Corps de l’article

Introduction

L’anthropologie classique de la parenté s’attache généralement à la descendance, ce que Maurice Godelier exprime notamment par la quatrième fonction de la parentalité (2004 : 241) : « Du fait de leur lien de parenté avec tel enfant, et selon la nature de ce lien, les parents peuvent ou doivent doter cet enfant, dès sa naissance ou plus tard dans sa vie, d’un nom, d’un statut social (qu’ils possèdent eux-mêmes ou qu’ils sont à même de conférer) […]. ». Les modalités de cette socialisation sont souvent réciproques, la naissance d’un enfant faisant de l’adulte (du couple) qui l’a conçu (d’une manière ou d’une autre) un parent. Plus avant, les enfants qui ont « fait » leurs parents, en devenant parents à leur tour, « feront » de leurs parents des grands-parents, la place de chacune et chacun, dans les rapports de parenté, changeant au cours de l’existence (Godelier 2004 : 239).

Dans de nombreuses sociétés étudiées à travers les fonctions sociales de la parenté, devenir parent signifie devenir adulte aux yeux de la communauté. Chez les Nubiens kenuz (Égypte), le teknonyme « mère d’Untel, d’Unetelle », « père d’Untel, d’Unetelle », est attribué à la naissance du premier ou de la première né(e). Il est utilisé toute la vie en tant qu’appellatif dans l’adresse comme dans la référence entre les parents (le couple géniteur), leurs proches et plus largement, au sein du lignage, de la tribu, du village, entre les sédentaires et les migrants, dans les échanges ordinaires (Fogel 1997). La formule alternative, précisément inverse, étant « fils d’Untel, d’Unetelle », « fille d’Untel, d’Unetelle » (dont l’usage dépend, dans la société nubienne, de l’intention et du genre du locuteur ou de la locutrice, et surtout, du contexte), émerge le plus souvent lors de discussions généalogiques où il s’agit d’exposer et de discuter des connaissances en matières d’origine, d’identité, de transmission…, dans l’objectif de connecter ce savoir avec différents champs et formes d’exercice du pouvoir. Ce qui évoque « les situations officielles, dans lesquelles [les usages de la parenté] remplissent une fonction de mise en ordre du monde social et de légitimation de cet ordre » (Bourdieu 2000 [1972] : 96). Pour considérer ces dispositions sélectives dans un vaste ensemble sociologique, cette expression de la filiation ascendante situe bien l’enjeu du côté juridique de la parenté. La problématique abordée dans cet article concerne les arguments de filiation dépliés dans les procédures d’accès au séjour des personnes étrangères en situation administrative irrégulière, autrement dit, les « sans-papiers ».

Parallèlement, étudier la parenté dans un contexte migratoire interroge toujours ce que la migration « fait » à la parenté et, inversement, la parenté à la migration : ce que les personnes conservent, maintiennent, revendiquent, délaissent, transforment, des règles culturelles qui constituent leur habitus au sens de Pierre Bourdieu, de leurs manières de penser et de vivre la parenté ; mais aussi ce qui était, avant l’émigration, le commun (exprimé, valorisé, échangé) des relations interpersonnelles, et qui devient, dans la société d’« accueil », masqué, invisibilisé, « privatisé », protégé dans le champ de l’intime ; cela même qui est soumis à un traitement normatif par la loi et le règlement (Fillod-Chabaud et Odasso 2020 ; Fogel 2020).

Étudier la parenté des sans-papiers (Fogel 2019), en enquêtant à Paris auprès de ressortissants de plus d’une vingtaine d’États-nations et bien plus de communautés, nécessite de modifier la focale. Car la spécificité culturelle, dans ce contexte comme dans d’autres, n’est pas prise en compte par la loi (principe républicain), même si elle n’est pas absente des positionnements et des ressentis, de part et d’autre du guichet de la préfecture. J’ai donc écouté, j’ai entendu les déclarations d’appartenance, de filiation et d’affiliation que toute personne s’engageant dans une procédure administrative d’accès au droit sur des motifs relevant de la parenté (« Vie privée et familiale » dans le langage juridique) exprime à différents moments, en constituant son dossier, en discutant avec les personnes aidantes, en présentant sa demande à l’agent préfectoral. Cependant, j’ai choisi une approche centrée sur la condition partagée qui autorise la comparaison anthropologique dans la situation observée. Fondée sur la politique étatique de gestion des étrangers qui établit un système juridique de contraintes et de discriminations (Lochak 1986, 2004), cette situation administrative irrégulière commune est, dans ce cas précis et dans les situations de mes interlocutrices et interlocuteurs sans-papiers, largement indépendante des origines et des nationalités (voir en contre-point les ruptures d’égalité au prisme socio-juridique in Carayon 2021 ; Fillod-Chabaud et Odasso 2020, 2021).

Pour préciser le contexte et la problématique envisagés dans cet article, considérons un moment particulier de l’enquête. Lors de la permanence d’un réseau de soutien, un couple en situation administrative irrégulière est informé que chaque personne pourrait déposer une demande d’accès au séjour, selon les termes de la circulaire Valls (2012), sur le double motif : « cinq ans de présence et trois ans de scolarité (d’un enfant) ». La femme et l’homme ont la même réaction : « Ah, très bien, alors, c’est l’enfant qui donne la carte. Mais il faut choisir entre nous ? Ou bien l’enfant marche pour les deux ? » [sic]. Oui, en effet, l’enfant scolarisé peut figurer dans les deux dossiers individuels sous la forme de son acte de naissance (preuve qu’il est bien l’enfant de ses parents) et de trois certificats annuels de scolarité (preuve qu’il est bien scolarisé, et donc que ses parents respectent l’obligation scolaire) ; ces documents s’ajoutant aux preuves de présence et d’insertion des adultes sur cinq années. Un enfant, scolarisé, a la capacité de transformer ses parents sans-papiers en immigrés en règle. Des parents sans-papiers peuvent accéder au séjour grâce à leur enfant. Il n’existe pas de demande « de couple » ou « de famille » : même si le motif, dans les cas étudiés ici, est d’ordre familial, chaque demande est individuelle et aboutit à un titre individuel de séjour.

