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C’est un cahier de dessins, un simple cahier Canson « pour le crayon, l’encre et le feutre » de 24 pages, en format 24 x 32 cm — 125 g. C’est un cahier recueilli lors d’une mission ethnographique au Burkina Faso, en pays lobi, en décembre 2017 et janvier 2018. C’est un cahier qui n’a pas été rempli à ce moment-là ; il a été ramené de Côte d’Ivoire alors que son auteur, Diniaté Pooda, rentrait dans son village burkinabè à l’occasion du retour au sein de ce même village de l’un des auteurs de ce texte. Depuis plusieurs années, Diniaté Pooda, qui fut « féticheur », devin et cultivateur, a quitté le Burkina Faso et il est désormais planteur de cacao en Côte d’Ivoire, juste à la frontière de la Guinée, là où une épidémie d’Ebola a fortement endeuillé la population de 2013 à 2016.

Dans ce cahier, Diniaté Pooda raconte ce qu’il qualifie lui-même d’histoire d’Ebola. Il ne l’a pas vécue directement, mais ses dessins nous en livrent un portrait assez précis[1], depuis une scène originelle où des « animaux volants » se retrouvent porteurs de ce mal après avoir consommé des noix de palmiers à huile qui auraient été empoisonnées à dessein. Des hommes de couleur abattent ces animaux, ils les mangent, puis Ebola ne tarde pas à les contaminer et à les emporter. D’un empoisonnement à l’autre, ce n’est pas l’épidémie qui est relatée, mais bien une histoire d’Ebola qui donne un sens précis à cette tragédie. Au-delà des rumeurs ou d’une simple théorie du complot, cette histoire illustre la réinterprétation des messages sanitaires qui ont abondamment circulé à l’époque en Afrique de l’Ouest, dans un contexte où s’opère une bien réelle destruction de la forêt à des fins commerciales. Le but est d’étendre la culture des palmiers à huile aux mains d’exploitants à la peau claire dans le cadre d’une exploitation toujours plus radicale de la nature.

Diniaté Pooda s’exprime en français. Même s’il a quitté « les bancs » du collège il y a bien longtemps, son français est fluide, sa syntaxe s’avère parfois troublante, mais elle est contrebalancée par une étonnante richesse lexicale où figurent des expressions en lobiri, la langue des Lobi. Dans un premier temps, Diniaté Pooda dessine, il aime effectuer plusieurs dessins à la suite, puis il raconte sa « nouvelle graphique » qui prend la forme d’un cahier. Ce faisant, il donne une sorte de vie augmentée à ses protagonistes dessinés, humains et non humains confondus, en commentant — parfois avec un luxe de détails insolites — leurs hauts faits. Les paroles de Diniaté Pooda sont prises sous la dictée par l’ethnographe. Cela peut durer des heures et des heures. Entre demandes d’éclaircissements et digressions amicales, il arrive que les deux acteurs de cette entreprise de dévoilement graphique du quotidien lobi d’aujourd’hui (Cros 2017) s’égarent à la faveur de tel ou tel commentaire croisé, mais au dessin suivant, le fil narratif du dessinateur s’impose à nouveau.

Au commencement, en Guinée, Ebola vient des palmiers

Diniaté Pooda précise que le cahier dont il est question dans ce texte « raconte d’où vient Ebola ». Vue de la Côte d’Ivoire, dans la plantation de cacao où il travaille, c’est la Guinée qui serait à la source de cette épidémie. Il dit :

Qu’est-ce qui amène Ebola ? Ce sont les animaux volants comme l’écureuil, le rat, les chauves-souris. Il y a aussi les chimpanzés qui volent, ils sont sur les arbres. Au commencement, en Guinée, Ebola vient des palmiers, les animaux volants, c’est par les palmiers qu’ils ont gagné cette maladie. Parce qu’on dit que c’est un Blanc qui a empoisonné les palmiers.

Diniaté Pooda, pour parler de l’arrivée d’Ebola, estime nécessaire de rendre compte à grands traits des relations conflictuelles entre la France et la Guinée, qui fut la première colonie française a accédé à l’indépendance le 2 octobre 1958. Sékou Touré en est devenu le président. Son action de rejet de la proposition du général de Gaulle concernant l’intégration des colonies de l’Afrique-Occidentale française au sein d’une communauté africaine duplique ou plutôt prolonge, voire conclut la prime résistance menée par Samory Touré contre la proclamation de la Guinée en tant que colonie française en 1891 :

La Guinée : c’est le pays de Samory Touré. Il a tout pris, jusqu’au Burkina et les Blancs l’ont chassé et attrapé. Les Blancs l’ont attrapé à Guélémou en Côte d’Ivoire, juste à la frontière de la Guinée. Les Guinéens n’aiment pas les affaires des Blancs. Les Blancs ont chassé Samory Touré, ils ont fait du mauvais. Sékou Touré est le petitfils de Samory Touré, ce sont des Touré, c’est la même ethnie.

