Corps de l’article

Introduction

Avec l’évolution de nos sociétés postmodernes, l’engouement croissant pour un retour aux sources et une certaine quête de l’« authentique », plusieurs de nos concitoyens en viennent à redéfinir leur façon de vivre et parfois même leur vision du domicile. Cette enquête dirige les projecteurs sur certains individus, initialement sédentaires, qui adoptent des modes de vie nomades ou semi-nomades. Comme le rappelle Ada Ingrid Engebrigtsen (2017), il faut considérer que la limite entre sédentarité et nomadisme n’est pas nette. Une certaine forme de mobilité a toujours eu sa place dans les modes de vie sédentaires, et le peuplement saisonnier fait partie intégrante des schémas de mobilité de la plupart des peuples qualifiés de nomades.

Quelques enquêtes en sciences sociales ont pour objet de recherches les pratiques nautiques relatives à la navigation de plaisance sportive et compétitive (Créac’h 2003 ; Le Bars 2009). Les pratiques de la navigation de plaisance effectuée en famille ou entre amis ont été étudiées par quelques géographes (voir notamment Bernard 2005), une poignée de sociologues (Falt 1981 ; Michot 1994, 2005 ; Créac’h 2003) et certains ethnologues (Duval 1998 ; Julien et Rosselin 2006 ; Brulé-Josso 2010, 2011, 2012). Bien qu’ayant pour objet des pratiques mobiles, ces analyses sont toutes situées dans des espaces spécifiques et s’intéressent au rapport des enquêtés aux lieux, à la circulation et au mouvement.

Basé sur une enquête monographique de dix-neuf mois dans la marina de Dzaoudzi (Mayotte), cet article interroge les modes de vie mobiles. En tant que monographie, ce travail n’a aucune visée généralisante sur le mode de vie marin. Il s’agit d’une étude fortement contextualisée. L’article se trouve en effet à la confluence de deux thématiques : d’un côté, l’étude de ce mode de vie et, de l’autre, le cas particulier des marins résidant dans le département français de Mayotte, situé dans l’océan Indien.

Approches méthodologiques

Introduction dans le milieu et début du terrain

Alors que je vis et travaille sur l’île de Grande-Terre à Mayotte, un dimanche de septembre 2014, je passe devant la marina de Dzaoudzi, située en Petite-Terre. Attirée par cette succession de voiliers au corps-mort, je pénètre alors dans l’enceinte de l’Association des croiseurs hauturiers de Mayotte (ACHM), sous le regard intrigué des membres de cette petite communauté qui me font ressentir ma présence comme une intrusion caractérisée. Les différentes installations de l’ACHM témoignent d’un mode de vie communautaire (nombreuses tables et chaises, casiers, douches et sanitaires, machines à laver collectives, congélateurs mis en commun, etc.). Quelques voiliers (cinq à six en moyenne) s’avoisinent sur une aire de carénage réduite. La petite marina ne dispose pas de ponton assez large pour amarrer les voiliers, mais d’une cinquantaine de corps-morts. Les propriétaires des voiliers peuvent accéder à la terre ferme en utilisant des annexes (petits Zodiac). Lors de cette première immersion, je remarque l’existence d’un panneau d’affichage sur lequel s’alignent des offres de transport vers Madagascar mentionnant la date prévue pour la traversée, le nom de l’embarcation et les coordonnées du skipper. Sur le même panneau figurent également les annonces de vente de bateaux. Cela faisait des années que je cherchais à acquérir un voilier. J’aborde alors Jean-Marc, tenancier de la buvette du club et marin aguerri ayant plusieurs tours du monde en solitaire à son actif. Je l’interroge sur les annonces et plus particulièrement sur celle concernant une goélette du début du siècle passé. Jean-Marc m’indique ne pas pouvoir m’informer plus avant sur L’Alizée, n’étant lui-même jamais monté à bord. Il me rapporte néanmoins que le bateau a été mis en vente à la suite de la disparition de son propriétaire, quelques années plus tôt, alors que ce dernier effectuait des travaux d’entretien sur la coque. Toujours intéressée par le voilier, j’entre en contact avec la personne joignable au numéro affiché sur l’annonce. Je finis par rencontrer Tiphaine qui, étonnamment, cherche à me dissuader d’acheter le bateau. La jeune trentenaire restaure au même moment un autre voilier appartenant à son conjoint, car ils ont pour projet de prendre le large en vivant de l’exploitation commerciale du bateau. Je découvre rapidement que la veuve du marin la laisse habiter gracieusement à bord de L’Alizée depuis plus de deux années en échange de l’entretien du voilier et de l’organisation des visites des acheteurs potentiels. Je vais voir plusieurs autres voiliers en vente et rencontre différents marins, nomades ou semi-nomades, qui sont mes premiers contacts avec le milieu.

Je visite alors un premier catamaran, Le Chili. Son propriétaire, Gégé, est un petit homme énergique de 64 ans. Il vit à bord de son multicoque, dont il est très fier malgré l’état plus que spartiate et vétuste de l’habitat. Marin aguerri ayant navigué en solitaire pendant de nombreuses années, il souhaite se resédentariser en raison de son âge.

