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En vertu de la décision 11.COM 10.b.37 rendue lors de la 11e session du 2 décembre 2016 de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), les pratiques liées à la croyance vietnamienne en les déesses-mères des Trois Mondes — le monde céleste, le monde des forêts et montagnes et le monde des eaux — sont inscrites sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité[1]. Résultat d’un long processus, cette décision vient récompenser les efforts des Vietnamiens pour promouvoir leur culture. Première croyance de la Liste du patrimoine culturel immatériel vietnamien, elle a aussi la particularité de concerner des figures féminines. Dans une société patriarcale, la décision de déposer auprès de l’UNESCO une demande de classement de pratiques liées à des croyances en des femmes n’est pas un fait anodin. Pourtant, au-delà de la reconnaissance des cultes traditionnels vietnamiens, cette mise à l’honneur du féminin ne constitue pas une nouveauté (Đoan 1999 ; Taylor 2004 ; Lê et Phạm 2014), même si elle a le mérite d’officialiser un fait : effectivement, les habitants riverains de la mer de Chine ont une grande galerie de divinités parmi lesquelles les femmes occupent une place prépondérante. Un panthéon d’entités féminines est ainsi célébré chaque année par les pêcheurs vietnamiens, comme nous avons pu l’observer dans les villages de la province du Bình Thuận, mais également par tous les habitants des côtes et même ceux de l’hinterland. Elles sont classées selon leur importance : déesses-mères, saintes patronnes ou simples saintes assimilables aux génies (Đỗ et Mai 1984). Le cas du Vietnam n’est donc pas unique. Bien avant cette décision de l’UNESCO en faveur des Vietnamiens, en 2009, le culte d’une autre déesse-mère, Mazu (originaire de la Chine et la plus célèbre sans doute), et les rituels la concernant ont déjà été classés au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. De la Chine en passant par Taïwan et en descendant jusqu’en Malaisie, cette déesse-mère veillant sur tous ceux qui sont en mer est célébrée chaque année par des milliers de pêcheurs. Et que dire de Marie, dont la compassion et la protection sont légendaires pour les pêcheurs philippins, sans oublier la Bodhisattva Guanyin et sa miséricorde[2] ? La mer de Chine, traversée par les typhons et les ouragans, capricieuse lors des deux moussons annuelles, est ainsi sous la gouvernance spirituelle des divinités féminines, qui veillent sur les voyageurs perdus et des marins qui risquent leur vie pour leur nourriture. D’un pays à l’autre, sous différentes formes, différents noms et différentes histoires, se peut-il que ce soit la femme, la mère-protectrice, qui est célébrée dans le monde d’hommes des marins ?

Les mères-protectrices célébrées dans le panthéon religieux des pêcheurs de la mer de Chine

Manifestation ancienne du concept de « divinité » (James 1960), la figure rassurante de la mère-protectrice représente le féminin qui adoucit et qui apaise. La mer étant le lieu de tous les périls, la douceur de la terre s’incarne à travers la femme et c’est à ce titre qu’elle est invoquée par les pêcheurs. Les figures protectrices les plus remarquables pour les riverains de la mer de Chine sont Mẫu Thoải pour les Vietnamiens, Mazu pour les Chinois et la communauté de pêcheurs d’origine chinoise installés en Malaisie, la Vierge Marie pour les Philippins et, dans une moindre mesure, Yan Inö Po Nagar pour les Chams et les Vietnamiens du centre.

La déesse-mère vietnamienne des eaux est sans doute la plus singulière de toutes les mères-protectrices invoquées par les pêcheurs de la mer de Chine méridionale, car elle est la seule qui règne sur deux mondes distincts : la terre et les mers[3]. Selon l’histoire légendaire du Vietnam, Mẫu Thoải, encore appelée Thủy cung Thánh Mẫu, littéralement « déesse-mère du palais des eaux », serait la troisième fille de Kinh Dương Vương, le premier souverain de la dynastie Hồng Bàng (鴻龐氏), la première à avoir régné sur le pays (Ngô 2004, 2014 ; Lê et Phạm 2014). L’appartenance de la dynastie à la lignée semi-aquatique lui aurait accordé des pouvoirs sur les eaux. Selon une autre version, Mẫu Thoải serait la femme de Thủy Tề, le roi des mers qui règne à la fois sur l’eau douce et l’eau salée. Cette alliance lui attribuerait les mêmes pouvoirs que ceux de Thủy Tề.

