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Des travaux féministes ont depuis quelques années souligné la nouvelle division du travail reproductif qui s’est instaurée à l’échelle internationale depuis les restructurations économiques opérées dans les pays du Sud à partir des années 1980 (Benería 1979 ; Federici 2002). Des femmes sont ainsi contraintes de chercher les moyens de subsistance nécessaires à leur famille en émigrant dans les pays industrialisés d’Europe, du Nord américain et du Golfe, y travaillant comme employées domestiques servant à la reproduction d’autres familles, où elles « remplacent » d’autres femmes. Leur force de travail s’avère en particulier indispensable à l’entretien quotidien de l’espace domestique de couples de cadres et de dirigeants, acteurs de la mondialisation financière : elle est la condition matérielle de l’économie mondialisée (Sassen 2006).

Les travaux de Shellee Colen (1995) ont montré la façon dont la marchandisation du travail reproductif, intensifiée à l’échelle mondiale, renforçait à la fois une stratification de la reproduction et une reproduction de la stratification. La reproduction sociale désigne l’ensemble des activités et des relations ayant pour but la création et la recréation des individus et des foyers, des familles et des communautés, au quotidien et à travers les générations. Elle recouvre toutefois des réalités différentes en raison de l’inégalité d’accès des individus et des familles aux ressources matérielles et sociales qui la rendent possible, phénomène qui s’accentue dans le contexte contemporain. L’inégalité des ressources liées au travail de reproduction se double d’une reproduction de la stratification, qui s’opère par le biais du développement d’une hiérarchie de la valeur, selon l’importance accordée à ce que font les femmes pour leur famille et leurs enfants, à l’aide d’une employée domestique qui reste invisible d’une part, et à ce que « bricolent » les autres femmes pour la survie de leur foyer par leur travail, à distance et parfois en tant que seule pourvoyeuse de revenus d’autre part. Cette hiérarchie de la valeur s’associe, dans le contexte des migrations caribéennes aux États-Unis étudié par Colen, à la hiérarchie sociale construite à partir des idéologies imbriquées de race et de genre héritées des sociétés de plantation esclavagistes. C’est par ailleurs dans les régions marquées par cette histoire que s’observent les plus fortes proportions de femmes dans le service domestique (Higman 2015).

À l’île Maurice, le recours à des personnes dans les maisons, des femmes mais également des hommes, remonte à l’époque de l’esclavage sous la colonisation française (de 1715 à 1810). Lorsque l’économie de l’île a été concentrée sur la monoculture de la canne à sucre, principalement à partir de la domination britannique, en 1810, le service domestique a été partie prenante de l’activité, des rapports et de l’unité de production de la plantation (Teelock 1998). L’adaptation de la société à l’activité principale de la production sucrière s’est faite par la rationalisation du travail (division et répartition des tâches) selon des critères de race, d’âge et de sexe (Teelock 1998). L’immigration de travailleurs engagés recrutés principalement en Inde à la suite de l’abolition de l’esclavage (1833) est venue bouleverser les rapports de la société créole (Arno et Orian 1986). L’administration coloniale britannique a renforcé la rupture avec l’ordre social précédent en créant en 1846 deux catégories ethniques, distinguant les émancipés de l’Ancien Monde esclavagiste, Créoles, des nouveaux travailleurs de la plantation, Indiens (Chazan-Gillig et Ramhota 2009). Ces catégories ont été utilisées pour différencier les tâches des travailleurs dans la plantation et leur place dans la société. On trouve toutefois des Créoles et des Indiens à des proportions relativement égales et légèrement variables dans l’occupation de domestique au cours du second XIXe siècle[1]. À la veille de l’indépendance (1968), le service domestique apparaît comme le second secteur en importance d’emploi des femmes après celui du travail agricole dans les champs de cannes[2], à l’instar d’autres sociétés de plantation comme au Brésil (Brites 2000). Il est encore courant à l’époque que les « bonnes » habitent avec leur famille dans la « dépendance », une construction située dans la cour de la maison des familles servies[3]. La bourgeoisie assise sur le capital sucrier, principalement « franco-mauricienne », mais aussi la bourgeoisie issue du secteur commercial et de la bureaucratie d’État de toutes catégories ethniques et religieuses confondues (hindoue, musulmane, créole ou sino-mauricienne, selon les classements ethniques officiels) ont recours au service domestique.

L’économie et les activités de production de l’île ont toutefois subi de grandes transformations depuis les années de l’indépendance. Le développement de la zone franche autour de l’industrie textile à partir des années 1970 et l’émergence du secteur du tourisme ont constitué des secteurs d’emploi massif de femmes (Burn 1996 ; Grégoire 2008). Le recours au service domestique s’est pour autant maintenu et élargi aux foyers des classes moyennes urbaines en raison d’une rémunération qui, déclarée ou non, reste faible[4]. Il s’est généralisé sous la forme de l’emploi d’une bonne à temps partiel ne résidant pas sur son lieu de travail.