Fig. 1

Prendre le large

Prendre le large
Source : © Madina Regnault

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Suit la visite du Fanny. Son propriétaire, Serge, 58 ans, dit « le Doc », est un médecin généraliste ayant son cabinet à terre. Il a mis en vente un petit monocoque habitable qu’il n’habite pas. Il a vécu à bord ponctuellement lors de quelques traversées en mer. Il explique que le voilier lui sert surtout de garçonnière et qu’il souhaite faire venir un autre bateau qu’il a acquis en Thaïlande et qui se trouve alors dans une baie où réside sa petite amie.

Peu de temps après, je visite L’Horatio, un catamaran provenant d’un chantier d’Afrique du Sud qui a été entièrement redessiné et transformé par son propriétaire. Franck, 64 ans, ingénieur originaire des Sables-d’Olonne, est avant tout un passionné de défis techniques. Propriétaire d’une entreprise située en Grande-Terre, il ne réside pas sur le voilier et navigue très peu. Étant arrivé au terme de son projet de reconstruction, il souhaite vendre le bateau pour investir dans la construction d’une maison à Madagascar, d’où est originaire sa femme, Lili, 39 ans. Le coup de coeur pour le voilier est immédiat.

Avec l’achat de L’Horatio, j’entre dans un environnement social qui m’était jusqu’alors inconnu et dont je ne maîtrise aucun code. Ayant la sensation d’être immergée dans un monde à part, je commence un travail de terrain et de prise de notes systématique concernant les us et coutumes des navigateurs de plaisance.

Observation participante ou participation observante ?

L’expression « observation participante » apparaît dès les années 1930 pour référer à une technique de recherche se basant sur l’observation d’une collectivité sociale par le sociologue dont il est lui-même membre (Platt 1983). L’immersion totale sur le terrain permet de créer des liens avec les membres de cette communauté, de partager leur quotidien et de mieux comprendre leur vécu. Néanmoins, l’acceptation au sein du groupe n’est pas allée de soi et il m’a fallu, plus que tout autre, faire mes preuves dans la mesure où je ne correspondais en aucun cas au modèle classique du navigateur et faisait figure de personne étrangère à ce mode de vie (non-initiée). J’ai tout d’abord eu recours aux méthodes de l’observation participante « couverte ». Les individus étudiés étaient au fait de mon statut d’enseignante (moins de celui de chercheuse, même si ma profession n’a pas été cachée). Obtenir des informations personnelles sur les trajectoires de vie ne pouvait pas se faire de manière frontale. La majorité des individus rencontrés ont fait preuve de méfiance, voire d’hermétisme. C’est particulièrement le cas des individus qui vivent en mer en solitaire et qui ont fait ce choix délibéré en grande partie pour limiter les relations sociales. Il a fallu socialiser pendant plusieurs mois avant de pouvoir gagner la confiance de certains membres de la communauté et recueillir des récits de vie, lesquels sont venus compléter les notes prises selon la méthode de l’observation participante. Trente-cinq parcours de vie ont été étudiés au cours de cette enquête. Dans ce milieu genré[1], trente-deux hommes et trois femmes ont constitué mon corpus. Il s’agit des seules femmes navigatrices rencontrées pendant mon immersion. Cette inégalité corrobore de fait les analyses réalisées par Cécile Le Bars et Philippe Lacombe (2011) sur la navigation comme pratique sociale qui exclut les femmes. Notons par ailleurs que bien que l’enquête ait eu pour point d’ancrage Mayotte, je n’ai rencontré aucun navigateur ou propriétaire de voilier mahorais tout au long des nombreux mois d’immersion. Tous les enquêtés étaient « occidentaux » (provenant en très grande majorité de France métropolitaine, mais le corpus comptait aussi trois Sud-Africains et un Anglais).

Comme le précisent Lynne Hume et Jane Mulcock (2004), le chercheur ayant recours à l’observation participante doit faire preuve de recul par rapport à lui-même, à son positionnement et à la perception que les observés ont de lui, notamment en tant qu’adepte de ce mode de vie ou personne y étant étrangère. Dans mon cas, il apparaît que la perception en tant que personne du milieu ou personne étrangère à ce mode de vie n’aura in fine pas été aussi dichotomique, car elle a constamment varié en fonction de mes interlocuteurs et des contextes. Bastien Soulé (2007) appelle à distinguer l’observation participante de la participation observante. Étant donnée la place prise par la participation dans ma démarche méthodologique et épistémologique, l’usage de la notion de « participation observante » apparaît ici plus approprié.

