Corps de l’article

L’expression « féminisation du sida » a été inventée et utilisée afin d’attirer l’attention sur le fait qu’à travers le monde, les femmes sont infectées de façon disproportionnée par le VIH. À l’époque, l’expression visait également à rendre compte d’un changement temporel. En effet, si les hommes ont initialement été les plus touchés par l’infection, au fil du temps, le nombre de femmes infectées, et plus particulièrement de jeunes femmes, a bondi de façon importante. Un rapport du Programme commun des Nations Unies sur le VIH/sida (ONUSIDA) indique, par exemple, que le VIH a été la principale cause de mortalité chez les femmes âgées de 15 à 49 ans à travers le monde en 2017, et que trois nouveaux cas de VIH sur cinq recensés chez les jeunes concernaient de jeunes femmes (ONUSIDA 2019). Cette expression sert en quelque sorte de raccourci pour signifier que le sexe féminin (spécifiquement, la physiologie reproductive féminine) et le genre féminin (un rôle et une relation de pouvoir culturellement construits) interagissent pour accroître le risque d’infection des jeunes filles et des jeunes femmes dans de nombreuses régions du monde. Du point de vue biologique, les tissus cervicaux et vaginaux immatures sont plus vulnérables à la pénétration virale. De plus, le fait qu’une partie du liquide séminal reste dans le vagin après un rapport sexuel implique une exposition potentiellement prolongée de ces tissus au VIH. Le fait que les femmes sont également susceptibles de souffrir en même temps d’autres infections sexuellement transmissibles, qui endommagent ces tissus, exacerbe la possibilité d’une infection. Ainsi que l’a remarqué Sophie Harman, « l’explication la plus répandue de la disparité des taux d’infection entre les sexes est la vulnérabilité biologique des femmes en ce qui concerne la durée et la zone d’exposition, la physiologie des hommes et des femmes dans la relation sexuelle et l’inflammation accrue des muqueuses du fait des contaminations croisées avec d’autres infections sexuellement transmissibles (IST) et de possibles traumatismes » (2011 : 214‑215)[1].

Bien entendu, les relations de pouvoir genrées sont tout aussi importantes, car elles peuvent signifier que les jeunes filles et les femmes ont bien moins de contrôle sur le choix d’avoir ou non des relations sexuelles avec pénétration et sur le moment ou la façon dont ces relations se produisent. Il existe de nombreux facteurs sociopolitiques et économiques qui, par diverses voies causales, façonnent ce moindre contrôle : les plus faibles niveaux d’instruction des femmes ; leur accès limité aux emplois rémunérés ; leur dépendance économique et parfois réputationnelle vis-à-vis du mariage hétérosexuel, et donc des hommes ; leur moindre contrôle sur l’argent, les terres et les autres ressources ; une plus grande vulnérabilité à la violence sexuelle et familiale, ainsi que leur incapacité à mettre un terme en toute sécurité à des relations violentes. Ces vulnérabilités genrées sont amplifiées par la pauvreté. Par conséquent, comme le note Harman, « dans les familles pauvres, les filles sont moins susceptibles que les garçons d’aller à l’école, et lorsqu’un proche tombe malade ou qu’un parent meurt, ce sont les filles qui sont les plus susceptibles de quitter l’école pour s’occuper de leur famille » (2011 : 215). Qui plus est, les inégalités de genre peuvent se traduire par une moindre capacité des femmes à participer à la sphère publique et aux activités en dehors du foyer, ce qui peut avoir un impact sur leur accès aux informations sanitaires. De même, les femmes sont susceptibles d’avoir moins de pouvoir pour prendre elles-mêmes des décisions quant à leur propre santé ou à celle de leurs enfants.

Dans cet article, je vais au-delà de l’attention portée à la vulnérabilité au VIH pour conceptualiser la féminisation du VIH/sida en termes plus larges. Mon argument est simple : lorsque l’on examine les dimensions genrées des épidémies, il est important de prêter attention non seulement à la plus grande vulnérabilité ou à la plus grande prévalence de la maladie en question, mais aussi au vécu social des personnes genrées après qu’elles aient été diagnostiquées, ainsi qu’aux façons dont l’État et d’autres entités invoquent ou construisent discursivement le genre lorsqu’ils tentent d’intervenir au cours d’une épidémie, notamment en instaurant des politiques visant à changer les comportements ou en adoptant d’autres approches. Commentant la nature contestée mais durable du genre, Judith Butler explique que « le genre est une assignation qui ne se produit pas qu’une seule fois ; elle est continue. On nous assigne un sexe à la naissance, puis s’ensuit une série d’attentes qui continuent de nous “assigner un genre”. Les pouvoirs qui s’exercent ainsi font partie d’un dispositif du genre qui assigne et réassigne des normes aux corps… » (Butler 1990 ; voir aussi Gleeson 2021). Il est donc nécessaire de conceptualiser la féminisation comme l’assignation continue au genre féminin, et par conséquent, comme l’imposition continue de normes féminines genrées, telles que les attentes relatives à l’obéissance ou au sacrifice de soi, ou les croyances selon lesquelles le corps féminin serait impur ou dangereux. En ce qui concerne les pandémies, cette assignation continue à un genre implique que les chercheurs devraient s’efforcer de suivre les maladies au niveau temporel dans leurs analyses, et ce, tant en ce qui a trait à l’individu qu’à la maladie en tant que telle. Autrement dit, ils doivent aller au-delà du moment de la vulnérabilité à la maladie et analyser, d’une part, ce qui se produit par la suite en termes d’expérience sociale genrée des individus face à la maladie et, d’autre part, les stratégies nationales et internationales déployées pour endiguer une épidémie, qui peuvent également entraîner des répercussions genrées. Comment, par exemple, l’assignation à un genre influence-t-elle l’accès aux soins ainsi que la nature ou la qualité des soins offerts aux malades par les établissements médicaux et par la famille, les manifestations de stigmatisation associée à la maladie, et les stratégies d’intervention ou de prévention visant la maladie ou la condition ? Bien que l’expression « féminisation du VIH/sida » puisse sembler pour certains quelque peu démodée, je souhaite la remettre à l’avant-plan ici en attirant l’attention, spécifiquement, sur la myriade de ramifications — parfois embrouillées — de l’assignation continue au genre féminin en ce qui concerne la vulnérabilité à la maladie, son vécu social et les stratégies de prévention mises en oeuvre face à celle-ci.

