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Un Zanskarpa rencontre quelqu’un à Kargil qui lui demande :

— Dans quelle condition est la route (de Padum à Kargil) ?

— Où est la route ? demande le Zanskarpa, je l’ai tracée moi-même sur mon chemin.

Blague courante du Zanskar

« Si la guerre avait duré un peu plus longtemps, nous aurions enfin eu une route », a déclaré Nyima, réfléchissant à la façon dont la guerre de Kargil, qui opposa en 1999 le Pakistan et l’Inde, a donné l’espoir que la région du Zanskar aurait enfin une route qui la relierait au reste de l’Inde toute l’année[1]. Mieux connu comme le « roi de Zangla » en référence à sa lignée qui remonte à l’une des deux familles royales du Zanskar, un ancien royaume qui a perdu son statut avec l’indépendance de l’Inde, l’octogénaire, comme beaucoup de Zanskarpas, est exaspéré de voir qu’après environ cinq décennies de construction, la route du Zanskar demeure inachevée. Mais la guerre n’a duré « que » 10 semaines et, avec la fin des tensions, le rythme de construction de la route a diminué. L’ironie qu’une guerre portait l’espoir de développements en infrastructures dans la région n’a pas échappé au roi qui manifestait visiblement un léger inconfort dans sa réflexion.

La perspective de Nyima — largement partagée par la population du Zanskar — s’arrime avec la recherche qui démontre comment la construction de routes répond, chez plusieurs communautés isolées, à un désir de participation à une économie régionale et nationale (Anderson 1989 ; Bennett 2018). Afin de saisir comment la construction de la route du Zanskar est centrale aux aspirations de ses habitants, il importe de se pencher sur l’isolement physique de la région. Le Zanskar fait partie du Ladakh, région autrefois rattachée à l’État du Jammu-et-Cachemire, devenue un territoire de l’Union en 2019. À la suite de cette reconfiguration administrative, le Zanskar est demeuré sous la gouvernance du district de Kargil, l’un des deux districts du territoire de l’Union du Ladakh, l’autre étant Leh[2]. Cette région himalayenne de haute altitude a un terrain accidenté et un climat hivernal rigoureux. Le Zanskar ne possède pas d’aéroport et n’est relié au reste de l’Inde que par une seule route motorisée, la route Suru-Padum, laquelle demeure non praticable la moitié de l’année, alors que l’accumulation de neige empêche la circulation de véhicules. La seule façon de se déplacer à l’intérieur et à l’extérieur de la région en hiver est par la voie du Chadar, nom donné au fleuve Zanskar lorsqu’il gèle en hiver.[3] Il faut compter sept jours pour voyager entre Padum et Leh[4]. Le voyage peut être assez dangereux et, selon de nombreux Zanskarpas, la période pendant laquelle la glace est relativement sécuritaire s’est écourtée, conséquence des changements climatiques.

Les infrastructures défaillantes nourrissent nombre de frustrations chez les Zanskarpas. Le sentiment d’abandon par l’État n’est pas lié qu’au réseau routier. Les réseaux de communication cellulaire et internet sont très limités et régulièrement défectueux. Les infrastructures sanitaires et scolaires sont insuffisantes. L’abandon social et matériel a ainsi contribué au fil des ans à façonner la subjectivité des Zanskarpas. Il est de plus devenu le terrain même sur lequel les Zanskarpas revendiquent leur citoyenneté.

Cet article examine le lien entre infrastructure, subjectivité politique et citoyenneté dans un contexte rural et frontalier en Inde. Il s’inspire des écrits en anthropologie qui montrent qu’aucune « forme totalisante de citoyenneté unique[5] » (Ong 2003 : 9) n’émerge de la gouvernance des individus et des populations, de sorte que la citoyenneté — ici conçue comme une forme de revendication et un sentiment politique plutôt qu’un statut juridique — révèle une vaste gamme d’instanciations. La forme de citoyenneté qui m’intéresse ici est celle qui prend forme à l’intersection du militaire et du technologique. Dans ce qui suit, après une revue de balises conceptuelles et de l’historique de la construction des routes au Ladakh depuis l’indépendance de l’Inde, deux sections se penchent sur la construction de routes au Zanskar en tant que terrain technopolitique sur lequel la citoyenneté se manifeste. Sous la gouvernance d’un État préoccupé par des questions géopolitiques, où le développement d’infrastructures est dicté par la valeur stratégique d’une région, la mobilisation citoyenne à la construction d’une route et la mise de l’avant du caractère militaire du Zanskar constituent des stratégies clés en vue d’étendre le développement de routes à la région. Une troisième section se penche sur la manière dont la construction d’une route par les citoyens vient remettre en question la capacité de l’État à mettre en oeuvre des projets techniques complexes. En analysant le terrain technopolitique de la construction des routes au Zanskar, cet article met en lumière les dimensions matérielles d’une modalité de la citoyenneté en Inde, laquelle est façonnée par un sentiment de marginalisation et un contexte de zone frontalière et géostratégique.

Infrastructure et citoyenneté

S’éloignant de la perspective juridique, les anthropologues qui se sont intéressés à la citoyenneté se sont penchés sur les processus et les pratiques qui font de quelqu’un un membre à part entière d’une communauté politique donnée. En d’autres termes, la manière dont les citoyens en tant que membres d’une communauté politique nationale atteignent leurs droits est aussi importante que le statut par lequel ils y ont droit (Lazar et Nuitjen 2013 : 3). Enquêter sur le politique à travers la citoyenneté implique donc de se pencher sur l’agentivité politique et sur la manière dont la citoyenneté politique est vécue. Comme le notent Sian Lazar et Monique Nuitjen, cette capacité dépend des conditions structurelles qui entourent la réalisation de la citoyenneté et l’autocréation des citoyens en tant que citoyens à part entière. Ainsi, les anthropologues ont analysé comment, dans des interventions hiérarchiques et hégémoniques, les États produisent des citoyens (Petryna 2002 ; Ong 2003 ; Lazar 2008) et comment les citoyens pétitionnent l’État (Petryna 2002 ; Holston 2008).