Baldé 2018

De Samory Touré à Sékou Touré, il est clairement reproché à la France, donc « aux Blancs », d’intervenir politiquement en Afrique, et plus particulièrement en Guinée. Côte d’Ivoire et Guinée, ex-possessions françaises en période coloniale, demeurent prisées par ces Blancs qui persistent à vouloir y travailler, car « il y a beaucoup de bonnes choses comme du manganèse, de l’essence », explique Diniaté Pooda.

La scène inaugurale dépeinte se passe à la frontière entre la Guinée et la Côte d’Ivoire. « Un Blanc y a planté des palmiers. Il y a beaucoup de Blancs qui travaillent en Côte d’Ivoire, ils font des champs de palmiers pour des usines d’huile de palme. Le Blanc a pompé ses palmiers à huile à la frontière. » Diniaté Pooda ne peut en dire plus sur l’opération en question, mais il en a déjà observé plusieurs en Côte d’Ivoire. « Il y a un véhicule avec des drapeaux et un avion-pompe », autrement dit un avion épand des produits permettant la croissance des palmiers à huile. À l’écoute de ce récit, l’ethnographe reste dubitative, ignorant tout de ce type de pratique. Il est précisé : « C’est comme pour la culture du coton ou pour le cacao, on doit mettre du poison. » S’agit-il du kpalpal, le poison en lobiri dont on recouvre les flèches lors des expéditions cynégétiques ou guerrières au sujet desquelles une littérature ethnologique existe ? « Il ne s’agit pas de kpalpal », souligne Diniaté Pooda, ce serait plutôt une sorte de « médicament ». Ce doit être une solution insecticide contre les ravageurs des palmiers à huile répandue à l’aide d’un avion ou d’un hélicoptère entrant dans la catégorie des traitements par voie aérienne, en usage depuis de nombreuses années en Côte d’Ivoire, comme en rend compte un article publié dans la revue Oléagineux (Philippe, de Berchoux et Mariau 1983). Cette procédure s’effectue pour de grandes plantations âgées. C’est d’ailleurs en Côte d’Ivoire que fut implantée, par les Européens, la première culture industrielle de palmiers à huile à la fin du XXe siècle (Stienne 2018). Reprenons à présent le commentaire de ce premier dessin.

Fig. 1

Dessin 1

Dessin 1
Source : Diniaté Pooda (2018)

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Il s’agit de jeunes palmiers [on en voit quatre, dont] deux qui n’ont pas donné. [Des travailleurs[2] désherbent l’espace] : Avec un gourdin, on attrape l’herbe puis on la coupe avec une machette et on balaie le champ de palmiers. Il y a des trous, ce sont les rats qui rentrent sous la terre, ce sont leurs maisons, tu creuses avec la machette dans un trou et les rats sortent par l’autre trou. Après tu les abats. L’écureuil, il loge dans les trous des bois secs, en bas, ce sont les rats qui rentrent dans les trous sous la terre. L’écureuil veut venir aussi pour attraper les graines de palmiers, c’est ça son travail. Les animaux volants, c’est ça qu’ils aiment beaucoup. C’est comme les mangues pour les chauves-souris. Là-bas, il y a juste des mangues sauvages. C’est un coin très frais, ça donne, mais ce n’est pas bon. Ces animaux volants, ceux qui sont proches des palmiers des Blancs, ils ne meurent pas, mais toi, si tu tues ces animaux, quand tu as fini de manger, tu attrapes Ebola.

Pourtant, Ebola n’a pas atteint officiellement la Côte d’Ivoire. Lors de la prise de notes qui accompagne la découverte de ce cahier de dessins fin 2018, on le sait. Nous sommes alors en pays lobi burkinabè, Diniaté Pooda est revenu avec deux cahiers que Michèle Cros lui avait fait passer en 2016 par l’intermédiaire d’un frère du village alors qu’il était en Côte d’Ivoire, lui demandant s’il pouvait dessiner ce qui en était de cette épidémie qui venait d’être éradiquée en Afrique de l’Ouest[3]. Ainsi, au moment où il a été réalisé, la situation devait être moins claire et le récit de Diniaté Pooda sur l’origine de l’épidémie a sans doute été influencé par l’importante diffusion de messages sanitaires et de graphismes préventifs mettant en exergue le rôle de certains animaux sauvages — rongeurs, singes et plus particulièrement chauves-souris — dans la transmission du virus (Cros et Frerot 2021a). L’interdiction officielle de consommer de la viande de brousse, dans des régions où elle constitue une ressource alimentaire et économique de base, a eu de fortes répercussions sociales et politiques, en renforçant notamment les méfiances envers les équipes d’intervention en cas d’épidémie et envers les autorités (Bonwitt 2018). Diniaté Pooda tente d’expliquer ce mal qui affecte les humains en insistant à nouveau sur les relations conflictuelles entre les populations locales et les Blancs qui cherchent à étendre leurs cultures, en l’occurrence leurs plantations de palmiers à huile. Il précise :