Je ne suis pas la première chercheuse à conceptualiser ainsi plus largement la « féminisation du VIH/sida ». Sophie Harman, par exemple, parle de la « double » nature de la féminisation du VIH, par laquelle elle entend à la fois le taux disproportionné d’infection par le VIH chez les femmes et la prépondérance des femmes occupant des postes dans les organismes ou instances dédiés à la prévention et au traitement du sida. Harman cherche à comprendre « pourquoi la double féminisation de l’épidémie de VIH/sida et de sa gouvernance n’a-t-elle pas conduit à des résultats plus satisfaisants pour les femmes infectées et affectées par la maladie » (2011 : 214). Eusebius Small et Silviya Pavlova Nikolova se penchent sur les « épidémies jumelles » du VIH et de la violence basée sur le genre (2015 : 660 ; voir aussi Lepani 2008 ; Kelly-Hanku et al. 2016). Ces deux auteurs ne conceptualisent pas nécessairement la féminisation du VIH en termes plus larges que celui de la prévalence, mais ils soutiennent que le VIH et la violence sont intimement liés, et que là où il y a un haut niveau de violence basée sur le genre, il y a aussi souvent de plus forts taux d’infection par le VIH chez les femmes. D’autres chercheurs ont également souligné que la féminisation du VIH et la féminisation de la pauvreté sont elles aussi liées, comme des épidémies jumelles (Kang’ethe et Munzara 2014). Enfin, un certain nombre de chercheurs ont discuté de la féminisation du VIH comme d’un phénomène englobant à la fois le fait que les femmes sont plus infectées et plus affectées par le VIH, le terme affectées référant habituellement au fait que les femmes, en raison de leur rôle d’aidantes naturelles, portent souvent le fardeau des soins aux malades ou aux enfants orphelins du sida.

Je poursuis ma propre conceptualisation élargie de la féminisation du VIH/sida dans cet article à travers trois études de cas ethnographiques provenant de mon travail de terrain chez les Huli de Tari, dans la province de Hela, en Papouasie–Nouvelle-Guinée. Dans le premier cas, j’examine la vulnérabilité des femmes à l’infection par le VIH et, en particulier, les vulnérabilités structurelles créées par les lois du pays qui privilégient les « propriétaires terriens » sur le plan des bénéfices générés par l’extraction des ressources, et les manières dont ce privilège crée des inégalités économiques avec leurs voisins, qui, par conséquent, ont recours au mariage (et donc aux femmes) pour atténuer ce que Jerry Jacka a appelé leur « marginalisation minière » (2001 : 46). Dans le second cas, j’analyse les dimensions genrées d’un atelier rural de sensibilisation au sida qui a conduit à des disputes virulentes et presque à des altercations physiques entre les hommes et les femmes qui y ont participé. Entre autres, au cours de cet atelier, les femmes, devant leurs pairs masculins, ont été qualifiées de « sujets non hygiéniques » (unsanitary subjects) (Briggs et Mantini-Briggs 2004). Dans le troisième cas, je me penche sur le travail éthique qu’effectuent les femmes vivant avec le VIH afin que les autres les perçoivent comme des personnes morales, et la manière dont celles-ci luttent pour ne pas être perçues comme des personnes nourrissant des intentions obscures, voire peut-être dangereuses.

Contexte

Avec une prévalence d’environ 0,9 %, l’épidémie de VIH en Papouasie–Nouvelle-Guinée a été qualifiée de « mixte » (Papua New Guinea Department of Health 2018). Ce qualificatif sert à indiquer que l’épidémie est « concentrée » dans certaines régions du pays, où le VIH est surtout présent dans certains groupes vulnérables précis, comme celui des travailleuses du sexe, mais qu’il n’a pas grandement affecté d’autres personnes, tandis que dans d’autres régions, l’épidémie est « généralisée », ce qui se définit par une prévalence de 1 % ou plus de l’infection dans l’ensemble de la population. En général, les différents pays tombent dans l’une ou l’autre de ces catégories, et la catégorisation d’un pays guide ses politiques nationales et l’allocation de ses ressources en matière de VIH/sida. En qualifiant son épidémie de « mixte », la Papouasie–Nouvelle-Guinée indique que ses stratégies de prévention et de traitement doivent être adaptées en fonction des situations géographiques. Tari, dans la province de Hela où j’ai effectué ma recherche, se situe à proximité de quelques-uns des plus importants et des plus rentables sites d’extraction de ressources du pays, comme la mine d’or Porgera Joint Venture (PJV), régie par l’entreprise Barrick, et le Projet de gaz naturel liquide de Papouasie–Nouvelle-Guinée, régi conjointement par ExxonMobil, Oil Search Limited et quelques entreprises de moindre envergure. La proximité de ces sites d’extraction induit une plus grande vulnérabilité au VIH (Hammar 2010 ; Shih et al. 2017 ; Wardlow 2020) et, en règle générale, la prévalence du VIH est plus forte dans ces zones.

