé en 1938, avant même la naissance de Devisch. En se voyant ainsi conférer une position éminente dans leur « ontologie de la résonnance », Devisch a incarné aux yeux des villageois yaka la figure d’un ancêtre mort revivant en quelque sorte symboliquement dans l’étranger blanc. Cette renaissance par le biais de l’identité d’un chef mort s’est faite, note Devisch, sans que les Yaka aient eu conscience que son prénom de René renvoyait précisément à l’idée d’une renaissance et sans qu’ils sachent que son oncle maternel René était mort en 1938. Or, c’est précisément le prénom de l’oncle mort que sa mère a choisi de lui donner lorsque Devisch naît en 1944. L’anthropologie s’est alors trouvée transportée en pleine « ontologie de la résonnance », contribuant à l’écroulement de la métaphysique occidentale de sa société d’origine et que René Devisch avait apprise à l’université.

Les trois ans de terrain ethnographique de René Devisch chez les Yaka ont réactivé en lui des traces mémorielles à moitié effacées qui avaient à voir avec des détresses vécues au sein de sa propre famille, avec l’impact psychique de son appartenance à une société flamande alors dévalorisée en Belgique et avec la honte ressentie face à la Belgique colonisatrice. Dans un texte où il est question de la divination yaka, Devisch (2018 : 54) écrit que le monde des Yaka lui a fait découvrir « une dynamique répressive et aliénante en jeu dans la société rurale flamande de [sa] jeunesse », précisant même que le trauma familial interférait dans sa façon « de considérer depuis le passé l’ordre présent des choses ». Ce qui se passait sur la scène du village congolais où il se trouvait le renvoyait, écrit-il dans « Engagement éthique », à une histoire qui s’était passée avant et ailleurs : « Je me demande si la souffrance indéfectible que je repère en moi depuis mon enfance était entrée en résonnance avec la souffrance du devin avec qui je communiquais » (ibid. : 46). Dans « Une heuristique perspectiviste », un autre texte où il évoque son enfance, à partir de la notion d’« extimité » ou de « présence de l’altérité en soi », Devisch écrit :

Adolescent, je doublais l’altérisation psychique ou l’extimité en moi d’une attente portée à la transmission subreptice entre générations du trauma des grandes guerres de 1914-1918, et de 1940-1944. Je percevais la langue flamande comme fabrique d’une solidarité de mon peuple subalterne en Belgique.

Ibid. : 94

Ce va-et-vient entre l’expérience d’altérisation induite par la rencontre avec l’autre — et sa renaissance — dans le pays des Yaka et le retour dynamique, intempestif, des traumas associés à sa famille, à sa culture flamande et à son pays est discuté d’une manière magistrale tout au long de l’oeuvre de Devisch.

Ses recherches auprès des Yaka ruraux, René Devisch les a complétées par des séjours prolongés, entre 1986 et 2003, dans les bas quartiers de Kinshasa où il a été le témoin de la vie de souffrance des Yaka urbanisés — on assistait alors à une hyperinflation — et des révoltes destructrices de 1991 et de 1993 auxquelles ceux-ci participèrent avec d’autres Kinois en détruisant les symboles de leur oppression — l’État prédateur ; la politique du Mouvement populaire de la révolution ; les entreprises étrangères ; les supermarchés ; le système des écoles, etc. En contrepoint, il a découvert l’extraordinaire solidarité de ces exclus qui cherchaient une solution à leur détresse en s’affiliant à des communes prophétiques et à des églises de la guérison. Or, ses recherches auprès des Yaka urbains ont entraîné l’élargissement de sa première grille de lecture — sémantique et pragmatique — en l’amenant à étudier l’impact des politiques nationales, des programmes économiques et des modèles étrangers sur les réaménagements que les Yaka urbains faisaient subir à leur « ontologie de la résonnance ». Les séjours plus ou moins longs qu’il a faits, entre 1980 et 2001, dans de nombreux pays d’Afrique — Éthiopie, Ghana, Nigeria, Burkina, Namibie, Afrique du Sud, Tanzanie, Kenya, Tunisie — ont renforcé, pour lui, la nécessité de pratiquer une anthropologie perspectiviste attentive à recueillir les récits des acteurs sociaux eux-mêmes, sans jamais abandonner pour autant l’alliance intercorporelle et intersubjective dans ses relations avec l’autre.

L’approche de la réciprocité se conjugue chez René Devisch à une critique des impensés coloniaux et à une éthique accordant une égale dignité aux mondes distincts entrant en présence sans les répartir, d’entrée de jeu, en « civilisés » et « barbares », en « colonisateurs » et « colonisés ». Une fois débarrassée des catégories de l’énonciation coloniale où tout ressemble à ce qu’on connaît du monde européen, où tout se dit de façon immédiatement intelligible et où tout s’accomplit dans une sorte de « huis clos » fictif qui fonctionne selon les codes du dominant, l’anthropologie perspectiviste pratiquée par Devisch s’appuie sur l’idée de l’« incommensurabilité des civilisations » et sur le refus de laisser les sociétés non européennes se faire voler leur monde, leur identité et leur histoire par le plus fort, ce que les nations colonisatrices ont fait en imposant leur propre récit. La rencontre entre des « totalités culturelles » différentes se pense, chez Devisch, comme un « entredeux » qui rend possible la mise en place, en l’absence d’un « lieu commun » imposé par les codes culturels de l’un ou l’autre bord, d’un « terrain d’entente » et d’un espace d’accommodation mutuelle. L’anthropologie fondée sur l’éthique de la réciprocité vise, dans le perspectivisme de Devisch, à combler les failles d’incommensurabilité tout en étant conscient qu’on ne pourra jamais épuiser pleinement l’« indicible étrangeté » de l’univers culturel des autres. L’anthropologie laisse ainsi forcément dans son sillage un résidu d’incompréhension, surtout dans le registre du rapport à l’invisible qui est par excellence le lieu de la non-intelligibilité du monde des autres.