Étudier les mobilités

John Urry (2007) appelle à un réexamen complet de la liste de priorités scientifiques et sociales afin de permettre une meilleure compréhension de la relation entre société et mobilité. Selon Anthony D’Andrea, Luigina Ciolfi et Breda Gray (2011 : 150), les mobilités méritent d’être examinées sous l’angle de leur singularité, de leur centralité et de leur détermination contingente propres, car elles peuvent déstabiliser et recoder les phénomènes en dépassant le prisme des théories sociales classiques reposant sur la notion de « sédentarité ». Pour aller plus loin, Alice Elliot, Roger Norum et Noël B. Salazar (2017) insistent sur la multiplicité des méthodologies et la nécessaire adaptabilité des chercheurs dans le cas d’objets d’études mouvants. Peter Kabachnik (2012) prône la nécessité d’adopter une vision nuancée du nomadisme. Certes, le nomadisme doit être mis en relation avec la notion de « mobilité », mais il est — selon Kabachnik — erroné d’ignorer les aspects spéciaux et territoriaux, car l’identité des nomades est à la fois imprégnée de ces mobilités mais aussi des lieux. L’accès par les acteurs a permis une étude des parcours combinée à l’analyse de leur positionnement dans le groupe d’appartenance. Cette approche a par la suite mené à une compréhension des enjeux de la circulation. Il ne s’agit pas uniquement de la circulation des personnes, mais aussi de la circulation d’objets (le bateau), de pratiques, de normes, d’images, d’imaginaires. L’ethnographie très localisée d’un microcosme dans un microcosme (petite communauté vivant en semi-autarcie sur une petite île de moins de 11 km²) nous permet de situer ces phénomènes sociaux mouvants, transnationaux et interconnectés dans un contexte d’« ethnographie glocale » (« glocal ethnography » [Salazar 2010]).

Habitus et modes de vie mobiles

Mobilité relative : rapport au temps et à l’espace

L’enquête révèle l’existence de deux groupes sociaux différenciés : les marins nomades, qui ne sont que de passage, et les marins semi-nomades, qui résident dans la marina.

Les marins nomades ont des profils hétérogènes, plus internationaux, et se déplacent rarement en solitaire (mais davantage en petits groupes, en couple ou en famille). Ces individus naviguant de port en port, restant quelques semaines dans chaque marina, correspondent à l’imaginaire collectif associé à ce mode de vie fantasmé. Certains vivent avec leurs enfants (parfois nés à bord), qui sont alors instruits sur l’eau ou d’école en école, de pays en pays. La mobilité est pour eux le seul mode de vie envisageable, le voyage étant leur norme. Je constate rapidement que ces marins sont en fait minoritaires et ne représentent en moyenne que quinze à vingt pour cent des marins présents et circulant sur le site.

Se trouve également sur le site de l’enquête une communauté de marins semi-nomades. Les personnes qui composent ce groupe sont mobiles de par le choix de leur habitat. Toutefois, la réalité sociale observée montre que ces différents individus, quelles que soient leurs caractéristiques, sont, en réalité, plus ou moins ancrés dans cette microsociété. Ils se trouvent dans un entre-deux, entre nomadisme et sédentarité. En effet, les enquêtés sont tributaires d’aléas qui les rivent au même endroit pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. Diverses raisons souvent cumulatives ne leur permettent pas d’être aussi mobiles qu’ils le souhaiteraient. Il s’agit de raisons économiques, techniques (nécessité de réparer le bateau), physiques (problèmes de santé, épuisement et nécessité d’être dans des conditions physiques acceptables pour naviguer), météorologiques (choix des périodes adaptées pour prendre la mer). La frontière entre l’ailleurs et l’ici est trouble pour ces mobiles immobilisés.

Chez ces marins semi-nomades, l’enquête révèle un premier type de mode de vie, celui d’individus habitant sur leur bateau mais exerçant un emploi fixe, à terre. Ils sont de ce fait intégrés au tissu économique et social local. Ils jouissent d’une mobilité relative puisqu’ils doivent composer avec les règles du monde du travail. Ces individus aux professions différentes (mécanicien, policier, procureur, instituteur, restaurateur, etc.) vivent principalement en couple ou en famille. Ils ont une double appartenance en raison de leurs activités socioprofessionnelles et du fait de faire partie intégrante de la vie communautaire de la marina. Par ailleurs, dans cette communauté de marins semi-nomades existe un noyau dur. Il s’agit du second type de mode de vie, celui des marins ayant beaucoup navigué (ils ont souvent plusieurs tours du monde à la voile à leur actif), résidant de manière semi-durable sur le lieu de l’enquête mais n’exerçant pas d’activité salariée à terre. La particularité de ce groupe est l’homogénéité des individus qui le composent (hommes, célibataires, tous Français — mais exclusivement de France métropolitaine —, principalement quinquagénaires et sexagénaires). Ces individus vivent en quasi-autarcie dans la marina. Profondément solitaires, ces marins recherchent néanmoins à socialiser avec leurs pairs. La rudesse de leur mode de vie les pousse à créer un système d’« entraide », à constituer une communauté alternative. Subsistant grâce à des emplois précaires et ponctuels, ils bâtissent une économie parallèle au sein de la marina.

Ancrage et entre-soi

Le noyau dur de la communauté est constitué de marins vivant de manière quasi exclusive dans la marina, oscillant entre leur propre bateau et les bateaux (au corps-mort ou en carénage) sur lesquels ils interviennent moyennant finances. Ces individus aux différentes compétences techniques souvent acquises de manière autodidacte sont au centre de la vie communautaire de la marina. En journée, la marina n’est pas simplement un lieu de vie, mais également un chantier où chacun s’affaire à son propre rythme sur les bateaux sortis de l’eau ou dans l’atelier collectif/communautaire. En fin d’après-midi, ce lieu se transforme en espace social où l’oisiveté est de mise. Le rythme de vie insulaire, spécifique aux microsociétés tropicales, correspond parfaitement au mode de vie recherché par les membres de la communauté. Les échanges sociaux sont quasi exclusivement axés sur les bateaux des uns et des autres. Le marin nourrit d’ailleurs une relation très singulière à son bateau. Ce lien est souvent comparé à une relation de couple. Si tel est le cas, il s’agit alors d’une relation totalement inégalitaire puisque l’un des deux protagonistes prend le dessus sur l’autre. Sur le lieu de l’étude, les individus s’interpellent très souvent entre eux non pas par leur prénom, mais par le nom de leur bateau ou parfois par leur prénom suivi systématiquement du nom du bateau.