La politique ne se trouve pas que dans la gouvernance mais également dans une multitude d’espaces (Holston 2008) et d’éléments physiques allant de l’environnement naturel (de la Cadena 2015) aux infrastructures (Dalakoglou et Harvey 2012 ; von Schnitzler 2016 ; Anand 2017). Question d’intérêt pour la présente analyse, l’attention portée à l’infrastructure met en lumière le pouvoir de l’État et les relations citoyens-États au-delà des espaces où le politique est généralement envisagé. Par exemple, à partir d’une analyse du compteur d’eau prépayé en Afrique du Sud, Antina von Schnitzler (2016 : 10) étudie la technopolitique, soit « les manières dont les actions politiques s’inscrivent dans des formes techniques et, à l’inverse, les manières dont la technique façonne les questions politiques ». Technologie mondaine, le compteur d’eau s’avère fondamentalement politique. Ainsi, pour les Sud-Africains non blancs des townships, qui sont jugés indignes de confiance, l’accès à l’eau s’effectue sur une base prépayée, de peur qu’ils ne fassent défaut de paiement. Or, les familles blanches des banlieues peuvent accéder pour leur part aux services de base à crédit. Le compteur est ainsi un élément technopolitique, car il construit et réaffirme certaines différences entre les communautés dans la démocratie post-apartheid. M’appuyant sur ces réflexions, je m’intéresse à la manière dont une technologie, soit l’infrastructure routière, est rendue politique dans un contexte d’abandon alors qu’un lien de mobilité avec l’État devient un terrain politique.

La production et l’entretien d’infrastructures de connectivité comme les routes ou les voies ferrées sont une composante cruciale du contrôle territorial de l’État (Mann 1984). Que leur production soit ancrée dans des régimes capitalistes, militaires, ou développementalistes, les routes et leur construction sont des projets idéologiques (Wilson 2004 ; Dalakoglou 2010). La construction de routes peut impliquer des régimes politiques à différentes échelles — internationale, nationale et locale — en un seul endroit, et l’objectif même n’est pas inévitablement de relier les périphéries aux centres politiques (Dalakoglou et Harvey 2012 : 459). Cela se reflète bien dans le cas de la construction frénétique actuelle des infrastructures routières dans les hautes montagnes de l’Asie, qui est fortement orientée vers le commerce frontalier (Rippa et al. 2020). Or, avec un projet routier qui progresse à un rythme des plus lents, une faible intégration économique au reste de l’Inde et une absence de connexion transfrontalière, le Zanskar se démarque de ce tableau. C’est ici que le géopolitique s’imbrique dans le technopolitique. En effet, le développement dans la région du Ladakh depuis l’indépendance de l’Inde s’est largement aligné sur des préoccupations géopolitiques. Le contrôle des montagnes du Ladakh par la construction de routes est un élément central de la stratégie de territorialisation de l’État indien depuis son indépendance. Une telle stratégie ne vise pas tant à rendre « lisibles » des populations relativement isolées pour l’État (Scott 1998), mais sert plutôt à des fins militaires, car la présence de l’armée reste partie intégrante de la formation et de la production de l’État au Ladakh, imprégnant même des sphères du développement social (voir Bhan 2014 ; Gagné 2017).

L’offre sélective d’infrastructures donne une fenêtre sur la manière dont les États incorporent ou excluent les personnes et les espaces de l’imaginaire national (Gohain 2019 : 204). La construction de routes dans la zone frontalière du nord-ouest de l’Inde s’effectue dans un régime de géopolitique régionale. Or, le cas du Zanskar démontre comment ce régime de production tend à négliger les zones qui présentent peu d’intérêts stratégiques. N’étant ni contigu à la frontière avec le Pakistan ni à celle avec la Chine, mais demeurant dans une région où la production de l’État est étroitement liée à sa militarisation, le Zanskar demeure dans l’ombre de la zone frontalière. Dans ce contexte, les routes incarnent l’infrastructure même de la citoyenneté : elles permettent aux citoyens du Zanskar de s’adresser à l’État pour diverses requêtes et de bénéficier de ressources souvent fondamentales, mais difficilement accessibles dans la région.

S’attarder sur la question de la construction de routes permet de mieux saisir les désirs de l’État quant à certaines régions et la manière dont ces projets se traduisent (ou non) par un sentiment d’agentivité politique et économique chez des communautés locales (Fairhead 1992 ; Murton 2015). Les routes, dans leur gestion et leurs fonctions, sont génératrices de subjectivités politiques. Ainsi, en configurant des expériences citoyennes, elles génèrent des sentiments envers l’État indien. Ces sentiments n’ont pas toujours la forme d’idéologie mais parfois d’opposition à l’État. Ainsi, comme tout autre élément d’infrastructure, les routes peuvent aussi constituer des terrains sur lesquels des formes de citoyenneté sont contestées et exercées (Diouf et Fredericks 2014 ; von Schnitzler 2016 ; Anand 2017). Elles peuvent incarner les aspirations économiques des individus par une intégration à l’État et à ses ressources, ou être porteuses d’un espoir d’amélioration des moyens de subsistance (Reeves 2017 ; Bennett 2018).

Compte tenu de l’isolement géographique de la région, pour les Zanskarpas, les techniques, pratiques et idées concernant la citoyenneté ont longtemps été mises en oeuvre par le biais de la mobilité, de sorte que la citoyenneté est vue comme un processus matériel qui demeure à compléter. L’accès aux institutions publiques, que ce soit pour les soins de santé ou pour l’éducation, nécessite bien souvent un voyage en dehors de la région. Par exemple, le trajet périlleux sur le Chadar mené par les écoliers en pension hors du Zanskar, objet de nombreux reportages, témoigne des défis liés à l’accès à ce que plusieurs perçoivent comme une éducation de qualité. Les diverses pétitions adressées à l’État, notamment les demandes de fonds pour le développement d’infrastructures (canaux d’irrigation, ponts, infirmeries, etc.), nécessitent également un voyage à l’extérieur de la région, le siège administratif du Zanskar étant situé à Kargil, à plus de 230 km. Enfin, la mobilité est aussi ce qui permet aux Zanskarpas d’accéder à des éléments fondamentaux fournis par l’État, comme les technologies de la communication, l’électricité, ou même l’emploi dans l’appareil bureaucratique. Ainsi, ici comme ailleurs, « les désirs vernaculaires d’un État cohérent sont souvent articulés sous des formes matérielles spécifiques » (Reeves 2017 : 714). Il est commun d’entendre un Zanskarpa, bien conscient des ressources de l’État auxquelles il n’a pas accès, comparer avec cynisme un retour en région après un séjour à l’extérieur à un voyage dans le temps vers le passé. Dans ce contexte, les routes constituent un terrain politique : elles sont un élément central de la manière dont les Zanskarpas mènent des actions politiques et elles leur permettent de façonner des questions politiques. Ce terrain politique est cependant intimement lié au géopolitique.

