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Le ravissement de Darwin : le langage des plantes est la traduction française d’un texte initialement publié en anglais sous forme d’article (Hustak et Myers 2012). Carla Hustak et Natasha Myers proposent une lecture involutionniste de l’oeuvre de Darwin favorable à une interprétation des rencontres entre espèces en termes affectifs. Le rapport entre les êtres ne serait pas seulement un rapport de pouvoir, il serait de plus marqué par un éventail d’expériences inédites qui activent toute une écologie de sensibilités. Les pratiques créatives, improvisées et éphémères sont dès lors mises en valeur, car, grâce à elles, les êtres en relation s’impliquent dans la vie des uns et des autres (« l’art de toucher qui est inextricablement art d’être touché », p. 17). Les auteures se mettent ainsi au diapason de la théorie de l’écologie affective, laquelle trouve sa source dans la pensée de Spinoza (1993). Bien que l’interprétation involutionniste se présente comme radicalement opposée à celle des néodarwinistes, Hustak et Myers affirment que leur proposition ne vise pas à contredire les idées de ces derniers, mais à les enrichir par l’analyse de variables autres que les simples variables économiques. Une autre lecture de l’oeuvre de Darwin est ainsi possible alors que l’auteur de L’origine des espèces (1859), captivé par les orchidées, se concentrait davantage sur leurs échanges intimes avec les insectes pollinisateurs ; cela permet en l’occurrence de dépasser toute conclusion fonctionnaliste au bénéfice de réflexions ouvertes sur les histoires d’affinités et d’attraction désormais créées.

Après une introduction situant le travail de Darwin au XIXe siècle parmi celui d’une poignée de naturalistes, l’ouvrage de Hustak et Myers est organisé en sept sections tournant essentiellement autour de quatre axes thématiques : les plantes comme objet d’étude ; l’intérêt de Darwin pour les orchidées et sa pratique expérimentale ; la relation entre la lecture involutionniste de l’oeuvre darwinienne et la pensée féministe ; les différences entre les interprétations néodarwiniste et involutionniste de l’écologie chimique. Les plantes seraient ainsi des êtres actifs dont le corps extensif et enchevêtré permettrait de mettre en exergue la valeur du contact. Les orchidées se présenteraient ensuite aux yeux de Darwin comme des êtres perturbant les normes et frontières établies entre espèces, un agent interspécifique qui témoigne de l’existence d’organismes rassemblés dans des écologies complexes. Afin de saisir la complexité du rapport entre les orchidées et les insectes qui les pollinisent (les guêpes), Darwin développe une méthode affectivement engagée qui va à l’encontre des méthodes traditionnelles fondées sur l’idée du chercheur neutre. En ce qui concerne le troisième axe thématique, Hustak et Myers assurent qu’une lecture involutionniste de la théorie de Darwin ouvrirait une nouvelle route pour la pensée féministe dans laquelle l’événement imprévu[1] serait central. L’évolution apparaîtrait désormais comme une affaire d’alliance et non pas de filiation ou de descendance, les auteures évoquant ici la distinction classique entre rhizome et arborescence présentée par Deleuze et Guattari (1980). Finalement, l’interprétation néoévolutionniste de l’écologie chimique, en vertu de laquelle la communication entre les orchidées et les guêpes ne serait que linéale (signal et réponse), est contestée par les auteures qui soutiennent que cette communication serait aussi circulaire, en ce sens qu’elle s’inscrit dans un vaste réseau d’affinités.

En présentant le mouvement comme logique accompagnant les propositions de l’écologie affective, l’oeuvre offre une épistémologie alternative à celle régie par des variables fixes. Sa contribution résonne dès lors au sein de diverses disciplines en appelant, par exemple, à une conception de l’histoire basée moins sur les événements que sur des récits combinant pensées et affinités, à une géographie centrée sur la question de l’extraterritorialité et à une politique reflétant la multiplication de stratégies d’existence qui tient compte de la diversité des acteurs, des discours et des mondes impliqués dans la trame de la vie. Le ravissement de Darwin présente également une nouvelle manière de faire de la recherche qui incite le chercheur, à l’instar de Darwin, à penser avec le corps. Comme l’avancent Maylis de Kerangal et Vinciane Despret dans la remarquable préface du livre, cette pratique de la discipline axée sur le corps est inscrite dans les trajectoires professionnelles des auteures. Myers, anthropologue, est aussi danseuse et « pense avec la danse » (p. 12) ; Hustak déploie aussi un « ailleurs » distinct par le corps, en rendant notamment sensible la marge, le queer : « elle déplace l’histoire de la sexualité hors de son domaine d’assignation et montre comment les relations entre humains et non humains élaborent une nouvelle géographie, reconfigurent les lieux, les frontières et les circulations » (p. 13). Les auteures de la préface signalent de plus que Le ravissement de Darwin serait écrit dans une voix moyenne qui permet de transgresser la dichotomie voix active/voix passive (p. 15). Or, l’oeuvre est davantage centrée sur l’exposition d’idées théoriques, ce qui contraint souvent Hustak et Myers à l’exercice du style littéraire établi par l’Académie. La voix moyenne apparaîtrait plutôt de façon implicite lorsque, éclipsées par la relation entre Darwin, les orchidées et les insectes, ces idées théoriques mutent en affects. En appelant à la mise en valeur d’une écologie affective, le livre pourra plaire à tout lecteur ouvert à l’exploration de nouvelles formes d’existence.