Les individus qui composent la société étudiée s’évaluent entre eux en fonction de trois critères. Le premier est le capital économique visible, à savoir le type et la valeur du bateau. Le second est le capital technique, à savoir les compétences manuelles (savoir-faire en mécanique, plomberie, etc.) essentielles pour la survie et l’indépendance en milieu marin. Le dernier critère est le capital en termes de navigation, c’est-à-dire les compétences relatives à la voile. En revanche, le capital culturel n’est pas un élément déterminant selon les normes sociales de la communauté et il peut même être perçu comme un stigma s’il n’est pas compensé par des compétences techniques avérées.

Cette microsociété s’organise également en fonction d’événements cycliques qui rassemblent autour d’une même passion : la voile. Les régates symbolisent cette façon de socialiser. Une fois par an, une grande régate est organisée par l’Association des croiseurs hauturiers de Mayotte. Plusieurs mois à l’avance, de nombreux propriétaires de voiliers se préparent et équipent leur bateau pour l’événement. Cette course revêt un caractère particulier car elle permet la reconnaissance des individus du groupe ne disposant pas forcément d’un capital économique les plaçant au sommet de la hiérarchie sociale. Le classement final des bateaux assure un statut spécial aux « voileux[2] » se trouvant dans le haut du classement. En effet, la régate permet une nouvelle forme de distinction sociale qui différencie les marins occasionnels des marins aguerris. Il s’agit aussi d’un moment à l’occasion duquel les propriétaires de bateaux taillés pour la course (souvent des monocoques) mettent au défi les propriétaires de bateaux plus habitables et plus confortables (souvent des multicoques, traités de « bateaux-caravanes »). Au-delà d’une différence de bateau et d’habitat, il est surtout question d’une différence de mode de vie et de la perception des modes de vie des uns et des autres dans cet entre-soi. Un soir où la communauté socialise au club, Joan, jeune trentenaire, fonctionnaire, en poste à Mayotte pour trois années, qui vient d’acquérir un beau catamaran, est jaugé par les membres du noyau dur. Originaire de Pornic, dans la Loire-Atlantique, il n’avait qu’une expérience basique de la navigation, limitée à quelques cours de voile lorsqu’il était enfant. Néanmoins, il indique à ses interlocuteurs que plus jeune il a « fait toute l’Europe en camping-car avec ses parents ». Cette simple phrase a immédiatement stigmatisé Joan aux yeux de ce groupe de marins quinquagénaires et sexagénaires. Pour Joan, la mobilité comme mode de vie était le leitmotiv de ce nouveau choix de trajectoire. Il se distinguait alors des membres du noyau dur dont la passion pour la voile était la motivation principale. En s’intéressant aux « bateaux-caravanes », Stéphanie Brulé-Josso (2012) rappelle que dès 1975 un magazine spécialisé dans le domaine de la voile abordait l’un des problèmes du voilier habitable en soulignant la responsabilité de certains chantiers qui construisent des « bateaux conçus pour ne pas naviguer ». Brulé-Josso (2012 : 742) écrit : « les professionnels interrogés ne considèrent […] pas qu’il soit nécessaire de concevoir des bateaux adaptés à un usage marin, “puisque les plaisanciers ne naviguent pas” et que leurs épouses désirent “un appartement flottant” ». J’ai pu rencontrer et interroger plusieurs femmes de marins, lesquelles ne sont pas elles-mêmes passionnées de voile. Pour chacune de ces femmes, le confort à bord a été l’élément déterminant dans l’acceptation du choix du mode de vie souhaité par le conjoint. C’est notamment le cas de Françoise (55 ans), épouse de Loic (59 ans), vivant à bord d’un des plus onéreux bateaux de la marina (un catamaran de 18 mètres) avec deux enfants, Jeremy (15 ans) et Titouan (6 ans). Le couple travaille à terre, Françoise étant institutrice en Petite-Terre et Loic gérant le restaurant le plus haut de gamme de Petite-Terre, dont il est propriétaire. Lorsque je fais la connaissance d’une de ces rares familles vivant à bord, cela fait déjà sept années que ces métropolitains expatriés ont opté pour ce mode de vie. Leurs responsabilités et emplois ne leur permettent pas d’être complètement nomades et ils privilégient également la scolarisation « normale » de leurs enfants. Néanmoins, plusieurs fois par an, ils larguent les amarres et partent pour quelques semaines, embarquant fréquemment amis et famille, pour se rendre le plus souvent à Madagascar. Si Françoise était initialement réticente quant à ce choix, elle avoue qu’elle ne « changerait de mode de vie pour rien au monde ».