Tari est le foyer du groupe culturel huli. Les trente femmes huli que j’ai interrogées entre 2011 et 2013 dans le cadre de cette recherche constituaient, en moyenne, un groupe plus âgé et moins instruit que ceux que l’on rencontre dans la plupart des recherches anthropologiques portant sur le VIH : vingt des trente femmes appartenaient grosso modo à la catégorie des femmes d’âge mûr ou étaient plus âgées, et dix-sept d’entre elles n’avaient reçu aucune éducation formelle, ou n’avaient fréquenté l’école primaire que quelques années. Une seule avait terminé des études secondaires. Treize d’entre elles étaient veuves (dans tous les cas, leur mari était mort d’une maladie liée au sida) ; dix étaient divorcées (soit elles s’étaient enfuies, soit elles avaient été abandonnées par leur mari) ; trois étaient toujours mariées et quatre ne s’étaient jamais mariées. Tous les entretiens ont été conduits en tok pisin et les extraits d’entretiens cités dans cet article ont été librement traduits.

Étude de cas 1. Extraction des ressources minières et vulnérabilité des femmes au VIH

La Papouasie–Nouvelle-Guinée renferme quelques-unes des plus grandes et des plus productives mines d’or du monde. Et, contrairement à beaucoup de régions du globe, dans la répartition des bénéfices miniers, les politiques nationales favorisent les habitants qui peuvent prouver l’ancienneté de leurs liens à la terre d’où sont extraites les ressources. Ces personnes, généralement des hommes, sont qualifiées de « propriétaires fonciers ». Avant d’obtenir un permis d’extraction minière, les entreprises doivent conclure un accord de partage des bénéfices avec les propriétaires fonciers locaux. Les avantages accordés à ces propriétaires comprennent généralement des chèques de redevances, une compensation financière pour la perte des terres et des maisons, une embauche préférentielle à la mine, des contrats exclusifs avec l’entreprise et le relogement. Une étude menée de 1990 à 2009 portant sur les bénéfices de la mine d’or PJV, l’exploitation minière la plus proche de Tari, a révélé que le gouvernement national avait perçu 1,7 milliard de kinas tandis que les propriétaires fonciers de Porgera avaient reçu presque autant, soit 1,2 milliard de kinas (Johnson 2010). En bref, une grande partie des bénéfices de l’extraction des ressources minières vont directement aux propriétaires fonciers locaux plutôt que d’être engrangés par le gouvernement.

Dans le cas de la mine d’or de PJV, l’une des conséquences de cette politique de répartition des bénéfices est une extrême inégalité entre ceux qui sont considérés comme les propriétaires fonciers désignés par la loi et leurs voisins, ou même leurs parents, qui ne le sont pas (voir Mek et al. 2021). Ainsi que l’a dépeint brillamment Jerry Jacka :

Au marché de la gare routière de Porgera, les propriétaires fonciers arrivent dans leur Land Cruiser Toyota flambant neuf, habillés de vêtements dernier cri, et flânent entre les étals, des écouteurs sur les oreilles, ou jouant avec le jeu vidéo qu’ils tiennent à la main. Pendant ce temps, leurs parents qui ne sont pas propriétaires fonciers sont assis à côté des tas de légumes à vendre, pieds nus, habillés de vêtements d’occasion, espérant qu’ils feront assez d’argent pour payer au moins le transport en commun qui les ramènera à leur village.

Jacka 2001 : 50

Dans une certaine mesure, la richesse des propriétaires fonciers se diffuse dans la communauté puisqu’il existe une forte pression culturelle à partager (Biersack 2001 ; Jacka 2001). Cependant, dans la région de Porgera, ce partage se structure souvent en fonction de relation « patron-client » (Golub 2014 : 147) ; les propriétaires fonciers peuvent ainsi regrouper autour d’eux les membres les moins fortunés de leur famille élargie et de leurs connaissances pour leur servir de main-d’oeuvre et de subalternes. Ces derniers doivent déférence et allégeance à leur « patron » propriétaire foncier. En retour, les propriétaires peuvent leur accorder certains bénéfices tels que de l’argent, l’utilisation de la terre, et une aide pour la création de petites entreprises. En outre, les hommes qui émigrent à Porgera dans l’espoir d’y trouver des opportunités économiques peuvent chercher à forger ou à consolider des relations avec les propriétaires fonciers en leur offrant une de leur parente des villages comme épouse potentielle. Autrement dit, les hommes migrants peuvent tenter de surmonter leur « marginalisation minière » (Jacka 2001 : 46) en se servant des femmes comme d’un tribut, cultivant ou cimentant leurs liens avec les propriétaires fonciers de Porgera au moyen d’un mariage, stratégie qui rend ces femmes vulnérables au VIH. Le récit de Pamela au sujet de la façon dont elle a été infectée en est une bonne illustration :

  • — En 2000, j’étais à l’école, en quatrième année, et ils sont venus me chercher, et on m’a mariée[2]. Ils sont venus de Porgera.

    — Est-ce que tu le connaissais ? Est-ce que tu l’avais déjà rencontré ?

    — Non, je ne le connaissais pas. Sa famille est juste venue et m’a emmenée. Je ne savais pas de quoi il avait l’air, comment il vivait — je ne savais rien de lui.

    — Alors comment se fait-il que tu l’aies épousé ?

    — Les gens de sa parenté sont juste venus et m’ont emmenée. Ils sont allés voir ma famille et l’ont décrit à mes parents et leur ont dit : « Venez chercher votre prix de la fiancée[3]. Il sera élevé. »

    — Alors tu ne le connaissais pas du tout. Comment avait-il entendu parler de toi ?

    — Certains membres de ma famille vivaient à Porgera. C’est un propriétaire foncier et ils vivaient sur ses terres. Et il leur a dit qu’il voulait une femme d’eux. Et alors les membres de ma famille lui ont parlé de moi et ont dit qu’ils iraient me chercher pour lui… Et tout ce qu’ils m’ont dit, c’est : « Oh, c’est un riche propriétaire foncier de Porgera. Tu seras libre. Tu auras de l’argent. Oh, tu auras une si belle vie. Tu n’auras pas à travailler dans les champs. Tu mangeras des aliments achetés dans les magasins. Tu n’auras pas à t’occuper des porcs. Ici, au village, tu dois t’occuper des porcs, et regarde tes mains et tes pieds, couverts de cicatrices et de callosités. Si tu épouses cet homme, tu pourras t’assoir et te reposer. Tu auras de l’argent pour vivre. » Ce n’était qu’une escroquerie.