Le marché des emplois domestiques a, en revanche, connu un regain d’activité à la suite de la récession de l’activité sucrière et textile depuis les années 2000. Dans le contexte du ralentissement de la production, la politique économique de l’État, menée en étroite association avec les anciens groupes sucriers, a misé sur la conversion des anciennes terres plantées de cannes et sur la réquisition d’une partie des bords de mer pour le développement immobilier de luxe favorisant l’investissement étranger (Kothari et Wilkinson 2013). La force de travail féminine a été réinvestie dans le service domestique pour l’entretien de ces villas. On le constate en particulier dans le district de Rivière Noire du Sud-Ouest mauricien, où le service domestique compte pour 16 % de l’emploi féminin de la région contre une moyenne nationale de 9 %[5]. Entre les villages côtiers de Tamarin et de Rivière Noire où j’ai effectué mon enquête de terrain, les bonnes, portant l’uniforme connoté de la robe à carreaux bleus ou rouges et blancs avec un petit tablier, se remarquent parmi les passantes. Sur cette portion de la côte où la valeur du foncier est l’une des plus fortes de l’île, les espaces résidentiels occupés par l’élite mauricienne et par des étrangers (Français, Sud-Africains, Indiens, Saoudiens, etc.) qui y possèdent leur résidence principale ou secondaire ou y ont fait un placement immobilier ont été construits de manière précoce, soudaine et étendue. Des femmes, habitant la côte et peu scolarisées, ont dans ce contexte du développement immobilier local intégré le marché des emplois domestiques chez ces Mauriciens ou étrangers afin d’assurer la survie de leur propre foyer. La zone côtière est donc intégrée à la division internationale du travail reproductif bien que ce soit, ici, en partie ceux qui sont servis qui sont mobiles et occupent un territoire du Sud dans le cadre de leurs pratiques financières transnationales.

On se demande alors si les femmes affectées à un emploi domestique ne font que subir l’extraction de leurs ressources (Hochschild 2004) pour la reproduction d’autres familles que la leur ainsi qu’une dégradation dans l’échelle de valeurs du travail reproductif. Selon Jurema Brites (2000), un antagonisme oppose l’employeur, le plus souvent une femme dans l’espace domestique, et l’employée domestique lorsque cette dernière cherche d’abord la survie et la promotion de sa propre famille dans son travail. Dans le prolongement de ses travaux, j’interroge la façon dont des employées domestiques font de la reproduction sociale de leur famille, de leur foyer, voire de leur communauté un enjeu des relations liées au service domestique situées de manière spécifique dans les rapports sociaux contemporains de l’espace côtier du Sud-Ouest mauricien. Je retrace ici l’itinéraire de recherche qui m’a conduite à formuler cet objet. Je reviens dans un premier temps sur les relations d’enquête et mon implication dans les rapports sociaux qui ont configuré mon terrain à Tamarin et à Rivière Noire. J’aborde dans un second temps le rapport au service domestique de femmes employées habitant la côte en l’analysant dans ses dimensions agissante, normative et historique, indépendamment de sa contribution à la reproduction des familles d’autrui.

Mon implication dans les rapports sociaux de l’espace côtier (Tamarin-Rivière Noire) et l’émergence du thème de la survie

J’explique dans cette partie comment j’ai été amenée à m’interroger sur mon implication dans les rapports sociaux de l’espace côtier enquêté dans le sillage de la démarche anthropologique adoptée par Gérard Althabe (1998). Je développe la façon dont je suis d’abord passée d’une analyse de la production verbale de mes interlocuteurs à celle de la négociation d’une situation d’enquête qui me permette de mettre en place un espace de communication différent de celui où je suis identifiée en tant que membre du groupe des résidents de villas sur la côte. Ce processus a conduit à modifier l’objet de ma recherche.

Des employeurs se plaignent de leurs employées

Au début de ma recherche, en 2013[6], je cherchais à analyser les représentations de la relation au service domestique d’employées et d’employeuses à la fois, à l’image d’autres travaux (Rollins 1990 ; Brites 2000). La rencontre avec des employeurs du secteur domestique, non seulement des femmes mais aussi des hommes célibataires, s’est avérée facile. En tant qu’intellectuelle venue du monde occidental, à peine introduite à quelques personnalités et à l’Université de Maurice, j’ai été invitée à dîner par des membres de la bourgeoisie mauricienne urbaine, de classes ethniques diverses, dont le statut impliquait l’emploi d’au moins une bonne et d’un jardinier. J’ai progressivement noué des relations durables avec quelques personnes : celles-ci ont toutes fait leurs études en Europe ou aux États-Unis, sont propriétaires de leur(s) maison(s) dans de beaux quartiers résidentiels et sont (ou ont été) entrepreneures dans le secteur textile ou l’immobilier ou s’occupaient de relations commerciales. Ces connaissances établies en divers endroits de l’île Maurice m’ont aidée à rencontrer des employeurs de travailleurs domestiques mauriciens et étrangers qui résident sur la côte entre Tamarin et Rivière Noire. Je suis également entrée en contact avec des employeurs, plutôt des femmes, engagées dans des ONG locales oeuvrant à la réduction de la pauvreté, en particulier une école qui forme des femmes de milieu précaire aux emplois de maison.

Les quinze employeurs interviewés résident principalement sur la côte entre Tamarin et Rivière Noire depuis moins de 20 ans. Deux seulement sont d’anciens propriétaires de « campements », ces résidences de villégiature en bord de mer qui appartenaient surtout aux « Blancs mauriciens ». Les employeurs mauriciens de mon enquête résident principalement dans les morcellements effectués au début des années 1990 par les anciens propriétaires terriens de champs de cannes, salines ou chassés[7] ou sur les « Pas géométriques », ces 81,2 mètres de terre comptés à partir du front de mer qui appartiennent à l’État[8]. Les employeurs étrangers de mon enquête, venus en tant que travailleurs expatriés ou investisseurs immobiliers à l’île Maurice, habitent les Integrated Resort Schemes (IRS), des complexes immobiliers fermés et sécurisés. Ces espaces créés par des promoteurs immobiliers mauriciens (de l’ancien capital sucrier) ou étrangers à partir des années 2000 sont permis et promus par l’État. Ils sont conçus pour attirer des investisseurs étrangers désireux d’acheter des villas d’un coût minimum de 500 000 dollars. Ces divers espaces résidentiels ont été développés sur des terres jusque-là peu réservées à l’immobilier. Ils dominent aujourd’hui le paysage côtier.