Géopolitique et construction des routes au Ladakh

Chaque printemps s’opère un rituel qui célèbre les deux piliers de la production de l’État dans la zone frontalière du Ladakh, soit la militarisation et la construction d’infrastructures. Lorsque l’Organisation des routes frontalières[6] finit de débarrasser les routes de la neige accumulée après un long hiver, une cérémonie au cours de laquelle des officiers de haut rang de l’armée indienne s’assemblent pour la coupe d’un ruban rouge signale la réouverture des routes qui relient le Ladakh au reste de l’Inde. Si ce rituel annuel symbolise l’importance centrale des routes pour une région longtemps isolée du reste de l’Inde, il affirme également le rôle fondamental de l’armée dans la vie de la population locale.

En Inde, l’Organisation des routes frontalières, dotée d’ingénieurs et d’experts de l’armée indienne, est responsable de la construction d’infrastructures dans les zones frontalières. La nature stratégique de l’organisation et son rôle central dans la vie du Ladakh se reflètent bien dans le chorten, monument bouddhique d’origine tibétaine (qui ici sert de mémorial), situé à l’entrée du quartier général de l’Organisation des routes frontalières près de Leh, la capitale du Ladakh et du district du même nom. La haute structure est ornée d’une plaque sur laquelle est inscrite une longue liste des noms des travailleurs qui ont perdu la vie en tentant de façonner les hautes montagnes du Ladakh. À côté de la plaque se trouve une dédicace teintée d’un degré de patriotisme, sur laquelle on peut notamment lire « La Force d’ingénierie de la Réserve générale fait partie intégrante de la vie du Ladakh » (The General Reserve Engineer Force is an inextricable part of the life of Ladakh).

Les infrastructures peuvent constituer un moyen pour l’État de projeter sa puissance sur la scène internationale et son pouvoir sur ses citoyens (Khan 2006 ; Dalakoglou 2010 ; Dalakoglou et Harvey 2012 ; Harvey and Knox 2012). Dans un contexte de tensions géopolitiques, plus qu’un simple ensemble d’éléments matériels, l’infrastructure est une performance. Bien ancrée dans la géopolitique de l’Inde, la construction de routes au Ladakh est un projet à la fois défensif et préventif. Elle donne corps à l’argument de Casper Bruun Jensen et Atsuro Morita (2016) selon lequel les infrastructures ne sont pas seulement le produit d’une certaine politique, mais peuvent également elles-mêmes façonner la politique. Si la réflexion des auteurs porte sur les relations sociales et politiques qu’impliquent les infrastructures, ces observations sont néanmoins pertinentes pour le Ladakh, où la géopolitique régionale s’infiltre dans le tissu de la vie quotidienne. La construction de routes au Ladakh se déroule non seulement au rythme des tensions géopolitiques entre l’Inde, le Pakistan et la Chine, mais elle façonne également cette géopolitique. En d’autres termes, il s’agit d’une politique réactive qui est sporadiquement dictée par qui construit l’infrastructure en premier et où (voir Demenge 2012 : 84-85). Concrètement, sur le terrain, bien plus que les besoins en développement local, ces dynamiques géopolitiques dictent le développement du réseau routier.

La construction des artères principales du Ladakh est dans l’ensemble une entreprise militaire qui, depuis l’indépendance de l’Inde, suit le rythme des conflits avec le Pakistan et la Chine[7]. La construction d’un tronçon de la première route motorisée du Ladakh, celle qui relie Srinagar à Leh, a eu lieu en 1948 lors de la première guerre avec le Pakistan, dans le but de transporter du matériel militaire sur le col de Zoji La. La partie de la route qui relie Srinagar à Kargil a été achevée en 1958 et celle qui relie Kargil à Leh, dans les années 1960. Selon les registres militaires, l’achèvement de la route a été gravement entravé par les conditions météorologiques et la pénurie de main-d’oeuvre (Choudhary 1995 : 562).

À l’époque coloniale, le Ladakh était considéré comme une frontière naturelle pour l’Inde (Aggarwal et Bhan 2009 : 521), mais les conflits avec le Pakistan et avec la Chine ont remis en question cette perspective et ont exposé la vulnérabilité de l’Inde à sa frontière du nord-ouest. Ainsi, la nécessité d’un meilleur contrôle des montagnes du Ladakh par l’armée a mené à l’accélération de la construction de routes.

Jusqu’en 1960, la construction de routes au Ladakh était entreprise par le service des travaux publics, mais la création de l’Organisation des routes frontalières a accéléré le rythme de la construction des routes, tout comme les activités militaires chinoises dans l’Aksai Chin. Au cours des années 1950, l’Inde et la Chine ont mené des discussions quant au contrôle de l’Aksai Chin, région située dans le nord-ouest du plateau tibétain. Pour la Chine, l’Aksai Chin était alors un territoire d’importance stratégique puisqu’il constituait un lien entre le Xinjiang et le Tibet, contournant l’impénétrable Massif de Kunlun. Or, la revendication chinoise réfutait la ligne McMahon, qui avait établi la frontière entre l’Inde et le Tibet au début du 20e siècle. La Chine a construit un tronçon de l’autoroute Tibet-Xinjiang (maintenant appelée China Highway 219) dans le Aksai Chin en 1956-1957, ce que les autorités indiennes apprendront quelques mois plus tard seulement, car cette partie du Ladakh était mal surveillée. Par ce geste, la Chine infligeait un double affront, déployant son appareil infrastructurel sur deux territoires étrangers, l’Inde et le Tibet.

Cette route deviendra un sujet de préoccupation pour les autorités indiennes et marquera la formalisation institutionnelle de la production militaire des routes en région frontalière indienne. Signalant la construction d’une route par les Chinois à la frontière du Ladakh et s’inquiétant des conséquences potentielles dans une lettre datée du 5 décembre 1959 et destinée au premier ministre Jawaharlal Nehru, le président Rajendra Prasad appelle à la création d’une agence militaire pour faire face à la tâche massive de la construction d’un réseau routier dans la région du Ladakh (Choudhary 1993 : 170), ce qui mènera à la fondation, quelques mois plus tard, de l’Organisation des routes frontalières (Sinha et Athale 1992, cité dans Demenge 2012 : 83).