La vision vietnamienne de l’univers et de la place de l’homme au sein de celui-ci est à peu près la même qu’en Chine. Dans cette conception patriarcale, la structure des cultes repose sur une hiérarchie divine à la tête de laquelle se retrouve l’Empereur de jade (玉皇大帝), celui qui a autorité sur tout et sur tous et qui règne sur toute une organisation céleste au sein de laquelle on trouve les déesses-mères qui ont autorité sur les palais célestes. Il existe tout d’abord les Trois Palais, le Tam Phủ (三 府) avec les trois déesses-mères selon leur ordre d’importance (Chauvet 2011 ; Ngô 2014) : Mẫu Liễu Hạnh (母柳杏), déesse-mère du monde céleste ; Mẫu Thượng Ngàn (林宮聖母), déesse-mère des montagnes et forêts ; et Mẫu Thoải (水宮聖母), déesse-mère des eaux comme présenté sur le schéma ci-dessous[4] :

Fig. 1

La vision vietnamienne de la structure des cultes dédiés aux déesses-mères

La vision vietnamienne de la structure des cultes dédiés aux déesses-mères

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Il est difficile de savoir quel culte dédié à une femme a pu exister chez les pêcheurs dans l’Antiquité vietnamienne avant l’arrivée du culte voué à Mẫu Thoải (Nguyễn 1975[5]). Les recherches historiques n’ont pas, jusqu’ici, ciblé précisément des figures féminines, laissant à penser que ces dernières ne devaient pas avoir une importance majeure dans leur quotidien. Même la Commission d’enquête dans les territoires d’Outre-mer (commission Guernut[6]), en 1937, n’a pas permis de révéler grand-chose. Remarquons cependant que les hommes sont les seuls à célébrer Mẫu Thoải. En cas de mer agitée, de pêche maigre ou de naufrage, les femmes des pêcheurs préfèrent se tourner vers la Bodhisattva Guanyin (Taylor 2007), dont la bienveillance est connue, contrairement à la sévérité de Mẫu Thoải qui attend des marins qu’ils agissent avant de leur prêter main-forte. En effet, bien qu’elle ait le pouvoir d’agir sur l’eau, elle se contente de calmer les vents et les tempêtes : elle ne pousse pas ni ne ramène les marins vers le rivage. Ses pouvoirs sont donc à la fois actifs et passifs. Première figure humaine célébrée chez les pêcheurs vietnamiens[7], elle est également la seule figure féminine en dehors de la Bodhisattva Guanyin[8] et de la déesse cham Yan Po Inö Nagar qui n’est célébrée que très localement.

Une autre mère-protectrice est célébrée en mer de Chine : Mazu (媽祖), dont les pouvoirs sont encensés par les diasporas chinoises et dont le culte est observé à travers toute la mer de Chine jusqu’en Malaisie, voire jusque dans les quartiers chinois aux États-Unis. Les pêcheurs taïwanais et ceux de la Chine continentale sont sans doute parmi les plus pieux. Déesse-mère du panthéon taoïste, elle est aussi placée sous l’autorité de l’Empereur de jade. On la connaît sous différents noms : la Sainte mère céleste (天上聖母), la Dame de la grâce numineuse (靈惠夫人) ou encore la Reine des cieux (天后) (Clark 2015) ; elle fut d’abord présentée comme une femme vertueuse et compatissante avant de devenir la protectrice des marins. Quel que soit le nom qu’on lui donne ou son titre, cette déesse-mère incarne à la fois la vertu et la protection.