Au cours de mes échanges avec ces employeurs et résidents de Tamarin et de Rivière Noire, il est revenu plusieurs fois dans leurs propos que les Mauriciens « ne voulaient plus travailler ». Cette représentation partagée se fonde sur leur expérience des relations de travail avec l’ensemble de leurs employés potentiels en divers sites de l’île Maurice. Les employeurs rencontrés se plaignent du fait que leurs employés à l’usine, sur le chantier ou à la maison s’absentent certains jours de travail sans donner d’explication ou quittent le travail sans scrupule lorsque certaines conditions d’emploi ne leur plaisent pas. La défection de ces derniers est jugée immorale, y compris par leur propre famille, qu’ils sont censés entretenir. À Tamarin et à Rivière Noire, ce sont les femmes, attendues dans les emplois domestiques, qui cristallisent les plaintes. L’école de formation aux emplois de maison se trouve particulièrement en difficulté pour recruter des femmes des villages côtiers afin qu’elles suivent les enseignements offerts. Beaucoup refusent de participer ou arrêtent la formation parce qu’elles ne voudraient pas en respecter les horaires, d’après les formatrices et la directrice.

La dévalorisation actuelle du comportement des employées domestiques à l’île Maurice, et en particulier sur la côte étudiée, rappelle la figure de la bonne désobéissante qui est apparue en France au début du XXe siècle (Fraisse 2009) ou au Portugal au milieu du XXe siècle (Brasão 2012), lorsque les conditions du service domestique se transformaient alors que les employeurs, devenus plus nombreux avec l’émergence des classes moyennes, en avaient le plus besoin. Dans le contexte mauricien contemporain, cette dévalorisation traduit une anxiété plus globale des employeurs relativement aux effets de la restructuration de l’économie sucrière sur l’ensemble des rapports de production et au rôle que le service domestique joue dans ce contexte, en particulier dans les espaces du développement immobilier. J’ai sérieusement considéré les représentations de mes interlocuteurs en me demandant si le rapport au travail des « Mauriciens » avait changé avec les transformations économiques importantes qui secouent la société actuelle. Qu’en est-il en particulier des femmes habitant sur la côte et de leur rapport au travail domestique nécessaire au développement immobilier de la zone ?

Situation d’enquête avec des bonnes no 1 : l’argent conditionne la parole

Jusque-là, mes analyses portaient sur la production verbale de mes interlocuteurs. Mes premières rencontres avec des femmes travaillant comme bonnes m’ont en revanche amenée à me questionner sur les conditions de possibilité de la communication avec celles-ci (Fava 2014), au regard de ce que je percevais de la façon dont elles me situaient dans les rapports sociaux de l’espace côtier. Dans un premier temps, j’ai essayé de rencontrer des femmes qui sortaient des villas vers midi. La note de terrain retranscrite ici résume l’une de ces rencontres :

Je rencontre une dame qui rentre du fond du morcellement R. Elle a une quarantaine d’années, une jupe longue et large, un t-shirt simple et un petit sac. Je lui demande jusqu’où va le chemin :

« Qui vous voulez voir ? 

— Personne.

— Vous voulez acheter ? »

Je lui réponds : « Non. »

« C’est loin, où vous avez garé votre voiture ?

— Je n’ai pas de voiture », dis-je.

« Vous habitez Tamarin ?

— Non, Beau Bassin », je précise. Je lui explique un peu l’objet de mon enquête. Au début elle cherche à se débarrasser de moi quand elle croise d’autres femmes et hommes qui marchent dans la rue et qu’elle salue. Puis elle me dit que ses patrons sont gentils. Un quatre-quatre s’engage dans le chemin ; très gênée, elle presse le pas pour me distancer de quelques mètres sans donner l’air qu’on est en train de discuter ensemble. Elle revient vers moi après le passage de la voiture avant de me saluer explicitement pour mettre un terme à notre conversation dès qu’on arrive sur la route principale.

Aux questions que cette employée qui a terminé sa journée de travail me pose, mais aussi aux questions qu’elle ne pose pas (il est évident que j’ai une voiture et que je viens voir l’un des résidents), il apparaît qu’elle me situe immédiatement d’après ma couleur de peau, ma démarche, ma tenue et ma langue dans la classe des possédants matérialisée par l’accès à la propriété d’une villa sur la côte. L’identité qu’elle me confère rend quasiment impossible la communication. Le comportement qu’elle adopte à mon égard me signale que nous devons rester séparées sous le regard des autres (employeurs comme employés), afin de ne pas attirer la perplexité, voire la méfiance.

Selon mon interprétation, faite a posteriori, les paroles d’employées domestiques que j’ai recueillies dans cette situation d’enquête étaient fortement conditionnées à la figure de l’argent que j’incarnais. Quand elles m’assuraient que leurs employeurs étaient gentils ou, au contraire, quand elles se plaignaient que leurs employeurs mauriciens ne les payaient pas assez, cela semblait faire partie d’une stratégie visant à assurer des retombées économiques positives du fait de faire ma rencontre. Je pouvais être une potentielle employeuse, plus généreuse que les Mauriciens, ou simplement une Française de passage à l’âme charitable, capable de lâcher une petite pièce. Je percevais alors que le jeu de séduction discursif à mon égard inscrivait les relations d’enquête dans les rapports marchands configurant l’ensemble des rapports sociaux entre résidents des villas et travailleurs habitant la côte. Discours et affects étaient conditionnés par ce rapport marchand, qui était lui-même la condition réciproque d’acceptation de ma présence sur la côte. Mon inscription dans les rapports sociaux de l’espace côtier dans cette situation d’enquête, selon une approche réflexive, m’a conduite à rattacher l’analyse des pratiques des femmes dans les relations avec les employeurs à ces rapports plus globaux éprouvés. Pour produire une connaissance de l’intérieur (Althabe 1998) des sujets femmes employées domestiques, il m’a fallu en revanche « briser les verrouillages » (Fava 2014) de cette première situation d’enquête.