Êtres « de passage »

L’ouvrage de Ben Fincham, Mark McGuinness et Lesley Murray consacré aux méthodes d’étude de la mobilité pose clairement les enjeux inhérents à ce type de situation sociale : « Comment rechercher et représenter les expériences mobiles d’être sur place momentanément, de traverser un endroit, d’être “entre les deux” ? » (2010 : 2, notre traduction.)

La question de l’« entredeux » est ici très révélatrice. Différents événements jalonnent la vie du groupe. Il s’agit notamment d’événements peu prévisibles tels que les différents départs et arrivées. Dans un cas comme dans l’autre, ces interactions sociales réveillent et raniment l’envie de partir des marins à quai. Certains « tourdumondistes » voyagent en solitaire, d’autres vivent l’aventure entre amis et d’autres encore ont fait ce choix de mode de vie en couple ou en famille. Nina Glick Schiller et Salazar (2013) nous interpellent sur l’usage du terme mobilités (au pluriel), insistant sur le caractère pluriforme de ces phénomènes. Qui sont ces « plaisanciers au long cours » — tels que les nomme Anne Gaugue (2013) ?

Julien est le premier tourdemondiste que j’étudie. Quelques jours après l’achat de L’Horatio, il m’a été d’un secours considérable lors d’une tempête tropicale pendant laquelle il a fallu mettre le bateau à l’abri. Le jeune trentenaire vit seul sur son voilier, un catamaran taillé pour la course. Il est animé par la navigation et l’aventure. Après un passage par de nombreux pays, il a décidé de se baser à Mayotte, rassuré par le fait qu’il s’agit d’un département français. Il effectue plusieurs traversées annuelles, tantôt vers Madagascar, parfois vers les Comores, où il transporte des touristes pour s’assurer des rentrées d’argent. Profondément solitaire, sa véritable passion est de planifier des traversées en solo. Néanmoins, les dangers de la mer le poussent à faire le choix d’embarquer d’autres marins aguerris, ce qui a notamment été le cas lors de son départ pour plusieurs mois vers le Mozambique, où il a été accompagné par Tiphaine.

Certains marins naviguent également entre amis. J’ai notamment rencontré Rick, Pieter et Karl, trois amis sud-africains dans la vingtaine. Dans le cadre de cette enquête, ils correspondent au type d’« acteurs éphémères ». Leur passage sur le lieu d’enquête a été extrêmement rapide, ce qui a induit des difficultés pour approfondir l’étude de leurs profils, motivations et pratiques.

Léa et Florian, Français, dans la trentaine, forment le couple que j’ai le plus côtoyé et étudié. Vivant depuis plus de six années sur leur bateau, qu’ils ont acquis en Croatie et mené dans l’hémisphère Sud, ils décident de s’arrêter un moment à Mayotte, car le frère de Léa s’y est installé quelques années plus tôt. Ils souhaitent proposer des excursions privées sur leur voilier (dites « excursions en charter » dans le milieu) aux potentiels clients résidant à Mayotte ou y étant en congé. Néanmoins, leur demande de création d’entreprise prend un temps considérable et lorsque je les rencontre cela fait près de six mois qu’ils attendent, à quai, une réponse des autorités. Cette attente leur est insoutenable dans la mesure où elle les immobilise et leur situation financière devient difficile, comme ils le précisent à de nombreuses reprises.

J’ai également eu l’occasion de rencontrer quelques rares couples avec enfants ayant fait le choix de vivre « autrement ». Un soir, en rentrant de L’Horatio en annexe, j’aperçois un homme d’une quarantaine d’années qui débarque sur le quai une femme et deux petites filles d’environ quatre et six ans. Je débarque à mon tour et fais alors la rencontre de Muriel (43 ans) et de sa famille. Ils sont Français et sont arrivés à Mayotte quelques jours plus tôt. Les fillettes sont visiblement à la recherche d’un contact social. J’apprends que le couple voyage depuis une dizaine d’années à bord de son monocoque, ayant fait escale dans de nombreux pays, de l’Asie du Sud-Est aux îles de l’océan Indien. La première de leurs filles a failli naître à bord. Elles sont finalement toutes deux nées à l’île de la Réunion. Muriel a également très envie de socialiser. Puisque peu de femmes sont présentes dans ce milieu, elle établit très rapidement un lien et me fait immédiatement part de ses soucis, lesquels sont de nature technique (problèmes du bateau) et financiers. Deux mois plus tard, la famille quitte la marina. La veille de son départ en mer, Muriel me confie avoir rencontré des difficultés pour s’intégrer à la vie de la communauté. Elle a bien conscience de l’existence d’un noyau dur dont les membres partagent des caractéristiques socioculturelles relativement homogènes.

Marginalisations volontaires et solidarités intracommunautaires

Rupture du lien social avec l’extérieur ?

Cette enquête immersive fait apparaître une réalité sociologique marquée par une certaine perte de liens familiaux et sociaux avec le territoire d’origine. L’éclatement de la cellule familiale est de fait un risque et prend une part importante dans le choix de ce mode de vie nomade/semi-nomade, qui plus est en solitaire.

