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La question de l’interdisciplinarité a suscité au cours des dernières décennies plusieurs réflexions, questionnements, voire remises en question. En particulier, les contributions que la recherche peut en tirer, théoriquement, ne sont pas toujours au diapason des résistances que lui opposent autant les champs disciplinaires que les institutions universitaires et de recherche elles-mêmes. La fusion récente des trois universités d’Aix-Marseille, chacune forte d’une dominante — respectivement en droit, lettres et médecine — constitua un test concret des contributions et des limites de l’interdisciplinarité. À l’initiative d’anthropologues de cet établissement fut organisée une série de tables rondes réunissant des chercheurs de multiples disciplines invités à faire le point sur les contributions de l’interdisciplinarité par le biais d’une réflexion sur une série de concepts utilisés de façon hypothétiquement différente par chacune. Dans Concepts en dialogue. Une voie pour l’interdisciplinarité, une quarantaine de participants à ces tables rondes font le point sur leurs conceptions de la loi, de l’erreur, de la preuve, du fait, de la réalité et de la vérité.

La première partie de l’ouvrage codirigé par Odina Benoist, Jean-Yves Chérot et Hervé Isar aborde de front le concept d’« interdisciplinarité ». Des anthropologues, juristes et historiens tentent de cerner ce que recouvre ce concept, ses interfaces avec les notions de « multidisciplinarité » et de « transdisciplinarité » et les questionnements que soulèvent ses mises en application, tant sur le plan individuel que sur celui des institutions au sein desquelles évolue chacun des chercheurs. Benoist rappelle d’abord que l’approche interdisciplinaire possède sa propre histoire, une histoire qui en fera pour les institutions de financement de la recherche d’aujourd’hui un impératif incontournable pour les chercheurs, parfois même au risque de saper l’avancement de la connaissance. Au cours de cette histoire, une hiérarchisation finira par s’imposer, reléguant la disciplinarité classique tout en bas de l’échelle de la bonne recherche. Pourtant, certaines problématiques seraient parfois mieux servies par la multidisciplinarité, la transdisciplinarité ou la métadisciplinarité, approches souvent complémentaires qui sont alors définies. Dans « Frontières et perméabilité des disciplines » (p. 27 et suivantes), Jean Benoist relève que c’est très souvent dans les zones limites des frontières disciplinaires, à l’image des métissages culturels, que s’exprime au mieux le potentiel créatif de l’interdisciplinarité. Cette dernière, avant d’être complémentarité des méthodes et des techniques, est d’abord emprunt de concepts qui s’en trouvent enrichis, à condition tout au moins d’éviter de les ramener à de simples métaphores. Dans « Synthèse de la rencontre sur l’interdisciplinarité » (p. 63 et suivantes), Isar conclut des premiers textes de réflexion sur l’interdisciplinarité qu’elle semble remplir trois fonctions. D’abord une fonction microsociologique en ce qu’elle favorise, au-delà du dialogue entre disciplines, un contact et des échanges directs et enrichissants entre chercheurs de divers horizons. Ensuite une fonction idéologique, dans le sens où elle permet le réenchantement d’un monde qui ne croit plus à la science ni à la raison. Enfin, dans une perspective plus utilitariste, une fonction stratégique, le fait pour les chercheurs de s’inscrire dans la mouvance générale qui en fait une condition obligée de l’accès aux fonds de recherche.

Suivant ces considérations théoriques introductives, le reste de l’ouvrage est consacré à la façon dont plusieurs anthropologues et juristes, mais aussi des historiens, médecins, économistes, journalistes, philosophes, physiciens, ingénieurs, musicologues, etc., abordent ces concepts et en traitent. Chacune des six parties de l’ouvrage se conclue par une synthèse éclairante sur le traitement pluriel des six concepts retenus pour réflexion. Si certains de ces textes sont essentiellement descriptifs, d’autres poussent l’analyse en faisant émerger l’originalité, souvent en mode comparatif, du traitement de ces concepts par leur discipline. Systématiquement, toutefois, cet ouvrage illustre le potentiel mais tout autant les limites de l’interdisciplinarité ou de la multidisciplinarité. Le débat alimenté depuis plusieurs décennies maintenant sur la complémentarité des disciplines ne sera évidemment pas clos par cette publication. Cette dernière n’en constitue pas moins une contribution des plus pertinentes à la réflexion, sachant aller au-delà des considérations purement théoriques cette fois-ci, en l’ancrant dans l’analyse de concepts utilisés par une multitude de disciplines souvent éloignées les unes des autres. Les concepts, ne l’oublions pas, ne sont pas des carcans normatifs qui façonnent et biaisent le regard que la recherche porte sur le monde. Plus que l’incarnation d’un fardeau porté par le chercheur de telle ou telle discipline, le concept est un outil d’analyse de la complexité, un regard porté sur une dimension donnée du réel et le vocabulaire de base de toute construction théorique visant à donner sens au monde. À condition, bien sûr, d’en connaître les limites et de ne pas le réduire dogmatiquement à une grille d’analyse imposée. C’est à une telle réflexion critique et constructive sur le traitement interdisciplinaire des concepts que nous convie cet ouvrage.