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Les déplacements de populations ne sont pas nouveaux ou récents : depuis toujours, l’humain s’est déplacé à différentes échelles — locale, régionale, nationale et internationale —, que ce soit pour des questions de survie, de conquête, de guerre, de religion, de parenté ou de travail (Salazar et Smart 2011). De nos jours, d’autres raisons, plus personnelles, incitent les personnes au déplacement, telles que les loisirs, la santé ou le mode de vie. La mobilité, impliquée dans ces nouvelles formes de déplacement, prend une autre dimension : elle devient valorisée, recherchée, source d’épanouissement, et trône sur une sorte de piédestal dans grand nombre de sociétés qui l’associent à un gage de réussite sociale ou économique. Elle provoque également des disparités dans la possibilité même de réussite. Si la circulation des personnes s’est vue facilitée par toute une évolution technique (moyens de transport) et technologique (moyens de communication et accès à l’information) lors des dernières décennies, les déplacements sont paradoxalement freinés par les États-nations qui dressent certains obstacles en vue de contrôler et de maîtriser ces flux de mobilité (ibid.). Il suffit de penser ici au contrôle des frontières qui, pour un grand nombre de personnes, est un obstacle (quasi) infranchissable. Comme le souligne Étienne Balibar :

Pour une personne riche en provenance d’un pays riche, une personne adepte du cosmopolitisme (et dont le passeport ne désigne plus uniquement une appartenance nationale, une protection et un droit à la citoyenneté, mais un surplus de droits, notamment celui de pouvoir circuler à l’international sans aucune embûche), la frontière est devenue une simple formalité d’embarquement, un lieu de reconnaissance symbolique de son statut social, qu’elle passe en trottinant. Pour une personne pauvre en provenance d’un pays pauvre, la réalité du passage des frontières est tout autre : non seulement c’est un obstacle difficile à surmonter, mais c’est une entrave à laquelle elle se heurte régulièrement.

Balibar 2002 : 83, traduction libre

Ce sont les États-nations qui déterminent, très largement, qui a le droit ou non de circuler à l’intérieur et en dehors d’un territoire national, ce qui génère dès lors des différenciations, des hiérarchisations, au sein même des populations. Certaines personnes vont avoir un accès facilité à la mobilité, voire même vont être encouragées à en faire usage, alors que d’autres n’y auront pas ou peu accès, si ce n’est dans l’illégalité ou sous une forme contraignante. Le contexte pandémique actuel nous rappelle parfaitement à quel point les États-nations sont maîtres de notre propre mobilité et comment cette hiérarchisation peut s’effacer (parfois même s’inverser) lorsque les déplacements sont restreints ou interdits.

Étudier la mobilité en sciences sociales n’est pas chose facile tant les interprétations de ce qui est entendu par « mobilité » divergent. Il peut être question de mobilité spatiale, physique, informationnelle, culturelle, sociale ou matérielle, pour n’en citer que quelques-unes. Cette complexité s’est avérée dans l’élaboration même de ce numéro thématique et, de surcroît, avec l’idée que celle-ci devienne mode de vie. En effet, qu’est-ce qu’un mode de vie mobile ? Si nous avions une idée relativement claire de ce que cela signifiait, travaillant sur ce sujet depuis plusieurs années, nous nous sommes aperçus au fur et à mesure que de nombreuses variantes et nuances provenant de conceptions différentes permettaient de questionner l’idée que nous en avions et, ainsi, de la faire évoluer. Il nous a donc fallu réfléchir ce numéro autrement, en nous servant de ces divergences pour saisir toute la complexité de ce qu’est un mode de vie mobile. La proposition qui est faite ici relève plus d’un laboratoire réflexif sur la mobilité comme mode de vie — ce qui est nommé en anglais lifestyle mobilities — à partir de cas d’études variés que d’une volonté de catégorisation en vue de démontrer tout le potentiel de recherche de ce champ d’études relativement récent[1]. Elle découle également d’une volonté d’offrir un premier numéro en français sur cette thématique et ainsi de suggérer une terminologie en français de notions fréquemment utilisées dans la littérature scientifique anglophone ayant trait à ces modes de vie mobiles[2].

Qu’est-ce que la mobilité ?

Afin de saisir ce que nous entendons par « mobilité comme mode de vie » ou ce que nous appellerons plus communément « modes de vie mobiles[3] », il nous semble opportun de revisiter les termes qui lui sont associés, à savoir mobilité et mode de vie. La mobilité figure parmi les termes les plus polysémiques dont la signification évolue régulièrement. Elle désigne depuis toujours un déplacement ou un mouvement dans l’espace géographique. Elle comprend, selon Vincent Kaufmann (2000), quatre formes principales de mobilité spatiale : la mobilité quotidienne, le voyage, la mobilité résidentielle et la migration. La mobilité n’est toutefois pas que spatiale, elle est également sociale. Grand nombre de chercheurs s’y sont intéressés et s’y intéressent encore pour comprendre les changements (ou non) des positions sociales et des catégories professionnelles. En anthropologie, la question de la mobilité a été longtemps étudiée par les pères fondateurs, comme Marcel Mauss, Franz Boas ou Bronislaw Malinowski, par l’intermédiaire des champs de la parenté, de la religion, de la politique et de l’économie (Salazar 2013 : 552). Par la suite, la mobilité — par l’entremise de James Clifford (1997) — a conduit à s’intéresser aux « routes » (parcours) pour comprendre les « roots » (racines). Dès lors, la mobilité, dans le champ des sciences sociales et humaines, ne concerne plus uniquement les personnes, mais également les objets, les communications et les idées. Elle intègre également l’idée de « flux » (transnationaux) avec le phénomène à la fois mondial et incontournable de la globalisation. Parmi toutes ces formes de mobilité, John Urry (2007) en dénombre cinq, interdépendantes, qui sont : le déplacement physique des personnes, la circulation des objets, le voyage imaginaire (par le biais d’images et d’informations sur des supports médiatiques divers), le déplacement virtuel (au moyen d’Internet) et le déplacement communicationnel (messages envoyés d’une personne à une autre). Ainsi, un certain type de mobilité entraîne souvent d’autres types de mobilité. De plus, il ne s’agit pas de s’intéresser seulement au déplacement d’un point A à un point B, mais à toutes les idées qu’incarne la mobilité et à toutes les pratiques et expériences qu’elle engendre (Cresswell 2006).

Cette nouvelle façon de penser la mobilité à laquelle ont grandement contribué John Urry, Mimi Sheller, Tim Cresswell ou Vincent Kaufmann, pour ne citer qu’eux, s’inscrit dans ce qui a été appelé le « nouveau paradigme de la mobilité » (Sheller et Urry 2006) et incarne une nouvelle façon de concevoir la vie sociale à partir de la mobilité. La mobilité devient dès lors l’élément central pour saisir les aspects de la vie quotidienne des individus. Il est donc impossible aujourd’hui de penser la mobilité de manière singulière, il faut la penser de manière plurielle. Nous ajouterons à cela que la mobilité participe à la construction d’une manière de vivre et de penser dans laquelle elle est absolument centrale et qu’il est important, pour l’étudier, de saisir toutes les significations qu’elle revêt, les conséquences qu’elle peut avoir sur les structures sociales et sociétales, ainsi que les enjeux et processus qu’elle met en lumière. De la sorte, étudier la mobilité ne relève pas tant de l’analyse d’un simple déplacement d’une personne d’un endroit à un autre, mais bien de tout un système complexe de diverses mobilités ayant des répercussions sur le quotidien des personnes.