Ainsi, le déploiement des efforts de l’État indien dans l’infrastructure routière en zone frontalière mena à l’extension de la route Srinagar-Leh à Chushul vers la frontière chinoise. Les travaux, qui commencèrent à l’été 1960, s’achevèrent en septembre 1962, quelques semaines seulement avant la guerre sino-indienne (Demenge 2012 : 78). Or, malgré ces efforts de construction, à l’exception de ces liaisons, les sentiers pédestres et muletiers constituaient à l’époque l’essentiel du réseau de connectivité au Ladakh. Consciente de la situation, l’Inde se sentait menacée par le fait que la Chine avait déjà une décennie d’avance dans la construction de routes (Choudhary 1993 : 170). On pense d’ailleurs que la découverte par l’Inde de la route construite par la Chine dans la région de l’Aksai Chin a été l’un des principaux déclencheurs de la guerre sino-indienne. L’importance des routes pour la géopolitique de l’Inde est telle qu’une étude commandée par le ministère de la Défense trois décennies après la fin de la guerre sino-indienne conclut que le manque de routes en Inde et l’abondance comparative des routes en Chine furent des facteurs centraux de la perte de l’Aksai Chin (Sinha et Athale 1992).

La route qui relie Leh à Manali dans l’État de l’Himachal Pradesh est également le produit de considérations militaires. La construction de la route, initialement ouverte uniquement à l’armée, a commencé en 1960 sous le service des travaux publics, avant d’être transférée à l’Organisation des routes frontalières en 1964. Elle a finalement été rendue accessible aux civils à la fin des années 1980 (Demenge 2012 : 79). À une distance qui la protège des attaques venant du Pakistan, cette route s’est avérée cruciale pendant la guerre de Kargil en 1999, alors qu’elle a permis la circulation de troupes et de matériel militaire vers le Ladakh. Enfin, la route Khardung La a été achevée en 1988 et relie Leh à la vallée de la Nubra. L’Organisation des routes frontalières s’assure que la route est ouverte toute l’année, car c’est le seul lien vers le glacier de Siachen. Souvent surnommé le plus haut champ de bataille du monde, il est un lieu d’affrontement pour les armées pakistanaise et indienne depuis 1984.

Ce survol historique illustre comment, dans ce contexte frontalier, la construction des routes au Ladakh est une stratégie de territorialisation indicative des inquiétudes géopolitiques. Par ailleurs, la construction de routes et d’autres infrastructures demeure au coeur des querelles sporadiques qui ont lieu entre la Chine et l’Inde à la frontière du Ladakh, comme le témoignent l’incident de Depsang du printemps 2013 (Saint-Mézard 2013) ou le combat dans la vallée de Galwan en 2020 (Gettleman et al. 2020).

À l’ombre des frontières : le Zanskar et la route Suru-Padum

La série de violentes manifestations qui a eu lieu dans la vallée du Cachemire au cours de l’été 2016 a conduit à l’imposition d’un couvre-feu de 53 jours qui a eu des répercussions à plus de 400 km, au Zanskar[8]. Le couvre-feu a bloqué la circulation des approvisionnements par la route entre Srinagar et Kargil. Comme le Zanskar est relié au reste de l’Inde par une seule route, qui relie Padum, le centre administratif de la région, à Kargil, la mesure a paralysé l’économie de la région. Alors que les vendeurs ne pouvaient pas se réapprovisionner en produits frais, les quelques fruits et légumes disponibles au marché pourrissaient lentement devant les yeux des Zanskarpas. Sans approvisionnement en béton et en bois, les travaux de construction furent mis sur pause. De temps à autre, un chauffeur intrépide parvenait à défier le couvre-feu la nuit et son arrivée à Padum était marquée par une ruée sur son chargement. « C’est toujours comme ça : chaque fois qu’il y a des tensions à Srinagar, nous en subissons les conséquences au Zanskar », déplorait Namgyal alors que nous revenions du marché bredouilles par un après-midi de juillet 2016. L’homme d’une soixantaine d’années nous a raconté comment, alors qu’il voulait raccompagner ses fils à l’école après le congé scolaire au moment où la guerre de Kargil (1999) venait d’éclater et que la circulation civile sur la route était bloquée, il avait dû traverser, avec ses fils, le col traître d’Akshow[9] pour se rendre à Paldar, dans le district Kishtwar du Jammu-et-Cachemire, ce qui a impliqué de grimper un glacier et de négocier de multiples crevasses. Aujourd’hui, un sentiment d’injustice habite Namgyal. Il note que les Zanskarpas se sont conformés au travail de portage obligatoire durant la guerre, mais que l’État a rapidement oublié ses promesses d’une route une fois le conflit terminé. « C’est ce que nous sommes, les Zanskarpas, seulement des citoyens de troisième classe », regrette l’homme, un refrain souvent répété par les habitants de la région.

Alors que le réseau d’infrastructure routière dans le district de Leh et certaines parties du district de Kargil ont connu d’importants développements depuis l’indépendance de l’Inde, le scénario est tout autre pour la région du Zanskar. À l’ombre de la « ligne de contrôle » qui sépare les territoires occupés par l’Inde de ceux du Pakistan et à l’ombre de la « ligne de contrôle réel » qui sépare l’Inde de la Chine, le Zanskar présente, dans la logique territoriale de l’État indien en zone frontalière, peu d’intérêt. À la périphérie de Padum, l’Organisation des routes frontalières, qui balise les routes du Ladakh de ses nombreux panneaux de signalisation, se targue de lier les communautés isolées au reste de l’Inde, tandis qu’un panneau à l’entrée de son siège local près de Padum indique « L’Organisation des routes frontalières crée, connecte et se soucie [des gens] » (Border Roads Creates, Connects and Cares). Le cynisme généralisé des Zanskarpas est cependant bien tangible dans la manière dont ces affirmations sont tournées en dérision, comme l’évoque cette critique d’un jeune Zanskarpa : « on devrait plutôt y lire “l’Organisation des routes frontalières s’assure que le Zanskar reste éloigné” ». L’incapacité à mener des projets techniques (approvisionnement, routes, réseaux cellulaires et internet), qui souvent demeurent inachevés ou dysfonctionnels, est l’objet de nombreuses discussions et un terrain sur lequel l’État est régulièrement ridiculisé.