À un an de la retraite, Camille, mon voisin de bateau, rêvait de ce mode de vie tout en assumant le fait qu’il serait encore plus coupé de ses enfants et de ses petits-enfants. En réalité, cette rupture intergénérationnelle avait déjà été initiée dans son cas depuis longtemps par le choix d’un mode de vie à distance puisque Camille, séparé de sa première femme depuis dix-sept ans, était parti s’installer dans les îles françaises du Pacifique, puis en Guyane, avant de terminer sa carrière à Mayotte. L’exemple de Camille n’est pas un cas unique dans la mesure où bon nombre d’individus solitaires côtoyés dans la marina ne se sont pas toujours inscrits dans le paradigme de l’individualisme assumé. La majorité des marins quinquagénaires et sexagénaires sont parents et grands-parents. Néanmoins, ils aspirent désormais à un mode de vie « sans attaches », mais surtout « sans contraintes », comme me l’indique Jean-Marc. Cette vision est aussi partagée par d’autres membres de la communauté, tels que Gégé et Serge, mais aussi Gilbert, Thierry, Alain ou encore Alphonse. Beaucoup sont en situation de double rupture : rupture par rapport au mode de vie et rupture émotionnelle. Le concept de « marginalité », au sens sociologique (« à la marge de la société »), est au coeur du sujet. Il faut néanmoins distinguer les individus marginalisés par défaut des individus qui font le choix rationnel de se rendre marginaux. Selon Antoine Sylvain Bailly et ses collaborateurs (1983 : 78), le marginal est « conçu comme un être hors du réseau des relations sociales et géographiques, révélateur et miroir des tensions extrêmes et indicateur des transformations de la société ».

La communauté étudiée comprend également des individus plus jeunes, électrons libres gravitant autour du noyau dur. Du fait du décalage générationnel, ils sont beaucoup plus connectés que leurs aînés et restent plus facilement en relation avec le monde extérieur, qu’il s’agisse de leurs proches ou de pairs avec lesquels ils partagent récits, projets et conseils sur des forums dédiés. Comme le précise Yves Predrazzini (2013) :

les « néo[-nomades] » se caractérisent par leurs pratiques hybrides, c’est-à-dire par une pratique/tactique de combinaison des savoir-faire, bricolage et arts de faire, puisant dans les répertoires traditionnels, vernaculaires, mais aussi recourant aux nouvelles technologies de l’information, de la communication […].

L’évolution des façons de socialiser au sein de nos sociétés postmodernes et le développement des vecteurs de la communication électronique jouent également un rôle important, si ce n’est prépondérant, dans cette démocratisation du nomadisme ou du néo-nomadisme (D’Andrea 2006). La multiplication sur les réseaux sociaux de comptes appartenant à des voyageurs au plus ou moins long cours et leur succès nous permettent d’identifier une nouvelle génération de nomades, qui se présentent eux-mêmes sous le titre de « nomades numériques » (« digital nomads »), reprenant à leur compte l’héritage des aventuriers précurseurs (Jacques-Yves Cousteau, Nicolas Hulot…). De plus, ces dernières années ont été marquées par un engouement pour la littérature encensant une forme contemporaine de nomadisme présenté sous l’angle de principes idéalisés qui font rêver une large tranche de la population en quête de liberté, à l’image des recommandations de Sylvain Tesson (2005), selon lequel « pour bien vagabonder, il faut peu de choses : un terrain propice et un état d’esprit juste, mélange d’humeur joyeuse et de détestation de l’ordre établi ».

La vraie valeur des choses

Est-ce aussi simple que Tesson le présente ? En réalité, il faut aussi pouvoir se permettre financièrement de « vagabonder ». Dans le sillage des travaux de Urry (2000), la question de la mobilité en sciences sociales n’est plus étudiée uniquement en se concentrant sur le mode de vie, mais en cherchant également à comprendre le mode de pensée qui accompagne la pratique sociale. Dans le cas de cette enquête, il existe une ambivalence entre le discours de la majorité des enquêtés et la réalité socioéconomique liée à leur statut. En effet, il y a d’un côté une volonté de s’affranchir de l’ordre établi, du « système » (selon les termes d’un groupe d’enquêtés), mais, de l’autre, on retrouve une dépendance à ce même système et à l’État. La majorité des individus observés qui composent notamment le noyau dur se sont semi-sedentarisés à Mayotte pour cette raison. De nombreux marins étudiés subsistent grâce à l’aide de l’État-providence (en percevant notamment le revenu de solidarité active [RSA]) ou, pour certains, grâce à leur pension de retraite, souvent minime dans la mesure où ils ont peu cotisé. Ils doivent compléter ces revenus par des activités non déclarées au sein de la communauté. Les travaux de Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon (2018) sur la pauvreté en France permettent de porter attention à la notion de « pauvreté subjective » dans les études sur les phénomènes de pauvreté, paupérisation et précarisation. Selon ces auteurs, « la pauvreté subjective se comprend sociologiquement comme un indicateur d’insécurité sociale durable, associée à un surcroît de pessimisme envers l’avenir ». Dans le cas de la communauté concernée ici, la question financière est récurrente aussi bien dans les discussions quotidiennes des marins que dans leurs pratiques. Ce sentiment s’accompagne de discours pessimistes sur leurs conditions (résultant pourtant d’un choix de mode de vie) et sur leur incapacité à se projeter dans l’avenir en raison de leur situation financière. Pourtant, plusieurs enquêtés en situation précaire m’ont indiqué qu’ils ne choisiraient aucun autre mode de vie et seraient d’ailleurs incapables de revenir à une vie sédentaire traditionnelle. Gégé et Jean-Marc avouent se sentir « privilégiés », car le choix de ce mode de vie a permis de donner du sens à leur existence. En effet, comme l’indiquent Salazar et Alan Smart, « [l]es gens se déplacent tout le temps, mais tous les mouvements n’ont pas la même importance et ne façonnent pas la vie de la même façon » (2011 : iv, notre traduction).