Situation d’enquête avec des femmes no 2 : la survie du foyer au centre des discours

Forte de l’étiquette de membre du groupe des résidents des villas, mes incursions dans les zones d’habitat des travailleurs dont font partie les femmes employées comme bonnes étaient sujettes à des regards et à des échanges verbaux dissuasifs. Ces zones d’habitat parsemées et exiguës, quasi invisibles de la route côtière principale, sont constituées de « cités » aux logements à bas prix construits par l’État dans les années 1960 et 1970 ainsi que de petites agglomérations de maisons autonomes d’anciennes familles de pêcheurs et de laboureurs (travailleurs agricoles des champs de cannes) situées sur les Pas géométriques. Afin de négocier ma présence à Tamarin et à Rivière Noire en dehors des espaces résidentiels de luxe, j’ai choisi de m’afficher dans les lieux intermédiaires de contact que constituent les associations proches des noyaux des villages et animées par des travailleurs sociaux issus de familles de pêcheurs habitant la côte depuis plusieurs générations. Une travailleuse sociale, d’une structure associative à Rivière Noire qui accompagne des femmes de ces espaces relégués dans leur maternité, m’a autorisée à rester à ses côtés quand elle recevait des femmes[9]. À cette nouvelle position d’écoute quotidienne par laquelle j’apprenais peu à peu le créole, je me suis progressivement impliquée dans les échanges avec un groupe de cinq à six femmes qui venaient régulièrement partager les difficultés de leur vie dans leur foyer.

Ces femmes avaient, au moment de l’enquête, entre 25 et 55 ans. Les plus jeunes venaient avec leurs enfants ou leur bébé. Toutes ont déjà « travaillé dans la cour », expression désignant le service domestique. Certaines sont encore employées. Toutes, sauf une, tiennent le rôle de pourvoyeuse principale des ressources financières stables de leur foyer ; les unes sont séparées du père de leurs enfants, les autres doivent assumer l’ensemble des dépenses quotidiennes nécessaires au foyer étant donné que leur mari est sans emploi. Leur foyer comprend leurs enfants mais aussi, parfois, les enfants d’autres membres de leur famille proche ou leur mère, belle-mère ou grand-mère. Leur situation de logement est variable, bien qu’aucune ne paye un loyer. Certaines vivent dans une baraque en tôle bâtie sur un terrain gagné au loto ou appartenant à un ancien propriétaire de salines sur lequel les familles d’anciens travailleurs ont continué d’habiter. D’autres occupent une maison en béton dans la cité, qui appartient à leurs parents ou à leurs beaux-parents.

Dans cette autre situation d’enquête, la prise de parole des femmes se centre sur la recherche des moyens de survie des membres de leur foyer. La survie signifie concrètement de trouver les moyens de réunir à elles seules l’argent nécessaire à la ration, à savoir la nourriture mensuelle pour l’ensemble des membres du foyer. Dans l’objectif premier de nourrir leurs enfants et dans un contexte où les prix à la consommation dans les supermarchés ont augmenté en raison de la présence des nouveaux résidents, ces mères sacrifient régulièrement leur propre alimentation quotidienne. Elles sont aussi constamment préoccupées par la santé de leurs enfants et se rendent régulièrement à l’hôpital public gratuit, en ville, pour les faire soigner, ce qui implique en contrepartie des frais de transport en commun non négligeables. Elles veillent enfin à leur offrir une scolarité, ce qui peut poser à terme le problème du financement des cours particuliers, le système scolaire mauricien contraignant les familles à adopter ces pratiques pour donner une chance de réussite à leurs enfants (Bunwaree 2001). Ce qu’elles racontent sous l’oeil témoin de leurs homologues et de la travailleuse sociale est indexé au souci de démontrer qu’elles sont de « bonnes mères », d’après une norme sociale et morale commune.

Dans cet espace-temps du partage des préoccupations quotidiennes de ces femmes, le travail domestique n’apparaît que comme l’un des moyens d’amasser le montant nécessaire à la subsistance des enfants du foyer. Il revient même dans les propos tenus sous le thème de la carence : la paye de la bonne est toujours insuffisante pour couvrir les dépenses du foyer. La qualification de l’employeur comme « bon » ou « mauvais » dépend fortement du niveau de rémunération qu’il offre afin qu’elles réalisent leur objectif. Les relations de service domestique sont d’abord évoquées en tant que transactions économiques.

Ma présence durable dans le présent de mes interlocutrices m’a donc conduite à déplacer l’objet des relations de service domestique en inscrivant celles-ci dans le cadre de l’inquiétude constante des femmes habitant la côte rencontrées au sujet de la survie des membres les plus jeunes de leur foyer. Cela a également facilité mon entrée dans les zones d’habitat des travailleurs de la côte, en compagnie de quelques-unes d’entre elles. J’y ai par la suite rencontré d’autres femmes, créoles et hindoues, avec leurs époux et leurs proches, dans la rue, sous les porches et dans leur maison, en étant invitée à déjeuner, à aller à la plage avec la famille et à venir aux moments de prière. Un certain espace de confidentialité entre femmes s’est construit au cours du temps du fait que j’étais intimement impliquée dans des relations de genre apparentées à celles qui opèrent dans le milieu de ces femmes, étant par mon conjoint liée à une famille créole dont les ascendants ont travaillé comme domestiques dans une plantation. La connivence féminine et mon introduction dans des espaces qui m’étaient a priori interdits m’ont donné un accès, certes toujours limité, à un monde social d’une relative autonomie de pratiques et de valeurs par rapport aux attentes et prescriptions des employeurs du secteur domestique quant au comportement de leurs employées au travail. L’exploration du rapport au travail de femmes rencontrées dans cette situation d’enquête écarte l’analyse victimisante de leur consentement à la domination dans l’espace intime de la maison servie.