Alors que la presque totalité des textes juridiques et règlementaires français concernant les étrangères et étrangers (dont le CESEDA, Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et Demandeurs d’Asile, ou « Code des étrangers ») envisagent la filiation dans le sens descendant, du parent à l’enfant, « parent d’enfant scolarisé » et « parent d’enfant français » constituent les deux occurrences où le lien de filiation peut être considéré comme agissant, dans le sens ascendant, de l’enfant vers le parent. Globalement, l’histoire et le parcours de nombreuses familles immigrées mettent en évidence l’initiative migratoire d’adultes parents, accompagnés (ou non) de jeunes enfants, ou rejoints plus tard par des enfants devenus plus grands qui ne participent en rien aux décisions des adultes, parents, oncles et tantes, grands-parents. La plupart des enfants émigrent avec leurs parents, en tant qu’« enfants de leurs parents ». Jusqu’à leur majorité, ils n’ont pas besoin d’un titre de séjour. À leurs 18 ans, leur statut d’enfants figure parmi les critères juridiques et règlementaires d’obtention d’un titre. La question soulevée dans ce texte porte sur l’inversion du sens de cette relation, quand les adultes doivent leur situation administrative à leur statut parental.

Dans le domaine du droit, la famille est un groupement de personnes liées entre elles par la vie commune (facteur résidentiel), par un engagement (mariage, PACS, c’est-à-dire une forme d’alliance) ou par la filiation. Dans le cas des sans-papiers, l’accès au séjour dépend fortement de l’état des liens des migrants avec leur famille étendue, leurs parents (géniteurs et enfants, alliés, collatéraux) résidant au pays, l’absence (prouvée) de liens produisant souvent la condition optimale pour la régularisation. Contrairement au réseau de relations généalogiques, la parenté sans-papiers n’est, dans la pratique, une ressource centrale de la migration qu’à une échelle très réduite, celle de la famille nucléaire. Autrement dit, pour survivre vers la régularisation, la famille sans-papiers ne compte que sur elle-même. Elle se conforme au modèle juridico-administratif, ce qui peut produire des renversements de perspective dans la parole, la pratique et la représentation des migrants. Les besoins de relations de parenté en matière de rôle, de statut, de fonction, ne changent pas (ou changent peu), mais les personnes disponibles pour réaliser ces relations sont forcément moins nombreuses puisqu’elles se réduisent au(x) parent(s) et à l’enfant (aux enfants).

La parenté sans-papiers est donc un système de références, de relations et d’actions où évoluent des personnes étrangères qui vivent en famille, et dont l’objectif est d’obtenir le droit de vivre en famille. Autrement dit, l’obtention de ce droit nécessite de remplir un certain nombre de conditions juridiques pour que l’administration française valide les efforts d’« insertion » (c’est le terme employé dans les textes) accomplis sur un temps donné. Le paradoxe est ainsi posé : il faut montrer que l’on réussit à vivre sans-papiers pour les mériter, il faut vivre sans-papiers pour obtenir le droit de vivre avec (le terme de « mérite » ne figure pas dans les textes… mais à l’oral, dans les discussions au guichet). La famille sans-papiers, comme toutes les autres, est d’abord une configuration de parenté sur (au moins) deux générations, située dans l’espace et dans le temps, une unité résidentielle conjugale, biparentale ou monoparentale.

Pour illustrer cette condition sans-papiers dans le cadre décrit brièvement ci-dessus, je présente dans cet article plusieurs cas d’accès au séjour sur des motifs familiaux, globalement désignés par l’expression « Vie privée et familiale (VPF) » dans le CESEDA. Le Code des étrangers recense, dans sa sous-section 6, Article L. 313-11, un ensemble d’interrelations fondées sur la filiation et l’alliance (« liens filiaux et conjugaux »), qui font catégories : par exemple, « enfant devenu majeur ou conjoint d’étranger en situation régulière, ayant bénéficié du regroupement familial » ; « enfant devenu majeur d’un parent en règle, l’enfant ayant résidé en France avec un parent en règle au moins depuis ses 13 ans » ; « conjoint.e de Français.e », « parent d’enfant français », etc. Ces catégories correspondent à différentes formes d’accès (direct) au droit pour celles et ceux qui sont arrivés avec le visa conforme à ces situations, et qui n’ont jamais perdu leur droit au séjour. Pour les autres, arrivés avec un visa de tourisme valable trois mois et s’étant maintenus sans droit sur le territoire français, ou ayant perdu leur droit, suite à un changement de situation familiale ou professionnelle, l’accès à une situation administrative régulière est conditionnel et soumis au « pouvoir d’appréciation » (donc, d’interprétation) du service préfectoral. Il leur faudra du temps pour faire valoir leurs arguments fondés sur la filiation.

Code de l’étranger, circulaires et parenté : quel est le sens de la filiation ?