Un mode de vie façonné par des imaginaires et des figures héroïques

Le mode de vie mobile est un choix fièrement affirmé et assumé par tous les enquêtés. Les données de terrain mettent en évidence que ce choix s’explique par la volonté d’avoir une autre qualité de vie, de poursuivre une « quête pour une vie meilleure » (Benson 2011). Toujours selon Michaela Benson (2011 : 224), le désir d’améliorer sa vie est influencé par l’imagination. En réalité, nous pouvons nous demander s’il ne s’agit pas plutôt d’imaginaires et d’images. Ainsi, Gaugue (2014) rappelle que « quelques grandes figures de plaisanciers au long cours ont frappé les imaginaires et influencé de nombreux plaisanciers, non par les exploits sportifs qu’ils réalisaient mais par le mode de vie qu’ils inventaient ». Reprenant les travaux de Daniel Charles (1997), elle nous indique qu’à la suite de la victoire d’Éric Tabarly, qui a remporté la Transat anglaise de 1964, les ventes de voiliers de croisière côtière ont augmenté de 78 % cette même année. Lors de mon enquête, certaines figures héroïques ont été citées de manière récurrente, notamment Tabarly. Ainsi Jacques, 59 ans, me confiait combien cette victoire avait été pour lui été un véritable déclencheur alors qu’il était encore enfant. Se sentant d’autant plus proche de ce héros du fait d’une même appartenance bretonne, il se rappelle s’être demandé : « Pourquoi pas moi ? » Pourtant, les profils sociaux de ces figures idéalisées sont dans une grande majorité le fruit d’un environnement social propice. Pour les plaisanciers interrogés par Brulé-Josso (2012), Tabarly incarne là encore le « vrai marin » dans la mesure où il « a permis le développement de la voile en France ». Or, son destin ne doit rien au hasard. Habitus et prédispositions sociales convergentes sont à prendre en compte pour cet officier de marine, fils de plaisancier et défenseur du Centre nautique des Glénans, promoteur d’innovations techniques et conservateur de yachts classiques, amateur de courses et de croisières en famille. La thèse de Cécile Créac’h (2003) sur les enjeux sociaux actuels dans le monde de la voile remet en question cette présumée démocratisation de la pratique de la voile qui est, selon l’auteure, doublement déterminée : d’une part par l’héritage socioculturel mentionné plus haut, de l’autre par des dispositions individuelles à incorporer les savoirs et techniques de la navigation.

Un mode de vie transgénérationnel

L’enquête révèle que différents sous-groupes se démarquent au sein même de la communauté et que plusieurs paramètres sont facteurs de distinction, voire de scission. Le paramètre de la génération, quant à lui, n’est pas un facteur de division, bien au contraire. L’entraide intergénérationnelle est bien présente et les deux générations de nomades les plus représentées s’acceptent comme des pairs. Ces membres de la génération Mai 68 et de la génération Y ont tous été influencés par les héros de la mer. De plus, la majorité des marins et plaisanciers interrogés a « baigné » dans cet environnement culturel depuis l’enfance, quelle que soit la génération à laquelle ils appartiennent.

Nous pouvons pourtant constater des différences fondamentales entre les deux générations. Le paramètre de la génération apparaît alors comme indicateur d’une évolution de la vision du nomadisme. Il existe de nombreuses raisons pouvant pousser au changement de mode de vie, mais il nous apparaît évident, à l’issue de notre enquête, que les motivations ont changé, à l’instar des mentalités.

Les membres de la communauté de la génération Mai 68 interrogés étaient mus par la recherche de l’aventure. Leurs récits de vie révèlent que leur choix s’explique dans la majorité des cas par une fuite, un désir d’échapper à la société de surconsommation dans laquelle ils ne se retrouvent plus, facteur souvent combiné à une fuite du passé et des obligations sociales. Leur mode de vie se traduit par une relative marginalisation contrebalancée par le besoin de recréer une communauté de pairs et une vie en autarcie.

Les individus de la génération Y étaient également mus par la recherche de l’aventure, néanmoins cette perception diffère. Dotés d’une forte conscience écologique, leurs récits de vie révèlent qu’ils se considèrent comme des pionniers prônant un nécessaire changement mondial des modes de vie pour protéger la planète. Les déclencheurs de leur choix de mode de vie sont la soif de découvertes et de sensations (fortes), la volonté de voir le monde, de vivre toujours plus d’expériences, d’aller toujours plus loin. Partisans d’un autre type d’individualisme, ils valorisent la connaissance et le dépassement de soi. Leur mode de vie s’accompagne souvent, mais non systématiquement, d’une hyperconnexion et de la mise en avant de leur façon de vivre.