S’intéresser à la mobilité, c’est également s’intéresser à l’immobilité, qu’il s’agisse ici d’infrastructures ou de personnes. Les deux sont intrinsèquement liées puisque les déplacements de personnes, c’est-à-dire la mobilité des uns, rappellent également l’immobilité des autres, créant par là même des inégalités. Tout le monde n’a pas le même potentiel mobile, ce que Kaufmann et Christophe Jemelin (2004) nomment la « motilité ». La nationalité d’une personne, qui conditionne l’obtention d’un passeport pour voyager et l’accès à des visas dans les pays où elle se rend, sa situation économique, sa situation politique et sa condition physique sont autant de variables affectant la mobilité ou l’immobilité. Les crises, et tout particulièrement celle de la maladie à coronavirus 2019 que nous vivons encore à ce jour, démontrent, comme nous l’avons vu précédemment, à quel point la mobilité des personnes est régie par les États-nations et comment elle peut avoir un impact direct sur ceux qui ne se sont pas déplacés (Salazar 2020). Dans le cas de la COVID-19, rappelons que c’est avant tout les mobilités à l’échelle planétaire qui ont été responsables d’une telle propagation du virus. La mobilité transnationale perdait dès lors ses lettres de noblesse et rendait toute mobilité locale, régionale, nationale et internationale suspicieuse. Dans ce contexte, c’est une toute nouvelle configuration de la mobilité et de l’immobilité, et des représentations de celles-ci, qui est apparue, entraînant parfois une transformation des privilèges qui lui sont associés.

Durant la quarantaine mise en place quasi mondialement lors de la pandémie de COVID-19, il n’a jamais été question de priver les individus de mouvements, mais de mobilité. Le fait qu’il était possible de marcher, de courir à l’extérieur quelques heures par jour, parfois dans un périmètre restreint, démontre bien à quel point le mouvement était considéré comme essentiel, alors que la mobilité devenait uniquement accessible à ceux qui oeuvraient à la survie de la nation et des citoyens. L’immobilité pour tous était préconisée. Si les chercheurs ayant contribué à ce numéro n’ont pas eu l’opportunité de réfléchir à ce nouveau rapport entre mobilité et immobilité dans le contexte de cette pandémie, leur article ayant été rédigé avant, nous avons eu, pour notre part, l’occasion d’observer les difficultés rencontrées par ceux ayant adopté un mode de vie mobile. En effet, comment conserver un tel mode de vie lorsqu’on est contraint à l’immobilité ? Les adeptes de la vanlife[4] que suit Célia Forget (2020) depuis plusieurs années ont dû s’adapter rapidement à ce nouveau contexte. Ne pouvant plus aspirer à se déplacer comme ils le souhaitaient avec leur véhicule aménagé, ceux qui voyagent à l’étranger ont dû rentrer de toute urgence dans leur pays de résidence, soit en roulant continuellement jusqu’à destination et en adaptant leur mode de vie à l’arrêt[5], soit en abandonnant leur véhicule et par là même leur mode de vie pour rentrer au pays par les derniers vols offerts[6]. Ce contexte exceptionnel a fait naître de nouvelles interrogations sur la mobilité et l’immobilité et permis de démontrer le pouvoir qu’exercent les États-nations sur le mouvement des uns et des autres. Ainsi, cette période d’immobilité imposée mondialement a certainement eu raison de plusieurs adeptes de ces modes de vie qui perdaient l’essence même de ce qui les avait attirés dans cette façon de vivre : la mobilité.

Qu’entend-on par « mode de vie » ?

Si la question des modes de vie a été abordée très tôt dans les travaux en sciences sociales, notamment par Maurice Halbwachs et les chercheurs de l’École de Chicago, elle devient de plus en plus présente dès lors que l’on voit apparaître une diversification des modes de vie au sein même de groupes d’apparence relativement homogène. Si le milieu de vie est un facteur important dans la détermination du mode de vie, d’autres facteurs tels que le positionnement social et le capital économique s’avèrent essentiels également. Ainsi, le mode de vie peut être utilisé comme facteur de stratification sociale des personnes, une idée déjà présente dans les travaux de Max Weber (1968 : 305-306) qui mettait de l’avant le lien entre pouvoir social et hiérarchie sociale, voyant le mode de vie (tout comme l’éducation formelle et le prestige professionnel ou familial) comme un instrument donnant un statut social aux personnes. Dans cette même perspective, le lien entre mode de vie et structure sociale a été popularisé par Pierre Bourdieu (1979), qui atteste que le goût et ses expressions, incluant le mode de vie, déterminent la manière de se distinguer les uns des autres et représentent symboliquement une hiérarchisation sociale. Dans les travaux de Bourdieu, les modes de vie sont le résultat de circonstances matérielles particulières et d’un habitus spécifique ou d’une culture incarnée. Ces derniers reflètent et réaffirment la position sociale des personnes, ce qui, par le fait même, reproduit les structures qui établissent ces mêmes positions sociales[7]. Ainsi, cette reproduction distingue autant qu’elle légitime.

Dans sa thèse sur l’individualisation, Anthony Giddens (1991) suggère pour sa part une séparation entre mode de vie et classe. En effet, d’autres aspects relatifs à la position sociale, comme l’âge, le genre, l’origine ethnique ou même la sexualité, génèrent un éventail de possibilités dans la construction de la subjectivité. Giddens se concentre dès lors sur le « projet réflexif du soi » et sur les façons dont les individus créent du sens et des expressions identitaires à travers les choix de modes de vie qu’ils font, en s’aidant pour cela des ressources matérielles et des conceptions sociales dont ils disposent. Il définit ainsi le mode de vie comme

un ensemble de pratiques plus ou moins intégrées qu’un individu adopte, non seulement parce qu’elles répondent à des besoins essentiels, mais parce qu’elles matérialisent une certaine expression du soi. […] Les modes de vie sont des pratiques routinières […], mais les routines qui en découlent sont sujettes au changement en lien avec la mobilité même du soi.

Ibid. : 81, traduction libre

Plus important encore, il ajoute : « [L]a sélection ou création des modes de vie est influencée par les pressions exercées par les pairs et par la présence de modèles, tout autant que par des contextes socioéconomiques » (ibid. : 82). Ainsi, même si les individus sont en mesure de modifier leurs routines et de dévier des chemins tracés pour mieux répondre à l’expression d’un soi, il n’en demeure pas moins que les modes de vie sont toujours au moins partiellement structurés par le milieu social — qu’il s’agisse des relations familiales, des expériences scolaires, de l’implication au sein de la communauté ou des régimes de travail — et par la classe sociale qui influence encore la structuration des modes de vie (Oliver et O’Reilly 2010). Certes, ils ne sont plus le résultat de traditions et coutumes partagées socialement, mais répondent tout de même à une norme sociale tout en étant perçus comme le fruit de motivations, goûts et valeurs personnels. C’est dans cette perspective de construction à la fois sociale et individuelle du mode de vie que naît ce qui est au coeur de ce numéro, à savoir la mobilité comme mode de vie.

La mobilité comme mode de vie

Associer mode de vie et mobilité est devenu un exercice difficile tant il peut inclure une grande diversité de compréhensions. Dans les études sur la mobilité, plusieurs tentatives ont été faites pour circonscrire la mobilité comme mode de vie. Norman McIntyre la définit comme « des déplacements de personnes, de capitaux, d’informations et d’objets en lien avec un processus de relocalisation volontaire dans des lieux souvent perçus comme prometteurs pour améliorer — ou tout au moins transformer — son mode de vie » (2009 : 232, traduction libre). Päivi Kannisto (2016) défend cette même idée de relocalisation volontaire et distingue trois champs d’études au sein des modes de vie mobiles : les études sur le voyage à long terme, qui suppose généralement un retour « à la maison » à la fin ou lors de périodes entrecoupées ; les études sur la migration motivée par la recherche d’un style de vie (aussi appelée « migration de style de vie » [lifestyle migration]), le déplacement d’individus qui aspirent à une quête de bien-être dans un ailleurs pensé meilleur, souvent à l’étranger ; et, enfin, les études sur ceux qui sont devenus des voyageurs professionnels exerçant une activité économique en lien direct avec leur mobilité. Si les idées avancées par McIntyre et Kannisto sont, certes, intéressantes, le postulat de départ, qui est une relocalisation dans un lieu précis, nous pose problème puisqu’il ne fait pas état des modes de vie où la relocalisation n’est pas l’objectif ultime. Il fait abstraction de cette liberté de mouvement qui est préconisée et de l’idée de mouvement continu, ou tout au moins régulier, en jeu dans ces modes de vie. Ce postulat implique une volonté de s’ancrer de nouveau quelque part qui, selon nous, ne correspond pas nécessairement à ce qu’est la mobilité comme mode de vie.