C’est en Guinée, mais quand ça va rentrer… c’est à la frontière, ça n’a pas pris la Côte d’Ivoire et la personne qui est déjà contaminée, si tu la touches, toi aussi tu es contaminé. Les Guinéens n’ont pas voulu l’affaire des Blancs, et il y a de bonnes choses sur la terre, ils n’ont pas voulu laisser la voie aux Blancs. C’est pourquoi le Blanc a fait cela dans sa plantation et les Guinéens vont laisser la place. C’est le produit qu’il a pris pour pomper ses palmiers. Les animaux ne sont pas morts, lorsque la maladie est dans le champ des animaux sauvages, on ne peut pas savoir d’où ça vient exactement, mais c’est par là que la maladie que les docteurs appellent Ebola est arrivée. Les docteurs ont cherché à savoir d’où vient la maladie. Ils ont fait des tests, ce sont les animaux qui volent.

Ici, les hommes sont en train de balayer, ils ne sont pas encore arrivés aux trous des rats.

L’accusation est claire et rejoint en cela les nombreuses rumeurs associant l’apparition de la maladie à un vaste complot destiné à éliminer les populations africaines, mêlant les responsabilités des gouvernants guinéens et des mondes politiques et scientifiques occidentaux (voir notamment Dozon 2017 : 47-56). De telles rumeurs ont parfois été interprétées par les acteurs investis dans la lutte contre Ebola comme une absence de capacité des populations à comprendre l’épidémie et à y répondre, affirmant une certaine domination de la rationalité scientifique sur les autres lectures possibles de la maladie (Somparé 2020). Ces discours expriment pourtant ici une véritable critique politique et écologique postcoloniale qui en retour est venue renforcer les résistances sociales à la réponse à Ebola. Dans un contexte où les États ouest-africains ne cessent de vendre des droits miniers et fonciers à des entreprises étrangères, James Fairhead nous rappelle qu’en Guinée, « l’expérience locale du monde étranger ou “blanc”, n’a pas été habituellement celle d’un noble “humanitarisme”, mais d’un égoïsme impitoyable, vicieux ou méprisant dans la poursuite de l’accumulation » (2016 : 21)[4]. L’anthropologue évoque alors les conflits autour du projet d’exploitation des minerais de fer de Simandou dont les droits miniers venaient d’être expropriés pour cause de corruption à la société appartenant à Beny Steinmetz, un homme d’affaires israélien[5]. Une rumeur décrivait alors la venue d’Ebola comme une revanche de sa part. Elle a pris une telle ampleur dans la région que le ministre des Mines a dû intervenir, lançant aux journalistes : « Je ne vois pas Beny Steinmetz en train d’envoyer des chauves-souris pour envahir la Guinée » (Lamah 2014).

Pourtant, le virus aurait bien été transmis par ces animaux volants. C’est du moins ce qu’affirment « les docteurs », nous précise Diniaté Pooda, qui semble accorder du crédit à cette hypothèse scientifique qu’il complexifie. L’empoisonnement initial et intentionnel fait écho à l’ambiance complotiste qui prévaut lorsqu’il s’agit d’expliciter localement un mal aussi létal (Cros et Frerot 2021b). La chaîne de contamination décrite remonte aux produits répandus sur les palmiers et rappelle ainsi les défiances pendant l’épidémie envers les pratiques de pulvérisation auxquelles s’attelait la Croix-Rouge lors des missions de désinfection des corps et des maisons. Alors que les équipes étaient soupçonnées de disséminer le virus sur leur passage, « tout cas de maladie faisant suite à la désinfection était considéré comme provoqué par elle » (Faye 2015 : 10). D’autres rumeurs accusaient (et accusent encore) les équipes scientifiques d’échantillonnage de la faune sauvage d’inoculer le virus dans les chauves-souris capturées. Ainsi l’exprimait un jeune étudiant guinéen originaire de la région forestière, revendiquant le maintien de pratiques anciennes de consommation des animaux ici mises à l’index :