Les recherches sur les migrations et mobilités en tant que modes de vie ne se focalisent plus sur des récits visant à expliquer la décision de migrer, mais s’orientent plutôt vers une compréhension plus complète de la manière dont la migration s’intègre dans la vie des individus de manière plus générale et holistique (Benson 2011 : 224). Comme le souligne Salazar (2018), l’accent est mis sur la manière dont ces êtres mobiles conçoivent leur propre mode de vie.

L’idéal de liberté véhiculé par les figures héroïques est au coeur du mode de vie des enquêtés, quelle que soit la génération concernée. Liberté par rapport aux pressions sociales, critique de l’aliénation provoquée par le travail et liberté de mouvement. Les membres de cette communauté valorisent ce concept de « liberté », perpétuant ainsi l’imaginaire collectif rattaché au monde de la mer tout en se situant dans la veine sociale du néo-nomadisme. Comme le démontre Engebrigtsen (2017 : 44), la figure occidentale du nomade présenté comme une incarnation de la liberté, de l’affranchissement des responsabilités et comme un défi à l’ordre établi est profondément enracinée dans les conceptions européennes de la mobilité et de la territorialisation. Construction sociale, ce modèle de mode de vie s’est créé en réaction avec des modes de vie qui répondent davantage à la norme sociale. Dans la communauté étudiée, le concept de « liberté » est quasiment érigé en valeur et chéri, tout comme son corollaire, la notion d’« aventure » : « L’océan est un terrain d’exploration infini », comme me le disait Adam, 26 ans. Cela rejoint parfaitement la pensée de Brulé-Josso (2012) lorsqu’elle rappelle que « [d]epuis plus de cent cinquante ans, en mer, l’enthousiasme propre au “mythe” de la “modernité” (Akoun 1999) est exprimé avec force et constance par les amateurs de voile se sentant “libres” de parcourir “les derniers espaces de liberté” ». Je rajouterai, à ce sujet, que la démocratisation des pratiques passe aussi par le fait qu’aucun permis n’est nécessaire pour naviguer sur un voilier (il est uniquement requis pour les bateaux à moteur).

Le rapport à la mer est souvent différent en fonction de la génération des marins observés. Les marins plus âgés nourrissent un rapport à la mer que l’on pourrait qualifier d’« horizontal ». La notion d’« espace » est envisagée comme un horizon panoramique infini. Dans la marina, les marins plus jeunes ont souvent une autre perception de la mer. Il ne s’agit pas simplement de vivre sur l’eau, mais de vivre sur l’eau, avec l’eau et dans l’eau. Les marins dans la vingtaine et dans la trentaine sont presque tous passionnés de voile, mais également de plongée sous-marine[3]. Ce phénomène s’explique par le fait que durant les dernières décennies l’accès aux pratiques de plongée a été largement démocratisé, et un engouement sans précédent pour l’observation de la vie marine a été remarqué. Le monde subaquatique reste en réalité l’un des derniers lieux de la planète où l’aventure est encore possible et le sentiment de découverte demeure intact.

Conclusion

Comme prémisse de cette recherche, je partais du postulat selon lequel le lieu de l’enquête fonctionnerait tel un espace de circulation, en mouvement perpétuel, en effervescence permanente. Mais au fur et à mesure du terrain, celui-ci a révélé que le milieu étudié consistait davantage en un huis clos où le temps semblait s’étirer, voire s’arrêter par moments, dans une certaine inertie ambiante. Partie de la volonté d’étudier le nomadisme maritime, j’ai rapidement constaté une situation sociale paradoxale qui diffère de celles présentées dans les autres études sur l’habitat marin et semblait apporter une vision plus nuancée du nomadisme contemporain et de ses différentes formes. Le mode de vie mobile se caractérise ici par une tension constante entre indépendance et contraintes, entre urgence de vivre et éloge de la lenteur, entre individualisme et sentiment d’appartenance.

Par ailleurs, d’une manière plus générale, nous pouvons voir que la perception sociale de ce mode de vie a subi une mutation. Les nouveaux nomades jouissent d’une meilleure image que leurs aînés, notamment parce qu’ils adoptent des modes de vie qui ne sont plus perçus comme « marginaux », mais « alternatifs ». Dans un environnement social global marqué par le rejet croissant du modèle politico-économique dans lequel nous évoluons, la recherche de modes de vie alternatifs n’a plus le statut de stigma, surtout lorsque ces modes de vie semblent renouer avec la nature et tourner le dos à une société de consommation poussée à son paroxysme.

La question de la mobilité comme mode de vie renvoie à différentes temporalités. En effet, les parcours de vie des individus observés montrent que ces enquêtés sont passés par différentes phases de vie auxquelles correspondent des temporalités variables qui se remarquent par des ancrages dans certains lieux. Tantôt mobiles, tantôt migrants, tantôt semi-nomades, leurs rapports multiples et changeants au temps et à l’espace ne permettent pas de les catégoriser de manière définitive.

Au-delà de la mobilité physique, la particularité des enquêtés donne à comprendre des esprits toujours en mouvement, ayant toujours en tête un projet de mobilité, qu’il soit immédiat ou à plus moyen terme. Selon Engebrigtsen (2017 : 45), « la figure du nomade emprunte donc des traits aux nomades ethnographiques, archaïques ou modernes, mais est développée pour imaginer la mentalité du mouvement, un habitus mobile. » [Notre traduction.]