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À l’époque de l’Anthropocène, la lecture d’Une écologie des relations nous emmène au coeur des réflexions entourant la question de la dualité entre nature et culture. Philippe Descola y dépeint avec élégance, quoique de manière concise, son parcours universitaire et professionnel qu’il découpe en segments : philosophe, ethnographe, ethnologue et anthropologue, d’abord sous l’aile de Claude Lévi-Strauss, puis au-delà ; une description de contrastes en quatuor à l’image de sa définition de quatre ontologies (totémisme, animisme, naturalisme et analogisme) devant correspondre aux structures flexibles des possibilités humaines et non humaines. Le livre, divisé en cinq chapitres, suit une gradation qui place l’ethnographie sur le terrain, l’ethnologie dans un état plus distant de comparaison d’aires culturelles et l’anthropologie comme s’intéressant aux propriétés formelles de la vie sociale. L’ouvrage retrace de façon chronologique les enquêtes de l’auteur en Amazonie parmi les Achuar, soit le moment « ethnographe », lorsqu’il se consacre à l’étude de la singularité de leurs rapports aux plantes et aux animaux, desquels il s’éloigne progressivement pour offrir des propositions universelles.

Pour soutenir sa réflexion, Descola esquisse les quatre ontologies qui forment son cadre théorique en présentant celui-ci comme un entre-deux, une avenue alternative à celle des écoles prédominantes du début des années 1970 ; en l’occurrence, l’école matérialiste, dont il réfute l’idée que les sociétés sont parachutées dans un environnement de contraintes écologiques auxquelles elles doivent s’adapter, et l’école structuraliste des disciples de Lévi-Strauss qui voyait la nature comme un « lexique de propriétés », « au sein de laquelle les populations amérindiennes venaient puiser des éléments pour les transformer en symboles » (p. 16). Voulant frayer un chemin mitoyen entre ces deux positionnements, Descola explique son propre parachutage chez les Achuar et son intérêt initial pour les techniques (collecte de plantes, etc.), qui a été suivi d’une curiosité au sujet des manières d’entretenir des liens avec la nature à travers les méthodes de la culture sur brûlis, les chants (anent), les rêves, la parenté des plantes, etc., accessibles à la suite de son apprentissage de la langue achuar. Ce parcours est présenté en détail, permettant au lecteur de bien comprendre cette entrée sur le terrain et ayant pour but de présenter une ethnographie générale du village achuar particulier où Descola et sa conjointe (Anne-Christine Taylor, aussi anthropologue) ont été assez bien accueillis.

Le quatrième chapitre nous mène à l’ethnologie comparative (p. 35), soit une manière d’universaliser les « propriétés formelles de la vie sociale » ou ce que Descola nomme « l’anthropologie » (p. 7). C’est là qu’il reprend son modèle des quatre ontologies, décrivant l’ontologie comme étant « le mobilier du monde, ce qui est présent dans le monde, un modèle de la façon dont les humains perçoivent des continuités et des discontinuités dans le monde » (p. 47). Ces dernières se comprendraient comme les ressemblances ou différences perçues entre l’humain et le non-humain, une question d’intériorité et de physicalité ; en l’occurrence la dichotomie proposée par l’auteur pour remplacer celle de la nature et de la culture qui serait le propre du naturalisme, alors que celle de l’intériorité et de la physicalité serait pour sa part universelle ou traverserait du moins les quatre ontologies. Il faut retenir de cela, tel que le mentionne l’auteur, qu’il s’agit de son parcours singulier à travers le monde et l’anthropologie — remarquable, il faut le noter, bien que son universalité demeure discutable comme l’illustre, entre autres, une conversation avec l’anthropologue Tim Ingold dans Être au monde. Quelle expérience commune ? (Descola et Ingold 2014.)

De prime abord, Une écologie des relations paraît dédié à un grand public, souhaitant initier les non-spécialistes à l’anthropologie. Toutefois, le lecteur pourra avoir certaines difficultés à suivre la trajectoire étalée dans ce petit livre qui prend plusieurs oeuvres classiques comme tremplin, sans pourtant fournir les détails nécessaires à leur compréhension. Or, les destinataires de cet ouvrage seraient prioritairement des spécialistes des sciences sociales, plus précisément de l’anthropologie, ayant déjà une certaine familiarité avec l’anthropologie classique et avec les ouvrages précédents de Descola, dont Par-delà nature et culture (2005), et ceux de Lévi-Strauss, particulièrement Le totémisme aujourd’hui (1962). Les lecteurs trouveront dans Une écologie des relations un apport à la fois théorique et ethnographique à la discipline, ainsi qu’une importante discussion sur les termes utilisés pour décrire la coexistence des humains et des non-humains, par-delà la dichotomie nature/culture, bien que l’auteur le fasse selon une approche naturaliste en surplomb et une anthropologie comparative. Titulaire de la chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France de 2000 à 2019, Descola informe en outre le lecteur de son prochain chantier, où il espère approfondir les thèmes abordés dans cet ouvrage, cette fois à travers les images.