Tara Duncan, Scott A. Cohen et Maria Thulemark (2013 ; Cohen et al. 2015) sont ceux qui ont apporté une réflexion plus poussée sur ce qu’est la mobilité comme mode de vie ; selon eux, elle entremêle voyage, plaisir et migration, génère une nouvelle façon de penser le travail et les loisirs, déstabilise la dichotomie entre l’ici et l’ailleurs, et transforme le sentiment d’appartenance et l’identité en raison de la mobilité permanente, ce avec quoi nous sommes entièrement d’accord. Ils proposent de comparer la mobilité comme mode de vie aux mobilités temporaires et aux migrations permanentes afin de déterminer leurs spécificités. Selon eux, la mobilité comme mode de vie se distingue de ces dernières par le fait que la mobilité doit être appréhendée comme un processus continu et non ponctuel, qu’elle constitue un élément essentiel dans la construction identitaire et qu’elle n’évacue pas l’idée d’un retour à un « chez-soi » (quel qu’il soit). Cette définition nous semble en effet plus éclairante, mais un certain flou (peut-être nécessaire) demeure, s’agissant de saisir précisément de quoi il ressort. Selon nous, pour bien comprendre ce que sont les modes de vie mobiles, il est important d’ajouter plusieurs critères à ceux établis par Duncan, Cohen et Thulemark. Le premier est le fait que la mobilité constitue également un moyen d’exprimer un désir de construire un parcours de vie singulier, un devenir, pour des individus tentant d’échapper à une certaine désillusion envers la société dans laquelle ils vivent. Les personnes qui se déplacent sont dès lors responsables de leur propre « devenir ». Elles concrétisent un processus de devenir à travers la pratique d’être en mouvement dans l’espace. Cette idée de « devenir à travers le mouvement » (movo ergo sum) fait partie intégrante d’un passage historique des identités acquises ou héritées au processus d’identification (Bauman 2007) qui relève de l’individu ; un changement marquant la transformation d’identités relativement stables (et localisées) à des subjectivités hybrides (réalisées) caractérisées par les flux (Easthope 2009[8]). Dans ce contexte, le travail[9] est perçu comme un moyen de financer ce processus de devenir par la mobilité et non comme un outil de réalisation personnelle ou de construction de l’identité.

Un autre élément nous paraît important dans la conception que nous nous faisons des modes de vie mobiles. Il s’agit du rapport au territoire que développent les adeptes de ces modes de vie. En effet, dans l’idée de Cohen, Duncan et Thulemark (2015), un retour au chez-soi, quel qu’il soit, est possible. Si cela peut tout à fait être le cas pour certains, il n’en demeure pas moins que l’idée d’un ancrage territorial est souvent rejetée par les adeptes de ces modes de vie. Ils veulent habiter le mouvement, être chez eux peu importe où ils se trouvent. Certains vont ainsi avancer l’idée de n’appartenir à aucun territoire. D’autres, au contraire, revendiquent une multitude d’appartenances, chacune étant éphémère ou bien s’accumulant toutes sous forme de couches. Il y en a également qui se réclament citoyens du monde et n’aspirent qu’à un seul ancrage — planétaire —, et dont l’appartenance territoriale devient abstraite ou inexistante. Les adeptes de modes de vie mobiles développent ainsi un rapport au territoire particulier qui se définit dans la mobilité et dans la navigation constante entre l’ici et l’ailleurs, le local et le global. Une grande majorité d’entre eux s’inscrit d’ailleurs dans une forme de cosmopolitisme contemporain que Brigitte Martin (2019) conçoit comme cette volonté (et cette capacité) de s’immerger dans des cultures autres, de s’ouvrir aux différences, de les reconnaître, de nouer des liens sociaux avec l’autre, de maîtriser plusieurs structures de significations, de naviguer entre le local et le global.

Un dernier élément nous paraît essentiel dans la compréhension des modes de vie mobiles. Souvent, les personnes qui adoptent la mobilité comme mode de vie ont le sentiment que ce changement de vie est à la fois une échappatoire leur permettant de se soustraire à une vie en société qui ne leur donne plus satisfaction et une quête de mieux-être, la recherche d’une nouvelle vie, dans un ailleurs nécessairement pensé meilleur. C’est souvent un élément déclencheur qui conduit à une rupture avec la vie d’avant, un tournant, un nouveau départ, et marque le début des modes de vie mobiles[10] (Forget 2012). La mobilité géographique, en incluant ici la migration, est dès lors perçue comme nécessaire pour donner un nouveau sens à son existence. Ne plus stagner, ne plus se sentir enfermé dans un certain quotidien qui ne satisfait plus, mais choisir la mobilité pour donner une nouvelle direction à sa vie, pour accéder à une meilleure existence et ainsi avoir l’impression « d’aller quelque part » (going somewhere). Cela rejoint ce que Ghassan Hage (2005) appelle la « mobilité existentielle ». Il explique que c’est souvent lorsque les individus ne ressentent pas cette mobilité existentielle dans leur vie qu’ils commencent à envisager une mobilité géographique. Quiconque se sent bien dans son quotidien ne ressent pas ce même besoin de mobilité pour donner un sens à sa vie. Ainsi, comme Hage (2005, 2009) l’a montré et comme nous avons pu le constater également par nos recherches, c’est souvent en quête d’une mobilité existentielle que des personnes choisissent de migrer ou de vivre dans la mobilité : une mobilité géographique pour répondre à une mobilité existentielle. Elles décident de partir parce qu’elles estiment qu’un ailleurs répondrait mieux à la nouvelle direction qu’elles souhaitent donner à leur vie et le font souvent avant qu’une crise existentielle ne survienne. Cela diffère par exemple des déplacements des touristes qui, eux, voient la mobilité géographique comme un ajout, un complément à leur mobilité existentielle. Nous pensons que cette relation entre mobilité géographique et mobilité existentielle doit être prise en considération dans l’étude des modes de vie mobiles, car elle constitue un élément très important de la décision d’adopter de tels modes de vie.

Ainsi, ce n’est pas tant une définition de la mobilité comme mode de vie que nous proposons ici, qui permettrait d’inclure tel ou tel type de mobilité et se voudrait ainsi une catégorie bien à part, qu’une réflexion sur les éléments que nous jugeons fondamentaux dans la constitution de ces modes de vie et qui complètent ou précisent ce qui avait été auparavant avancé par Duncan, Cohen et Thulemark. Le processus d’identification et de devenir par la mobilité, un rapport au territoire non spécifique et une mobilité géographique résultant d’une mobilité existentielle sont en effet des éléments qui nous paraissent importants pour la compréhension des modes de vie mobiles.

Autres formes de mobilités/migrations liées au mode de vie

La mobilité comme mode de vie se distingue d’autres types de mobilités ou de migrations fréquemment analysées en sciences sociales qui méritent ici d’être explicitées afin de mieux saisir ce qui les caractérise, tout en sachant qu’il existe un certain chevauchement de ces différentes catégories.