Les parents, les grands-parents en ont toujours mangé et on n’a jamais parlé de la maladie [Ebola]. Ils sont venus jusqu’en forêt pour nous dire […] de ne plus en manger. Ceux qui disent ça, c’est ceux qui ne connaissent pas les chauves-souris, c’est ceux qui ne vivent pas avec les chauves-souris, ou bien ils mentent, ou bien c’est eux qui ont mis le poison dedans.

voir aussi Frerot 2021 : 256

Rats voleurs et chauves-souris à cuisiner puis à manger

Donc maintenant [dans le Dessin 2], ils ont découvert les trous des rats, l’un creuse, l’autre est à la garde du deuxième trou. Il attend le rat à sa sortie pour l’abattre. Celui qui est en rose creuse, l’autre attend le rat qui va sortir et on met un long bâton dans le second trou et quand le bâton commence à remuer, tu te tiens très près. Il y en a un qui sort. Des fois, si tu creuses, il y a quatre cailloux c’est la fermeture, le rat ferme son trou, tu creuses, tu ouvres, tu allumes du feu dans le trou, tu mets un peu de piment, quelques feuilles et tu souffles. Avec la fumée et le gaz du piment, le rat sort vite.

Ici [dans le Dessin 3], le rat est sorti par le deuxième trou. Le gardien du deuxième trou l’a abattu et de là il a vu des chauves-souris attrapées à des bois secs. C’est ce que les chauves-souris aiment.

Avec les jeunes palmiers, cela n’est pas possible. Les chauves-souris ne peuvent y trouver refuge. Impossible pour elles de s’y pendre. Mais là où on plante des palmiers, explique Diniaté, il y a des bois « géants et gros » qui ont été « tués » pour reprendre son expression en français. Comme l’usage du verbe tuer semble étonnant, Diniaté confirme son expression à l’aide de sa traduction en lobiri. « Je tue un arbre » (min kore tra), comme « je tue un homme » (min kore tibil) ou « je tue un boeuf » (min kore na). Dès lors que du sang (tomin) sort, le verbe tuer s’impose, explique-t-il. La sève de l’arbre est son sang, en lobiri on parle effectivement du sang de certains arbres, tout particulièrement du karité. Dans un cahier réalisé par Diniaté il y a de cela de nombreuses années, il a mis en dessin le travail des migrants du pays lobi en Côte d’Ivoire sur leurs plantations de cacao. La première étape consiste à se trouver un bout de forêt. Les plus gros arbres sont alors tués. Telle était en effet l’expression déjà utilisée pour rendre compte de cette opération. Dans le commentaire de ce Dessin 3, il m’est pareillement expliqué la manière de procéder. On tue l’arbre après avoir recouvert ses racines d’un tas de feuilles, puis on y met le feu. On ne tarde pas à observer un bois sec ou mort au sens littéral (thir ki), semblable à celui qui figure dans ce dessin et auquel se pendent des chauves-souris. Dans une plantation de cacao, on laisse quelques arbres. Toutefois, dans un champ de palmiers à huile, « on doit tout tuer, car lorsqu’une branche d’un arbre tombe sur un jeune palmier, ça va casser, c’est pourquoi on doit tout tuer ». Mais que viennent faire ces chauves-souris dans ce dessin de la découverte des trous de rats ?

Fig. 2

Dessins 2 et 3

Dessins 2 et 3
Source : Diniaté Pooda (2018)

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Les chauves-souris ont vu le manger, les noix du palmier à huile, et elles attendent la nuit pour aller voler, ce sont des voleuses comme les rats voleurs. Pour les chauves‑souris et les écureuils, on ne met pas voleur à leur nom en français, mais on sait que ce sont des voleurs. Les graines sont ici déjà mûres, elles ont commencé à se jeter à terre. Les hommes portent des bottes, il y a trop de piquants, beaucoup de mauvais piquants. Le rat voleur attrapé est abattu d’un coup et c’est bon.

Maintenant ici [Dessin 4], voici un arbre frais, on n’est plus dans un champ de palmiers à huile. Ce sont ici des chauves-souris rouges que l’on gagne partout. L’homme a lancé avec son lance-pierre et il a gagné. C’est un cahier d’Ebola en Côte d’Ivoire avec des écureuils, des rats voleurs et des chauves-souris.

Après quelques précisions à nouveau demandées sur le lieu de ce récit dessiné, il est expliqué :

On est en Côte d’Ivoire, Ebola a commencé en Guinée et Ebola est partie en Côte d’Ivoire. Eux aussi ils sont attaqués, ils ont lutté et ça s’est arrêté. En Guinée, il y en a encore un peu, mais pas beaucoup. On porte des gants et maintenant on sait qu’il ne faut pas toucher à ces animaux volants. [Reste à reprendre le fil de l’histoire.]