Parmi mes interlocutrices et interlocuteurs, nombreuses sont les personnes qui sont arrivées en couples, hétérosexuelles, avec un enfant jeune ou qui sont devenues parents assez rapidement à Paris. Après l’expiration de leur visa touristique de trois mois, au bout d’un parcours de demande d’asile qui se termine par un refus, s’ouvre une période d’attente sans papiers pendant laquelle peuvent se présenter plusieurs motifs de régularisation. Il est fréquent que l’accès au séjour dans la catégorie « Vie privée et familiale » croise d’autres statuts au long de la carrière administrative. Par exemple, une femme obtient un premier titre en tant que « malade » (313-11 11), puis un deuxième dans la catégorie « admission exceptionnelle au séjour » pour « dix ans de présence » (313-14) ; une autre passe de « malade » à « liens personnels et familiaux » (313-11 7) ; une autre encore d’« admission exceptionnelle au séjour » pour « dix ans de présence » à « liens personnels et familiaux ». Des « parents d’enfant scolarisé » (Circulaire Sarkozy en 2006, Circulaire Valls en 2012) deviennent des « parents d’enfant français » (313-11 6). Les « liens personnels et familiaux » ne dépendent pas de définitions strictes de la filiation ou de l’alliance : les agents préfectoraux, usant du « pouvoir d’appréciation », les évaluent en fonction de leur « intensité, ancienneté, stabilité », selon la coprésence ou l’absence des membres de la famille, selon l’existence ou non de liens conjugaux institués (vie commune, union civile ou religieuse), selon les documents faisant preuve de l’histoire migratoire des personnes et des familles.

Parmi les cas étudiés, celui de Guy et Valérie montre comment la parenté et le sens de la filiation peuvent être appréhendés par l’administration chargée d’appliquer la loi. Ce couple a deux enfants, un fils qui émigre en France avec eux et une fille qui reste en Algérie, avec ses grands-parents maternels et paternels. Guy a fui l’Algérie de la « décennie noire »[1]. À la fin des années 1990, il demande à Paris l’asile territorial. Débouté, il devient sans-papiers. Son épouse Valérie le rejoint avec leur fils âgé de 6 ans. Valérie demande une autorisation provisoire de séjour pour maladie, mais le médecin expert de la préfecture considère qu’elle pourrait être soignée en Algérie : l’administration refuse de lui délivrer un titre de séjour, elle devient sans-papiers. En 2006, leur situation correspond aux critères de la circulaire Sarkozy (deux années de présence, enfant scolarisé depuis au moins un an) : Guy et Valérie demandent leur régularisation au motif de la « Vie privée et familiale ». Pendant l’examen du dossier, ils sont en possession d’un récépissé. Les deux demandes sont rejetées, sans explication (comme des dizaines de milliers d’autres, voir CIMADE 2007), mais seule Valérie se voit adresser une Obligation de Quitter le Territoire Français (valide un an). La décision est confirmée au tribunal administratif, ils ne font pas appel.

Un avocat leur conseille de ne pas attendre les dix ans de présence pour demander une « admission exceptionnelle au séjour » (CESEDA, Article L. 313-14). Un an plus tard, ils déposent une nouvelle demande au Centre de réception des étrangers algériens. Guy et Valérie mentionnent chacun leurs frères et soeurs vivant légalement en France : une double fratrie d’adultes, leurs conjointes et conjoints respectifs et leurs enfants (dont certains sont eux-mêmes français, majeurs et mariés). L’administration préfectorale ne se suffit pas de la famille nucléaire formée par Guy, Valérie et leur fils. Mais elle ne reconnaît pas non plus les frères et soeurs mentionnés comme une configuration de parenté constituant « des liens [suffisamment] forts » pour justifier la régularisation. Dans la pratique, les demandeurs sont encouragés à faire état de la présence de leurs proches parents ; cependant, dans la hiérarchie des motifs, des arguments, et donc des liens de parenté, la germanité, parenté collatérale, ne justifie pas les fameux « liens personnels et familiaux ».

L’analyse des arguments retenus par l’administration montre que dans ce cas, l’évaluation de la situation repose sur la filiation, et cela de deux manières, dans deux sens. D’une part, la filiation ascendante : la famille de naissance de la personne concernée (demandeuse) est la seule configuration familiale prise en compte pour l’évaluation du dossier, quels que soient l’histoire de la famille et des personnes, l’âge et le statut conjugal des demandeurs. En effet, on pourrait imaginer que, conformément aux dispositions juridiques, l’évaluation de la situation d’adultes, émigrés, installés en France depuis des années, leur reconnaisse l’indépendance statutaire dont ils font preuve dans leur parcours et leur condition migratoire. Mais ici, la question administrative porte sur les parents du couple demandeur : s’ils sont vivants, la vie familiale du couple devrait s’établir avec eux, en Algérie. Bien évidemment, aucune législation, encore moins de portée internationale, ne soutient cette interprétation, et c’est pourtant l’argument qui est opposé au couple demandeur.

D’autre part, la filiation descendante : les enfants que le couple aurait eus là-bas et qui y seraient restés. En l’occurrence, Guy et Valérie ont bien une fille en Algérie, qu’ils ont confiée à ses deux grands-mères (les grands-pères sont décédés). Cette jeune femme, désormais majeure et indépendante, vit loin de ses parents et de son frère, ce qui est noté dans le dossier, et elle n’est pas concernée par la demande d’accès au séjour de ses parents, à Paris : c’est pourtant elle qui occupe le centre de la discussion lors de l’examen de situation administrative. Le guichetier demande quelle est « sa situation familiale » et argumente : si elle était déjà mariée, elle serait considérée comme membre d’une configuration familiale distincte. Le sous-entendu est évident : elle dépendrait de son époux, l’alliance l’emportant alors sur la filiation... Encore célibataire, elle est considérée comme membre de sa famille de naissance, par filiation, encore une enfant…, dont les parents devraient s’occuper… Il n’est pas fréquent qu’une telle vision normative, conservatrice, traditionaliste, dont on ne situe pas véritablement de quel registre fantasmé de préjugés elle s’inspire, ne s’appuyant évidemment sur aucun texte, soit exprimée aussi clairement au guichet.