    — Ah. Alors était-ce vrai, ce qu’ils t’avaient dit — que tu aurais beaucoup d’argent et que tu n’aurais plus à planter de patates douces ?

    — Non, ce n’était qu’une arnaque. Il y avait un immense champ de patates douces dont je devais m’occuper toute seule. Et un autre champ où je faisais pousser d’autres produits en plus, que je vendais. Je travaillais vraiment dur — je me levais tôt et j’allais directement au jardin pour travailler… Il passait son temps à coucher avec d’autres femmes, mais je ne faisais rien de mal, et il arrivait, et il me frappait. Alors je le frappais aussi — je lui ai fait une entaille. Je disais : « J’ai peut-être perdu beaucoup de poids et j’ai peut-être l’air chétif, mais je peux encore te frapper et te taillader. C’est moi qui travaille dans le jardin tous les jours — j’ai assez de force pour te battre. »

    — Tu avais maigri ?

    — Oh, ma soeur [ici Pamela passe au registre de la lamentation quasi chantée à laquelle recourent les femmes huli pour exprimer leur tristesse], ooooh, avant, mon corps ne ressemblait pas à ça. Mon mari fréquentait souvent d’autres femmes, oh, ohhh. Mon corps a complètement changé. J’ai perdu beaucoup de poids et j’étais tout le temps malade, oh, ohhh. Et je voulais [revenant au ton normal de la conversation] aller faire une prise de sang à l’hôpital, mais mon mari a dit : « Pourquoi ? », et il a refusé d’y aller. Et puis j’ai eu un bébé, et à l’âge de quatre mois, il est mort. Je prenais bien soin de lui, mais il est mort. Alors j’ai commencé à m’inquiéter — le bébé était mort, et j’étais tout le temps malade, et j’avais commencé à avoir toutes sortes de plaies sur les jambes.

Comme Pamela, deux autres femmes séropositives que j’ai interrogées avaient été offertes par leur parenté en tribut à des propriétaires fonciers de Porgera, et, tout comme Pamela, elles venaient de régions isolées et leurs parents s’étaient vu proposer un prix de la fiancée d’un montant très élevé qui les avait poussés à accepter le mariage. À ces trois femmes, on avait dit que le bien-être des membres de leur parentèle reposait sur le fait qu’elles restent mariées (voir aussi Jacka 2015 : 126). Puisque ces parents étaient essentiellement des clients du propriétaire foncier qui était leur patron, et qu’ils dépendaient de lui pour des opportunités économiques et pour la terre sur laquelle ils vivaient, ils s’étaient ensuite montrés peu enclins à aider ces femmes à quitter leur foyer lorsque leur mariage battait de l’aile et qu’elles subissaient des violences. Ce qui est important dans l’histoire de Pamela, et qui n’est peut-être pas suffisamment souligné dans la littérature existante sur les propriétaires fonciers de Papouasie–Nouvelle-Guinée, c’est la façon dont les relations entre les patrons propriétaires fonciers et leurs clients immigrés peuvent reposer à la fois sur l’inégalité entre les genres, un devoir moral genré et une violence genrée. Autrement dit, les hommes clients immigrés s’appuient sur diverses inégalités de genre pour s’assurer de bonnes relations avec leur riche patron. Premièrement, ils recourent à leur capacité à pousser des femmes à épouser des hommes qu’elles ne connaissent pas — c’est-à-dire à utiliser ces femmes comme des pions pour créer des liens avec les propriétaires fonciers. Deuxièmement, ils comptent sur le sens moral des femmes pour protéger leur parenté, ce qui amène souvent ces dernières à demeurer dans des unions qu’elles auraient préféré rompre. Troisièmement, les maris propriétaires terriens, et parfois les femmes de leur propre parenté, recourent aussi à la violence pour contraindre les femmes à se plier à ces arrangements matrimoniaux. Les femmes qui sont poussées à consentir à ces mariages deviennent ainsi vulnérables au VIH, en partie parce que les propriétaires fonciers jouissent de leur richesse et en font fréquemment la démonstration en se rendant dans les zones urbaines pour jouer à des jeux d’argent, boire de l’alcool et recourir aux services de travailleuses du sexe. De plus, puisque les propriétaires de terres usent de la polygynie à la fois pour faire la démonstration de leur richesse et de leur pouvoir, et pour les accroître, ce sont parfois plusieurs épouses qui deviennent vulnérables au VIH.

Étude de cas 2. Le genre dans un atelier de sensibilisation au sida

Le VIH peut également être « féminisé » par le biais de stratégies de prévention visant à accroître les connaissances des individus sur la transmission de la maladie. Par exemple, sur le plan discursif, les stratégies de prévention peuvent suggérer que les femmes sont plus susceptibles de transmettre le virus que les hommes. Le sida peut également être présenté comme l’un des nombreux fléaux de la société moderne, lesquels peuvent tous être attribués aux changements problématiques dans les rôles genrés, surtout en ce qui concerne la plus grande mobilité ou autonomie des femmes. Ou encore, même si l’un des objectifs explicites de la stratégie de prévention est de promouvoir l’égalité des genres, l’espace social où l’information sur le sida est transmise peut être imprégné de conflits de genre dans lesquels les participants se retrouvent antagonistes. Il est important de garder à l’esprit que si les ateliers de sensibilisation à la santé sont souvent considérés dans les travaux en santé publique comme des lieux socialement neutres dans lesquels des informations biomédicales objectives sont transmises, l’un des objectifs de ces ateliers est en fait la subjectivation de la santé. Dans ces ateliers, on s’adresse en effet aux participants comme s’ils étaient dépourvus d’une inclination pour la santé et on les encourage à se transformer en sujets compétents et responsables de leur santé (Pigg 2001, 2005). Tandis qu’ils s’efforcent de surmonter les insuffisances qu’on leur attribue afin de se présenter comme des sujets responsables de leur santé, des antagonismes et des hiérarchies genrées peuvent apparaître, et les normes de genre peuvent être réitérées et amplifiées. Tous ces éléments ont d’ailleurs joué un rôle dans l’atelier dont je parle ci-dessous.

