Corps de l’article

Sous les dehors accueillants d’un album de photographies (prises par Ok-Kyung Pak et Koh Sing-Mi), cet ouvrage nous offre une étude ethnographique succincte mais rigoureuse des jamnyo, femmes plongeuses en apnée, de Jeju, en Corée du Sud, une île volcanique de 1840 km2 située au large de la péninsule coréenne. Les plongeuses jamnyo (haenyo) de Jeju en Corée s’inscrit dans un intérêt grandissant pour les sociétés où les femmes occupent des positions sociales importantes. Comme les femmes plongeuses ama du Japon, les jamnyo ont longtemps fait vivre leurs communautés de leur activité de pêche. Plus récemment, elles ont attiré l’attention des journalistes et des entreprises de tourisme, mais peu de chercheurs se sont adressés aux femmes elles-mêmes, longtemps dépeintes par la société dominante comme des travailleuses ignorantes et immorales — ne respectant ni par leurs comportements ni par leur indépendance économique et sociale les conventions du code éthique et social du néo-confucianisme.

Il existe au sujet de la société insulaire de Jeju très peu de sources qui ne soient pas de langue coréenne ; ce nouvel apport en français est donc a priori le bienvenu. Le livre de Pak se démarque aussi par son approche ethnographique classique en partie émique : la plupart des références coréennes servent en effet les idéaux néo-confucéens de la civilisation coréenne continentale, considérés comme la référence idéale ou « culture réelle » par les lettrés coréens. Pak prend au contraire pour point de départ la culture vécue localement par les femmes elles-mêmes. Il s’agit donc ici d’un apport original d’un grand intérêt. Les photographies en couleurs sont plus que des illustrations : elles démontrent d’une part la part du paysage dans l’identité des insulaires et, d’autre part, l’engagement personnel, physique et corporel des femmes dans leur travail et dans leur communauté.

Cho Hae-Jeong, ethnologue coréenne, aborda en 1978-1979 cette « culture des femmes » par le biais d’une approche féministe. Tout en donnant son accord aux conclusions de sa collègue, Pak adopte une vision élargie du contexte historique, social, culturel et religieux de la vie de ces femmes. Elle a dans sa mire autant les voix féminines que les voix masculines, autant les rites confucéens que les rituels chamaniques, autant les relations historiques difficiles et douloureuses avec l’extérieur que les développements technologiques et les soubresauts du marché international. À un autre niveau, cette monographie est aussi un plaidoyer passionné pour le respect dû à ces femmes, et dû aussi à l’héritage qu’elles laissent au monde, inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO depuis décembre 2016.

L’ouvrage se divise en cinq chapitres descriptifs suivis d’une courte conclusion. Un premier chapitre survole l’histoire de ce peuple qui fut, jusqu’à la fin du premier millénaire, un royaume maritime et commercial semi-indépendant. L’île de Jeju eut ensuite à souffrir plus de dix siècles de pillage et d’invasions successives par les royaumes coréens (918-1392), puis par les Mongols (1260-1368), puis par le royaume Koryo (jusqu’en 1392) qui fit de Jeju une forteresse militaire, imposant taxes et tributs aux familles, et forçant les hommes — et même les femmes — à servir dans ses armées. Le royaume coréen de Choseon (1392-1910) enferma Jeju dans un néo-confucianisme rigide, détruisant les sanctuaires chamaniques (1702), limitant la pêche et imposant finalement une quarantaine de deux siècles à la population (entre 1629 et 1839). Les femmes prirent la relève pour assurer la subsistance de leur famille. En 1910, les armées japonaises réorganisèrent le travail des femmes au profit du Japon. La fin de la Seconde Guerre mondiale vit de nouvelles révoltes à Jeju, dont la fameuse insurrection du 3 avril 1948, dite « Gauchiste », dont la répression fit 30 000 morts (un dixième de la population), détruisit 160 villages et dura jusqu’à la fin de la guerre de Corée en 1953. Jeju fut mise à l’écart et oubliée par le continent. Ce n’est qu’à partir de 1960 que l’économie se redressa avec l’exportation de produits de la mer et des vergers qui permit aux femmes de confirmer leur dominance sur l’économie et leur indépendance, des acquis mis en danger par le développement d’une nouvelle industrie : le tourisme de masse.