Fig. 1

L’Organisation des routes frontalières amène les gens éloignés vers le fleuve principal »

L’Organisation des routes frontalières amène les gens éloignés vers le fleuve principal »
Source : Karine Gagné (2016)

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La construction de la seule route motorisée qui relie le Zanskar au reste de l’Inde a débuté en 1962 pour se terminer après 18 ans. Appelée localement la route « Suru-Padum » en raison de la vallée qu’elle traverse, ce tronçon de route nationale 301 connecte Padum à Kargil. À plusieurs reprises, la construction a été mise sur pause ou abandonnée, faute de main-d’oeuvre ou d’intérêt de la part des administrateurs. Or, observateurs et habitants locaux expliquent ce rythme lent par le peu d’intérêt stratégique présenté par la route (Crowden 1995 : 275). Alors qu’il était dirigeant politique de la région, Nyima a décidé de faire pression sur l’État : établir un lien avec Kargil, la capitale administrative du Zanskar, était fondamental. En l’absence de ce lien, les Zanskarpas demeuraient largement invisibles aux yeux de l’administration. Qui plus est, le manque de connectivité avec Kargil rendait laborieux l’accès aux ressources auxquelles les Zanskarpas avaient droit en tant que citoyens. Par exemple, afin de se procurer les denrées fournies par le système de distribution public, le système indien de sécurité alimentaire qui fournit des produits à tarifs subventionnés, les villageois devaient organiser des caravanes et partir en expédition pour plusieurs jours.

Bien conscient que la région dont il avait la charge en tant qu’agent de développement économique local pour l’État du Jammu-et-Cachemire connaîtrait un développement économique et infrastructurel limité tant qu’elle ne serait pas au moins connectée à Kargil, Nyima a décidé de s’attaquer au problème. Il a conclu une entente avec les autorités à Kargil, qui lui garantirent l’allocation de fonds pour la construction de la route s’il parvenait à assembler la main-d’oeuvre. Ainsi, d’une vallée du Zanskar à l’autre, Nyima a rassemblé les villageois, fait un discours et demandé à chaque ménage de fournir au moins un ouvrier afin de construire la route. Il a ainsi pu mobiliser plus de 2000 ouvriers qui, un village après l’autre, ont construit un tronçon de route qui éventuellement relia la région à Kargil.

Fig. 2

Négociation difficile d’une partie de la route nationale 301

Négociation difficile d’une partie de la route nationale 301
Source : Karine Gagné (2019)

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Si cette route assure un lien vital avec le reste de l’Inde, comme l’évoque la blague du Zanskar rapportée en exergue de cet article, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un lien précaire, praticable seulement quelques mois par année, lorsque la route est ouverte. Voyager à l’intérieur et à l’extérieur du Zanskar demeure une entreprise laborieuse, non seulement en raison de la distance à parcourir, mais aussi parce que la route est en piètre état. On compte ainsi deux jours complets afin de parcourir les quelque 450 km jusqu’à la ville de Leh, la capitale du Ladakh, où les Zanskarpas se déplacent fréquemment à des fins religieuses, économiques, éducatives, et pour recevoir des soins de santé. Le trajet sur cette route sinueuse implique la traversée de cols de montagnes, des virages en lacets et des passages complexes et étroits où se négocie difficilement la rencontre avec les poids lourds. Les véhicules sont souvent arrêtés des heures, voire des jours. Les récits des difficultés rencontrées sur cette route abondent : accidents, délais causés par des avalanches et des glissements de terrain et véhicules incapables de franchir les flots d’eau jaillissant des hautes montagnes[10].

Le dépôt militaire : redimensionnement stratégique

La prochaine mission de Nyima, soucieux de voir la région mieux connectée au reste de l’Inde, était la route du Zanskar. Une fois terminée, elle relierait, au nord, Padum à Leh en passant par le village de Nyemo dans le district de Leh. Au sud, elle relierait Padum à Darcha, dans l’État de l’Himachal Pradesh, où elle croiserait la route de Leh à Manali. L’objectif de Nyima était d’abord de faire pression pour la construction du tronçon de la route du Zanskar qui est communément appelée « route Chadar », en référence au fleuve Zanskar, qu’elle suit, et qui relierait Padum à Leh au Ladakh. Les géomètres et les ingénieurs de l’État lui ont répété à maintes reprises que tailler une route dans la gorge rocheuse et escarpée du Zanskar était un projet impossible. Mais Nyima a insisté, jusqu’au jour où un ingénieur civil s’est rendu au Zanskar et a enfin cru en son projet.

La construction de la route du Zanskar a débuté dans les années 1970, et le projet a d’abord été pris en charge par l’État du Jammu-et-Cachemire via le service des travaux publics. Cette route transhimalayenne de près de 300 km destinée à assurer le transport toute l’année à l’intérieur et à l’extérieur du Zanskar constitue ce que Madeleine Reeves nomme un « espoir infrastructurel » (2017). Cette notion souligne la simultanéité du social et du matériel dans l’apparition des formes infrastructurelles et permet ainsi d’explorer les implications politiques de cette co-constitution contingente. Lorsque la matérialisation des espoirs infrastructurels repose sur des activités d’anticipation (le développement économique et l’accès aux ressources de l’État, dans le cas du Zanskar), les implications politiques de ces derniers sont, selon Reeves, instables et imprévisibles. Cela peut à son tour contribuer à ce que les espoirs demeurent ce qu’ils sont : des désirs qui ne se sont pas encore matérialisés.

Pour de nombreux Zanskarpas, la route du Chadar constitue la forme matérielle de l’économie du futur. Or, la construction s’étant déjà échelonnée sur plus de cinq décennies, beaucoup sont devenus cyniques quant à son achèvement. La construction de la route est l’objet de nombreuses discussions chez les Zanskarpas, et la lenteur des progrès alimente les spéculations. Défiant la crédibilité de l’État, plusieurs font allusion au détournement de ressources par les autorités responsables de la construction et remettent en question le savoir-faire technique de l’État. Les autorités, pour leur part, blâment souvent le terrain montagneux difficile, les conditions météorologiques et la courte saison de travail pour la lenteur des travaux. L’effort n’est certainement pas facile, impliquant, au sud, la construction sur le Shingo La, un col de haute montagne à 5 091 mètres, et, vers Leh, au nord, la construction tout au long de la gorge escarpée et étroite qui suit la rivière Zanskar.