Le concept de « migration de style de vie » est probablement celui qui a été le plus élaboré en vue de donner un cadre de référence pour définir plusieurs formes de migration fondées sur des modes de vie axés sur l’épanouissement personnel. Il désigne une « mobilité spatiale d’individus relativement privilégiés de tous âges, se déplaçant de façon temporaire ou définitive dans des lieux identifiés par le migrant pour diverses raisons comme des lieux procurant une meilleure qualité de vie » (Benson et O’Reilly 2009 : 609, traduction libre). C’est ainsi que ce concept chapeaute trois types de migration selon Michaela Benson et Karen O’Reilly (ibid.). Le premier est le « tourisme résidentiel », qui désigne une migration, souvent du nord vers le sud, en direction d’une destination ensoleillée choisie en fonction de la qualité de vie qu’elle offre, incluant des bienfaits pour la santé et un coût de vie moindre. La « migration d’agrément » (amenity-led migration) est le deuxième type de migration de style de vie, principalement un mouvement vers des milieux ruraux idéalisés où une vie plus lente, plus simple et plus communautaire est recherchée. Le dernier type concerne une « migration motivée par la recherche d’un style de vie bohème » (bohemian lifestyle migration), dans le sens où les migrants aspirent à des modes de vie alternatifs dans des lieux définis comme spirituels, créatifs ou artistiques, où ils expriment leurs valeurs contre-culturelles (Korpela 2020). Si ce concept de « migration de style de vie » a été abondamment étudié ces dernières années, il a également été à plusieurs reprises critiqué, notamment du fait que tous les migrants sont en soi à la recherche d’un lieu qui leur offrirait une meilleure qualité de vie et du fait que la réalité des migrants saisonniers et celle des migrants permanents sont difficilement comparables. Benson et O’Reilly (2016) précisent dès lors que ce concept, qui s’applique uniquement aux recherches qualitatives, n’est aucunement une boîte dans laquelle seuls les types de migrations « privilégiées » pourraient exister, mais une lentille à travers laquelle il est possible d’explorer les différents modes de vie en migration. Elles mettent alors l’accent sur le rôle que joue l’idéal de vie recherché à destination, autant dans la construction imaginaire de la future destination que dans la façon dont les migrants modifient leur mode de vie une fois arrivés à destination. Si des similitudes avec les modes de vie mobiles peuvent être constatées, l’idée de « relocalisation » sous-jacente à l’usage même du terme migration les distingue.

Le néo-nomadisme est également souvent employé pour parler des modes de vie mobiles. Par nomadisme, il faut entendre « un genre de vie caractérisé par le déplacement géographique d’un groupe et de ses lieux d’habitation, sur un territoire donné, pour assurer sa survie et ses moyens de production ». Le néo-nomadisme, lui, reprend certes l’idée de déplacement à partir de lieux d’habitation en vertu de la mobilité du groupe, mais répond souvent à un objectif de contestation d’une vision du monde centrée sur l’État et le territoire, et prend place dans une quête de métamorphose identitaire (D’Andrea 2006 ; Engebrigsten 2017). Anthony D’Andrea (2006) explique ainsi, dans son étude sur le néo-nomadisme, que ceux qu’il nomme « nomades globaux[11] » rejettent volontairement les dispositifs ethnonationaux prédominants et partagent des pratiques et façons de vivre contre-hégémoniques. La marge est ici recherchée, notamment pour définir une nouvelle identité, loin du modèle classique imposé par les États et limité par des frontières rigides et restrictives ; au contraire, cette quête se situe dans un contexte de mondialisation, et donc d’hypermobilité. Les nomades numériques[12], autre forme de néo-nomadisme dépeinte dans ce numéro par Fabiola Mancinelli, ne s’inscrivent pas, eux, dans cette même mouvance contestataire, mais ils revendiquent tout de même l’idée d’une vision du monde sans ancrage territorial, ce que leur permettent leur mode de vie et leur profession. Ainsi, la mobilité comme mode de vie peut, comme dans ce dernier cas, être considérée comme du néo-nomadisme. Cependant, les confondre totalement serait faire fausse route, car seules les personnes adoptant la mobilité comme mode de vie dans une volonté de contestation des normes établies ou de contestation d’un assujettissement territorial répondent à ce qui est entendu ici par « néo-nomades ». D’autres formes de modes de vie mobiles existent et ne relèvent pas pour autant du néo-nomadisme.

Une dernière forme de mobilité à laquelle pourraient s’apparenter les modes de vie mobiles est celle qui se décline sous des termes tels que mobilité élitiste ou hypermobilité professionnelle. Thomas Birtchnell et Javier Caletrío (2013) ont proposé de regrouper diverses études sur cette forme de mobilité qui concernent principalement des personnes aisées, par leur classe sociale ou par leur situation économique, participant à une économie mondialisée et prônant l’accumulation des richesses. Shamus Rahman Kahn, quant à lui, précise que la sélection des élites modernes ne repose plus sur la classe sociale ou la filiation, les membres se définissant comme « des individus talentueux possédant des compétences particulières pour évoluer dans notre monde » (2013 : 136) qui saisissent les opportunités qui s’offrent à eux. Cette conception revient dès lors à l’idée d’un capital social, culturel et économique qui permet aux hypermobiles de savoir comment se comporter dans ce monde en mouvement et donc d’y évoluer facilement. Vered Amit (2011) parle dès lors de « mobilité privilégiée » pour dépeindre les personnes possédant les ressources (et les compétences) nécessaires pour se déplacer volontairement. Cette mobilité privilégiée, accessible, fréquente (pour les personnes détenant le « bon » passeport) est souvent mise de l’avant dans les médias et participe à un idéal de vie popularisé auquel un grand nombre d’individus aspirent (Elliott et Urry 2010). On pense notamment au film Up in the Air[13] (2009) avec Georges Clooney dans le rôle de cet hypermobile professionnel qui voyage constamment d’une ville à une autre, offre des conférences motivationnelles sur le fardeau du matérialisme, se vante que toutes ses possessions tiennent dans une seule valise et a comme objectif ultime d’accumuler dix millions de miles sur sa carte American Airlines. Pour autant, les modes de vie de ces hypermobiles, souvent médiatisés, ne représentent qu’une faible minorité dans l’ensemble des différentes formes de mobilité que nous rencontrons actuellement. D’autant plus que ces hypermobiles, malgré leurs déplacements incessants, ont souvent un pied-à-terre quelque part (ou plusieurs) et participent pleinement à la reproduction des modèles de pensée et d’action mis en place par les sociétés dans lesquelles ils évoluent. Ils ne contestent aucunement l’ordre établi, mais s’inscrivent au contraire pleinement dans celui-ci et ne sont pas à la poursuite d’un devenir par le mouvement ni même de l’expression d’une mobilité existentielle. Ainsi, les adeptes des modes de vie mobiles peuvent rarement être considérés comme faisant partie de cette mobilité élitiste. Une exception est toutefois présentée dans ce numéro dans l’article de Viviane Cretton, Andrea Boscoboinik et Andrea Friedli qui concerne certaines personnes ayant adopté un mode de vie multirésidentiel et vivant temporairement dans une station de ski dans les Alpes suisses, qui intègrent parfaitement cette mobilité élitiste.

Toutes ces terminologies adoptées pour parler de différents types de mobilité qui mènent à l’adoption de modes de vie particuliers, qu’il s’agisse de migrations motivées par la recherche d’un style de vie, de néo-nomadisme ou de mobilités élitistes, démontrent certes les divergences qu’il peut y avoir avec ce que nous entendons par « modes de vie mobiles » mais également les rapprochements qui peuvent être faits. En ce sens, nous saisissons bien que ces différentes formes de mobilité ne sont aucunement exclusives et hermétiques, mais bien perméables et modulables, mettant en lumière l’éventail de possibilités, ponctuelles ou permanentes, qui s’offrent aux adeptes de modes de vie mobiles sur le plan de leur mobilité.