L’atelier de sensibilisation au sida que j’analyse ici a duré une semaine et avait pour objectif explicite de travailler à l’égalité des genres et de sensibiliser les participants à des concepts tels que l’inégalité de genre. Dix hommes et dix femmes avaient été sélectionnés ; tous étaient ou avaient été mariés et tous étaient considérés comme des leaders de leur communauté locale. Les vingt participants étaient assis par terre — ce qui est inhabituel dans cette région de la Papouasie–Nouvelle-Guinée où l’on donne en général aux hommes des tabourets ou des bancs pour s’assoir — et seule l’animatrice de l’atelier était assise sur une chaise. Tous les matins, elle commençait par demander à l’un des trois pasteurs (tous des hommes, représentant les différentes dénominations chrétiennes présentes dans l’atelier) de prononcer un court sermon, et à l’une des femmes de diriger la prière pour tout le groupe. Lorsqu’elle invitait les participants à s’exprimer, elle entendait les hommes et les femmes à égalité. En outre, elle faisait des déclarations qui pourraient sans doute être considérées comme controversées et incorrectes par le lecteur, mais qui, dans ce contexte, visaient à affirmer l’égalité et la similitude des genres. Par exemple, elle faisait observer que tant les femmes que les hommes « violent », suggérant que les deux genres étaient capables de forcer les autres à avoir des relations sexuelles non désirées — les hommes, en usant de violence physique, et les femmes, en les séduisant ou en les aguichant. L’animatrice remettait aussi en question les idées des participants au sujet des rôles genrés en évoquant son propre mariage dans lequel, disait-elle, elle et son mari se répartissaient les tâches ménagères en fonction des aptitudes de chacun plutôt qu’en se basant sur les rôles de genre traditionnels. Bref, durant tout l’atelier, l’animatrice s’est efforcée de proposer un modèle éthique de l’équité entre les genres.

Malgré cela, l’atelier est devenu un lieu de contestation genrée où les participantes ont fini par se sentir rabaissées et blessées. Le deuxième jour, un clinicien originaire d’une autre région de Papouasie–Nouvelle-Guinée, mais travaillant dans les environs, fut invité pour donner une conférence sur la santé sexuelle. Il était visiblement nerveux, ce qui explique peut-être pourquoi sa présentation tourna en une explosion émotionnelle contre le manque d’hygiène sexuelle des femmes huli. Il dit notamment aux participants n’avoir jamais constaté autant de cas d’infections vaginales malodorantes dans ses précédentes affectations, et que la situation chez les femmes huli était alarmante. Les participants abaissaient tous les yeux, mais je pouvais lire l’embarras et le dégoût sur certains visages. Le fait qu’il mentionne répétitivement l’odeur nauséabonde des sécrétions vaginales qu’il avait constatée semblait les avoir tétanisés. « Vous, les femmes huli », conclut-il, « vous devez apprendre à mieux vous laver après les relations sexuelles ». La séance prit ensuite fin.

S’inspirant de Michel Foucault, Charles Briggs soutient que le savoir biomédical est un puissant mode de gouvernementalité qui façonne la conduite individuelle, qui produit des subjectivités axées sur la santé et qui définit la citoyenneté en fonction de ce savoir indiscutable (Briggs 2005 ; voir aussi Briggs et Mantini-Briggs 2004).

La santé devient un impératif éthique, exigeant des individus qu’ils régulent leur comportement et se remodèlent en fonction des nouvelles connaissances médicales. Ceux qui semblent y parvenir acquièrent le statut de citoyens hygiéniques… d’individus censés posséder une compréhension médicale moderne du corps, de la santé et de la maladie, d’individus ayant une bonne hygiène et qui s’en remettent aux médecins et aux infirmières lorsqu’ils sont malades… Les gens jugés incapables d’adopter cette relation médicale moderne au corps, à l’hygiène, à la maladie et à la guérison — ou qui s’y refusent — deviennent des sujets non hygiéniques.

Briggs 2005 : 272

Ce savoir, observe Briggs, est inégalement réparti, certains acteurs étant désignés comme « producteurs de savoir, d’autres comme traducteurs et diffuseurs, d’autres comme récepteurs, et certains étant simplement hors-jeu » (2005 : 274 ; voir aussi Andersen 2017).

Jusqu’à ce moment, les femmes qui participaient à l’atelier avec leurs homologues masculins avaient incarné le rôle de « réceptrices », rôle qui leur donnait une position confortable sur la voie de la citoyenneté sanitaire. Et l’on peut affirmer effectivement qu’il s’agit là de l’une des fonctions de la sensibilisation au sida ainsi que d’autres ateliers consacrés à la santé, à savoir sélectionner certains membres d’un groupe démographique de sujets considérés comme non hygiéniques, leur offrir la possibilité d’améliorer leur position par rapport au savoir biomédical, et tenir ainsi la promesse d’une citoyenneté sanitaire et des privilèges qu’elle confère. Mais, lorsque le clinicien a interpellé les participantes en disant « vous, les femmes huli », et qu’il a attribué l’essentiel des problèmes de santé sexuelle à leur manque d’hygiène, elles ont été brutalement évincées de la citoyenneté sanitaire. Autrement dit, la citoyenneté sanitaire n’a pas seulement été ethnicisée, les Huli étant pointés du doigt pour avoir une moins bonne hygiène que d’autres groupes culturels, mais elle a aussi été genrée. Assis côte à côte par terre, recevant le même savoir biomédical, ce sont les femmes, et non les hommes, qui ont été accusées d’être sales et ignorantes.