Les légendes liées à Mazu se sont établies autour du Xe siècle. Historiquement, il semblerait que cette mère-protectrice ait eu une existence terrestre. Selon les biographies officielles fournies par les temples, elle serait née dans la province de Fujian (福建) et, dès son plus jeune âge, elle aurait développé des pouvoirs qui en ont fait la protectrice des marins. Elle est représentée en habit rouge, debout sur un nuage, assistée de deux génies, Qian Li Yan (千里眼), « Yeux qui voient à mille lieues », et Shun Feng Er (顺風耳), « Oreilles qui entendent le vent ». L’empereur Song Huizong (宋徽宗) fut le premier souverain à lui rendre hommage, au XIIe siècle. Il existe à travers le monde des centaines de temples dédiés à son culte, notamment ceux de la province de Terengganu, en Malaisie, où son festival est l’un des plus importants événements de l’année[9] (Khin 1990). Le gouvernement chinois utilise d’ailleurs son image pour des échanges culturels avec ses voisins dans une sorte de puissance douce (soft power) spirituelle et pour développer son projet de « route de la soie maritime[10] ».

Contrairement à Mẫu Thoải, Mazu ne possède pas de pouvoirs particuliers sur les flots ou le vent, mais elle protège, sauve les marins et les ramène sur le rivage. Au Vietnam, elle est parfois confondue avec le Bodhisattva Guanyin. Dans certains villages, les pêcheurs l’intègrent même dans le panthéon vietnamien, sans doute parce qu’elle partage avec Mẫu Thoải la soumission à l’Empereur de jade.

Chez les pêcheurs philippins, la mère-protectrice est la Vierge Marie. S’il est inutile de la présenter, notons qu’elle a la particularité, selon les croyances philippines, d’accompagner les pêcheurs dans toutes leurs sorties en mer, contrairement à Mẫu Thoải ou Mazu qui n’interviennent qu’en cas de naufrage. Arrivé avec la colonisation espagnole en 1565, son culte ne s’est jamais démenti à travers les siècles. Le gouvernement philippin vient même de lui consacrer une journée de vacances nationale annuelle. Il existe bien une déesse de la mer, dans la mythologie philippine, Aman Sinaya, mais son culte n’est pas observé également sur tout le territoire des Philippines, contrairement à celui de la Vierge Marie (Scott 1968). À la différence de Mẫu Thoải et de Mazu qui ne sont célébrées que par les pêcheurs, la Vierge Marie est vénérée par toute la population philippine. Bien que le catholicisme qui existe aujourd’hui aux Philippines diffère de celui qui existe ailleurs (Mulder 1992), le culte marial est, de loin, le plus populaire à travers le monde maritime chrétien. Aux Philippines, la Vierge Marie n’est pas seulement une sainte, mais celle que les Philippins appellent affectueusement Maman Marie (ibid. : 241), marquant ainsi la différence fondamentale avec Mẫu Thoải, qui est crainte, et Mazu, qui est vénérée, mais sans la dimension affectueuse. En la qualifiant ainsi de « maman », les Philippins soulignent sa bienveillance et sa compassion. Chez les pêcheurs, cette dimension familiale est encore plus prononcée en raison de la dangerosité de leur profession. Il nous faut également signaler que le nombre de femmes dans la pêche artisanale est en constante augmentation aux Philippines, contrairement au Vietnam ou en Malaisie où ce nombre demeure stable. Aux Philippines, pour subvenir aux besoins de leur famille, beaucoup de femmes embarquent avec leur époux. L’importance de la vénération de la Vierge Marie n’est sans doute pas étrangère à la féminisation récente de la main-d’oeuvre dans le secteur de la pêche. Cependant, le nombre croissant des femmes ne change rien dans le rapport avec le culte marial, déjà très observé chez les pêcheurs.

Même si la mer de Chine est loin d’être une mer redoutable, les pêcheurs qui y travaillent invoquent souvent la protection divine. Il nous faut cependant noter qu’il n’y a que peu de figures divines masculines dans ce monde d’hommes. Nous avons pu constater, sur les bateaux philippins ou vietnamiens, la présence d’autels consacrés aux divinités protectrices qui sont dédiés en grande majorité aux femmes. Les figures masculines sont davantage liées à la terre (par exemple, le protecteur du village, le fondateur du village, le saint patron des charpentiers, etc.). De plus, les trois divinités majeures en mer de Chine ont en commun d’avoir eu une existence terrestre avant d’acquérir leur condition de sainteté et elles sont toutes vertueuses.