Prémices contre-culturelles

Si choisir la mobilité comme voie salvatrice dans la construction d’un parcours de vie singulier devient de plus en plus populaire, il n’en demeure pas moins que d’autres groupes par le passé[14] ont choisi cette même voie, même si les raisons diffèrent quelque peu. Si de nombreux groupes et individus embrassaient la mobilité et étaient identifiés au moyen de cette même mobilité dans un passé relativement récent (on pense ici aux coureurs des bois du Canada, aux mountain men[15], aux hobos[16], aux Roms[17], etc.), seuls quelques groupes l’adoptaient dans l’idée d’une construction identitaire, dans l’objectif d’un devenir. Aux États-Unis, les beatniks sont certainement les précurseurs les plus connus du siècle passé. Dans les années 1950, ils ont pris la route qui devient une source de quête identitaire, une source d’existence d’un soi libéré, d’un soi désaliéné, pour une certaine jeunesse désabusée. Jack Kerouac, l’un des beatniks les plus connus, offre, avec son célèbre On the Road [Sur la route] (1957), les prémices de ce qui sera appelé plus tard la contre-culture (Cresswell 1993). Paul Ricoeur rappelle, dans une entrevue du 25 octobre 1965 accordée à Radio-Canada, que les beatniks « sont des gens qui, par culture, refusent la culture et refusent la vie en société. […] [Ils] découvrent que la société n’a pas de but à leur offrir », qu’elle n’a plus de grands projets, d’où leur rébellion. Cela rejoint tout à fait la conception de Theodore Roszak (1969) de ce qu’il nomme trois ans plus tard la contre-culture, qui concerne une jeunesse en opposition à la société technocratique, ce qui n’est pas sans rappeler les thèses avancées par D’Andrea et Ada Ingrid Engebrigsten concernant les néo-nomades.

Par la suite, ce sont les hippies qui marquent la voie d’un choix radical de changement de vie, toujours en contestation de l’ordre établi. Cependant, au contraire des beatniks, la mobilité n’est plus mise au coeur même du processus de devenir, mais devient une manière d’y accéder. En effet, ce n’est plus tant le déplacement qui importe que la destination où les membres se rassemblent. Ainsi, si le mouvement hippie a certes moins exploité ses potentialités mobiles, il n’en demeure pas moins que l’un des symboles forts qui le caractérisent n’est autre que le célèbre Combi Volkswagen, aujourd’hui nouvelle figure de la vanlife, un mode de vie mobile en pleine expansion, qui fait perdurer une image extrêmement forte et présente de la mobilité dans la contre-culture de l’époque.

Aujourd’hui, d’autres groupes, à l’image de leurs prédécesseurs, aspirent à des modes de vie qui prônent la mobilité comme réalisation du soi. Trois groupes ayant choisi le voyage comme mode de vie sont particulièrement sous la loupe des chercheurs (Richards 2015) : les randonneurs, souvent des personnes qui voyagent avec leur sac à dos à travers la planète ; les « technoroutards » (flashpackers) ou « nomades numériques », qui utilisent les infrastructures numériques pour travailler et poursuivre leur quête d’un mode de vie mobile ; et les « nomades globaux » qui, pour rappel, sont des voyageurs à plein temps qui parcourent le monde de leur propre gré, sans ancrage ni attache territoriale (Kannisto 2014, 2016). Dans ces trois cas, la mobilité en question n’est plus infranationale comme par le passé, mais transnationale, et implique des enjeux centrés sur le soi et sa construction identitaire, a contrario des enjeux collectifs empreints d’un projet de société comme ce pouvait être le cas pour les beatniks et les hippies. Dès lors, peut-on parler de contre-culture pour évoquer ces groupes ? Si ceux-ci rejettent certaines valeurs et pratiques issues de la culture dominante et aspirent à des modes de vie différents, plus singuliers, dans le cadre desquels ils auront la capacité de pleinement se développer, nous doutons fortement que ces derniers relèvent d’une contre-culture, sachant qu’ils s’inscrivent dans une certaine logique postmoderne, centrée sur l’individu, louant la mobilité et la facilitant, et tendent à reproduire des mécanismes, notamment économiques, issus de ces mêmes cultures dominantes (Korpela 2020).

Même si ces nouveaux groupes se démarquent de leurs ancêtres sur la question de la contre-culture, ils voient eux aussi la mobilité comme une voie salvatrice pour une vie ailleurs et autrement, toujours pensée comme meilleure (même si la réalité est parfois différente). La mobilité est incarnée dans les pratiques quotidiennes des personnes qui l’adoptent et est au centre même de ce choix de vie, et non en périphérie. Il faut préciser que les nouveaux modes de vie mobiles, à l’instar des trois exemples présentés, ne sont pas juste l’apanage des jeunes générations, comme il serait facile de le croire, mais concernent des personnes de tout âge, de tout genre et de nationalités variées (si tant est que leur passeport leur permette de circuler librement) portées par un même objectif, celui d’adopter la mobilité comme mode de vie. Ces personnes choisissent et construisent leur propre mode de vie, en accord avec leur identité en devenir, tout comme l’ont fait les beatniks ou les hippies par le passé, avec des idéologies et contestations sociétales certes différentes, mais des aspirations à une réalisation du soi par la mobilité similaires.

Réflexions critiques sur les modes de vie mobiles

En vue de dresser un tableau réflexif sur les modes de vie mobiles, il nous paraît essentiel de soulever plusieurs critiques constructives qui démontrent toutes les nuances à apporter dans l’étude même de ces derniers.

Tout d’abord, la façon de penser la mobilité de nos jours a ses défauts. L’idéologie dominante de la mobilité qui a cours actuellement dans la grande majorité du monde occidental tend à assimiler le mouvement géographique à la fluidité sociale (Salazar et Smart 2011). Or, cette idéologie fait abstraction du fait que les structures sociales contribuent également à la mobilité, que les déplacements sont sujets à des contraintes sociales et que les occasions d’ascension socioéconomique, souvent pensées (à tort ou à raison) comme résultantes d’une mobilité physique, proviennent aussi bien de choix faits librement que de choix faits par défaut — en raison notamment des barrières sociales et des structures juridiques régissant qui peut ou non traverser les frontières. Ainsi, il ne faut pas oublier que la mobilité (ou l’immobilité) doit impérativement être pensée en rapport avec le système politique des États-nations qui lui seul contrôle les paramètres des déplacements transnationaux. Il est important aussi de garder à l’esprit que les expressions de valorisation de la mobilité ne sont pas réparties de la même façon socialement et tendent dès lors à renforcer les distinctions sociales. Peu de recherches sont faites sur le sujet, si ce n’est sur la question de l’accès au voyage, et elles mériteraient une attention plus grande, notamment à travers le rôle important que jouent les imaginaires sociaux dans cette valorisation de la mobilité.