En réfléchissant à cette séance, j’ai pensé au fait que les femmes avaient moins de contrôle sur la sexualité et à quel point il devait être difficile de se laver après les relations sexuelles lorsqu’on vit en milieu rural dans une maison sans eau courante. En d’autres mots, les inégalités de genre recoupent ici l’absence d’infrastructures sanitaires, ce qui favorise les infections vaginales chez les femmes, structure de causalité qui n’a pas été reconnue lors de l’atelier. Le clinicien n’a pas non plus expliqué que certaines infections vaginales sont transmises sexuellement, que la plupart du temps, ce sont les hommes qui infectent les femmes, et que cela ne peut pas être prévenu ou traité par un simple lavage de la vulve. Au lieu de cela, les participantes — devenues les représentantes de toutes les femmes huli — ont été accusées d’être d’irresponsables porteuses de maladies devant leurs pairs masculins, leaders de la communauté, tout comme elles. Historiquement, les discours dominants au sujet des femmes huli les ont qualifiées de « malodorantes » (ngubi) (Frankel 1980, 1986 ; Goldman 1983), et donc les commentaires du clinicien ont également renforcé les idées existantes au sujet de la nature impure du genre féminin.

Un jour ou deux plus tard, les femmes furent à nouveau accusées d’être responsables des maladies lorsque l’animatrice de l’atelier demanda s’il y avait des questions dans le groupe et que l’un des hommes déclara qu’ils n’avaient pas encore discuté d’une question de « santé », à savoir la pratique des femmes de confier leurs bébés à d’autres femmes. Voici l’échange en question :

  • — Nous les hommes, nous n’aimons pas ça.

    Il y eut un silence. Puis l’une des femmes répondit prudemment :

    — Parfois, nous devons confier notre bébé à une autre femme si nous avons quelque chose à faire — comme aller acheter quelque chose au marché. Parfois, nous ne pouvons pas porter le bébé et faire autre chose en même temps.

    — Mais vous ne savez pas si ces femmes ont des maladies. C’est vraiment malsain de votre part de confier vos bébés à d’autres femmes.

    Encore un silence. Puis une autre femme dit, sur un ton irrité :

    — Eh bien, si vous acceptiez, vous, les hommes, de porter vos propres bébés, cela ne serait pas un souci.

    — Mais c’est contre la coutume huli. Vous savez que les hommes ne portent pas les bébés. C’est malsain.

    — Personne ne croit plus à cela. Vous, les hommes, vous portez vos bébés quand vous êtes à la maison. Seulement, vous ne voulez pas le faire en public parce que vous avez peur que les autres hommes se moquent de vous et racontent que vous vous comportez comme une femme.

    — Oui, rétorqua un autre homme en colère, c’est vrai. Cela aurait l’air de quoi si un homme portait ses jeunes enfants pendant que sa femme se promenait autour sans rien dans les mains, comme si elle était l’homme ? Et la plupart du temps, vous, les femmes, il n’y a rien que vous ayez besoin de faire — vous voulez seulement aller parler et rire avec vos amies.

    — Et ce n’est pas une bonne raison ?!

    — Non, ce n’est pas une bonne raison !

Les voix des participants et la colère montèrent durant toute cette dispute, et quelques personnes bondirent sur leurs pieds. D’autres avaient l’air de redouter que l’altercation dégénère et que les hommes et les femmes en viennent aux coups.

Cet échange animé fut lourd de sens. L’homme qui lança la discussion semblait postuler que les femmes sont porteuses de toutes sortes de maladies invisibles qu’elles pourraient transmettre aux enfants en les touchant. Il sous-entendait, par conséquent, que les mères ne devraient pas laisser d’autres femmes prendre leurs bébés. Sa principale interlocutrice, cependant, fit adroitement passer cet homme pour quelqu’un d’hypocrite ou d’arriéré pour avoir affirmé cette « croyance » et elle recadra le problème sur le motif réel de la division genrée du travail — et en particulier la réticence des hommes à porter leurs enfants en public. Porter de jeunes enfants est traditionnellement considéré comme une obligation féminine, tandis que l’un des importants marqueurs corporels visibles de la masculinité est d’avoir les mains libres de façon à pouvoir facilement s’emparer des armes si nécessaire. Si un homme portait son enfant tandis que sa femme déambulait au marché « les mains libres », cela indiquerait, pour de nombreux Huli qui observeraient la scène, une curieuse et potentiellement problématique inversion des rôles genrés. Et si une femme confiait son enfant à son mari pour aller parler avec ses amies, cela serait considéré, du point de vue masculin, comme une émasculation humiliante. Toutefois, du point de vue féminin, les tentatives des hommes de limiter les amitiés des femmes en leur imposant des responsabilités ménagères et de garde d’enfant constituent une source de ressentiment. Que les hommes se soient approprié l’espace de l’atelier pour tenter de faire de cette controverse une question de santé n’a fait qu’exacerber la colère des femmes.

Ces deux moments de l’atelier ont présenté les femmes comme étant sales, potentiellement porteuses de maladies et dangereuses pour les autres. De plus, dans le court test que devaient passer tous les participants à la fin de l’atelier, la majorité répondit « vrai » à l’affirmation suivante : « Le comportement sexuel des femmes contribue davantage à la propagation du VIH que celui des hommes. » Comme mentionné plus haut, l’animatrice s’était efforcée, tout au long de l’atelier, de proposer un modèle éthique de l’équité entre les genres et avait expliqué, au cours des multiples séances, des concepts tels que l’inégalité des genres. Cependant, les ateliers ne sont pas des cadres neutres dans lesquels des informations objectives sont transmises de façon unidirectionnelle à un public passif. Au contraire, les ateliers sont des espaces sociaux dynamiques dont les participants peuvent se servir pour tenir des débats sur le genre, et ils peuvent devenir des lieux où les femmes se voient blâmées pour les maladies ou les discordances sociales, ce qui, dans ce cas, revient à féminiser le VIH.