De par leur profession, les gens de mer sont ouverts au monde extérieur et sont également ouverts aux cultures étrangères. Il n’est donc pas étonnant, si l’on considère les différents et nombreux échanges entre les pays riverains de la mer de Chine, de retrouver des emprunts culturels d’un pays à l’autre (Khin 1990 ; Bernal et Moon 2000 ; Clark 2006). Le culte voué aux mères-protectrices n’échappe pas à ces échanges et porte aussi en lui la trace du syncrétisme religieux qui s’est opéré en Asie du Sud-Est à travers les siècles.

Le culte des mères-protectrices de la mer, l’illustration du syncrétisme religieux de la région 

Traiter des origines des mères-protectrices de la mer de Chine nous force à revoir l’histoire de l’Asie du Sud-Est et les différentes étapes des échanges, des connexions et des assimilations culturelles qui ont eu lieu dans les différents pays. Pour le Vietnam, le culte de Mẫu Thoải serait arrivé pendant le Nam Tiến, « la Marche vers le Sud » (Nguyễn 1989), avec les populations venues de Chine. La croyance en des déesses-mères serait donc issue des provinces du Nord, bien que ces déesses ne fassent pas partie du panthéon des génies chinois. Une datation exacte serait hasardeuse, mais signalons que ces cultes sont transmis de façon pérenne depuis le XVIe siècle sur l’ensemble du territoire vietnamien (ibid.). Si le culte de Mẫu Thoải, tel qu’il est observé aujourd’hui, est exclusivement vietnamien, on peut s’interroger sur ses origines, le pays ayant été dans la sphère chinoise pendant près de dix siècles (Woodside 1988).

Le Vietnam est situé au coeur d’un carrefour migratoire (Bezacier 1972 ; Népote 1996) et les différentes cultures qui s’y sont croisées ont bénéficié d’un processus d’intégration et d’une réinterprétation locale qui ont donné naissance à une culture singulière, une « culture hybride » (Huard et Durand 1954). Bien que la croyance en Mẫu Thoải soit strictement vietnamienne, les rites de son culte portent bien l’empreinte chinoise avec les pratiques taoïstes. D’après Ngô Đức Thịnh, l’apparition des cultes voués aux déesses-mères du ciel, de la terre, des forêts, des montagnes et des eaux correspondrait directement à l’influence chinoise exercée sur le Vietnam durant les premières périodes de sa fondation, entre le Ier et le Xe siècle (Ngô 2004, 2012 et 2014). Issue de cette influence, la structure des cultes serait donc née de la culture chinoise et son assimilation aurait été facilitée par la domination chinoise sur le pays (Vũ 2014). Cette version nous semble parfaitement vraisemblable compte tenu de la durée de la présence chinoise. L’empreinte de la Chine sur le Vietnam est bien profonde et il est plus que probable qu’elle ait également marqué le domaine des croyances (Woodside 1988). Mais ce syncrétisme est difficile à dater tant il varie d’une province à l’autre. Les différentes dynasties régnantes ont ensuite contribué à entretenir cette structure des cultes, mais en la « vietnamisant » pour qu’elle puisse correspondre aux besoins de leurs administrés[11]. Ce faisant, les souverains vietnamiens ont simplement reproduit ce qui existait déjà en Chine, soit créer des liens étroits entre l’application du taoïsme religieux et la légitimité politique (Lagerwey 1997). En accordant des Sắc phong[12] (敕封) aux divinités et aux génies, les souverains vietnamiens ont participé au profond ancrage de ces croyances dans la population. Ces manoeuvres à visée politique ont concouru à pacifier le pays tout en maintenant l’autorité de l’empereur jusque dans les villages. L’empereur recevant son mandat du ciel (le Thiên vỉnh mạng truyền quốc tỉ, 天永命傳國璽), son autorité est donc de droit divin et lui octroie le pouvoir de délivrer des Sắc phong aux génies, ce qui accentue le lien entre les divinités célébrées et lui, augmentant en retour son pouvoir politique. De plus, les mêmes rites taoïstes — l’invocation des esprits, la purification, la récitation de prières — sont observés à la fois en Chine et au Vietnam dans les cérémonies dédiées à Mẫu Thoải ou à Mazu.