Or, malgré les réalités d’une topographie difficile, beaucoup pensent que les retards perpétuels sont la preuve d’un manque de volonté politique ou, pire, de la marginalisation délibérée des Zanskarpas (Gutschow 2004 : 33 ; Demenge 2012). En effet, les Zanskarpas font régulièrement allusion à des conflits communautaires afin d’expliquer la lenteur des progrès. Le district de Leh comprend une majorité bouddhiste et le district de Kargil, où se situe le Zanskar, une majorité musulmane. Dans ce même district, la région isolée du Zanskar a une population bouddhiste dominante. Ainsi, en termes d’identité culturelle et religieuse, la plupart des Zanskarpas estiment avoir plus d’affinités avec le Ladakh, qui est localement couramment employé comme métonyme du district de Leh, plutôt qu’avec le district de Kargil, responsable de l’administration du Zanskar. L’isolement physique du Zanskar est également indissociable de son isolement politique. La région du Zanskar n’a pas de représentant à l’Assemblée législative, arène où toute personne élue peut débattre de questions liées à sa circonscription[11]. De nombreux Zanskarpas pensent que les politiciens de Kargil craignent qu’une fois la route terminée, le Zanskar puisse passer sous la juridiction de Leh, donnant ainsi plus de pouvoir politique aux bouddhistes de la région du Ladakh[12]. Si, en pratique, l’État laïque indien se doit de dissocier les appartenances religieuses du politique, les habitants du Zanskar entrevoient un tout autre scénario. À cet égard, leurs appréhensions sont corroborées par de nombreuses études ethnographiques sur les dimensions empiriques de la citoyenneté en Inde qui démontrent comment l’obtention (ou non) des ressources de l’État est étroitement liée à des affiliations de groupes — caste, religion, ethnicité (Witsoe 2013 ; Moodie 2015)

L’ensemble de ces spéculations a certes un effet concret : les Zanskarpas sont bien souvent convaincus qu’ils ne peuvent compter que sur l’État pour voir l’achèvement de la route. Tel que l’examine le reste de cet article, c’est ainsi que deux hommes du Zanskar ont décidé de prendre les choses en main. C’est notamment le cas de Nyima, qui a vu en la guerre de Kargil, en 1999, une occasion de miser sur l’aspect stratégique de la route. Si le district de Leh avait vu la construction de routes progresser à grands pas à la lumière de considérations militaires, l’absence d’intérêt stratégique de la route du Zanskar constituait, selon Nyima, un facteur clé expliquant la lenteur de son achèvement. Nyima a mobilisé ses relations militaires de haut rang et a invité, durant la guerre, l’armée indienne à enquêter sur le Zanskar. « Le Zanskar est une zone très vaste et ouverte, à une bonne distance de la frontière avec la Chine et de celle avec le Pakistan, explique-t-il, alors j’ai soutenu qu’il était très sécuritaire d’entreposer des munitions ici ». L’armée a apprécié sa suggestion et a envoyé des ingénieurs géomètres arpenter le terrain. L’importance cruciale de cet axe pour acheminer des troupes et des fournitures militaires sur le front pakistanais toute l’année — alors que les routes existantes sont fermées durant les hivers rigoureux — a également constitué un élément de taille dans l’élaboration du caractère militaire de la route.

La guerre de Kargil a duré un peu moins de trois mois. Elle a apporté l’espoir de voir la route être enfin terminée, car la construction s’était accélérée. Le rythme des travaux a cependant commencé à ralentir avec la diminution des tensions avec le Pakistan. En revanche, l’argument militaire a permis d’extirper la construction de la route de la politique locale et d’amplifier les efforts techniques déployés. En effet, le caractère désormais stratégique de la route du Zanskar était tel que la responsabilité quant à sa construction a été transférée à l’Organisation des routes frontalières. La route du Zanskar est désormais vue comme un enjeu d’intérêt national et elle relève ainsi de l’administration centrale, par la voie du ministère de la Défense et des forces armées indiennes, qui chapeautent l’Organisation des routes frontalières.

La relation entre l’infrastructure et la citoyenneté en Inde a fait l’objet d’un examen approfondi dans les centres urbains (Bjorkman 2015 ; Anand 2017). Comme le notent Edward Boyle et Sara Shneiderman (2020 : 116-117), en se concentrant sur les centres urbains, les études sur l’infrastructure en tant qu’interface sociotechnique se penchent sur des espaces d’État-nation clairement délimités où les projets d’infrastructure sont considérés comme des sites à travers lesquels la négociation entre les citoyens et les États peut être observée. Or, les régions frontalières d’Asie du Sud sont des espaces liminaux où développement s’arrime bien souvent avec militarisation. Ce contexte dicte également les paramètres des négociations entre les citoyens et l’État. En effet, comme le remarque Swargajyoti Gohain à partir de son analyse de la région de Monyul en zone frontalière du nord-est de l’Inde, l’allocation stratégique d’infrastructures rend les populations locales non seulement conscientes de ce qui leur manque, mais également dépendantes de l’armée pour combler ce manque (Gohain 2019 : 218). C’est dans ce contexte que la stratégie de Nyima doit être envisagée comme une revendication qui s’appuie sur une logique existante afin d’être reçue par l’administration. La guerre a apporté beaucoup d’espoir aux Zanskarpas de voir une accélération du développement en infrastructure atteindre enfin la région. Au cours de mes recherches de terrain, de nombreuses conversations ont révélé une approbation de la stratégie de Nyima, ce qui peut notamment s’expliquer par l’influence de ce dernier au sein de la communauté. Par ailleurs, si le rôle joué par Nyima n’est pas connu de tous et si les implications de l’attribution d’un caractère stratégique à la région semblent peu mesurées, beaucoup se réjouissent de la présence de l’armée via l’Organisation des routes frontalières. Ce soutien au projet s’explique par la conscience du fait que le développement d’infrastructures au Ladakh, en particulier des routes, est étroitement lié à des préoccupations géopolitiques et à des activités militaires.

L’affront : La route du Zanskar au-delà de la géopolitique

Au Zanskar, il est fréquent de voir les gens réparer la route chemin faisant. Un conducteur arrêtera son chemin et prendra le temps de dévier le cours d’un jet d’eau venant des montagnes afin de limiter les dommages, placera des pierres afin de stabiliser le sol, ou déplacera des roches laissées par un éboulis. Fragiles, les routes sont ici en constante transformation sous les aléas de la nature. Ces gestes prennent tout leur sens à la lumière d’un contexte où les routes se développent à un rythme des plus lents et nécessitent la participation des Zanskarpas, soit par les contributions financières, soit par le labeur physique. Au Zanskar, les routes ne sont pas des éléments d’infrastructure dont on oublie la présence. Investies d’émotions, elles encodent les aspirations de ses habitants, que ce soit sur le plan du développement économique ou sur celui de l’accès aux ressources de l’État.