Étude de cas 3. Vivre avec le VIH et démontrer une identité morale féminine

Le VIH peut également être féminisé après le diagnostic à travers les façons dont s’exprime la stigmatisation. La stigmatisation liée au sida ne provient pas seulement de son association avec la mort ou avec la dégradation physique ; elle provient aussi des préoccupations que la maladie génère concernant la nature morale de la personne séropositive, de ses intentions ou de ses futures actions. Au cours de ma recherche, il est apparu clairement que si les traitements antirétroviraux avaient considérablement réduit l’idée, auparavant largement répandue, que le sida était une « condamnation à mort », ils n’avaient pas pour autant fait diminuer les suppositions que de nombreuses personnes nourrissaient à l’égard des personnes séropositives, à savoir que celles-ci s’étaient elles-mêmes attiré cette infection à cause de leurs transgressions morales — et que par conséquent, elles méritaient ce « châtiment » qu’était le VIH —, et que leurs inconduites sexuelles présumées étaient le signe d’un soi moralement déficient (Kelly-Hanku et al. 2014). Le fait d’apprendre qu’une femme était séropositive semblait faire immédiatement naître des appréhensions, et parfois des jugements a priori, au sujet de son comportement passé, de son caractère moral et de ce qu’elle pourrait faire dans l’avenir.

Il n’est donc pas étonnant que l’on attribuait aux femmes que j’ai interrogées un statut moral ambigu — non pas moralement mauvaises, mais moralement suspectes, pas tout à fait dignes de confiance. La famille d’une femme séropositive pouvait ainsi se demander : se pourrait-il qu’elle dissimule sa condition, séduise des hommes et les infecte ? Se pourrait-il qu’elle jette la honte sur la famille et lui cause des problèmes en vendant des services sexuels ? La colère éprouvée à l’égard de sa séropositivité pourrait-elle attiser son ressentiment envers les autres ? Ces questions, généralement implicites, au sujet des intentions morales de ces femmes, influençaient la façon dont les gens interagissaient avec elles et, dans certains cas, avaient un impact sur la décision de leur famille de les accueillir, de leur attribuer des champs à cultiver, de les autoriser à manger avec eux ou de leur fournir de l’aide, par exemple pour construire des clôtures ou payer les frais de scolarité de leurs enfants. Étant donné les conséquences matérielles d’être jugées moralement douteuses, les femmes se sentaient souvent obligées de se comporter de manière à rassurer constamment les autres au sujet de leurs intentions bienveillantes et de leur « vertu ».

Une première pratique commune rapportée par les femmes que j’ai interrogées était ce que j’ai appelé la « moralité hygiénique » (hygienic morality) (Wardlow 2017), c’est-à-dire qu’elles créaient et entretenaient des barrières entre elles-mêmes et les autres afin de garantir qu’elles ne les contamineraient pas. Par exemple, voici comment Gloria décrivait la façon dont elle se préparait pour aller au marché :

  • — Je me lave soigneusement avant d’aller vendre des choses au marché. J’attache mes cheveux et je les couvre. Ce n’est qu’après cela que j’apporte mes produits au marché, et comme ça, les gens n’ont pas peur de moi. Je me dis que je dois rester en bonne santé et que je dois avoir l’air d’être en bonne santé. Je dois avoir l’air comme les autres. Alors je me lave bien et j’arrange mes cheveux. Je me coupe les ongles. Et je porte des gants. Je m’assure que mes vêtements sont jolis et propres, et qu’ils ne sont pas déchirés ou tachés. Et je m’assure, si je vends de la nourriture cuisinée, qu’elle soit bien recouverte d’un linge. Et j’apporte toujours une fourchette ou des pinces dont je me sers pour servir les gens. Je ne touche jamais la nourriture avec mes mains lorsque je suis au marché. Je m’assure que la nourriture se trouve dans un bol bien propre.

    — On dirait que tu as pensé à tout et que tu arrives au marché bien préparée.

    — Oui, je pense à tout. Je pense que si je vais au marché, je ne peux pas avoir l’air malade. Je dois avoir l’air complètement normale. Comme ça, les gens penseront, « oui, nous savons qu’elle est malade, mais elle a l’air propre et en bonne santé, alors nous pouvons lui acheter ses produits ».

Ici, Gloria fait preuve d’une préoccupation exagérée pour l’hygiène. Bien que les femmes veillent généralement à ce que leurs produits soient bien lavés avant de les exposer au marché, elles n’ont pas l’habitude d’adopter les pratiques qu’a décrites Gloria, comme se couvrir les cheveux, se couper les ongles, porter des gants et utiliser des pinces. Gloria faisait tout cela non seulement pour assurer aux gens que sa nourriture était sans risque, mais aussi pour leur faire savoir qu’elle était le genre de femme séropositive qui agissait de manière éthique pour minimiser tout danger qu’ils pouvaient croire qu’elle représentait pour eux. Autrement dit, elle protégeait les autres tout en rendant très visible son intention de les protéger.

En fait, Gloria constituait une exception sur plusieurs plans. Ses parents accusaient son mari de l’avoir infectée, et parce qu’ils étaient convaincus qu’elle était innocente de toute transgression sexuelle, ils l’avaient chaleureusement recueillie chez eux. Toutes les femmes que j’ai interrogées n’avaient pas connu un tel accueil de la part de leur famille ; environ un tiers d’entre elles avaient été rejetées par leurs parents ou leurs frères et soeurs. Vivant avec ses parents, Gloria se portait bien grâce aux antirétroviraux et connaissait une certaine prospérité économique qui lui permettait de contribuer aux dépenses des autres, telles que les versements pour le prix de la fiancée ou pour les frais de scolarité. Elle avait acquis la réputation d’être généreuse et « sans danger » — c’est-à-dire la réputation d’une personne séropositive qui prend soin de protéger les autres.