C’est dans le centre du Vietnam que le syncrétisme est le plus visible, dans le sens de « contamination », comme le définit Aldo Natale Terrin (2010), en ce sens qu’il y a eu un mouvement d’une culture, avec toutes ses croyances, vers une autre. En effet, si les pêcheurs des côtes du nord vénèrent seulement Mẫu Thoải, ceux du centre adorent en plus la déesse chame Yan Inö Po Nagar. Ici c’est la culture de l’ancien royaume du Champa qui « contamine » la culture vietnamienne (ibid.), sans l’absorber. Il y a une juxtaposition de croyances et de pratiques sans qu’une culture ne prenne le pas sur l’autre et sans une remise en cause des systèmes de croyances, ni chez les Vietnamiens ni chez les Chams. Le rapport au passé et à la tradition demeure inchangé dans un équilibre étonnant qui nous pousse à nous interroger. Alors que le Vietnam a absorbé le Champa (Po 1987), comment des pratiques religieuses chames ont-elles pu perdurer ? Est-ce que le fait que ces croyances concernent une déesse-mère a une pertinence quant à la survivance de ces dernières ? Il n’y a pas ici de « métamorphose du sacré » comme l’entendrait Terrin (2010), mais plutôt l’adaptation d’un culte aux besoins locaux. Dans le cas du culte voué à la déesse-mère des eaux, les pêcheurs ont mis de côté tous les aspects contraignants du culte pour ne garder que le contexte, le respect pour une divinité en échange d’une protection céleste. Il est à constater cependant qu’il n’y eût pas « conversion » à proprement parler de la culture maritime chame, puisque si les Vietnamiens célèbrent les divinités chames comme Po Riyak ou Yan Inö Po Nagar, les Chams, eux, ne célèbrent pas les divinités vietnamiennes.

Notons enfin que de Nha Trang à Phan Thiết, Mẫu Thoải est parfois représentée avec la peau brune sans qu’il y ait d’explication officielle à cette représentation. Si nous ne pouvons affirmer qu’il y a ici une confusion entre cette déesse-mère des eaux et la déesse chame Yan Inö Po Nagar, également célébrée par les populations côtières (Đào 1914), remarquons néanmoins que cette représentation n’existe qu’à proximité de Nha Trang, là où se trouve le temple de Po Nagar qui la célèbre (Parmentier 1902).

Le syncrétisme est également un marqueur important si l’on observe le festival annuel dédié à Mazu à Terengganu. L’organisation d’une procession taoïste consacrée à une déesse-mère d’origine chinoise en terre musulmane peut interpeller. Il faut cependant se reporter à l’histoire de la Malaisie pour comprendre le rôle des marchands chinois dès le VIe siècle (Gipouloux 2009). Bien que Terengganu soit le premier État musulman de la Malaisie, les échanges étaient soutenus entre ce pays et la Chine (Andaya et Andaya 1982 ; Wong Tze 2016). Dans son article consacré au culte de Mazu sur l’île de Java, Myra Sidharta a relevé que les temples consacrés à son culte sont tous situés dans les lieux visités par l’une des sept expéditions de l’amiral Zheng He (Sidharta 2014), soulevant des doutes quant à l’arrivée de ce culte en Malaisie (soit avec l’amiral chinois, soit avec les marchands). Quoi qu’il en soit, le temple de Tian Hou Gong (天后宮), construit en 1896, représente l’épicentre du culte de Mazu en Malaisie[13] (Tan 1983). L’ancrage territorial s’est opéré grâce à la communauté chinoise, pourtant minoritaire dans cet État. Cet enracinement s’est réalisé sans que l’on puisse parler d’acculturation pour autant puisque le culte est demeuré inchangé et qu’il n’y a pas eu ajout d’éléments locaux connus. En étant célébré à Terengganu, le culte de Mazu illustre cependant la pacification entre les peuples, la première raison pour laquelle les empereurs Song ont élevé cette déesse-mère au rang de symbole (Watson 2004). Le culte de cette déesse-mère est également observé aux Philippines, selon les dires d’Aristotle Dy, où il serait confondu avec celui voué à la Vierge Marie (Dy 2014).