La notion de « choix » pour parler des modes de vie mobiles est tronquée. S’il est fréquent de parler de mobilité choisie, en opposition à une mobilité subie faisant davantage référence aux migrations forcées (telles que celle des réfugiés), il ne faut pas oublier que derrière l’idée d’un choix libre se cachent souvent d’autres raisons qui ont mené à l’adoption d’un mode de vie mobile. L’idée de choix de mode de vie, dans cette quête du devenir, relève de la « liberté de sélectionner à partir d’une multitude de modèles de modes de vie et de lieux, tous présentés par le biais de la commercialisation et d’autres formes d’expressions médiatisées » (Williams et McIntyre 2012 : 218, traduction libre). Les individus sont dès lors encouragés à développer un « mode de vie qui maximisera à leurs yeux la valeur de leur existence » (Rose 1996 : 157, traduction libre). La liberté et la flexibilité sont deux caractéristiques souvent associées aux personnes adoptant un mode de vie mobile et jugées positives, sous l’influence des idéologies néolibérales et du marché libre. Caractéristiques auxquelles s’ajoute, selon Gilles Lipovetsky, la fluidité, pour caractériser le règne actuel « d’un individualisme de type nomade et zappeur » (2015 : 12). Ainsi, ces personnes sont censées prendre l’entière responsabilité de leur choix de vie et de leurs déplacements puisqu’elles font un choix libre et délibéré. Or, comme nous l’avons vu précédemment, des nuances doivent être apportées quant à la réelle liberté de choix puisque celui-ci est fait au sein même de champs définis de possibilités (Bourdieu 1979). En d’autres termes, leurs choix sont normalisés dans le cadre même des idéologies dominantes de la mobilité dans lesquelles les individus s’engagent. Ils peuvent opter pour ce mode de vie uniquement dans des sociétés ou cultures au sein desquelles il est rendu possible et dans lesquelles la mobilité est valorisée, justifiant dès lors des disparités dans la répartition mondiale des adeptes de modes de vie mobiles. Noël Cass, Elizabeth Shove et John Urry (2005) parlent même du « fardeau de la mobilité » lorsqu’il est question de la notion de « choix ». Le choix, même s’il est souvent mis de l’avant par les adeptes de ces modes de vie, doit être relativisé et contextualisé au sein même des structures dans lesquelles il est effectué. Ainsi, comme mentionné, les États-nations, les contrôles frontaliers, l’émission de visas, entre autres, participent grandement au choix d’un mode de vie mobile. Les adeptes de modes de vie mobiles ne circulent pas dans un espace postmoderne à part dans lequel ils peuvent aller et venir comme ils veulent ; ils se déplacent d’un endroit à un autre, circonscrits à l’intérieur de frontières et d’un État-nation particulier, et sont souvent contraints de quitter certains lieux après un laps de temps en raison de règles spécifiques à ces derniers (Forget 2012 ; Korpela 2020). De même, certains vont parler de choix, mais dans un contexte où le nombre d’options est grandement limité. Par exemple, le choix de vivre dans son véhicule aménagé en raison d’une situation économique précaire se fait pour certains afin d’éviter l’autre choix, celui d’être à la rue[18] (Bruder 2019), et les déplacements sont régis par les contrats temporaires qu’ils trouvent. La mobilité n’est donc, dans ce cas, pas tant choisie que subie, mais le mode de vie, lui, relève tout de même d’un choix, même si celui-ci est fait dans un éventail de choix très restreint.

Plusieurs chercheurs étudient actuellement un autre aspect critique des modes de vie mobiles en s’attardant aux conséquences qu’ont ces derniers sur les populations locales qui accueillent ses adeptes. S’intéressant tout particulièrement aux mobilités Nord-Sud, Matthew Hayes (2018) démontre par exemple que l’arrivée de ces nouveaux résidents temporaires (parfois permanents dans le cadre d’une migration de style de vie) affecte particulièrement les communautés locales qui parfois sont contraintes de déménager pour laisser place aux nouveaux venus dont le pouvoir d’achat supérieur leur permet d’acquérir des propriétés. Sheila Croucher (2012) soulève aussi que l’implication de ces derniers au sein des communautés locales est souvent faible, voire inexistante, contribuant par là même à l’émergence de nouvelles tensions. Comme Amit (2011, 2015a ; Amit et Gardiner 2015) l’a montré, des structures tendent à regrouper les voyageurs et à créer des « bulles » dans lesquelles les contacts avec l’Autre sont minimes. Les impacts de ces modes de vie mobiles sur les communautés locales sont un aspect encore peu exploré et qui mérite une attention particulière, tout comme le décalage qui existe parfois entre les aspirations à caractère cosmopolite prônées par les adeptes de ces modes de vie et leurs pratiques au quotidien, notamment en ce qui a trait aux contacts réels qu’ils entretiennent avec la population locale.

Enfin, une dernière critique qui peut être soulevée lorsqu’il est question des modes de vie mobiles concerne l’empreinte environnementale de ces derniers. En effet, si leurs adeptes revendiquent un mode de vie plus minimaliste, ultraléger, pour reprendre la thèse développée par Lipovestky, où « la légèreté n’est plus associée au vice [mais] à la mobilité, au virtuel, au respect de l’environnement » (2015 : 8), il n’en demeure pas moins que leur empreinte carbone peut parfois être grande selon le mode de transport choisi. Ainsi, prendre l’avion régulièrement pour se rendre d’une destination à une autre laisse une telle empreinte que celle-ci ne peut être compensée par l’adoption de gestes responsables au quotidien. Il en va de même pour les déplacements en véhicule récréatif ou en petit véhicule aménagé, même si c’est dans une proportion moindre. De plus, l’enjeu environnemental peut également être remis en question lorsque des aménagements sont faits pour favoriser la venue, et donc l’accueil, de ces adeptes de la mobilité. De nouvelles recherches sur le lien entre modes de vie mobiles et impact environnemental permettront certainement d’étayer cette critique, d’autant plus avec le contexte pandémique actuel qui contraint les adeptes de modes de vie mobiles à limiter leurs déplacements. Plus locales, de nouvelles formes de mobilités pourraient émerger et ainsi transformer à long terme ces modes de vie.

Si de nombreuses critiques peuvent être émises quant aux modes de vie mobiles auxquels nous nous intéressons, elles sont toutes pertinentes pour mieux saisir la complexité de ces derniers, la diversité des formes qu’ils peuvent prendre et l’ambiguïté qui demeure autour de certains concepts. Elles servent également à démontrer l’importance d’explorer de nouveaux axes de recherche sur le sujet, ce à quoi veut justement répondre ce numéro.

L’espace comme angle d’analyse des modes de vie mobiles

Le rapport à l’espace nous semble être un élément central dans la constitution même des modes de vie mobiles, c’est pourquoi une attention toute particulière est accordée à celui-ci dans les différents articles qui composent ce numéro. La mobilité semble avoir transformé le rapport à l’espace des personnes ayant adopté un tel mode de vie, leur compréhension, leur appréhension et leur identification à celui-ci. Le lien entre territoire et identité établi par les États-nations n’est plus celui qui prime. Ce sont au contraire d’autres liens, d’autres appartenances à l’espace et au territoire que ces individus développent à travers la mobilité.

Les nouvelles technologies ont également complexifié ce rapport à l’espace, particulièrement pour les adeptes de modes de vie mobiles, puisqu’il est aujourd’hui possible d’être ici et ailleurs, à la fois physiquement et virtuellement. Ils peuvent également se déplacer physiquement à travers la planète, mais être mentalement et émotionnellement toujours liés à leur pays ou lieu d’origine (Paris 2012[19]). Dans l’étude proposée par Mancinelli dans ce numéro ou dans celle de Annika Müller (2016), les nomades numériques, grâce aux nouvelles technologies, prônent un mode de vie non lié à un lieu (location-independent living) qui leur permet de vivre et travailler peu importe où ils se trouvent et à n’importe quel moment puisque leur lieu de travail n’est plus physiquement localisé. Il leur suffit de disposer d’une connexion pour pouvoir communiquer avec leur employeur ou leurs clients qui, souvent, se trouvent dans un autre pays : « C’est la mobilité connectée, le nomadisme des objets et des personnes qui illustrent de mieux en mieux la légèreté ultra-contemporaine. […] La combinaison de la mobilité et de l’Internet a créé un nouveau paradigme de la légèreté, inscrit sous le signe du nomadisme digital » (Lipovestky 2015 : 143).

Cette connectivité permet de renforcer l’idée que l’accent n’est pas mis sur la réinstallation dans un lieu unique dans le contexte des modes de vie mobiles, mais bien sur la mobilité elle-même, sur la circulation d’un lieu à un autre. Duncan, Cohen et Thulemark avancent l’idée que « le mouvement dans l’espace est à la fois racines et chemins[20] » (2013 : 6, traduction libre), bousculant ainsi les frontières entre l’ici et l’ailleurs, celles du chez-soi, des racines, et donc de l’identification du soi à un lieu en particulier. Alors que plusieurs expressions du « soi » peuvent être explorées et testées en contexte de mobilité, plusieurs « chez-soi » peuvent également être établis en cours de route (Cohen et al. 2015). Être chez soi dans la mobilité, ce que Clifford (1997) a appelé « habiter dans le voyage » (« dwelling-in-travel »), est possible et devient l’un des leitmotivs revendiqués par les adeptes de ces modes de vie. De son côté, Jennie Germann Molz a développé l’idée de « global abode », que l’on pourrait traduire par « résidence mondiale », qui désigne la capacité des voyageurs à se sentir chez eux dans la mobilité et de facto chez eux à travers la planète (2008 : 338, traduction libre).