Le deuxième chapitre décrit le système de parenté particulier de Jeju, que les habitants appellent le kwendang. Ce système de parenté bilatéral coexiste avec des éléments d’un système de parenté strictement patrilinéaire et néo-confucéen, qui affirme la supériorité des hommes et contrôle leur statut officiel dans la sphère publique et les affaires officielles. Par contre, au quotidien, Pak décrit des relations de parenté pragmatiques, admettant des liens horizontaux où le voisinage, la cohabitation et la coopération sont des facteurs essentiels, imbriqués dans le territoire et la vie du village, d’où le terme parenté de village. Le village est constitué de familles nucléaires reliées entre elles par le kwendang, dont les membres sont recrutés pour les grands travaux, et qui permet aux femmes, chefs de famille, de gérer elles-mêmes l’organisation de la vie quotidienne de leur famille et de leurs communautés, depuis les équipes de plongée et les travaux des champs jusqu’aux rituels chamaniques.

Le troisième chapitre décrit le monde des plongeuses. Les jamnyo travaillent en équipes composées de femmes du village, donc apparentées. Le produit de leur pêche nourrit leur famille et assure le financement des activités du village. Activité autrefois partagée avec les hommes, la pêche en plongée est dangereuse : elle exige compétence, discipline et coopération entre les plongeuses, et elle est supportée par des rituels qui soulignent les liens sacrés de parenté entre les habitants de la terre et les puissances de la mer. Les hommes, autrefois pêcheurs, marins et éleveurs de chevaux, n’ont plus accès à la mer.

Le quatrième chapitre détaille les rituels du complexe chamanique local. Ce complexe dote les femmes d’une filiation matrilinéaire qui en fait des descendantes des déesses locales et, ultimement, de la déesse-dragon, déesse ancestrale de la mer. Ces déesses cautionnent, entre autres, les activités de plongée et de collecte des produits de la mer par les femmes. Les dix-huit mille divinités locales (dont 80 % sont des déesses) honorées dans les 350 sanctuaires de l’île accueillent hommes et femmes de leurs villages pour des rituels communautaires organisés par les femmes, en particulier par les plongeuses, bien que les hommes puissent aussi y participer. Un second système de rituels masculins et néo-confucéens, conduits par des prêtres, s’adresse aux ancêtres de la lignée paternelle. Fait à signaler : les sanctuaires conservent les archives et la littérature orale chamanique préserve la mémoire collective en rappelant les événements historiques.

Le cinquième chapitre résume l’influence du néo-confucianisme à Jeju. Les administrateurs coréens ne purent imposer à l’île qu’une version affaiblie des normes confucéennes qui demeurèrent un rêve inachevé pour les élites de la petite colonie. Comme l’explique Pak, la question de l’identité de l’île en tant que société culturellement différente des autres territoires coréens est le thème central des études savantes sur Jeju, études qui reprennent des notions comme une « double réalité » ou une « culture du compromis ». Mais Pak conteste ces notions et soutient l’idée que la culture de Jeju s’est construite à partir de la coexistence d’éléments de la culture continentale avec une culture indigène encore active et qui soutient en particulier l’indépendance des femmes : « Les rapports entre un système national dominant [en ce cas-ci, néo-confucéen] et une ancienne société civile locale ne sont pas nécessairement antagonistes, même si celle-ci a pu être contrainte de vivre dans des conditions de précarité, de marginalisation, et de colonisation » (p. 30).

Les plongeuses jamnyo (haenyo) de Jeju en Corée nous laisse nécessairement sur notre faim en ce qui concerne l’origine de ce système social particulier alors que l’auteure fait allusion, sans conclure, à des racines qui paraissent plus profondes que les circonstances historiques et géographiques privilégiées par les auteurs coréens comme explication des tendances matrilinéaires. L’auteure réfute, implicitement mais fermement, le schéma classique d’une matrilinéarité provoquée par l’affaiblissement des domaines masculins et la nécessité pour les femmes de prendre en main la pêche et le travail des champs. Les insulaires s’accordent pour reconnaître un double système de parenté, l’un que l’on peut dater du XVIIe siècle, l’autre qui semble plus ancien, d’autant plus qu’il correspond d’une certaine façon à celui de la Corée préconfucéenne. Ensuite, les systèmes rituels chamaniques aujourd’hui féminins, mais autrefois ouverts aux hommes comme aux femmes, les mythes d’origine et les sanctuaires locaux dédiés à des déesses ancestrales sont autant d’indices qui renvoient à une ancienne influence matrilinéaire.

Si la quasi-totalité des auteurs cités reprend l’idée que l’idéologie néo-confucéenne a échoué à s’implanter définitivement dans l’île de Jeju parce que le milieu naturel est trop rude pour que s’y développe une société normale, Pak fournit, sans s’imposer, assez d’indices pour que l’on puisse supposer une autre hypothèse : se pourrait-il que les habitants de Jeju aient résisté aux modèles chinois à cause de la force de leur culture originelle, sinon matrilinéaire, du moins bilatérale, et d’un idéal de coopération sociale et écologique solidement enraciné parmi les femmes ?

Cet ouvrage est accessible sans connaissances préalables et s’adresse au grand public autant qu’aux chercheurs.