Aux Philippines, le culte de la Vierge Marie a supplanté celui d’Aman Sinaya. Si le catholicisme a éclipsé les cultes locaux, certaines divinités sont encore célébrées et il n’est pas rare de voir, sur les autels, la Vierge Marie côte à côte avec le Bodhisattva Guanyin ou encore d’autres divinités (ibid.). Notons enfin que la Vierge Marie est vénérée par les pêcheurs philippins en tant que Marie, la mère de Jésus, mais également en tant que mère-protectrice. Contrairement à Mẫu Thoải et à Mazu, la Vierge Marie possède en plus le pouvoir de consoler.

La figure de la mère dans la communauté des pêcheurs à travers les cultes dédiés aux mères-protectrices

Les études manquent pour connaître l’évolution des cultes dédiés aux déesses dans les communautés de pêcheurs. Malgré ces lacunes, le rapport que les pêcheurs entretiennent avec les mères-protectrices est profond, à en juger par leur degré de piété. Selon Vũ Ngọc Khánh, la figure de la mère est ancrée dans la mémoire humaine depuis des siècles et à l’aube de l’humanité la figure paternelle n’existait pas, d’où cet attachement particulier des Vietnamiens aux mères (Vũ 2014). Cette hypothèse tirée de l’analyse d’Insun Yu a été reprise et nous éclaire sur la prévalence des cultes dédiés aux déesses-mères (Yu 1999). Cependant, expliquer la popularité du culte des mères-protectrices par ce passé historique nous semble être un raccourci un peu hâtif. Du fait des caractéristiques particulières de sa profession, la communauté des pêcheurs a toujours été vue comme étant « à part » (Guichard-Claudic 2011). La dangerosité de leur métier a naturellement poussé ces hommes vers la croyance. Même si les études manquent pour retracer l’évolution du rapport des gens de mer à la religion, les plus anciens récits de voyage faisaient déjà état de pratiques cultuelles. Face à la violence des éléments, une figure de femme permet d’adoucir, d’apaiser la brutalité d’une profession qui coûte parfois la vie. L’arrivée des nouvelles technologies n’a rien changé au comportement cultuel des pêcheurs artisanaux qui continuent à vénérer les déesses-mères. Mẫu Thoải, Mazu et la Vierge Marie sont à la fois des divinités qui protègent les pêcheurs et qui symbolisent la mère, soit celle qui rattache les pêcheurs à la terre et à la famille, à une vie terrestre, par opposition à celle qu’ils ont en mer. Malgré leur caractère divin, ces figures représentent le réel, qui est la vie, et le concret, la terre ferme.

Les femmes participent de plus en plus à la vie religieuse de leur communauté, notamment en préparant les cérémonies ou en tenant des rôles actifs dans les défilés. Cependant, il faut noter que la démarche religieuse des femmes diffère de celle des hommes : le rapport qu’elles entretiennent avec le divin est plus intimiste que public, du moins dans les pratiques, et elles s’inscrivent davantage dans une sollicitation pour un événement bien précis. Si Mẫu Thoải n’est invoquée que par les hommes aux Philippines, la Vierge Marie est celle que tous appellent, car, en plus d’être la mère-protectrice, elle est aussi la mère compassionnelle et la mère consolatrice. Ces différents rôles font d’elle l’idéal féminin (Sarmiento 2016).