Fig. 3

Dessins 4, 5 et 6

Dessins 4, 5 et 6
Source : Diniaté Pooda (2018)

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Dans le Dessin 5 :

Les hommes sont en train de préparer leurs viandes. Ils ont mis dans le même canari des chauves-souris et des rats voleurs.

L’échange s’est poursuivi sur le caractère éminemment genré de ce type de préparation :

Aux champs, il n’y a pas de femme, le rat voleur et la chauve-souris, ce ne sont pas des viandes de femme. Les femmes n’en mangent pas. Il y a toujours des palabres. Si tu en ramènes à la maison, toi, l’homme, tu dois te débrouiller et faire la sauce. Si tu les manges en soupe, c’est différent. Cela devient de la viande simple, sans condiment, tu prépares la soupe et tu la bois directement ou avec la cuillère.

Puis dans le Dessin 6, il est juste indiqué :

Les hommes ont enlevé leurs viandes de brousse, ils les mettent dans un plat et ils mangent.

Notons le caractère en principe fortifiant de ces mets de brousse au goût prononcé. De nombreux travaux ethnographiques (Epelboin 2012a, Cros 2020b et Laugrand et Laugrand 2021) insistent sur l’apport nutritionnel de ces viandes que les hommes apprécient beaucoup en Afrique comme en Asie.

Contaminations mortifères en chaîne

La suite de cette histoire dessinée d’Ebola est glaçante. La scène se passe du côté ivoirien où la maladie Ebola n’est en principe pas arrivée, mais il s’agit bien ici d’une histoire qui se déroule dans la zone forestière et où, de fait, les frontières entre les pays peuvent s’avérer poreuses en temps d’épidémie. Diniaté Pooda dessine, raconte et témoigne :

C’est par là qu’ils se sont contaminés. Le sang a commencé à sortir par la bouche et les narines du gourmand.

Il s’agit de l’homme en marron, celui qui avait tué un rat dans le Dessin 3 et que l’on voit commencer à manger dans le Dessin 6. Diniaté Pooda précise :

La peau de celui qui est contaminé éclate parfois, j’ai vu ça une fois, je ne me suis pas arrêté pour voir ça très longtemps. Cela se passait à la frontière. Des docteurs contrôlent la frontière. [Quoi qu’il en soit, l’homme qui saigne] ne parle plus beaucoup [et son compagnon] court pour appeler au secours [dans le Dessin 7].

Fig. 4

Dessins 7 et 8

Dessins 7 et 8
Source : Diniaté Pooda (2018)

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[Dans le Dessin 8], deux autres hommes sont venus prendre le monsieur dans une couverture, ils ont pris un grand bois, ils ont attaché cette couverture au grand bois et ils l’ont transporté sur leurs épaules. Si tu n’as pas les moyens pour prendre l’ambulance, c’est comme cela.

Dans le Dessin 9, nous nous retrouvons à l’hôpital de Santa :

C’est une grande ville, une sous-préfecture [à la frontière de la Guinée]. Là, avec un appareil, un docteur ausculte le malade, et lui, il a protégé ses mains et sa bouche. Comme ils sont dedans, une fenêtre est ouverte, le reste est fermé, c’est bien protégé.

Fig. 5

Dessins 9 et 10

Dessins 9 et 10
Source : Diniaté Pooda (2018)

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L’homme qui est examiné est celui qui avait « gagné » des chauves-souris rouges et qui s’était occupé de leur cuisson avec celle des rats. Du sang sort de sa bouche, de ses narines, de sa tête et même de son cou. Cela a déjà été dessiné pour son compagnon d’infortune. Dans le Dessin 10, ils ne sont plus. Idem pour « ceux qui sont allés à leur secours ».

[Maintenant], ce sont des morts couverts, chacun a une couverture. Les quatre se sont contaminés et des quatre, personne n’est plus vivant. Voici les parents en train de crier, comme il y a un mort, il faut pleurer, les quatre sont sur une natte.