L’existence et la situation de cette fille signifient dès lors pour l’administration préfectorale, que Guy et Valérie ont un lien familial, de filiation descendante, avec le pays d’où ils viennent et dont ils détiennent la nationalité. À travers leur fille, ce sont leurs propres liens, de filiation ascendante, avec leurs mères respectives qui sont soulignés. Pour l’administration, la preuve est faite qu’il ne serait pas porté atteinte à la vie familiale (Article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme) de ce couple, s’il était renvoyé en Algérie, puisqu’il retrouverait sa place dans une double filiation ascendante et descendante. La filiation s’impose comme critère absolu, abstraction faite des contraintes et des choix personnels et familiaux, de la répartition spatiale des membres de la famille, de l’indépendance d’une enfant devenue majeure. En creux apparaît la configuration « idéale » de la famille, c’est-à-dire un homme et une femme mariés, vivant avec leurs enfants mineurs et majeurs : un couple parental et tous leurs enfants, regroupés. L’accès au séjour leur est refusé, sans argumentation explicite.

Quand ils atteignent dix années de présence, Valérie et Guy obtiennent la délivrance de plein droit d’un certificat de résidence portant la mention VPF (selon la convention franco-algérienne du 27 décembre 1968 modifiée). Leur fils est arrivé à l’âge de 6 ans, c’est-à-dire dans la période qui confère l’accès de droit au séjour (avant 11 ans pour les enfants algériens) : il obtiendra donc sans problème son titre de séjour quand il atteindra la majorité.

« Parent d’enfant scolarisé » : un argument univoque ?

La carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » (VPF) est délivrée :

Alinéa 7° À l’étranger ne vivant pas en état de polygamie, qui n’entre pas dans les catégories précédentes ou dans celles qui ouvrent droit au regroupement familial, dont les liens personnels et familiaux en France, appréciés notamment au regard de leur intensité, de leur ancienneté et de leur stabilité, des conditions d’existence de l’intéressé, de son insertion dans la société française ainsi que de la nature de ses liens avec la famille restée dans le pays d’origine, sont tels que le refus d’autoriser son séjour porterait à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs du refus [...]. L’insertion de l’étranger dans la société française est évaluée en tenant compte notamment de sa connaissance des valeurs de la République.

Les arguments présentés par l’Article L. 313-11 7° du CESEDA reposent sur le respect de la « vie privée et familiale » garanti par le droit international. Cet alinéa fonde des possibilités d’accès au droit relevant du « pouvoir d’appréciation » du Préfet, parmi lesquelles les catégories « conjoints d’étrangers en situation régulière » quel que soit le lieu du mariage et par dérogation à la procédure de regroupement familial ou « étrangers entrés mineurs pour rejoindre leur famille proche » (Circulaire Valls en 2012). La catégorie « parent d’enfant scolarisé » apparaît, en juin 2006, dans la Circulaire Sarkozy qui ouvre l’accès au séjour aux étrangères et étrangers présents en France depuis au moins deux ans et parents d’enfants scolarisés depuis au moins une année scolaire. Cette voie d’accès au séjour est refermée au bout de quelques semaines par l’abrogation du texte.

L’inflation législative se poursuit par la loi « Sarkozy II » en juillet de la même année, qui ne reprend pas ces critères et abroge la régularisation de plein droit après dix années de résidence en France. Les parents sans-papiers d’enfants scolarisés se préparent alors à attendre dix ans de présence prouvée pour demander un nouvel examen de situation administrative. La circulaire Valls, publiée en novembre 2012 et actuellement encore en usage, rebat les cartes pour un grand nombre de sans-papiers, dont la catégorie des parents qui doivent désormais prouver leur présence sur cinq années et la scolarisation d’au moins un de leurs enfants pendant trois ans. Concrètement, les années de scolarité comptent à partie de l’entrée à l’école maternelle, à trois ans : les parents concernés peuvent donc commencer leurs démarches quand leur enfant atteint l’âge de 6 ans. Du fait des deux critères croisés (durée de présence du parent et durée de scolarité de l’enfant), l’âge des enfants concernés est très variable.

Julie et Simon ont émigré du Sénégal au milieu des années 2000 en confiant leur premier-né à ses grands-parents maternels. À Paris, Simon trouve un poste permanent dans une entreprise informatique et obtient un titre de séjour avec la mention « salarié ». Julie garde des enfants et fait des ménages, sans déclaration, sans contrat. Elle est sans-papiers, sans possibilité de régularisation avant cinq années de présence prouvée en tant qu’épouse d’étranger en règle. Deux ans plus tard, Simon change d’employeur et perd son statut. Sans-papiers, le couple élève ses deux enfants nés à Paris. Ils n’ont d’autre choix que d’attendre de pouvoir prouver dix ans de présence pour demander une « admission exceptionnelle au séjour ».

Fin novembre 2012, paraît la circulaire Valls. L’aîné des garçons nés à Paris est entré à l’école primaire. Ils sont « parent d’enfant scolarisé ». Ils ont du mal à s’adapter à ce nouveau statut qui fait remonter le sens complexe des engagements de l’émigré vis-à-vis de ses enfants et de ses parents. Simon confie : « Normalement, c’est [ce sont] les parents qui donnent aux enfants. On leur donne tout, tout le temps, on est parti pour eux, pour qu’ils aient une vie meilleure… Pour notre aîné, aussi. Pour nos parents, pour aider ceux qui restent au pays. ».