La dévotion pour les mères-protectrices est le point commun entre les communautés de pêcheurs, que ce soit en Asie, en Europe[14] ou ailleurs. La figure de la mère apparaît ici uniquement dans sa dimension protectrice et c’est donc une figure universelle. Sans verser dans l’analyse de la psychologie vietnamienne, malaisienne ou philippine, la symbolique de la mère dans les sociétés patriarcales asiatiques apporte une part de souplesse qui atténue les rôles nécessairement cloisonnés des hommes et des femmes. Plus que dans d’autres communautés, la distinction entre le rôle des hommes et celui des femmes est plus visible. Les hommes étant plus aptes physiquement aux travaux qui nécessitent la force, leur place est en mer, tandis que celle des femmes est au foyer. Par la dévotion pour les mères-protectrices, c’est un peu ce féminin absent que les pêcheurs s’efforcent de retrouver. De plus, l’immensité de la mer rappelle aux pêcheurs la petitesse de l’être humain et provoque en eux le sentiment d’insécurité qui les amène à solliciter la protection céleste. Et quoi de plus rassurant que la protection d’une femme pour surmonter les dangers ? Les bateaux de pêche philippins ne quittent pas le port sans un portrait de la Vierge Marie dans la cabine de pilotage. De leur côté, les Vietnamiens présentent toujours des offrandes à l’autel de Mẫu Thoải à chaque changement de lune et les fidèles de Mazu ne sauraient partir en mer sans une prière pour la déesse-mère.

Si les pays de l’Asie du Sud-Est célèbrent volontiers les femmes, la place de ces dernières chez les pêcheurs prend une dimension encore plus importante ; le Global Symposium on Women in Fisheries [Symposium mondial sur les femmes dans le secteur de la pêche], dont l’édition 2001 a été consacrée au rôle de la femme dans la pêche en Asie, est la preuve de cet intérêt pour le travail féminin[15]. Pour ces hommes dont le destin se joue souvent en mer, au gré des éléments, la croyance aux femmes divines prend le pas sur tout le reste. Bien que le culte des mères-protectrices soit très populaire au Vietnam, en Malaisie ou aux Philippines, la place de ces divinités dans le monde essentiellement masculin des pêcheurs et la notion du féminin sacralisé à travers elles nous poussent à nous interroger sur le rôle de la femme dans les communautés de pêcheurs.

Évolution du rôle de la femme avec la notoriété du culte voué aux mères-protectrices

Si les pêcheurs circulent entre la terre et la mer, à de rares exceptions près la place de la femme est résolument sur la terre. Son rôle se situe sur la terre ferme où elle a la conduite de tout ce qui est relatif à la terre comme la famille et la gestion des revenus. Cependant, lorsqu’il s’agit des cultes, les femmes restent souvent en retrait, même lorsqu’il s’agit d’un culte voué à une femme (Mai et Lê 1978 ; Tạ 1981 ; Whitmore 1984).

Le rôle des femmes durant les cérémonies du culte des déesses marines dans les villages de pêche a longtemps été largement minoré, voire occulté. Lors des cérémonies de culte que nous avons pu observer au Vietnam, en Malaisie ou aux Philippines, les femmes se contentent d’assurer la propreté du temple et des autels ainsi que la préparation des mets qui seront offerts aux divinités. Les cérémonies sont toujours conduites par les hommes. Les femmes n’y participent que de façon distante en s’assurant juste du bon déroulement des festivités. Lorsqu’elles participent aux cérémonies, elles n’ont qu’un rôle mineur. Au Vietnam, même en dehors des festivités, l’accès au temple dédié aux divinités marines leur est interdit. Malgré cela, il serait erroné de croire que la place des femmes au sein des villages de pêche est négligeable. Leur rôle ne cesse de grandir. En 2016, Lê Phương Thảo leur a consacré une thèse[16], dans laquelle elle a mis en lumière le rôle grandissant et indispensable de cette communauté composée de plus de deux millions de personnes.