En revanche, la situation économique de la plupart des femmes que j’ai interrogées s’était dégradée après que leur entourage eut appris qu’elles étaient séropositives. En général, leur mari était décédé avant elles et la famille de celui-ci leur avait ordonné de quitter sa terre, laissant plusieurs de ces femmes dans des conditions précaires et dans l’obligation de demander, voire de supplier les membres de leur famille d’origine de les accueillir chez eux. Les parents ou les frères et soeurs de certaines d’entre elles leur avaient offert un foyer, mais avec beaucoup de réticence, et les faisaient sentir davantage comme des personnes à charge plutôt que comme des personnes pouvant contribuer (Wardlow 2021). En tant que personnes à charge, et souvent perçues comme moralement suspectes, elles se sentaient obligées d’effectuer autant de travaux domestiques que leur santé le leur permettait afin de démontrer à la fois leur « vertu » et leur valeur économique pour le foyer. Par exemple, elles prenaient l’entière responsabilité du lavage de la vaisselle sale et des vêtements de la maison. Beaucoup d’entre elles faisaient aussi la démonstration de leur « bonne moralité » en arrêtant de fumer, en allant plus souvent à l’église et en acceptant sans broncher les critiques ou les insultes des membres de la famille. Celles qui connaissaient une certaine réussite économique dans de petites entreprises, comme l’élevage de poulets ou le commerce de vêtements d’occasion, se faisaient un devoir d’être généreuses envers les autres, sachant que certaines personnes étaient offusquées à l’idée qu’une femme séropositive — c’est-à-dire une personne de moindre valeur et considérée comme moins méritante — puisse connaître une plus grande réussite économique que les autres ; elles redoutaient des représailles si elles paraissaient trop heureuses ou trop prospères.

Cela ne veut pas dire que les hommes séropositifs ne sont pas aussi l’objet de stigmatisation. Au moment où j’effectuais ma recherche, très peu d’hommes se rendaient dans les cliniques où je menais mes entrevues. Les hommes que j’ai interrogés avaient été amenés dans ces cliniques pour se faire soigner lorsqu’ils étaient tombés très malades et que les membres de leur famille avaient craint qu’ils ne meurent. Effectivement, deux des neuf hommes que j’ai interrogés (et aucune des trente femmes) sont morts pendant la durée de ma recherche. Par conséquent, ma connaissance du vécu social des hommes séropositifs après leur diagnostic est moins solide que celle des femmes vivant avec le VIH. Cependant, il est clair que les hommes, bien qu’ils redoutaient d’être rejetés, n’étaient pas aussi soucieux que les femmes de faire la preuve de leur vertu morale. Les hommes sont souvent propriétaires de la terre et des maisons dans lesquelles ils vivent et, n’étant pas aussi dépendants des autres que les femmes pour le logement et les soins, ils ne faisaient pas autant d’efforts qu’elles pour prouver aux autres qu’ils étaient des personnes séropositives « inoffensives », sur qui on pouvait compter pour protéger les autres de leur maladie.

Conclusion

Ces études de cas montrent clairement que le VIH/sida est « féminisé » de multiples façons, et pas seulement dans le domaine de la vulnérabilité à l’infection. Dans les cas que j’ai analysés, on a fait sentir aux femmes qu’elles étaient particulièrement sales et malsaines lors d’un atelier de sensibilisation au sida, et, après avoir été diagnostiquées séropositives, elles se sont souvent senties obligées de prouver aux autres qu’elles ne mettraient pas en danger ceux qui avaient accepté de les accueillir et de les héberger. Ces trois études de cas corroborent l’argument de Judith Butler au sujet du genre — à savoir que le genre n’est pas simplement assigné à la naissance, mais qu’il s’agit plutôt d’un dispositif de normes, d’attentes et de jugements qui constituent une assignation constante à un genre, ou ce que Butler qualifie ailleurs de « réitération forcée de normes » (2014 : 2). De fait, à Tari, le VIH semble exacerber cette réitération forcée, par exemple en faisant croître, pour les femmes, les attentes de propreté corporelle et de valeur du travail pour les autres.

On pourrait avancer que les facteurs qui féminisent le sida dans ces cas sont particuliers à cette région du monde, et que l’on ne peut donc les généraliser aux autres régions où vivent des personnes atteintes du VIH. Autrement dit, ce n’est pas partout dans le monde que l’on fait sentir aux femmes qu’elles sont sales et malsaines lorsqu’on apprend qu’elles sont séropositives. Cependant — et il s’agit là d’un des plus importants éléments que montrent ces études de cas —, des espaces tels que les ateliers de sensibilisation au sida ne sont jamais, sur le plan social, des endroits neutres qui transmettent des informations objectives de façon impartiale à des publics passifs. Au contraire, de tels ateliers sont toujours façonnés par les environnements sociaux dans lesquels ils se déroulent, et ils peuvent devenir des espaces où les conflits genrés remontent à la surface et sont articulés d’une nouvelle manière. De même, le VIH peut aggraver les vulnérabilités et les dépendances préexistantes des femmes, et les rendre visibles comme jamais. Dans ce cas, la dépendance des femmes adultes envers leur mari ou leur parenté masculine pour l’accès à une terre à cultiver et à une maison où vivre devient particulièrement flagrante parce qu’on fait sentir à de nombreuses femmes vivant avec le VIH qu’elles doivent mériter ces choses en faisant la démonstration de leur vertu, tandis que d’autres femmes se voient carrément refuser ces biens sociaux et économiques élémentaires, ce qui les place dans des situations de grande précarité. L’idée essentielle, donc, est que lorsqu’ils analysent les ramifications genrées des pandémies, y compris leur « féminisation », les chercheurs doivent penser au‑delà des structures de vulnérabilité et prendre également en compte les contextes de prévention, d’intervention, de traitement et de soins.