Et la question des papiers prend un tour nouveau, dans le rapport à la loi et à l’administration. Julie s’inquiète : « Alors, maintenant, il faut que l’enfant vienne avec nous à la préfecture ? C[e n]’est pas un endroit pour les enfants. Il va avoir peur… ».

La présence de l’enfant n’est pas exigée pendant l’examen des dossiers : ses papiers suffisent. Les parents préparent leur demande de titre de séjour « Vie privée et familiale ». Chaque dossier est individuel, et comporte, outre les documents d’état-civil (passeport, acte de naissance de chaque membre de la famille, y compris le premier né resté au Sénégal), les attestations de domicile, d’assurance maladie, d’assurance scolaire, les avis d’imposition, les certificats de scolarité et le carnet de santé (avec les vaccinations) de l’enfant impliqué. Julie ajoute des documents médicaux, les suivis de ses grossesses et les bulletins d’accouchement. Simon joint ses contrats de travail et ses bulletins de paie. Ils se rendent au Centre de Réception des Étrangers au début du mois de décembre pour présenter leurs demandes et se faire enregistrer. Ils obtiennent un rendez-vous à la Sous-direction de l’administration des étrangers de la préfecture de Paris, en avril, date à laquelle ils sont régularisés. Quelques semaines plus tard, ils prennent possession de leurs cartes de séjour temporaires (CST) mention « Vie privée et familiale » (VPF).

Dans le corpus de mon étude, les parents qui ont tenté la régularisation en 2006 (circulaire Sarkozy) n’ont pas attendu 2012 pour recommencer dans les quasi-mêmes termes, du moins sur les mêmes critères. Entretemps, ils ont atteint dix ans de présence : leur accès au séjour, tout en étant argumenté sur « les liens personnels et familiaux » (CESEDA, Article L. 313-11 7°), s’est fondé juridiquement sur la présence prouvée, et donc des critères dits de « stabilité » et d’« insertion ». Dans ce cadre, conjugalité et filiation comptent, mais ne constituent pas le motif central.

Entre 2006 et 2012, une autre possibilité continue d’être en usage, celle relevant de l’alinéa 11 de l’Article L. 313-11 et concernant le statut d’accompagnant de malade. Elle ne concerne pas seulement la conjugalité (conjoint et conjointe, compagne et compagnon, concubin et concubine) mais aussi la filiation, descendante, pour le « parent d’enfant malade ». Dans cette acception, et jusqu’à la loi de 2016, il ne peut être appliqué qu’à un seul parent. Marie, malienne, a confié sa fille première-née à la « petite soeur » de sa mère (une grand-tante de l’enfant) au pays. Elle est arrivée en France avec un visa court, aucune possibilité d’accès au séjour. Elle est sans-papiers. Son fils Yannick, né à Paris, souffre de troubles neurologiques. Quand il a 2 ans, Marie apprend par l’assistante sociale de l’hôpital l’existence de cette catégorie « parent d’enfant malade ».

Elle fait sa demande auprès de la préfecture, obtient un récépissé de demande de titre de séjour, puis plusieurs autorisations provisoires de séjour successives de six mois avec autorisation de travailler. Elle est constamment dans les papiers, préparant le prochain dossier en ajoutant des preuves de présence, tout en changeant d’hôtel social très souvent. Concrètement, elle ne peut travailler que quelques heures par semaine, puisqu’elle accompagne son fils dans son parcours de soin et que la scolarisation du garçon est irrégulière.

À la parution de la circulaire Valls, Yannick a 9 ans, il est scolarisé depuis plus de trois ans. Marie devient « parent d’enfant scolarisé ». Elle quitte enfin le cadre de l’alinéa 11 pour rejoindre l’alinéa 7 (« liens personnels et familiaux ») et obtient un titre de séjour VPF, annuel, qui sera renouvelé à plusieurs reprises jusqu’à ce que son fils obtienne la nationalité française, à ses 13 ans (elle deviendra donc « parent d’enfant français », CESEDA, Article L. 313-11 6°). Une première carte valable un an, puis une carte de deux ans : au troisième renouvellement en tant que « parent d’enfant français », titulaire d’un contrat à durée indéterminée (CDI) payé au salaire minimum de croissance (SMIC) et locataire dans le parc public, Marie obtient sa carte de résidente, valable dix ans.

Certes, il faut du temps (ici, près de 15 ans) pour qu’une femme étrangère, mère célibataire, atteigne la stabilité de son statut administratif au motif de la parentalité, en appuyant sa demande (à plusieurs reprises, sur plusieurs motifs) sur la relation de filiation descendante (de son point de vue). Mais la plupart de mes interlocutrices, quand leur situation leur donnait le choix du mode de régularisation, ont opté pour le lien de filiation plutôt que le lien conjugal.

Florence, ivoirienne, en France depuis cinq ans, épouse d’Adrien :

Quand il est parti pour la France, on ne savait pas que c’était aussi compliqué pour les papiers. Et puis, je suis venue. On est restés longtemps sans-papiers. Et puis Adrien demande ses papiers [dès qu’il peut prouver cinq ans de présence, donc avant Florence] et moi je reste comme ça, sans rien faire, à attendre… [encore 18 mois après la régularisation de son époux]. C[e n]’est pas facile pour le couple... On ne sait pas ce qui peut se passer. Alors je préfère demander [le titre de séjour] avec les papiers [les certificats de scolarité] de ma fille. C’est plus sûr.

« Parent d’enfant français » : sortir de la précarité administrative, donc sociale ?

Le Code des étrangers présente la catégorie « parent d’enfant français » dans les termes suivants :

La carte de séjour temporaire portant la mention « Vie privée et familiale » est délivrée :

Alinéa 6° À l’étranger ne vivant pas en état de polygamie, qui est père ou mère d’un enfant français mineur résidant en France, à la condition qu’il établisse contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant dans les conditions prévues par l’Article 371-2 du Code civil depuis la naissance de celui-ci ou depuis au moins deux ans.

