Essai bibliographiqueBibliographical EssayEnsayo bibliográfico

Des mondes en liquéfaction ou comment habiter un territoire mouvantGaibazzi Paolo, 2015, Bush Bound: Young Men and Rural Permanence in Migrant West Africa. New York, Berghahn Books, 232 p., illustr., glossaire, bibliogr., index.Monroe Kristin V., 2016, The Insecure City: Space, Power, and Mobility in Beirut. New Brunswick, Rutgers University Press, 185 p., illustr., bibliogr., index.[Notice]

  • Marie Lecuyer

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  • Marie Lecuyer
    Département de sociologie et d’anthropologie, Université Concordia, 1455, boulevard de Maisonneuve Ouest, Montréal (Québec) H3G 1M8, Canada
    marie.lecuyer@mail.concordia.ca

À première vue, Bush Bound: Young Men and Rural Permanence in Migrant West Africa et The Insecure City: Space, Power, and Mobility in Beirut présentent des points de vue opposés sur les flux migratoires. Le texte de Paolo Gaibazzi est une ethnographie ancrée en milieu rural sur les migrations qui forgent le village de Sabi en Gambie, tandis que celui de Kristin V. Monroe est une ethnographie mobile en milieu urbain à Beyrouth. Mais tous deux prennent la mobilité comme lentille pour penser la manière dont un territoire est habité et reconfiguré au rythme des trajectoires humaines. En se concentrant sur les processus de circulation en milieux urbains et ruraux, ces ethnographies nous invitent à penser les rapports au territoire dans une perspective liquide. Je prends comme point d’articulation sémantique la « liquéfaction » de manière à dégager la façon dont les deux auteurs problématisent le mouvement d’individus dans des milieux différemment soumis à des pressions politiques, économiques et parfois écologiques. Ces deux ouvrages s’intéressent tous deux à la façon dont l’introduction de liquidités lubrifie le mouvement de manière différentiée en même temps que des pressions néolibérales dissolvent le territoire politique et social. Le présent essai bibliographique synthétise les deux textes en trois mouvements : accélération, dissolution, spéculation. Il s’agira d’abord de voir comment le capital lubrifie certains types de relations. Ce sont ensuite les effets délétères de ce « solvant » sur le tissu social qui seront abordés, puis je m’intéresserai à la prise de risque accentuée et aux pratiques de spéculation — au sens éthique du terme, cette fois — sur un terrain devenu instable. Dans leurs ethnographies respectives, Bush Bound: Young Men and Rural Permanence in Migrant West Africa et The Insecure City: Space, Power, and Mobility in Beirut, Gaibazzi et Monroe explorent les différentes modalités de la mobilité qui se voient être reconfigurées sous la pression de forces issues d’un régime (de vitesses) capitaliste néolibéral. En faisant notamment référence à Henri Lefebvre mais aussi à Heidegger (dans le cas de Gaibazzi), les auteurs définissent la ville comme un milieu composé de trajectoires, de corps en mouvement, impliquant ainsi des manières d’habiter l’espace. Monroe propose d’explorer la manière dont une citoyenneté à deux vitesses se forme dans une capitale fragmentée en îlots politiques et traversée par des lignes sectaires héritées de la guerre civile libanaise (un processus urbain que l’auteure appelle « Beirutization »). Monroe montre comment le processus d’insularisation urbaine est aujourd’hui exacerbé par la dérégulation du développement urbain en ce qui concerne, par exemple, l’application des normes de construction, l’octroi des permis de construire et l’accès à la propriété à des acquéreurs étrangers. Sous la pression de ces flux de capitaux, la privatisation de l’espace urbain renforce les stratifications sociales et politiques existantes. Mais au-delà des affiliations politiques, l’ethnographie de Monroe montre comment, dans un climat politique toujours sous tension au moment où l’auteure écrit, la sécurisation de Beyrouth reconfigure la mobilité de ses résidents en fonction de leur classe sociale. L’accès au capital et le statut de classe sociale lubrifient la circulation pour certains dans un espace quadrillé, créant donc une citoyenneté à deux vitesses. La fluidité de ces circulations est fonction de ce que les résidents appellent la « wasta », c’est-à-dire leur propre accès à ces liquidités, ce qui leur donne en somme une marge de manoeuvre supplémentaire à laquelle certains résidents peuvent recourir pour dissoudre les obstacles urbains. Dans ces espaces relationnels reconfigurés, à Beyrouth comme dans le village gambien de Sabi auquel s’intéresse l’ethnographie de Gaibazzi, le capital n’est pas seulement un médium circulant, il est ce qui permet …

Parties annexes