Sens et enjeux du travail pour des femmes habitant la côte employées comme bonnes

La situation d’enquête créée avec certaines de mes interlocutrices a conduit à s’éloigner du service domestique comme objet de nos échanges. Cela ne veut pas dire que leur travail ne soulève pas d’enjeux pour elles, mais, au contraire, que la manière dont elles le pensent et ce qu’elles y font dépend d’un enjeu qu’elles définissent à la fois dans la relation de travail et au-delà, d’après le sens qu’elles donnent à leur monde et à l’ensemble des rapports sociaux dans lesquels elles sont impliquées (Althabe 1998). Les contours affectifs des relations de travail nouées dans l’espace intime des employeurs sont souvent associés à une forme particulière d’exercice du pouvoir (Rollins 1990 ; Brites 2000 ; Hastie 2017). Ils ne semblent toutefois pas avoir d’impact sur la domination de ces femmes dans la conjoncture des rapports sociaux de l’espace côtier au moment de l’enquête. Pour en rendre compte, j’analyse ici des extraits de discours des femmes sur leur manière d’appréhender le service domestique, et ce, tels qu’ils ont été énoncés dans le cadre de mon implication dans le rythme et les lieux de leur vie sociale dans les zones d’habitat côtier. Je suis restée régulièrement en contact avec une douzaine de femmes, dont quelques-unes sont citées ici : celles-ci habitent dans les cités, dans les agglomérations de maisons modestes des Pas géométriques ou dans un ancien camp de travailleurs des salines. La situation de leur foyer (nombre de membres et de contributeurs aux revenus amassés, propriété du logement et de la terre et infrastructure du logement) varie relativement. Bien que ces différences soient importantes pour certains aspects de leur rapport au travail, il s’agit de souligner ici les traits communs de ce qui constitue aujourd’hui, malgré les divisions sociales et ethniques produites par le développement économique, l’économie morale des femmes habitant la côte (Scott 1976) occupant un emploi domestique.

Intention, pratiques et sens du juste dans les relations de service domestique

Les femmes rencontrées n’ont pas toujours travaillé dans le service domestique. Je précise que mes interlocutrices sont âgées de 25 à 55 ans ; certaines habitent dans la région depuis qu’elles sont nées tandis que d’autres y sont venues après leur mariage pour rejoindre leur époux dont la famille vit sur la côte depuis plusieurs générations. Nombre d’entre elles ont travaillé à l’usine au moment du boom industriel (dans les années 1970, 1980 et 1990). D’autres ont d’abord été employées dans les activités de production locale qui ont subsisté jusqu’au développement immobilier de la fin des années 1990 et des années 2000, soit celles des salines, des chassés et des petites plantations sucrières des propriétaires terriens de la zone. Leur entrée sur le marché du travail de bonne dans les années 1990 ou 2000 est liée à la conjoncture économique des autres secteurs d’activités auxquels elles pouvaient prétendre avec leur niveau de scolarisation[10], ainsi qu’au développement immobilier de la côte. Elles mentionnent cependant une intention précise pour leur engagement dans les emplois domestiques. Voyons comment le formulent par exemple Sita et Sangita, deux femmes d’une quarantaine d’années, mariées avec deux enfants de huit à quinze ans, rencontrées individuellement dans leur maison dans ce qui reste du village de Tamarin sur les Pas géométriques :

Sita — J’ai commencé à travailler à dix-sept ans à l’usine comme machiniste. J’ai fait ça pendant cinq ans ; après, je me suis mariée, je suis venue habiter ici. J’ai travaillé dans une usine de samoussas. Après j’ai arrêté parce qu’avec les horaires je n’arrivais pas à voir mes enfants. Je travaillais de sept heures du matin jusqu’à cinq heures, et après il fallait attendre le transport, qu’il ramène tout le monde chez lui, et moi, j’étais la dernière. Je ne rentrais pas avant sept ou huit heures. Alors j’ai commencé à travailler dans la cour. Je travaille de huit heures à midi, je ne travaille pas le samedi, et j’ai un autre employeur pour qui je travaille trois fois par semaine trois heures, à Tamarin même. Ils ne me déclarent pas.

Sangita — Moi, j’ai préféré travailler dans la cour qu’aller travailler à l’hôtel.

Colette — Travailler à l’hôtel, c’est plus difficile ?

Sangita — Oui : esclave, ça. Esclave. Il n’y a pas de congé, il n’y a pas d’heure pour terminer : une petite esclave[11].