Article L. 313-11 6°

Il s’agit donc du parent étranger d’un enfant français par son autre parent. Alors que cette voie correspond à un accès de droit, la filiation entre les parents étrangers et leur enfant français fait, depuis les années 2000, l’objet de suspicion de la part de l’administration. Comme le montre Lisa Carayon en étudiant l’évolution de la législation et de la pratique (2021), la méfiance à l’égard des pères étrangers s’est étendue aux mères.

Cette suspicion, et le barrage que l’administration oppose aux parents, forment le contrepoint de ce ouï-dire permanent, présent dans de nombreux secteurs de la population, française et étrangère, selon lequel faire naître un enfant sur le sol français fournirait l’accès au séjour de droit pour la mère. Cette rumeur rejoint dans de nombreuses discussions la conviction plus ou moins largement partagée qu’être « père ou mère d’un enfant français » constitue l’accès le plus facile, le plus direct et le plus sûr au séjour. Confusion entre droit du sol et droit du sang, complexité du droit des étrangers, difficultés d’accès aux informations, circulations d’histoires tronquées ou falsifiées plus ou moins volontairement, envie de croire en une solution simple qui harmoniserait le cours de la vie et la condition migrante…

Or, la loi dispose qu’un enfant né en France n’est Français à la naissance que si l’un de ses parents est lui-même Français ou étranger, et né en France. La naissance d’un enfant en France ne donne à sa mère étrangère aucun droit particulier au séjour. Ni à sa mère, ni à son père, même indirectement. L’enfant né en France de parents étrangers, possédant la nationalité de ses parents, acquiert la nationalité française, s’il réside habituellement en France depuis l’âge de 18 ans, si ses parents la réclament en son nom à partir de l’âge de 13 ans et avec son consentement personnel (Article 21-11 du Code civil : acquisition par déclaration en anticipation). Le parent (les parents) devient alors « parent d’enfant français », régularisable en tant que tel (sous conditions, nous l’avons vu précédemment). De plus, pour que l’enfant devienne Français par cette disposition, il est nécessaire que l’un au moins de ses parents soit en situation administrative régulière... Faudrait-il alors être en règle pour être… régularisable ? La contradiction n’est qu’apparente : les cas précédemment exposés montrent que le parcours administratif des personnes étrangères arrivées ou devenues sans-papiers est long, composite, multiforme, et présente au fil du temps plus d’une possibilité de régularisation, accessible ou pas. Dans le corpus, durant la décennie 2010, de nombreux parents présents en France depuis plus de cinq ans accèdent au séjour avant que leur premier enfant, né en France, ne devienne français.

En revanche, le parent étranger d’un enfant français par son autre parent est régularisable de droit. Il est régularisé à travers l’ascendance française de l’enfant, ce qui renvoie très exactement à la filiation inversée. Dans mon corpus, cet accès au droit, très rarement réalisé, intervient à la suite d’autres tentatives, sur d’autres motifs, c’est-à-dire pour des personnes qui résident et travaillent en France depuis assez longtemps, voire très longtemps. Comme Samuel, marié et père de quatre enfants au Sénégal, qui est arrivé en France il y a huit ans. Il travaille depuis plusieurs années en intérim dans les travaux publics. Il a tenté d’accéder au séjour en tant que salarié mais n’a pas pu obtenir de ses employeurs les pièces administratives et comptables nécessaires. Il continue à travailler dans cette branche. Plus tard, il rencontre une jeune femme française, née à Paris, dont les parents sont d’origine sénégalaise et naturalisés. Ils se marient religieusement. Ils ont un enfant qui est donc français par sa mère. Samuel est alors régularisé en tant que père d’un enfant Français.

Dans la carrière administrative des sans-papiers du corpus, pour celles et ceux qui ont été régularisé.es en tant que « parent d’enfant scolarisé » par l’application de la circulaire Valls, depuis 2013, et dont un enfant né ici atteint ses 13 ans, devenir « parent d’enfant français » apporte un certain changement. Chaque année depuis l’obtention de leur premier titre de séjour, ils ont surveillé le calendrier pour prendre un rendez-vous de renouvellement à la préfecture. Dans leur dossier, ils ont remplacé l’attestation d’aide médicale de l’État (AME) par celle de l’assurance maladie ou de la CMU, ils ont ajouté des bulletins de paie et des justificatifs d’inscription à Pôle emploi, des preuves de recherche de travail, des quittances de loyer et d’électricité, des avis d’imposition, etc. À chaque rendez-vous au service préfectoral, ils demandent quand ils pourront prétendre à la carte de résident, non pas tant qu’ils espèrent une réponse positive pendant les cinq premières années, mais plutôt pour s’assurer qu’ils progressent dans la bonne file d’attente. Au bout de cinq ans de présence régulière, celles et ceux qui n’ont pas réussi à louer un logement à leur nom et dont les revenus n’atteignent pas encore le SMIC réalisent que cette situation administrative précaire va perdurer, qu’ils vont aller pendant encore des années de titre temporaire en titre temporaire… Puis, certains deviennent « parent d’enfant français ».

Marianne et Stéphane, Ivoiriens, ont été régularisés en 2013, par la circulaire Valls en tant que « parent d’enfant scolarisé », en utilisant les certificats de scolarité de leur fille aînée. Chloé dit que c’est normal pour elle de rendre service à ses parents, qu’elle se souvient des années sans-papiers, des années dures, stressantes, même si ses parents ont tout fait pour qu’elle réussisse à l’école et qu’elle soit inscrite dans un établissement renommé, dans un autre arrondissement.