Le Dessin 11 parle de lui-même ou presque. Il est souligné :

Un mort d’Ebola, tu ne peux pas laisser deux heures de temps sans l’enterrer. Les Africains sont très compliqués, si un garde n’est pas derrière, on fait ce qu’on veut. Mais les corps habillés sont là : il ne faut pas que ça dépasse deux heures de temps et ils disent : « Creusez, creusez. » Ceux qui vont enterrer, il faut les gants, on prend des gants en caoutchouc noir, on plie pour que l’odeur ne sorte plus, il faut protéger, fermer les narines. On amène des caoutchoucs noirs et on descend dans la tombe et on rembourre et c’est fini. [L’un des gendarmes porte un uniforme blanc], c’est la nouvelle tenue d’Alassane, [celui qui est en vert arbore] une vieille tenue du temps d’Houphouët[6], les corps habillés n’ont pas qu’une seule tenue. En Côte d’Ivoire, les gendarmes portent un béret rouge, c’est par les galons que tu vas savoir si c’est un gendarme ou un policier. Ce sont les gendarmes, en Côte d’Ivoire, si le village n’est pas grand, ce sont les gendarmes qui sont là, qui contrôlent tout.

Fig.6

Dessin 11

Dessin 11
Source : Diniaté Pooda (2018)

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On le sait, en période d’Ebola, les rites de mort furent bien souvent évacués et les enterrements communautaires, c’est-à-dire réalisés par des membres de la famille ou de la communauté sans application des mesures de biosécurité, prohibés. Cette impossibilité d’inhumer les défunts selon les pratiques habituelles et la réalisation d’enterrements anonymes lors des premiers mois dans certains centres de traitement d’Ebola en Guinée (Le Marcis 2014 ; Cros 2015) a profondément heurté les populations qui ont dès lors mis en place des stratégies de contournement (dissimulation et déplacement des cadavres). Suivant certaines recommandations des anthropologues, des « enterrements dignes et sécurisés », comme cela semble être le cas dans le dessin de Diniaté Pooda, sont alors proposés avec quelques modifications dans les procédures : présence des proches, ajouts d’objets dans la housse mortuaire, respect des pratiques culturelles et religieuses, formation des laveurs de corps qui ont pu intégrer les équipes de la Croix-Rouge (Sylla et Taverne 2019 : 137-148).

Biodiversité et écologie des zoonoses

À chaque épidémie, son lot de stigmatisations qui révèle bien des jugements de valeur sous-jacents. Lors de l’épidémie d’Ebola de 2013-2016, la mise à l’index des chauves‑souris dans les discours, dans les messages de sensibilisation et dans les hypothèses scientifiques a conduit à faire porter la responsabilité de l’émergence du virus dans la zone forestière guinéenne aux habitants de la région qui entretenaient des contacts jugés à risque avec ces animaux volants. La focalisation sur les pratiques de chasse et de consommation est venue par la même occasion redéfinir les frontières entre le socialement acceptable et l’inacceptable, entre les bonnes pratiques et celles qui devraient être bannies (Kelly et Sáez 2018). Une telle mise en accusation prend le risque d’exacerber des tensions et des marginalisations sociopolitiques préexistantes, mais aussi d’entraîner un rejet, ou ici une réinterprétation, de l’explication scientifique officielle de l’origine de l’épidémie. D’autant plus lorsque celle-ci ne correspond pas aux expériences passées et présentes d’une vie en proximité avec les espèces suspectées de transmettre des pathogènes (Peeters, Desclaux et Frerot 2021). Ainsi, l’histoire d’Ebola dessinée par Diniaté Pooda pourrait être perçue comme une tentative de renverser le stigmate. Si, en mangeant une chauve-souris ou un rat voleur, on peut « attraper Ebola », l’empoisonnement s’effectue en fait à une tout autre échelle.

Cette histoire dessinée de contaminations en chaîne nous invite à porter notre regard encore plus loin. Le crayon de Diniaté Pooda sort du cadre en cherchant à comprendre ce qui crée les conditions d’une commensalité risquée dans un contexte d’exploitation de la nature en Afrique médiée par des intérêts étrangers. Il est possible d’en retracer ici une généalogie complémentaire tant cette lecture locale nous semble entrer en résonance avec la publication croissante de recherches scientifiques qui interrogent l’impact des perturbations environnementales et du changement d’utilisation des terres sur les risques d’émergence des maladies infectieuses (voir notamment Morand 2020, Plowright et al. 2021, Destoumieux-Garzón et al. 2022). À ce titre, en permettant la rencontre de modes de connaissances profanes et scientifiques, et en interrogeant les multiples manières possibles de se relier aux non humains, l’anthropologie peut contribuer à une meilleure compréhension des zoonoses.