Sita et Sangita ont toutes deux cherché à fuir des emplois qui exigent, depuis l’ouverture de la zone franche et dans l’objectif d’attirer des investisseurs étrangers, d’effectuer des heures supplémentaires, sans rémunération additionnelle, en plus des huit heures réglementaires[12]. Le travail de bonne est alors présenté, dans leurs propos, comme celui qui ne rend pas esclave, à l’opposé d’approches comme celle de l’Organisation internationale du travail qui voit dans le flou juridique entourant le service domestique un terrain propice à l’esclavage moderne (Hastie 2017). Les femmes rencontrées semblent au contraire trouver dans le travail de bonne, qu’il soit déclaré ou non aux services de l’État, une marge d’action qu’il n’y a pas dans ce qu’elles désignent comme un « travail d’esclave » : elles peuvent en effet limiter le temps alloué au travail salarié de façon à consacrer le temps qu’elles estiment socialement nécessaire à la reproduction de leur foyer. L’enjeu du temps de travail souligné dans le récit de leur parcours individuel fait alors apparaître une autre dimension relative à leur préoccupation pour leur foyer que celle de la survie de ses membres. Elles cherchent à prendre le temps de voir leurs enfants, de les éduquer et de les veiller dans un contexte où un ensemble d’activités — de leur prise en charge de la naissance à l’adolescence (garde, surveillance en dehors de l’école, veille sanitaire, loisirs, etc.) — ne sont pas socialisées par des structures étatiques. Même lorsque leurs enfants sont adolescents, ces femmes tiennent à être présentes dans la maison à la sortie de l’école, afin de prévenir leur basculement potentiel dans des rapports violents présents dans leur environnement social immédiat (tels que le viol et les bagarres entre groupes de revendeurs de drogue).

Le fait que Sita ne travaille pas le samedi ou que Sangita puisse avoir « une heure [précise] pour terminer » n’est toutefois pas une condition garantie du service domestique. Elle n’est pas nécessairement offerte par leurs employeurs. C’est lorsque j’aborde avec elles les représentations que des employeurs se font des employées domestiques habitant la côte qu’elles m’expliquent comment et pourquoi elles cherchent à « faire leurs conditions » au travail, selon leur expression. Ainsi s’exprime Yolda, par exemple (la quarantaine, mère de trois enfants de huit à treize ans, habitant une maison appartenant à sa belle-mère dans une cité) : « On n’est pas des femmes paresseuses, nous ; c’est pas qu’on ne veut pas travailler et qu’on va s’asseoir dans la maison en attendant d’avoir quelque chose — non. Mais nous, on ne travaille pas pour n’importe quelles conditions. »

Sur cette question, le récit transforme le sujet du « je » en « nous », un « nous » qui affirme l’appartenance commune des femmes habitant la côte, comme cela se comprend dans la suite du discours de Yolda : « Vous savez, il y a des femmes qui viennent de loin ; quand elles viennent, elles finissent par gâter notre prix du travail, c’est-à-dire le prix qu’on a réussi à avoir avec les patrons. » Yolda mentionne ici les femmes employées sur la côte qui viennent des villes situées à l’intérieur de l’île, de Curepipe ou de Quatre Bornes, et qui acceptent, selon elle, la rémunération définie par leurs « patrons ». D’après l’ensemble des propos recueillis individuellement, les femmes habitant la côte tentent au contraire de définir leurs horaires de travail, leur niveau de rémunération ou la nature des tâches qu’elles effectueront au moment de l’embauche et dans une négociation permanente avec leurs employeurs. Elles trouvent dans la relation directe avec les employeurs des possibilités de négociation de leurs conditions de travail qu’elles n’ont pas eues dans d’autres emplois sur le marché du travail formel.

Comment définissent-elles par exemple le « prix de leur travail », à la fois dans la relation de face-à-face avec leurs employeurs et dans un mouvement qui semble, selon le sujet du discours, collectif ? Voyons comment Shakti (quarante ans, deux enfants et un mari sans emploi) justifie la rémunération qu’elle demande à l’une de ses employeuses :

Avec cette Mauricienne-là, elle m’a demandé combien je voulais. Je fais quatre heures du lundi au samedi avec elle. Ben j’ai demandé 8000 roupies[13] parce qu’il y a des Sud-Africains qui payent ça. Ben elle m’a dit oui parce que je lui dis que je joue le rôle de mari et femme chez moi. Alors je demande 80 roupies de l’heure parce que je demande ce dont j’ai besoin. Moi, je sais que si je travaille quatre heures par jour j’ai besoin de tant. Après, si je trouve un autre travail, je peux alors arriver à 15 000 roupies par mois. Parce que 8000 roupies, ça suffit pas ! Vous savez, avec 8000 roupies, si je fais ma ration tous les mois, ben tous les mois, la ration, c’est 6000 ou 7000 roupies — c’est ma paye, ça ! Plus mes enfants vont à l’école, plus je dois leur donner leur nécessaire, leur nécessaire pour leurs leçons ; c’est fini, c’est fini la paye, là ; vous comprenez ?

Shakti explique qu’elle mobilise d’abord sa connaissance des écarts de rémunération sur le marché des emplois domestiques de la côte pour négocier sa paye mensuelle. Elle parvient ensuite à définir la rémunération de son travail d’après les dépenses qu’elle doit couvrir pour la subsistance de son foyer dans sa situation personnelle, en tant qu’unique pourvoyeuse de revenus, ce dont elle fait part à son employeuse. L’enquête de terrain a permis de voir que la connaissance de ces pratiques de définition des conditions de travail circule entre les femmes dans leur zone d’habitat lorsqu’elles se rencontrent à la croisée des rues, dans les petites boutiques, aux lieux de prière et aux moments de communion (comme les mariages). Lorsque l’employeur refuse leurs conditions, certaines n’hésitent pas à aller chercher du travail ailleurs, chez d’autres personnes. Ces défections partielles des travailleuses sont stigmatisées par les employeurs mentionnés plus haut. Du point de vue des femmes habitant la côte, en revanche, ces pratiques obéissent à leur propre notion de la justice sociale et du droit. Shakti se justifie à nouveau au sujet des raisons pour lesquelles elle a quitté un de ses employeurs après deux mois de travail :