Chaque année, en constituant leur dossier de renouvellement de leurs cartes de séjour, les parents réitèrent le constat que leur situation matérielle ne s’améliore pas : leur petit logement dépend du travail très mal rémunéré de Marianne, cependant que Stéphane enchaîne les contrats de courte durée, ses différents employeurs lui promettant régulièrement un CDI quand il aura sa carte de résident. Chloé devient Française en 2015 et ils deviennent « parent d’enfant français », bénéficiaires d’une carte de séjour de droit, sans conditions de ressources ni de logement.

Bien sûr, ils se sentent plus tranquilles, sécurisés sur le plan administratif, puisque la crainte que leurs titres de séjour ne soient pas renouvelés est écartée. Avec ce nouveau statut des parents, la famille quitte enfin cette période troublée. Ils ne s’attendent pas, non plus, à des changements considérables de leur mode de vie, et cette intuition est juste : l’employeur de Marianne ne renoncera pas à ses pratiques frauduleuses, et le CDI promis à Stéphane n’arrivera pas. Ce qui change vraiment, c’est la manière dont ces adultes immigrés considèrent maintenant le sens de leur famille : jusque-là, en tant que promoteurs de leur propre migration, Marianne et Stéphane situaient leurs enfants en relation à leurs propres parents, comme les « derniers de la lignée » familiale. Maintenant que leur fille aînée est Française, que leur fils puiné le sera bientôt, les parents pensent leurs enfants comme les « premiers d’une nouvelle famille »[2]. Pour les parents, la nationalité française est une protection absolue pour cette génération qui ne connaît pas le pays lointain dont elle porte la nationalité. Ils sont nés ici, ont grandi ici et feront leur vie ici. La rupture est faite. C’est aussi ce que dit Chloé : elle est née ici, devenir Française est normal, elle n’aurait aucune envie de vivre en Côte d’Ivoire, ses parents en sont partis, ils avaient bien des raisons…

Dans le cas suivant, le parcours est beaucoup plus long et varié : il commence en 2003 sous la présidence de Jacques Chirac (1995-2007), alors que Nicolas Sarkozy est ministre de l’Intérieur (2002-2007), et se poursuit sous sa présidence (2007-2012) puis, sous celle de François Hollande (2012-2017) : dans cette période, la loi et la réglementation concernant l’accès au séjour ne changent que dans des détails.

Rose est Marocaine, elle vit à Casablanca, où elle épouse Marc, Marocain, émigré en France depuis plus de 20 ans et titulaire d’une carte de résident (valable dix ans). Le couple ne prévoit pas de s’installer en migration dans l’immédiat et ne demande donc pas le regroupement familial. Rose effectue quelques voyages à Paris, par l’Espagne, avec un passeport en règle et un visa touristique de trois mois. Enceinte, malade, elle se trouve immobilisée dans la capitale française. Le couple ne cherche pas à régulariser la présence de Rose auprès de son époux, ce qui aurait pu se faire à l’époque. Son visa expire. Elle devient jeune mère d’une fille : la naissance sur le sol français d’un enfant de parents étrangers ne donnant aucun droit au séjour, elle est maintenant sans-papiers.

Rose fait plusieurs tentatives. En tant qu’épouse d’un étranger non européen en règle (CESEDA, Article L. 313-11 1°), mais elle n’a pas été admise sur le territoire sur ce motif. Au bout de cinq ans de présence, elle demande le regroupement familial sur place (exception prévue par l’Article R. 411-6 du CESEDA, en référence au droit à la vie privée et familiale) puisque son époux a le statut de résident, mais les conditions de revenus et de logement de la famille ne satisfont pas les critères. Chaque demande aboutit à un refus, sans Obligation de Quitter le Territoire Français, elle est protégée par sa double condition d’épouse de résident et de mère d’une enfant née en France, ni expulsable, ni régularisable. Son non-statut de sans-papiers lui pèse, son couple est fragilisé, elle envisage l’option « mère isolée » ; puis, elle renonce. Elle doit attendre dix ans de présence pour demander une « admission exceptionnelle au séjour » (CESEDA, Article L. 313-14). Elle obtient sur ce motif un titre de séjour « Vie Privée et Familiale » lorsque sa fille entre au collège.

Au moment de renouveler son titre pour la quatrième fois, Rose est en mesure, d’après les textes, de demander une carte de résident. Sa situation familiale est considérée par l’administration comme « stable » (Marc est résident depuis bientôt 30 ans, leur fille est née à Paris), mais pas sa situation socio-économique. Le couple ne peut pas produire d’attestation de logement à son nom puisqu’il est hébergé à titre gratuit, et tant que le statut administratif de Rose n’est pas fixé, la famille ne peut pas accéder au parc locatif privé, ni s’inscrire sur les listes d’attente du logement social. Bien que travaillant régulièrement, Rose n’a qu’un contrat aidé et son salaire est de loin inférieur au SMIC. Elle conserve donc sa carte annuelle renouvelée et son statut temporaire.

Sans-papiers pendant dix ans, bénéficiaire d’une carte de séjour temporaire depuis quatre ans, Rose prépare son cinquième renouvellement qui devrait aboutir (par le simple fait du temps qui passe) à l’obtention d’une carte de résident. Mais son statut a changé : sa fille, née à Paris il y a 13 ans, vient d’acquérir par déclaration anticipée la nationalité française. Rose est devenue « parent d’enfant français » et obtient donc, de droit, un titre de séjour VPF (CESEDA, Article L. 313-11 6°). Par contre, puisqu’elle a changé de statut, le décompte de ses années en règle repart à zéro : son ancienneté disparaît, elle est considérée comme nouvellement régularisée dans une nouvelle catégorie et doit attendre trois ans pour accéder, sur cette file d’attente des parents d’enfants français, à la carte de résident sur ce motif.