Dans un appel à saisir la complexité des enchevêtrements interespèces qui peuvent conduire aux débordements zoonotiques, Hannah Brown et Ann Kelly soulignent, à propos de l’épidémie d’Ebola qui a touché la République démocratique du Congo en 2007, que « la propagation virale n’est pas réductible au contact viral : Ebola émerge dans un “maillage” de noix de palme, de fusils de chasse, de politiques nationales et de passés coloniaux » (Brown et Kelly 2014 : 288)[7]. Ainsi, et dans le prolongement de l’interprétation de Diniaté Pooda, diverses hypothèses scientifiques sur le débordement du virus Ebola en 2013 font intervenir les palmiers à huile. Le biologiste Robert Wallace (2014) pose la question : « Ebola est-il apparu en Afrique de l’Ouest par un changement de phase politique dans l’agroécologie ? »[8] En amenant la notion « d’épidémie néolibérale », il dénonce le rôle de « l’agro-business » dans les facteurs menant aux émergences épidémiques, autrement dit ici les conséquences écologiques et sanitaires de l’accaparement des terres par de grands capitaux étrangers pour importer dans la zone forestière les méthodes intensives de la production industrielle d’huile de palme. Selon un rapport de l’ONG GRAIN, Planète huile de palme :

Au cours des cinq dernières années, de vastes superficies de terres en Afrique ont été attribuées à des entreprises étrangères pour des plantations de palmier à huile par les gouvernements africains, avec une consultation minimale, voire absente, avec les populations concernées et de nombreuses allégations de corruption. L’Annexe 1 donne une liste de 60 transactions, portant sur près de 4 millions d’hectares au cours des 15 dernières années.

GRAIN 2014 : 62

Au-delà de la critique politique[9], l’anthropologue et médecin Alain Epelboin, dans son rapport sur l’épidémie d’Ebola de 2012 en République démocratique du Congo, mettait déjà l’accent sur les nombreuses « haltes nourricières de chauves-souris lors de leurs migrations le long des fleuves dans les plantations de palmiers à huile créées au début de la colonisation » (Epelboin 2012b : 15). Ce changement important dans la disponibilité de ressources alimentaires est susceptible d’entraîner des contacts à risque avec les humains. Une même configuration pathogène est par ailleurs décrite au Bangladesh à propos de la transmission d’un autre virus, impliquant également chauves-souris et palmiers à huile. L’émergence du virus Nipah, découvert lors d’une épidémie en Malaisie en 1998, poursuit ses flambées régulières dans les pays voisins, produisant des encéphalites mortelles. Les chauves-souris frugivores, du genre Pteropus, ont été identifiées comme son réservoir naturel. L’écologue Jean-François Guégan, interrogé par Le Monde en 2014 sur l’arrivée d’Ebola en Guinée, faisait un parallèle avec la situation en Asie du Sud-Est : « Du fait de la déforestation massive pour l’implantation des palmiers à huile en Indonésie, on a vu ces chauves-souris migrer jusqu’à Singapour et en Malaisie, mais aussi sur les côtes du Bangladesh, et transmettre des virus à grande échelle » (Guégan in Van Eeckhout 2014). Au Bangladesh, la transmission des agents pathogènes serait liée à la consommation humaine de la sève des palmiers à huile collectée dans de petits récipients attachés directement à l’arbre. Fermentée, elle produit une boisson alcoolisée répandue aussi bien en Asie, en Australie qu’en Afrique. Les recherches épidémiologiques ont montré que la sève était également très prisée des chauves-souris, qui s’en délectent la nuit venue, contaminant le liquide avec leur salive ainsi qu’avec leurs urines et excréments (Islam et al. 2016 ; Ramassamy et Gessain 2021 : 92). Si de nombreuses inconnues résident encore dans les facteurs menant à cet autre type d’empoisonnement, plusieurs études font le lien entre la perte progressive des forêts, les changements des pratiques agricoles — y compris « vertes » (Tordjman 2021) — et le déplacement des chauves-souris dans des zones plus proches des ressources alimentaires anthropiques (Moutou 2015 ; McKee et al. 2021).

Concernant Ebola, deux études ont récemment suggéré, par une modélisation à un niveau macro-écologique, l’existence de relations significatives entre la fragmentation récente des forêts et les zones d’apparition des dernières épidémies à virus Ebola. En écologie, ces changements d’habitat créent des « effets de bordures » (edge effects) qui augmentent les contacts interespèces à risque et influencent la transmission des agents pathogènes (Rulli et al. 2017 : 4). Dans ce schéma à explications causales, on le comprend, la pression croissante sur la terre et ses produits entraîne une diminution du couvert végétal, qui conduit à son tour à un possible regroupement plus dense des espèces animales, réservoirs de virus ou hôtes intermédiaires, dans des zones de contacts avec les humains. Ce qui amène les auteurs de la seconde étude à conclure que « la perte de forêt, comme la maladie à virus Ebola, devrait être considérée comme un problème de santé mondiale majeur » (Olivero et al. 2017 : 5)[10]. Ce constat se retrouve dans la préface de Serge Morand de l’ouvrage de Marie-Dominique Robin : La fabrique des pandémies — Préserver la biodiversité, un impératif pour la santé planétaire. Morand y dénonce :

