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Le présent ouvrage apparaîtra comme une bouffée d’air frais parmi les études portant sur le cinéma documentaire en général et sur les productions dites « ethnographiques » en particulier, et ce, pour deux raisons. D’une part parce que le livre de Stéphane Pichelin prend à bras-le-corps une oeuvre singulière à plus d’un titre, celle de Robert Flaherty (1884-1951), délaissée par le milieu universitaire compte tenu de la place marginale qu’elle occupe dans les discussions contemporaines ; d’autre part parce que l’auteur adopte un point de vue pluridisciplinaire pour l’approcher, ouvrant ainsi de nombreux débats féconds et en approfondissant d’autres.

Passée une introduction qui nous renseigne sur le cheminement de l’auteur, Robert Flaherty, une mythologie documentaire : cinéma et anthropologie s’ouvre sur une première partie intitulée « Les signes dans les films », laquelle s’inscrit pleinement dans la perspective d’une sémiopragmatique telle que théorisée par Roger Odin (2000), avec une attention toute particulière portée au statut de « l’énonciateur ». En conséquence, le chapitre initial se borne à identifier et à analyser les structures narratives et discursives qui traversent le plus célèbre film de Flaherty. Pichelin montre ainsi finement combien les trois parties composant Nanoukl’Esquimau (1922) témoignent d’un accroissement de la visibilité du montage à mesure que le film se déploie. Pour l’auteur, cette construction a ceci de particulier qu’elle scelle le caractère ambivalent du film : là où la première et la seconde parties du film insufflent de la « documentarité », la troisième partie, elle, vise à susciter l’identification du spectateur au personnage à travers l’édification d’un récit dont les ressorts narratifs se rapprochent des formes classiques de la fiction cinématographique à l’époque en pleine voie d’institutionnalisation du cinéma, c’est-à-dire de son autonomisation esthétique, économique, sociale et culturelle.

Les deux chapitres qui suivent s’attaquent à deux autres productions monumentales de Flaherty : L’Homme d’Aran (1934) et Louisana Story (1948). Pour la première, Pichelin nous propose de dépasser la dichotomie documentaire/fiction en concevant le film comme une composition musicale. La démonstration est convaincante : le montage de L’Homme d’Aran, l’hétérogénéité scalaire de ses plans ainsi que l’aporie apparente de son double rythme (sa « polyrythmie »), à la fois soumis à des régularités et à une grande variabilité, sont au fondement d’un film dont la préoccupation première n’est guère la narration, mais plutôt l’établissement de coordonnées cosmologiques et des règles du régime discursif qui s’y déploie, de telle sorte que la forme rhapsodique de L’Homme d’Aran participe à la construction d’un film dont la structure même prend des allures de mythe. Louisana Story doit en revanche se concevoir davantage comme une fable, dans la mesure où la faiblesse narrative du film crée les conditions de possibilité d’une association singulière entre, d’un côté, une scène sonore particulièrement travaillée et, de l’autre, des images frappées d’instabilité par leur composition peu académique. Le caractère fabulatoire est de surcroît entériné par l’ambiguïté qui traverse le film de bout en bout, à de multiples niveaux (et surtout en ce qui concerne le statut de l’énonciateur), et ses manifestations sont chaque fois analysées par Pichelin.

La deuxième partie du livre, « Perspectives documentaires », est consacrée à une exploration de la « documentarité » des films de Flaherty, conduisant Pichelin à des réflexions sur ce que peut signifier cette notion au regard des espaces socioculturels à partir desquels elle est examinée. Ce faisant, les chapitres 4 et 5 sont consacrés à la mise en exergue de la valeur documentaire (souvent récusée) des films de Flaherty en mobilisant, d’une part, des informations parafilmiques qui nous renseignent aussi bien sur la préparation des tournages que sur leur déroulement et, d’autre part, un corpus de références socioanthropologiques venant étayer les discussions autour des enjeux ethnographiques (les pratiques sociales et culturelles données à voir dans les films), mais également éthiques (le rapport au terrain) qui traversent l’oeuvre de Flaherty. Un ultime chapitre vient brillamment parachever cette partie en mettant en regard le régime de documentarité propre à Flaherty avec le concept d’« espace de communication » fondé par Odin, dont l’auteur propose plusieurs « déboîtements » à la lumière des enseignements de ses analyses précédentes.

En définitive, Pichelin livre un ouvrage singulier, aux démonstrations remarquablement claires et convaincantes, mais également pertinentes, en ce qu’elles actualisent des controverses entourant le champ des études cinématographiques au moyen d’outils conceptuels variés et de multiples points de vue dont l’articulation, en plus d’être fonctionnelle, offre un regard original sur une oeuvre qui doit continuer d’être analysée.