Fig. 3

Deux hommes du Zanskar tentent de dévier l’eau qui endommage une route

Deux hommes du Zanskar tentent de dévier l’eau qui endommage une route
Source : Karine Gagné (2019)

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Après des années à voir des promesses de développement au Zanskar non réalisées, notamment celles liées à la construction d’une route qui relierait le Zanskar au reste de l’Inde en toutes saisons, Tsultrim Chonjor, un septuagénaire originaire du Zanskar, a décidé de prendre les choses en main. « J’ai vu cela trop souvent dans ma vie : les politiciens disent que les choses vont changer, mais rien ne change, explique l’homme. Puis, j’ai réalisé que ça devait venir de nous, que nous ne devions compter que sur notre peuple, car il était évident que personne n’allait nous venir en aide. » Tsultrim Chonjor a ainsi décidé de contribuer au développement de la région par la construction de la route, « dans l’intérêt des jeunes générations du Zanskar et pour les habitants du Zanskar », comme il l’explique. Son objectif était de relier la région à l’autoroute Leh-Manali, et ce, en complétant le tronçon de la route du Zanskar qui passe au sud de Padum, pour rejoindre le village de Darcha dans l’État de l’Himachal Pradesh. Afin de financer ses travaux, l’homme a d’abord vendu ses terres ancestrales. Durant des années, il est passé d’un village à l’autre le long de l’axe au sud de Padum, essayant de convaincre les villageois de se mobiliser pour construire la route. Progressivement, il a reçu des dons et le soutien des villageois. « Aujourd’hui, ils m’appellent : “venez, nous avons de l’argent pour vous, venez relier notre village” », raconte-t-il.

Entre 2014 et 2015, Tsultrim Chonjor a pu construire 17 km de route, une réalisation qu’il aime comparer aux 9 km construits par l’Organisation des routes frontalières sur le même axe en 10 ans. Le projet de Tsultrim Chonjor constituait certes un affront et résonnait avec les moqueries courantes au Zanskar quant aux compétences de l’État en matière de construction des routes. Comme il l’explique en référence à l’Organisation des routes frontalières, « quelqu’un devait bien leur montrer qu’il est possible de faire le travail si on s’y met réellement. » L’entreprise demanda une planification logistique importante. Alors que son projet de route battait son plein, l’homme de petite taille pouvait être aperçu régulièrement au marché de Padum avec son sac à dos caractéristique sur les épaules, affairé à mobiliser les ressources pour son projet. Lors de notre première rencontre, à l’été 2016, Tsultrim Chonjor essayait désespérément de trouver un moyen d’amener une excavatrice du Punjab au Zanskar, et une équipe de la télévision française tournait un documentaire sur lui et ses efforts[13]. La tâche à laquelle il était confronté était alors herculéenne, soit s’attaquer à l’intimidant col de Shingo La, à une altitude de 5 091 mètres. Au fil des ans, les embûches qu’il a rencontrées ont été nombreuses : difficultés à trouver de la machinerie, intempéries et glissements de terrain qui ont endommagé son travail plus d’une fois. Après trois ans de labeur et un investissement personnel de plus de cinq millions de roupies, Tsultrim Chonjor a construit un tronçon de route de 38 kilomètres qui a permis de relier le village de Kargyak à Padum. Il a de plus balisé le bout de route qui relie Kargyak à Darcha. Les efforts de Tsultrim Chonjor ayant attiré l’attention des autorités, l’Organisation des routes frontalières a depuis redoublé d’efforts pour finaliser ce dernier segment.

Les récents travaux sur la construction de routes en zones frontalières décrivent un contexte de développement d’infrastructure autoritaire entretenant peu de liens avec les aspirations locales (Murton 2015 ; Reeves 2017). La construction des routes au Zanskar s’effectue également dans un contexte de désengagement envers les citoyens. À la zone frontalière du nord-ouest de l’Inde, les routes sont d’abord construites dans une optique géopolitique. Elles constituent un lien vital vers certaines ressources, et pourtant le développement d’infrastructures (sanitaires, scolaires, de connectivité) au Zanskar demeure limité comparativement à d’autres régions de l’Inde, notamment le district de Leh. C’est pourquoi ce type de développement est au coeur des revendications citoyennes au Zanskar, à tel point que cette question figurera inévitablement au programme électoral d’un conseiller de district. Ces revendications sont également fréquemment faites par les citoyens eux-mêmes, qui n’hésitent pas à prendre la route vers Kargil pour formaliser leurs demandes auprès de l’État (Gagné 2018). Ainsi, les routes incarnent l’infrastructure de la citoyenneté. En effet, alors que les routes existantes permettent aux habitants du Zanskar d’accéder aux ressources et aux technologies auxquelles ils ont droit et d’effectuer des revendications citoyennes, les routes envisagées sont porteuses d’espoir et perçues comme fondamentales au développement de la région.

Fig. 4

Tronçon de la route construite par Tsultrim Chonjor dans la vallée de Lungnak

Tronçon de la route construite par Tsultrim Chonjor dans la vallée de Lungnak
Source : Karine Gagné (2019)

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Le terrain technopolitique, comme le démontrent les études ethnographiques sur les sciences citoyennes, est un terrain sur lequel la démocratie s’exprime (Petryna 2002). Considérer l’infrastructure met en lumière une forme matérielle de la citoyenneté, laquelle doit être analysée dans son contexte historique et politique (von Schnitzler 2016 ; Fredericks 2018). Mobiliser le front technique afin d’engager l’État peut constituer une stratégie essentielle en vue de l’exercice de la citoyenneté, notamment dans un contexte d’État autoritaire (Zhang 2014). Comme le montrent les stratégies déployées par Nyima et Tsultrim Chonjor, ainsi que par d’autres au Zanskar (voir ci-dessous), cela permet également d’engager l’État dans un contexte d’abandon et d’influencer le cours du développement d’infrastructures.