[…] une accélération de la déforestation […] au bénéfice d’une agriculture industrielle grande consommatrice d’eau, d’intrants et de biocides. Les données démontrent là aussi une augmentation des épidémies de zoonoses dans les pays soumis à une forte déforestation ou ayant fortement développé des plantations commerciales comme le palmier à huile. La mondialisation de la marchandise agricole est donc une cause majeure des pandémies affectant humains et animaux.

Morand in Robin 2021 : 11

Ce changement d’utilisation des terres doit aussi être mis en lien avec l’augmentation des populations, nonobstant la difficulté d’identifier précisément les mécanismes sous‑jacents des « liens intimes qui existent entre ces changements environnementaux et la santé humaine, stimulant davantage d’analyses au cas par cas » (Guégan et al. 2020 : 10)[11]. Rappelons également, en ce qui concerne Ebola, que des débordements zoonotiques ne semblent pas toujours être la cause des nouvelles émergences. Les scientifiques attribuent notamment l’origine de la deuxième épidémie d’Ebola en Guinée à la résurgence d’une souche du virus qui sévissait en 2013-2016 dans la région et qui serait donc restée en latence chez l’humain (Keita et al. 2021), dévoilant par-là l’aspect endémique de la maladie (Fairhead, Leach et Millimouno 2021).

En guise de conclusion

Un regard anthropologique à l’écoute des populations et de leurs manières d’habiter et de cohabiter au sein des territoires concernés invite à complexifier plus encore la compréhension des émergences zoonotiques. En revenant sur les hypothèses du débordement initial de la première épidémie en Guinée, Annie Wilkinson et Melissa Leach soulignent que « l’idée selon laquelle la déforestation rapproche pour la première fois les populations et les chauves-souris dénature l’histoire du paysage régional et rejette la responsabilité de l’épidémie sur les populations rurales qui en souffrent » (Wilkinson et Leach 2015 : 145)[12]. Faut-il rappeler en effet qu’ici comme ailleurs, les chauves-souris et autres animaux censés jouer un rôle dans la transmission du virus s’avèrent être depuis longtemps des espèces synanthropiques[13] ? Finalement, Diniaté Pooda dessine et dénonce à sa façon cette perturbation à grande échelle d’une proximité interspécifique historiquement ancrée qui conduit à l’apparition de ce nouveau mal qu’est Ebola. Ces « animaux volants » susceptibles de nous empoisonner s’apparenteraient alors à ces « êtres de la métamorphose » décrits par Baptiste Morizot et Nastassja Martin, comme des êtres « qui font effraction des statuts que la modernité avait inventés pour eux, parce que nos relations à eux sont déstabilisées par l’extractivisme, le changement climatique et les effets de l’anthropocène » (Morizot et Martin 2018, paragraphe 27).

L’altération croissante et visible des écosystèmes par les grands projets humains (exploitations minières, monocultures, barrages) invite à interroger leurs conséquences désastreuses sur la santé humaine, animale et environnementale. Les chauves-souris semblent particulièrement sensibles à la fragmentation des habitats forestiers qui pourrait déclencher chez elles un stress chronique susceptible d’affaiblir leur système immunitaire (voir Seltmann et al. 2017 sur les effets d’une plantation de palmiers à huile en Malaisie). Or l’efficacité de la réponse immunitaire ainsi réduite — pourtant centrale dans le contrôle des infections portées par les chauves-souris — faciliterait des « pics d’excrétion virale » à l’origine de certaines émergences ou réémergences d’infections zoonotiques (Plowright et al. 2016). Les chauves-souris, avec lesquelles vivent quotidiennement de nombreuses populations, rejoignent alors les multiples « sentinelles de l’Anthropocène » qui témoignent par leurs réactions du « degré d’altération du fonctionnement naturel, dû aux surexploitations humaines » (Balaud et Chopot 2021 : 228). Ces animaux ainsi affectés, bien qu’ils « n’en meurent pas », comme le précise Diniaté Pooda, ne seraient peut-être plus en mesure de nous protéger des virus qu’ils avaient pourtant l’habitude de contenir et d’inactiver, comme on le sait dorénavant avec précision pour les chauves-souris (Marmet et Julien 2021 : 56), qui se retrouvent sur le devant de la scène étiologique en ces nouveaux temps pandémiques de COVID‑19.