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Cet ouvrage d’anthropologie urbaine d’une « Française de passage en Colombie » est un incontournable pour qui veut étudier l’emploi domestique féminin. Il identifie précisément les connaissances et les méthodes d’enquête des spécialistes pour chaque thème traité et peut nourrir plusieurs questions de recherche sur n’importe quel continent.

Félicie Drouilleau-Gay approfondit en même temps et d’une manière originale les caractéristiques des groupes d’appartenance des employeuses et des employées et les effets sur leurs attitudes et leurs comportements. Ce faisant, elle maintient notre intérêt de chapitre en chapitre en nous décrivant leurs âge, classe sociale, conditions socioéconomiques, couleur de peau, localisation géographique, origine ethnique, perceptions culturelles, ascension sociale, scolarisation, rapport aux lois, etc.

Chaque fois qu’elle nous offre les résultats de ses entrevues, Drouilleau-Gay fait une analyse méticuleuse des relations entre les familles employeuses et les employées. Entre les cas limites de pouvoir/servitude (sans salaire, sans chaussures, sans sorties, avec sévices) et ceux d’adoption de l’enfant de la domestique pouvant aller jusqu’à la nomination à titre d’héritier, l’anthropologue décrit toute une gamme d’associations. Ces dernières renvoient inévitablement à des rapports de domination liés au genre, à la classe sociale et à l’ethnicisation. Le cadre théorique de l’auteure et son type d’observation participante nous font pénétrer dans le vécu intime des employées, la grande majorité étant des métisses venues des Andes.

S’il lui a fallu rapidement « choisir son camp » en début d’enquête sur le terrain et se consacrer davantage aux servantes qu’aux patronnes, Drouilleau-Gay approfondit les notions d’« alliance » et de « filiation » hors des liens du mariage, pour faire ressortir le lot des servantes. Le tableau brossé pour les « engagées à demeure » fait état d’un célibat exigé au recrutement, d’une sexualité sous haute surveillance, de sorties rares, de l’interdiction d’une vie de couple, de l’exclusion de la maternité et d’allocations de retraite quasi inexistantes. Quant au travail à la journée, dans le contexte duquel l’employée vit à l’extérieur du domicile des patrons et les croise peu, il est considéré comme une forme de liberté pour échapper à l’enfermement, mais il n’amène pas le statut espéré par ces domestiques pauvres. Vivre en union libre dans un pays où le mariage est la norme, être abandonnée par un compagnon qui a souvent une épouse, être cheffe de famille monoparentale parce que le père n’assume pas ses responsabilités, loger dans un quartier populaire surpeuplé : ces conditions de vie sont loin de combler leur fort désir d’ascension sociale par le mariage. Ces exemples illustrent le peu de considération qu’on accorde à ces femmes traitées comme des mineures lorsqu’elles exercent leur métier en corésidence, et incapables de se tailler une place valorisante lorsqu’elles vendent leurs services à la journée.

La perspective chronologique adoptée par la chercheuse — de 1950 à 2010 — lui permet d’observer une diminution du nombre « d’engagées à demeure » comparativement aux travailleuses vivant à l’extérieur dans « une pièce à elle[s] ». Ces nouvelles formes ancillaires vont de pair avec le déplacement brutal de populations rurales dû à des conflits armés, laissant en milieu urbain des femmes dont le mari a été assassiné ou enrôlé de force et qui doivent faire vivre leurs enfants. S’y ajoutent des femmes elles-mêmes filles de servantes, qui optent pour la domesticité après avoir eu leur premier enfant.

Il faut malheureusement attendre les trois derniers chapitres pour saisir le titre Secrets de familles. Celui-ci n’évoque pas les traumatismes transmis de génération en génération mis en lumière par la psychothérapeute Anne Ancelin Schützenberger (1993). Ici, il réfère aux infractions sexuelles commises par le patron et/ou son fils envers une employée et aux enfants issus de ces rapports illicites. Secrets de polichinelle, ces situations conduisent à la dépossession maternelle sous plusieurs formes. La plus douloureuse apparaît comme le reniement de la mère par l’enfant mis en contact avec la richesse de l’employeur. Pour celles qui vivent la maternité, le placement de leur enfant auprès de leur mère, soeur ou tante s’avère la solution alternative au don en adoption. La chercheuse réussit à découvrir comment ces mères gardent un lien avec leur progéniture en s’intéressant aux solidarités féminines intergénérationnelles.

Le point de vue de trois enfants, analysé avec les notions de parenté dite « de sang », choisie et de parrainage, dévoile leurs différents degrés d’intégration aux familles fortunées. Malgré une ethnographie minutieuse issue de son journal, la chercheuse nous laisse sur notre faim quant aux types d’employeurs qui ravissent, pour ainsi dire, les enfants de leurs domestiques en réduisant leur mère à l’état de génitrice.

En conclusion, Drouilleau-Gay discute des théories voulant que la corésidence entraîne l’apparentement. Elle démontre qu’en situation de domesticité, elle peut, au contraire, renforcer la distance. Les dynamiques ethniques où chacun voit l’autre plus brun ou plus blanc que soi, les faveurs des patrons envers les enfants qui créent des dettes de travail à leurs mères et les rêves brisés d’ascension sociale font vivre la parenté « d’une manière totalement désenchantée ».