Au fil des années, le statut de Rose a changé, comme son identité administrative en tant qu’étrangère installée en France : sans-papiers, elle n’était pas reconnue comme une « épouse » ; régularisée pour dix ans de présence sur des critères individuels, elle était une « femme » vivant en famille ; désormais, elle (re)devient une « mère ». La progression des statuts dans le parcours juridique et administratif tend vers une normalisation où la référence à l’étranger est progressivement effacée au bénéfice d’une référence familiale. En tant que « parent d’enfant français », Rose est informée au guichet qu’elle doit attendre la majorité de sa fille pour obtenir son statut de résidente, de droit, c’est-à-dire sans condition de revenus ni de logement : finalement, elle l’obtient effectivement quand sa fille a 17 ans, au troisième renouvellement de sa carte temporaire. Épouse et époux auront attendu 20 ans pour parvenir au même statut, à la même catégorie de résident.

Conclusion

Dans les cas présentés ci-dessus, les personnes qui se sont engagées sur les chemins de la migration l’ont fait relativement à toutes les positions de parenté qu’elles occupaient (qu’elles continuent à occuper dans la mesure du possible, ou auxquelles elles renoncent lorsque les conditions sont trop difficiles) dans la configuration familiale de leur naissance, compte tenu des permanences et des changements dans l’ensemble des liens au fil du temps. Elles sont parties pour soutenir leurs parents et pour donner une « vie meilleure » à leurs enfants. Leur positionnement à cet entre-deux générationnel n’est pas dû à leur migration, mais c’est bien la migration qui alourdit et complexifie leurs charges de parenté, ici et là-bas, en particulier quand la politique migratoire et la législation du pays d’installation leur refusent (sous de multiples formes) l’accès au séjour (ce qui signifie du même coup l’impossibilité de circuler entre les deux pays).

Dans le premier cas présenté, Guy et Valérie sont considérés par l’administration comme doublement liés à leurs ascendantes et à leur descendante : cette filiation doublement assurée, vers la génération qui précède la leur et vers celle qui la suit, est associée à une dépendance et à une responsabilité qui, du point de vue de l’interprète de la loi, révèle et justifie un attachement fort dans le pays d’origine. Un attachement si fort qu’il est considéré comme rendant impossible l’installation du couple avec leur fils en France, dans la légalité. Le seul élément qui peut finir par diluer le contre-argument filiation, c’est, juridiquement parlant, le temps. Puisque dix années de présence prouvée permettront au couple d’obtenir sa régularisation : on pourrait dire que dans ce cas, seul le temps vient à bout du lien de filiation. Ce cas constitue une sorte de paroxysme de parenté. Dans les autres cas, différentes formes de filiation sont prises en compte par la loi et par la règle, par la théorie et par la pratique. « Parent d’enfant scolarisé » et « parent d’enfant français » sont deux expressions d’une relation du parent vers l’enfant, deux situations relatives où le parent dépend de l’enfant, où l’enfant détermine le statut du parent.

Si l’on reprend la distinction initialement posée sur le sens de la filiation à travers l’exemple nubien, on voit que l’appellation « fille de… » et « fils de… », dans le sens ascendant, correspond à l’expression concrète de l’idéologie locale patrilinéaire : cette appellation ascendante décrit précisément la loi telle qu’elle est énoncée dans les généalogies, dans la tradition, dans la transmission. En face, l’appellation « mère de… » et « père de… » correspond à l’usage quotidien, c’est le langage de la parenté pratique qui ordonne les relations entre proches, les interactions mettant en jeu tant l’organisation de la vie courante que les affects. Dans une approche comparative, on peut imaginer que le système d’accès au droit spécifique aux personnes étrangères en France reprend en écho cette distinction : la loi reconnaît la famille à travers la résidence, l’alliance et la filiation, descendante et ascendante ; l’infradroit, par lequel les sans-papiers accèdent (ou peuvent accéder) au séjour légal, au bout d’un parcours migratoire complexe, se fonde sur la filiation inversée, dans les configurations « parent d’enfant scolarisé » et « parent d’enfant français ».

À ce point, compte-tenu des cas d’études présentés dans ce texte, il apparaît que dans la pratique du système juridique et règlementaire français, « le sens de la filiation » connaît des phases d’inversion, de rétablissement, de déséquilibre, tandis que certaines situations montrent la simultanéité des deux sens, ascendant et descendant. Les parents ont décidé de la migration, ils ont emmené leurs enfants et/ou ont fait naître leurs enfants ici. Ces enfants qui feront leurs parents (en règle) sont déjà leurs intermédiaires vis-à-vis de la société d’installation lorsqu’ils aident à leur socialisation, par leurs compétences linguistiques (voire administratives), par leurs apprentissages scolaires, comportementaux, etc. Leur fonction dans l’accès au séjour de leurs parents (en tant que « parent d’enfant scolarisé », « parent d’enfant français ») apparaît alors comme la suite de cette fonction médiatrice. Finalement, l’alternative située entre « mère d’Untel, d’Unetelle » et « fille d’Untel, d’Unetelle » (idem pour le père et le fils) prend la forme d’une continuité, qui ouvre peut-être sur une forme de connexion empirique et analytique entre deux manières de considérer (et de vivre, d’expériencer) la relation de filiation, chaque participant au système relationnel global occupant un point de vue en fonction de son âge et de son statut, per se, et relativement l’un à l’autre. Puisque la plupart des adultes demeurent un certain temps et sous différentes modalités à la fois « enfant de… » et « parent de… ».