Je travaille six jours, pour 4000 roupies par mois. Un Mauricien, ça. Ben, il peut pas vous payer plus que ça. Ils vous disent qu’ils vous payent d’après la paye du gouvernement. Mais la paye du gouvernement, vous avez les cours particuliers des enfants à payer ; on n’a pas le droit de donner la paye du gouvernement, non ? Le temps que je calcule — 4000 roupies, six jours par semaine pour travailler, je compte : ça fait 25 roupies de l’heure. « Ah ben, dites-moi, Monsieur », j’ai dit, « dans 25 roupies, qu’est-ce que je gagne ? [Elle me regarde, en colère comme si j’étais l’employeur en question.] Toutes les semaines, vous faites vos courses ; ben votre employée, elle n’a pas le droit de faire ses courses ? »

Shakti désigne par « la paye du gouvernement » le salaire horaire minimum fixé par la loi sur le travail (l’Employment Rights Act) qui régule depuis 1983 les conditions des employées domestiques. Pour autant, ce salaire minimum légal ne correspond pas à la définition que Shakti et les autres femmes habitant la côte rencontrées ont du droit. Cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas conscience de leurs droits, comme si ceux-ci devaient nécessairement passer par une connaissance de la loi sur le travail et par une revendication collective adressée à l’État. Cela montre plutôt qu’elles en ont une autre définition. On le perçoit à la façon dont elles dénoncent l’injustice sociale perpétrée par l’État et par les employeurs qui offrent strictement les rémunérations et les conditions de travail légalisées. La « paye du gouvernement » est injuste parce qu’elle ne couvre jamais les dépenses qui incombent aux femmes dans leurs situations actuelles afin d’assurer la reproduction minimum de leur foyer. Ce droit à la reproduction inclut, selon leur définition, le minimum pour la subsistance (notamment la ration) et l’espoir du devenir du foyer investi dans la scolarité des enfants. Il semble donc y avoir une norme sociale quant à la justice des relations de service domestique parmi les femmes habitant la côte rencontrées.

Racines normatives et historiques du droit à la reproduction sociale revendiqué

On a compris que la survie quotidienne des membres du foyer est une source d’inquiétude permanente pour les femmes habitant la côte, qui les conduit à adopter des pratiques communes dans les relations de service domestique, par homologie de classe. Mais la notion singulière qu’elles ont du droit à la reproduction, qui les pousse à agir sur les conditions de travail ou à les refuser, dépasse le temps immédiat de la survie. L’importance donnée à la scolarité des enfants, parmi les dépenses que doit couvrir leur rémunération, montre bien la dimension intergénérationnelle de leur notion du droit, affirmée dans leurs discours. La conception du droit à la reproduction de leur foyer par laquelle elles justifient leurs pratiques au travail, à l’encontre des jugements dégradants des employeurs à leur égard, a des racines normatives produites sur le temps long. Le souvenir des rapports entre les travailleuses, les travailleurs et les propriétaires terriens de la côte qui, dans un passé proche, maintenaient un droit à la subsistance et à la reproduction sociale des travailleurs marque leur approche actuelle de ce droit.

Dans les années 1960 et jusqu’aux années 1980, il était encore courant que les bonnes vivent avec leur famille dans la « dépendance », dans la cour de la maison de leur employeur à Tamarin ou à Rivière Noire. La rémunération en nature de leur travail constituait la condition matérielle de leur dépendance aux propriétaires de la cour. Celle-ci s’accompagnait toutefois d’une norme de réciprocité entre le propriétaire et sa travailleuse[14]. Un certain nombre de ressources étaient en effet attendues par cette dernière : le logement, la couverture d’éventuels soins médicaux et une partie de la ration mensuelle de l’ensemble de sa famille. Viviane en témoigne, d’après ses souvenirs d’enfance, dans les années 1970, dans la cour de Rivière Noire où elle est née :

On devait attendre, quand ma maman allait au travail ; après, nous pouvions avoir du pain pour manger. C’était Madame qui nous donnait du pain pour que nous, les enfants, partagions. Elle devait nous faire un bon thé pour nous. On cassait le pain, chacun avait un bout. Quand Monsieur allait à la chasse, il nous donnait du carry pour ma maman ; après, on cuisait ça. Tout ça. Il allait à la pêche, il nous donnait du poisson.

Si Madame « devait » faire du bon thé, alors cela veut dire que les ressources matérielles obtenues du travail dans la cour pour la subsistance du foyer devenaient un droit du point de vue des travailleuses et des membres de leur famille. Cela ne diffère guère du rapport que l’ensemble des travailleurs des chassés, des salines et des plantations sucrières de la zone entretenaient avec leurs propriétaires et employeurs, étant eux-mêmes en grande partie logés au sein des unités de production à l’époque.

Lorsque des femmes habitant la côte tentent aujourd’hui de négocier la rémunération de leur travail dans le face-à-face avec les employeurs et les résidents de la zone, elles perpétuent la pratique d’assurer la subsistance de leur foyer par le recours direct à leurs employeurs, bien que cela passe aujourd’hui exclusivement par l’accès aux ressources financières. Leur éthique au travail, animée par la notion du droit à la subsistance de leur foyer, n’a pas changé : ce sont plutôt les conditions matérielles d’existence du foyer qui se sont transformées. Si la rémunération de leur travail ne permet pas d’obtenir les moyens de subsistance d’autrefois, le sentiment de perte de la norme de réciprocité avec les employeurs résidant dans la zone prive ces derniers de la légitimité de leur demande de service domestique, voire de leur présence sur la côte, du point de vue de ces femmes.