Les premières notions théoriques qui permirent à Devisch de traduire le transfert d’énergie qui s’opère chez les Yaka entre le visible et l’invisible, entre l’animal, l’humain et les esprits, furent celles de « peau » — empruntée au psychanalyste Didier Anzieu —, qui lui a servi à penser l’espace reliant intérieur et extérieur, et plus largement de « corps » en tant que celui-ci possède de multiples orifices, avec entrées et sorties, qui se bloquent et s’ouvrent. Son appareil théorique n’a cessé de s’enrichir au fil des années, passant de ses premiers outils sémiologiques et praxéologiques — qui l’aidèrent à capter quelque chose de l’indicible de l’ontologie yaka — à des concepts plus sophistiqués, les uns empruntés à l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro et les autres, à la psychanalyste israélienne Bracha Lichtenberg Ettinger et au Jacques Lacan de la dernière période. De Viveiros de Castro, Devisch a retenu le perspectivisme radical tel que le Brésilien l’a développé dans son interprétation des relations que les sociétés autochtones du Brésil établissent, sur la base du principe de résonnance, entre humains, animaux et plantes. De Ettinger, il a repris les notions de « liens-de-bord » et d’« extimité » qui lui ont permis, à travers la théorie dite matrixielle, d’approfondir sa compréhension du mystérieux univers de l’épistémologie yaka.

Devisch (2018 : 91) écrit : « Vers l’âge de 13 ans, je me suis dit : Je vais changer René en Renaat », par souci, laisse-t-il entendre, de respecter la « cause flamande ». Dans les faits, Devisch a été connu sous le prénom de Renaat durant la plus grande partie de sa carrière et ce n’est qu’une fois devenu psychanalyste qu’il a décidé de revenir à son prénom originel de René. On retrouve en Devisch la même oscillation que chez le grand dramaturge Michel de Ghelderode, l’écrivain flamboyant qui disait se sentir pleinement flamand dans sa « race » et dans sa « culture » tout en écrivant en français parce qu’on lui avait volé sa langue. On trouve aussi chez Renaat Devisch un étonnant mélange de Thil Ulenspiegel, le héros qui incarne la Flandre dans sa résistance de tous les temps, et de Jan van Ruysbroeck, le mystique flamand qui se retira dans la forêt de Soignes, toute proche de Bruxelles. Placés au coeur de l’imaginaire flamand, ces deux personnages médiévaux ont peut-être rappelé à l’anthropologue-psychanalyste une vérité profonde sur sa propre identité d’homme, celle-là même sur laquelle Devisch n’a jamais cessé de réfléchir en se situant à l’intersection du monde yaka et de son appartenance au monde belge. Sa fascination pour la divination yaka en tant qu’elle s’attache à révéler l’invisible a aussi nourri en Devisch une constante interrogation à l’égard du spirituel et du transcendant chez les Yaka, chez les Flamands et en lui-même. Il se peut aussi que René Devisch ait cru, comme le Louis Seynaeve du Chagrin des Belges — le roman canonique de l’écrivain Hugo Claus qui parut en 1983 sous le titre flamand de Het verdriet van België —, qu’un mal chronique, grave et sans remède gangrenait le pays où il est né ; c’est peut-être aussi à un nouveau pays qu’il a voulu renaître.

On peut sans doute dire que l’anthropologue Renaat Devisch oscille entre toutes ces réalités, entre pays yaka et pays flamand, entre l’original et le présent, de la même manière que son prénom hésite entre Renaat et René. Peut-être est-ce le projet de l’élucidation de la présence de l’autre en soi qui est, au final, la vraie question que René/Renaat Devisch n’a jamais cessé de se poser. Et la réponse qu’il a apportée renouvèle en profondeur la compréhension de cette interface à forte composante psychologique qui a été laissée en friche par l’anthropologie. Très peu d’anthropologues ont exploré cette question d’une manière aussi approfondie que Devisch. Les textes qu’il a regroupés dans ses deux plus récents ouvrages témoignent d’une oeuvre polymorphe à laquelle les notions de « corps », d’« affects » et d’« interculturalité » confèrent, comme autant de fils rouges, une cohérence et une unité assez singulière dans l’anthropologie africaniste du dernier demi-siècle. Cette oeuvre qui a déjà marqué les domaines de l’anthropologie de la santé et de la religion continuera à influencer les anthropologues de demain.

P.-S. — Notre collègue Renaat Devisch (1944-2020) est décédé le 3 février 2020, le jour même où je terminais d’écrire ma recension de ses deux derniers livres. À mon grand regret, ma recension s’est transformée en une sorte de notice nécrologique.