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Vivre avec les dieux. Sur le terrain de l’anthropologie visuelle est un ouvrage multimédia construit à partir d’une série de cinq films réalisés entre 1984 et 1993 pour la télévision (RTBF, RTSR, la Sept-ARTE). Trois ont été tournés en Afrique de l’Ouest, un à Belém (au Brésil) et le dernier dans les Llanos (une vaste plaine herbeuse du Venezuela). Cette série nous met en contact étroit avec les lieux, les acteurs, les corps, les transes, les « effervescences » (p. 18) au coeur de différents rituels de possession et de chamanisme.

La série revient sur les traces d’une équipe dirigée par Jean Rouch dans les années 1970, à laquelle s’était joint Marc Augé, pour étudier les activités du prophète Albert Atcho. Si Atcho, que Rouch avait filmé quelques années auparavant, est l’un des « quelques grands absents » (p. 132) de Vivre avec les dieux, les problématiques de la série sont bien un prolongement de l’ouvrage Prophétisme et thérapeutique. Albert Atcho et la communauté de Bregbo (Piault 1975). Ce livre avait été marqué par un conflit d’interprétation entre Augé et Andreas Zempleni. Selon le premier, le rôle d’Atcho était répressif et son village, moins un hôpital qu’un tribunal. Le mal, selon Atcho, venait du patient lui-même, coupable de ne pas savoir faire sens de la modernité depuis ses référents traditionnels. Zempleni estimait que cette lecture réduisait le prophétisme à une « pièce de la machine capitaliste » et le voyait plutôt tourné vers la problématique de « l’individualisation » (Piault 1975 : 207ss).

Cette tension entre aliénation et subjectivation traverse Vivre avec les dieux, qui a le grand mérite de ne pas tenter de la résoudre. Dans N’Kpiti (1984), tourné en Côte d’Ivoire, les malades sont les sorcières, et le rituel de guérison est présenté comme normatif et contraignant : le prophète Odjo « agit comme une force qui contrôle les corps » (p. 103). Mais la caméra y est vibrante d’énergie et parvient à se laisser affecter par son sujet, comme lors de la crise spectaculaire de Delphine (p. 104), qui s’achève par un « regard caméra appuyé » (id.) transformant sous nos yeux la patiente en artiste. Prophètes en leur pays (1988), tourné en Côte d’Ivoire également, est un travail de documentation des liens entre les différents prophétismes ivoiriens et l’histoire politico-économique du pays.

Le film Les Dieux-objets (1989) se base sur l’analyse qu’Augé a proposée de la corporalité des vodũ togolais qui, faite de sculptures anthropomorphes faiblement figuratives, se situe du côté de la « puissance » et de la « pure matérialité » (Augé 1988 : 30), et assure ainsi à la parole du prêtre une puissance interprétative. Le film, en donnant à voir les multiples chemins de l’interprétation de la maladie, sans chercher à les résoudre, est fidèle à cette analyse et constitue une remarquable ethnographie visuelle de la pragmatique de la parole, moins attachée à « élucider » qu’à « savoir qui doit faire quoi » (p. 214).

Les deux derniers films, réalisés dans le sillage de collaborations d’Augé en Amérique latine, représentent deux extrêmes de la tension évoquée. Les esprits dans la ville (1991), filmant les cultes de possession umbanda à Belém, met l’accent sur l’agentivité des « mères de saints », dont les possessions par des puissances caboclos agissent comme des résistances rituelles à la domination masculine. En revanche, La nuit des Indiens Pumé (1993), dont le titre rappelle l’influence de la série Disappearing Worlds, à travers des paysages désertiques, métaphores du dénuement, des visions urbaines encadrant le film comme signe de la contamination du « rêve indien » (p. 286), prépare une lecture de la cérémonie du tohé réduite à une échappatoire imaginaire.

Il s’agit là de la limite atteinte par une recherche comparative qui a cherché à montrer que ses différents exemples de médiation entre les dieux et les humains « se pensent entre eux » (id.), tout en se tenant « loin des grands partages aujourd’hui mis en avant sous l’étiquette d’ontologies » (id.). Informée trop superficiellement des modes de pensée et de la cosmologie des Pumé, l’équipe aura projeté sur leur rituel les préoccupations thérapeutiques issues des rituels filmés dans d’autres contextes. Elle passe ainsi à côté de la réciprocité qui aurait pu s’installer entre la participation du film au rituel et la capacité de celui-ci à fonctionner comme « critique de l’économie politique des images » (Brasil 2017), c’est-à-dire, finalement, la dimension politique des images rêvées. Rouch ne disait-il pas déjà, à propos de son tournage à Bregbo, que « les enquêteurs eux-mêmes […] n’étaient que les super-commis indispensables au succès final » du prophète (Piault 1975 : 14) ?