Dans son étude sur les personnes décidant de vivre à plein temps dans leur véhicule récréatif en Amérique du Nord, Forget (2012) développe l’idée d’un « territoire de la mobilité », sorte de territoire flottant qui se construit par la mobilité et par le biais duquel ces personnes élaborent une nouvelle conception du « chez-soi » et de leurs racines. Être chez soi dans la mobilité se matérialise par le fait même que leur unique habitat est mobile et que ces personnes sont chez elles, peu importe l’endroit où elles se trouvent. Elles développent des processus pour faire de chez elles n’importe quel lieu (process of homing), dans l’idée que ce n’est pas la fixité spatiale qui importe dans la conception du chez-soi, mais la permanence dans le temps d’une même structure (Douglas 1991). Il n’y a donc plus d’ancrage au territoire, mais un flottement constant d’un lieu à un autre. Ce flottement s’accompagne d’un rapport déterritorialisé aux racines, ce qui rejoint le concept de « rhizome » développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980). Selon eux, le rhizome promeut les connexions multiples d’un point à un autre ainsi que l’hétérogénéité, alors que la racine fixe. Dans cette même veine, Jean-Claude Charles (2001), poète haïtien, emploie l’oxymore enracinerrance pour dépeindre le voyageur qui plante ses racines dans l’errance avec l’idée d’accumulation de multiples racines (ou rhizomes), au gré de déplacements constants. Autre idée : celle de Amy Goldmacher (2008) qui s’inspire du concept de « mobilité localisée » pour faire part du sentiment de responsabilité et d’appartenance à plusieurs lieux en même temps et démontre qu’une présence en ces lieux divers est possible.

L’expérience de mobilité que beaucoup de gens recherchent ne consiste pas tant à aller et venir régulièrement entre « chez soi » et « ailleurs » (Salazar 2018) qu’à comprendre de manière plus globale l’idée de « mouvement », qui inclut une multitude de lieux qui se greffent (ou sont délaissés) lors des trajets de chacun. Cela engendre nécessairement une nouvelle façon de penser la mobilité, avec une sorte de continuum entre l’ici et l’ailleurs, qui a des répercussions directes sur la construction même du soi et du lieu (Teampău et Van Assche 2009). Ou, pour reprendre les mots de Tim Ingold, « [n]ous avons besoin d’une compréhension différente du mouvement : […] non pas le trans-port (en transposant d’ici à là) de l’être achevé, mais la pro-duction (en faisant émerger) du devenir perpétuel » (2011 : 12, traduction libre). Ainsi tout doit être pensé, non pas à l’intérieur d’un lieu, mais à travers, autour, vers et à partir de ce même lieu (ibid.).

La réalisation du soi doit se faire dans la mobilité, avec soit une superposition d’ancrages différents plus ou moins temporaires, soit — au contraire — une absence d’ancrage, le tout en dehors d’un cadre géographique localisé dans des frontières fixes. Dans le cas des nomades globaux, et peut-être d’autres, D’Andrea affirme que ce sont des personnes (physiquement) déplacées ayant un esprit déraciné, à l’opposé des migrants ou expatriés qui, eux, sont des personnes (physiquement) déplacées ayant un esprit localisé (2006 : 99). Cohen (2011) estime que les individus adoptant la randonnée comme mode de vie (lifestyle travellers) sont souvent attirés par la circulation entre différents lieux pour marquer une certaine transformation de leur identité. Plusieurs lieux réputés sont au centre de cette circulation tels que Goa (Inde), Bali (Indonésie), Mykonos (Grèce), pour ne citer que ces derniers, lieux souvent associés à une certaine forme de spiritualité et à un bien-être centré sur le soi (D’Andrea 2006 ; Korpela 2020). Cependant, il est permis de penser que la réputation de ces lieux se fonde plus sur la rencontre d’individus partageant la même quête et les mêmes valeurs dans un même lieu plutôt que sur les valeurs intrinsèques des lieux. Ces individus voient la marge comme une avenue favorable pour la constitution de modes de vie alternatifs intégrant travail, loisirs et spiritualité, tout du moins pour les renégats ultramodernes (Rickly 2016) qui aspirent à devenir par le mouvement.

Ainsi, nous constatons que coexistent dans la réalité quotidienne de ces personnes nouvellement mobiles deux processus opposés : le désir d’être ailleurs, ancré dans des imaginaires socioculturels, et le désir d’appartenir et de se sentir chez soi quelque part, que ce soit dans un lieu bien précis ou dans plusieurs lieux (Salazar 2014). Qu’il s’agisse d’une volonté de reproduire un chez-soi ailleurs, d’un imaginaire véhiculant une certaine idée de « l’ailleurs », d’une présence virtuelle (se trouver parmi sa société d’origine) tout en étant dans un ailleurs (être coupé de sa société d’origine ou, tout au moins, dans un endroit suffisamment éloigné pour être pensé comme différent), d’un nouvel agencement entre local et global, ce que Salazar (2010) nomme « glocalisation », les adeptes des modes de vie mobiles développent de nouveaux rapports à l’espace où l’ici et l’ailleurs s’entrecroisent en permanence ou, pour reprendre une magnifique formulation d’Ingold, « être […] ce n’est pas être en place, mais être le long des chemins. Le chemin, et non le lieu, est la condition première de l’être, ou plutôt du devenir » (2011 : 12, traduction libre).

Contributions à ce numéro

Les articles composant ce numéro spécial de la revue Anthropologie et Sociétés démontrent la complexité et la diversité de ce qui est entendu par « modes de vie mobiles ». Si certains auteurs abordent la mobilité de front en étudiant des sujets ayant adopté un mode de vie fondé sur celle-ci (Mancinelli, Germann Molz), d’autres démontrent les limites mêmes d’un tel mode de vie. La mobilité devient dès lors plus abstraite que réelle (Regnault), elle ne répond pas à celle qui avait été imaginée (Ortar) ou bien elle montre les impacts que ces modes de vie ont sur les localités (Cretton, Boscoboinik et Friedli, Bantman-Masum, Hayes). Tous abordent leur sujet à travers le rapport que les adeptes de modes de vie mobiles développent au territoire, de leur multiterritorialité à leur déterritorialisation en passant par leur compréhension de l’ici et l’ailleurs en vue de répondre au mieux au besoin de se construire à travers le mouvement.

Dans son article, Fabiola Mancinelli s’intéresse aux nomades numériques, personnes qui, grâce à l’usage des technologies sans fil, parcourent le monde tout en poursuivant une activité professionnelle sans ancrage dans un lieu en particulier. Se basant sur un travail de terrain ethnographique effectué à la fois en ligne et à Chiang Mai en Thaïlande, elle analyse ce choix de mode de vie comme un projet d’autoréalisation personnelle en se servant de la thèse sur l’identité développée par Giddens (1991) et de l’idée de construction d’une histoire personnelle développée par Ulrich Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim (2001). La mobilité géographique est bel et bien source de mobilité existentielle puisque circuler à travers le monde permet aux nomades numériques, selon leurs dires, de s’épanouir personnellement et de se réaliser professionnellement. Ils revendiquent une forme d’anticonsumérisme en réduisant au maximum leurs biens, tout en développant une marchandisation du soi par la voie de blogues ou sites Internet dans lesquels ils mettent de l’avant leurs compétences acquises ou leurs expériences vécues, nouvelle forme de capital symbolique de mobilité. Ainsi, la construction d’une histoire personnelle devient un projet de consommation qui s’intègre pleinement dans les schémas néolibéraux que les nomades numériques prétendent initialement rejeter. À travers cet article, Mancinelli démontre ainsi parfaitement l’écart entre les aspirations contre-culturelles des nomades numériques et les activités économiques qu’ils exercent pour poursuivre leur idéal de vie.