Les souvenirs de jeunesse des femmes rencontrées révèlent aussi que les ressources amassées pour la survie du foyer n’étaient pas uniquement obtenues directement par le travail pour les propriétaires des cours ou des terres de la région. Pour vivre selon les conditions de subsistance de l’époque, dans les années 1960, 1970 et 1980, il fallait aller chercher de l’eau à la rivière, du bois pour cuire les plats sur le feu et de l’herbe pour nourrir les vaches ou cabris élevés à proximité des maisons des travailleurs. La collecte de ces moyens de subsistance secondaire (Scott 1976) exigeait l’organisation collective des travailleurs, où les femmes jouaient un rôle important, comme le rappelle Gilberte, 50 ans, habitante de Tamarin : « Nous toutes, on allait ensemble chercher du bois dans le chassé. En groupe. Pendant longtemps, quand on y allait, on devait sauter la rivière ; une camionnette venait ramasser notre bois, on devait surveiller, surveiller : “Attention que le gardien ne nous voit pas !” »

Nombreuses sont les femmes, créoles et hindoues, qui, comme Gilberte, ont raconté de façon épique l’expédition de recherche du bois dans le chassé de Tamarin. Elle constituait l’une de leurs prérogatives au sein de la communauté des travailleurs de la côte[15]. Les femmes faisaient alors un usage propre, collectif et interdit — qu’elles savourent encore — de la terre des propriétaires de la côte. Elles disposaient pour cela d’un temps approprié, celui qui s’organisait de manière sociale et sexuée en l’absence des propriétaires terriens de la zone : ces derniers vivaient principalement dans les villes de l’intérieur de l’île et ne se rendaient sur le bord de mer que les fins de semaine ou pour les grandes vacances. Cet espace-temps déployé dans une relative autonomie par rapport à l’activité de production sur les propriétés, pour pourvoir à la subsistance secondaire mais aussi pour s’adonner à des loisirs, a donné lieu à une production culturelle commune. Celle-ci s’est développée à la marge des divisions ethniques opérantes dans les rapports de production et dans la manière de gouverner de l’État. Les mémoires de cette époque, qui s’arrête brusquement avec le développement immobilier à la fin des années 1990, témoignent d’un processus socioculturel spécifique aux rapports locaux. On peut parler d’un processus de créolisation (Trouillot 2002) qui émerge contre les attentes des propriétaires terriens ainsi qu’en marge du travail en fonction de la cour, des salines et des plantations, hérité de l’histoire de l’esclavage et de l’engagisme.

L’enjeu de la limitation du temps de travail que les femmes rencontrées incluent alors dans les relations de service domestique vise aussi à conserver le droit à la reproduction de leur foyer qui s’organise dans une autonomie relative par rapport au travail rémunéré pour des employeurs résidant dans la zone. L’évocation dans nos échanges de ces souvenirs conservés de manière collective permet de comprendre la permanence de formes d’organisations économiques et sociales, relativement autonomes par rapport au développement immobilier de la région, dans les zones d’habitat des travailleurs. Certaines femmes ont, par exemple, au cours de l’enquête, quitté totalement le service domestique pour se reconvertir dans l’activité artisanale indépendante, qu’elles nomment le « travail pour moi-même ». Dans leurs zones d’habitat, et aux horaires qu’elles choisissent, ces femmes, créoles et hindoues, vendent des plats cuisinés pas cher aux travailleurs locaux. Elles entretiennent ainsi, dans les interstices du développement immobilier, un espace-temps créole de reproduction sociale des travailleurs de la côte. C’est cette autonomie relative au travail d’employée que mes interlocuteurs employeurs de service domestique dénigrent, tout en l’appréhendant avec anxiété.

Conclusion

À partir de mes questionnements sur les conditions de possibilité de la communication avec des femmes habitant la côte travaillant comme bonnes, j’ai été amenée à approcher l’économie morale de ces femmes, en vertu de laquelle elles situent les relations de service domestique dans les rapports sociaux marchands globaux entre les anciens habitants travailleurs de la côte et les nouveaux résidents qui sont propriétaires immobiliers dans l’espace côtier. Le travail domestique est ainsi apparu dans leur discours comme faisant partie d’une lutte pour la survie de leur foyer dans la conjoncture de l’espace côtier. Une étude approfondie des pratiques au travail, de la notion du droit de ces femmes et de la mémoire du passé de la côte avant le développement immobilier a révélé que l’enjeu de la reproduction sociale, qui détermine leur rapport au travail pour des employeurs, a des implications plus larges que la seule assurance de la survie quotidienne des membres de leur foyer. Elle comporte des dimensions culturelles, normatives et historiques qui induisent la recherche d’une autonomie relative au travail salarié, afin de conserver tant bien que mal un espace-temps approprié pour les activités économiques et sociales féminines se déroulant dans les zones d’habitat des travailleurs de la côte.

D’après ce cas d’étude, je déduis que la stratification de la reproduction et la reproduction de la stratification observées à l’échelle globale de l’intensification du marché de l’emploi domestique (Colen 1995) ne s’opèrent pas de manière linéaire. Elles font l’objet de dissidences de la part d’employées domestiques qui pensent et agissent à l’encontre des besoins d’employeurs pour la reproduction de leur famille, ainsi qu’en dehors du cadre hiérarchique selon lequel ceux-ci évaluent le comportement des individus par rapport à leur travail et à leur famille. Ces dissidences ne sont rendues visibles que lorsque les relations de service domestique sont resituées dans les rapports sociaux locaux et dans leur profondeur temporelle, par l’analyse du point de vue d’employées domestiques sur leur travail dans le contexte de leur quotidien. La stigmatisation des bonnes par leurs employeurs n’apparaît alors pas uniquement comme le résultat des idéologies imbriquées de race, d’ethnie et de genre maintenues au cours du temps, mais aussi comme le produit d’une anxiété à l’endroit de transformations économiques brutales que les travailleuses peuvent en effet affronter en retirant à leurs employeurs la légitimité de leur domination.