Plus qu’aucun autre groupe social, un village de pêche ne se détermine pas seulement comme appartenant à un groupe socioprofessionnel, mais aussi comme une entité à part entière dont chacun des membres représente un maillon indispensable à l’ensemble. Dans ce contexte particulier, la femme occupe une place non négligeable. C’est surtout dans l’exercice économique qu’apparaît en premier lieu l’importance du rôle de la femme. En effet, comme le signale Raymond Firth (1946), la production des pêcheurs est un exercice quotidien et pour que la chaîne de production fonctionne, l’intervention des femmes est primordiale. La division du travail laisse aux hommes les activités de la pêche, plus physiques. Quant aux femmes, elles réceptionnent et travaillent le produit de la pêche. Ce sont encore elles qui en assurent la vente. Un village de pêcheurs ne pouvant survivre qu’au moyen des seuls produits de la pêche, il incombe aux femmes de participer à l’économie d’échange (ibid.). C’est donc la femme qui représente le lien entre les pêcheurs et l’hinterland, car elle circule entre les deux mondes. Comme dans beaucoup de sociétés maritimes, « [l]’économie littorale révèle une forte intégration des économies maritimes et de celles des arrière-pays à dominante agricole » (Cérino et al. 2004) et, sans avoir pour autant de statut, sans aucune reconnaissance professionnelle ou légale, les femmes des pêcheurs oeuvrent pour la santé économique du village de pêcheurs. Le lien social qu’elles exercent est, par conséquent, considérable. Par nécessité, les fonctions qui reviennent à l’homme et à la femme dans la communauté des pêcheurs sont liées. Pour autant, seul le travail masculin est visible et, traditionnellement, la femme est mise en retrait dans les discours. Même les fouilles archéologiques n’ont pas permis de « corriger » ce déséquilibre entre les représentations masculines et féminines. L’absence de la femme est encore plus remarquable dans l’Histoire écrite lorsqu’il existe des mentions concernant les communautés de pêcheurs. C’est l’observation de la réalité quotidienne dans les villages de pêcheurs qui permet de constater l’importance de l’élément féminin — dans le travail journalier d’abord, puis dans la reconnaissance du féminin dans les cultes masculins (voir Lê 2016). En adoptant une figure féminine pour mère-protectrice, non seulement les pêcheurs reconnaissent de facto l’importance de la femme dans leur quotidien, mais également l’importance de la femme en tant qu’élément protecteur, soit celle qui donne et protège la vie comme un rempart contre les difficultés et les dangers.

Conclusion

Si les pays riverains de la mer de Chine possèdent des cultures différentes alors qu’ils cohabitent dans un même espace géographique, on retrouve des similitudes dans leurs croyances. C’est sans doute parce qu’ils partagent le même espace de travail et de vie que les pêcheurs de la mer de Chine — qu’ils soient Vietnamiens, Philippins ou Malaisiens — ont en commun la dévotion pour des entités féminines protectrices. La mer est un élément naturel hostile à l’homme et pour surmonter ses dangers les pêcheurs ont eu recours à des croyances. Les analyses économiques ont longtemps été privilégiées au détriment des recherches anthropologiques, alors que les enquêtes systématiques enrichiraient notre savoir sur ces communautés maritimes. La modernité et les changements sociétaux survenus en Asie du Sud-Est ces dernières décennies ont poussé les populations à déserter les rivages pour se concentrer dans les villes, accélérant le délaissement des villages de pêcheurs. Les croyances traditionnelles de ces gens de mer ont alors glissé vers un oubli inexorable. Paradoxalement, alors que le rôle des hommes primait jadis dans le domaine des activités de pêche, celui des femmes, longtemps passé sous silence, prend aujourd’hui davantage d’importance, sans doute en raison de l’augmentation de la demande de produits halieutiques et du manque de main-d’oeuvre. L’autonomie obligatoire en l’absence des hommes, partis en mer, l’indispensable maîtrise des finances de la famille ainsi que les échanges économiques avec l’arrière-pays ont longtemps représenté autant d’éléments placés entre les mains des femmes ; initialement largement ignorées par toutes les études réalisées sur les communautés de pêcheurs, ces données apparaissent clairement aujourd’hui en raison d’une forte demande de produits halieutiques[17]. Cependant, il serait erroné de croire qu’il ait fallu attendre l’avènement des technologies et la mise en avant du travail féminin pour que la femme acquière officiellement de l’importance dans les communautés de pêcheurs. C’est en étudiant les croyances traditionnelles que l’on s’aperçoit que les pêcheurs ont toujours gardé pour la femme une place particulière. En choisissant de s’adonner aux cultes des mères-protectrices, ces hommes ont mis la femme sur un piédestal. Derrière le sacré apparaît la figure de la femme et cette dernière efface le vernis de surface patriarcal des hommes de mer. Les pêcheurs sont, à travers leurs croyances et leur piété, les promoteurs silencieux d’un certain féminisme discret.