Dans la même veine, Jennie Germann Molz s’intéresse aux familles qui ont décidé d’adopter un mode de vie mobile avec leurs enfants à qui elles font l’école à la maison, ou plutôt l’école par le voyage (worldschooling). Ces familles aspirent, par le voyage, à apprendre à leurs enfants d’autres langues, d’autres cultures, d’autres réalités historiques. À partir des résultats de son étude de terrain, Germann Molz propose de réfléchir au concept de « convergence des modes de vie » qui recoupe, selon elle, les façons de vivre (pratique) et les aspirations esthétiques qui leur donnent sens (style). Pour expliciter ce concept, elle se fonde sur quatre catégories de la vie sociale qui composent le quotidien des familles qu’elle a étudiées, à savoir l’éducation, le travail, la parentalité et la communauté. Elle démontre comment la mobilité est au coeur même de toutes les décisions que ces familles prennent et comment ce mode de vie contribue à la reproduction d’une distinction sociale en raison des choix de vie opérés. La construction identitaire relevant de plus en plus d’un choix et d’une responsabilité personnelle, Germann Molz avance que la convergence des modes de vie et la distinction sociale qu’elle génère sont de plus en plus enclines à évoluer de pair.

Toujours dans l’idée que les aspirations à un mode de vie mobile sont parfois assez éloignées de la réalité, Madina Regnault nous propose une immersion dans la marina de Dzaoudzi, sur l’île de Mayotte, pour rencontrer un groupe de marins qui vivent à l’année sur leur bateau mais qui, au fil du temps, ont fait le choix de demeurer à quai à la marina. Fondé initialement sur des idéaux de liberté, sur les figures de marins héroïques, sur des ambitions nomades, leur mode de vie devient de plus en plus sédentaire au point, pour certains, de ne plus voyager, ce qui tend à former une communauté quasi autarcique. L’ici et l’ailleurs restent au coeur de leur imaginaire, mais leurs contacts avec cet ailleurs sont de plus en plus rares, les marginalisant même par rapport à des marins plus jeunes qui, eux, continuent de circuler et d’être « connectés » à cet ailleurs. Regnault démontre ainsi, dans ce cas d’étude, que la barrière intergénérationnelle accentue les écarts dans cette quête d’une vie mobile.

L’article de Viviane Cretton, Andrea Boscoboinik et Andrea Friedli aborde un aspect des modes de vie mobiles — à savoir la multirésidentialité —, à partir du cas d’étude de personnes aisées ayant adopté un mode de vie multirésidentiel et résidant de façon temporaire à Verbier, une station de sports d’hiver située dans les Alpes suisses. Alternant entre plusieurs lieux de résidence d’un pays à l’autre au cours d’une même année, ces individus pratiquant la multirésidentialité revendiquent un choix de mode de vie dans lequel s’entremêlent en permanence loisirs et travail, local et global, ici et ailleurs. Les auteures s’intéressent tout particulièrement à la conception que se font ces individus de la localité, entre autres en s’attardant à l’hospitalité comme stratégie de création d’une identité locale et aux effets que leur présence a sur la localité. Cretton, Boscoboinik et Friedli constatent que la localité devient non seulement vécue et expérimentée par les adeptes d’un mode de vie multirésidentiel, mais qu’elle est également produite et réinventée par ces derniers. C’est dès lors tout un pan des modes de vie mobiles qui est révélé : l’impact de la mobilité (globale) sur le local.

Eve Bantman-Masum nous entraîne dans un tout autre univers : le coffee shop parisien. Basant son ethnographie sur un commerce situé dans l’espace et le temps et sur un produit de consommation, le café, il peut paraître étonnant qu’un tel article figure dans un numéro spécial sur les modes de vie mobiles. Pour autant, l’auteure démontre avec force comment un tel lieu est idéal pour observer les effets locaux de la mondialisation en s’intéressant aux savoir-faire de la mobilité mis en oeuvre par les propriétaires et baristas de coffee shops qui ont par le passé voyagé à travers la planète, ainsi que par les clients qui aspirent à goûter (autant par le biais du café que par l’environnement du coffee shop) à cette hybridité entre l’ici et l’ailleurs. Bantman-Masum explore de la sorte une manière différente de penser les modes de vie mobiles, à partir des savoir-faire acquis en contexte de mobilité qui sont maintenant mis en scène par une économie de l’expérience mêlant transnationalisme, réseautage, connexion et préservation d’une tradition française.

Toujours dans la perspective d’étudier les impacts de la mobilité sur la localité, Matthew Hayes nous invite à analyser les espaces urbains, ici trois villes — Cuenca (Équateur), Rabat (Maroc) et Lisbonne (Portugal) —, comme objets de consommation des adeptes de la mobilité. Si son analyse englobe un ensemble de personnes mobiles, principalement les migrants de style de vie, elle touche également les adeptes de modes de vie mobiles puisqu’il s’attaque ainsi à des questions importantes quant aux répercussions sur les populations locales des politiques publiques urbaines mises en place en vue d’attirer ces individus mobiles au détriment de la population locale. En constatant une nouvelle forme d’embourgeoisement de ces espaces, Hayes introduit l’idée d’une « justice mobilitaire » qui limiterait la spéculation réalisée pour accueillir ces individus et tiendrait ainsi compte des intérêts de chacun.

Nathalie Ortar nous invite quant à elle à saisir la multiplicité des formes de mobilités générées dans le contexte d’une migration motivée par la recherche d’un style de vie. À partir d’entretiens menés auprès de familles ayant choisi de migrer vers des lieux pensés comme enclins à améliorer leur qualité de vie, elle démontre toutes les contradictions entre les aspirations initiales à un mode de vie pensé comme meilleur ailleurs et la réalité quotidienne de ces familles au sein desquelles l’un des parents est contraint d’être travailleur mobile et, dès lors, de ne pas résider en permanence avec les siens. Par une analyse des modes d’habiter, Ortar s’affaire ainsi à saisir les effets de la mobilité sur la manière dont ces familles s’attachent aux lieux, définissent l’ici et l’ailleurs et vivent l’expérience même du déplacement. En résulte, selon l’auteure, une cristallisation des frontières entre loisirs, travail, chez-soi et famille, qui marque ici un écart important avec ce qui est entendu comme « mode de vie mobile ». L’auteure nous invite dès lors à nous interroger sur l’intrication ou l’exclusion du couple mobilité et migration.

Pour clore ce numéro, nous avons demandé à Vered Amit de nous livrer une réflexion critique sur le concept même de « mobilité comme mode de vie » en tant que nouvelle catégorie analytique de la mobilité. Amit s’attarde ainsi à retracer les avantages et les inconvénients de la catégorisation de champs d’études sur la mobilité, notamment avec le « paradigme de la mobilité » de Sheller et Urry (2006), celui de la « migration de style de vie » de Benson et O’Reilly (2009) et maintenant le paradigme de la « mobilité comme mode de vie » de Cohen, Duncan et Thulemark (2015). Elle démontre l’importance d’une étanchéité de ces catégories pour répondre aux situations très variables et très évolutives des adeptes de la mobilité qui jonglent souvent avec plusieurs catégories à la fois. Elle rejoint ainsi l’idée que nous avons voulu exposer à travers ce numéro, qui est celle d’une grande variété de formes de modes de vie mobiles et d’une multitude d’interprétations possibles sur ce qui en est un, rendant par le fait même l’exercice d’une définition extrêmement complexe et possiblement tronqué. Dans ce numéro, nous avons donc préféré exposer un cadre de compréhension de ce que nous entendons par « mode de vie mobile » — ou, plus spécifiquement, par « mobilité comme mode de vie » — et réfléchir, à partir des articles publiés ici, aux convergences des différents cas d’étude présentés et aux ambiguïtés qu’ils soulèvent. Par ce numéro, nous espérons ainsi ouvrir le débat, en anthropologie, sur un champ d’études en pleine expansion, la mobilité comme mode de vie, en lui offrant pour la première fois une tribune dans la littérature scientifique francophone.