L’achèvement du tronçon de la route du Zanskar qui relie Padum à Darcha génère de grandes attentes et plusieurs y voient un gage de développement économique pour la région[14]. En effet, le Ladakh connaît depuis la dernière décennie une grande popularité auprès des touristes nationaux et plusieurs jeunes Zanskarpas croient que la route liera le Zanskar à ce circuit touristique. Une fois la route terminée, le voyage entre Manali dans l’État de l’Himachal Pradesh et Padum ne prendra désormais que quelques heures. La construction de routes a une telle importance pour les Zanskarpas que plusieurs de ces derniers considèrent Tsultrim Chonjor comme un héros national. D’ailleurs, en 2021, celui-ci a reçu le Padma Shri, la quatrième récompense civile la plus élevée de la République de l’Inde, pour sa contribution à la construction de la route du Zanskar.

Conclusion : l’infrastructure de la citoyenneté

En 2017, un haut pilier d’Ashoka a été érigé à l’entrée de Padum. Tout comme les piliers originaux, cette réplique arbore, à son sommet, le chapiteau aux lions d’Ashoka, soit une sculpture de lions asiatiques se tenant dos à dos. La structure revêt certes une connotation nationaliste, car une adaptation graphique de ces mêmes lions a été adoptée comme emblème officiel de l’Inde en 1950. La construction du pilier d’Ashoka à Padum a été financée par l’association bouddhiste locale (Zanskar Buddhist Association), à partir de dons faits par la population. Me voyant intriguée par les motifs qui ont animé cette construction, on m’indiqua, lors d’une conversation avec un groupe de Zanskarpas, que « [c’était] pour montrer que nous sommes présents, que nous faisons partie de l’Inde. »

Le sentiment d’abandon et le désir de visibilité en tant que citoyens dignes de considération par l’État prennent également des formes plus opérationnelles. Leurs initiatives ne sont par ailleurs pas limitées à la construction de routes. Par exemple, étant aux prises avec un important stress hydrique lié à la fonte du glacier qui fournit l’eau à leur village, les habitants de Kumik ont construit un canal de plusieurs kilomètres de long pour amener l’eau de la rivière Lungnak à Marthang, un vaste plateau à quelques kilomètres en aval de Kumik, où de nombreux villageois se sont installés. Si les villageois ont mis plus d’une décennie à expérimenter afin de trouver une solution technique à leur problème, ils ont mis tout autant d’efforts à pétitionner afin de recevoir un soutien de l’État pour ce projet (Mingle 2015). Aujourd’hui, après des années d’efforts acharnés et de requêtes, l’entretien du canal est assuré par le service des travaux publics.

L’infrastructure et l’expertise technique sont aussi un terrain sur lequel l’État est mis au défi, comme c’est le cas lorsque les citoyens mettent en relief son incapacité à fournir des infrastructures fiables aux habitants de la région. Par exemple, les Zanskarpas utilisent régulièrement les réseaux sociaux pour en appeler à un meilleur approvisionnement en électricité ou à une meilleure connexion cellulaire. Les appels au développement de la connectivité internet se sont aussi multipliés depuis le début de la pandémie de COVID-19, alors que l’éducation en ligne force les étudiants à séjourner hors de la région. Les médias sociaux sont ainsi utilisés pour interpeller directement les politiciens locaux, via leurs profils Facebook. Ces interventions sont régulièrement articulées autour de notions liées à la citoyenneté et à l’abandon.

Tout comme c’est le cas pour la construction des routes, ces exemples révèlent comment le technologique, par le biais des infrastructures, constitue un terrain politique sur lequel les Zanskarpas expriment leur citoyenneté. Les infrastructures, note Reeves (2017 : 716-717), sont « politiques », non seulement parce qu’elles matérialisent des aspirations politiques particulières, mais aussi parce qu’elles ont la capacité d’articuler le social en favorisant des publics définis par un accès différencié ou de constituer des communautés politiques autour du désir (ou du rejet) d’une expérience infrastructurelle particulière. Sur le terrain politique de l’infrastructure, la subjectivité des Zanskarpas est animée par un sentiment d’abandon. Conscients que leur participation aux économies nationale et régionale de l’Inde demeurera limitée tant qu’une route ne leur fournira pas une connexion décente avec le reste du pays, les Zanskarpas évoquent souvent le statut économique vibrant du district de Leh, lequel est étroitement lié à sa connectivité. L’absence de route génère son lot de frustrations, car plusieurs voient dans la création d’un lien direct avec le district de Leh la possibilité d’accéder à de meilleurs emplois et de bénéficier de l’industrie touristique. De plus, la mobilité est importante pour les Zanskarpas, qui sont privés de ressources souvent largement accessibles ailleurs en Inde. L’exercice de la citoyenneté est donc perçu comme étant étroitement lié à la mobilité et repose sur l’infrastructure routière.

Les Zanskarpas usent de diverses tactiques afin de faire progresser le développement de l’infrastructure routière. Ces tactiques vont de la prise en charge de la construction de routes à l’utilisation de l’argument géostratégique. Les Zanskarpas ont ainsi construit le tronçon de la route nationale 301 qui relie Padum à Kargil. Tsultrim Chonjor a pour sa part construit une partie importante du tronçon de la route du Zanskar qui relie Padum à Darcha et à Manali. Son projet a été soutenu par les villageois qui ont fourni main d’oeuvre et contributions financières. Ces interventions font ainsi état de la capacité de sa population à influencer le cours du développement des routes au Zanskar.

Le terrain technopolitique, note von Schnitzler (2016 : 7-8) est « un lieu de désaccord où les questions de besoins, d’appartenance et de citoyenneté sont négociées et parfois contestées ». Si sur ce terrain se déroule le travail de construction de la démocratie libérale, c’est également où « ses lignes de faille et ses échecs deviennent apparents. » Au Zanskar, sous la forme de routes, le technopolitique s’amalgame aussi au militaire. En suggérant d’utiliser la région comme un dépôt militaire, Nyima a misé sur la stratégie de territorialisation de l’État en zone frontalière afin de répondre aux aspirations locales en matière de développement d’infrastructures. Cette initiative témoigne en partie de la normalisation de la présence militaire au Ladakh, une région où le caractère stratégique des lieux, et non les besoins locaux, est souvent gage d’investissement de l’État. Or, si cette tactique ne vise pas à contester la logique de la production militaire dans la région du Ladakh, laquelle tient le Zanskar dans l’ombre de la frontière, elle n’en constitue pas moins un exercice de la citoyenneté. Cet exercice s’effectue dans les paramètres de la production militaire de l’État, laquelle dicte le développement en infrastructure routière dans la région et délimite le champ de négociation entre les Zanskarpas et l’État.