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Par voie de presse et de publications, dans la rue et sur les réseaux sociaux, les dernières décennies en Inde sont marquées par une visibilité renouvelée des combats pour l’égalité femmes-hommes et contre les violences de genre. Ces mobilisations, où s’articulent de nouvelles demandes et supports de luttes, s’inscrivent dans un réseau de mobilisations historiques pour l’égalité en Inde, qui s’est consolidé à la fin du XIXe siècle.

Bien que n’ayant pas de dénomination officielle, ce réseau national de lutte apparaît dans plusieurs travaux sous la forme unifiée du « Indian Women’s Movement » (Gandhi et Shah 1991 : 16 ; Kumar 1999 : 342 ; Chaudhuri 2004 : 117). Ce terme parfois trompeur par la nature même de cette communauté de mouvements sociaux aux profils et demandes diverses est réfuté par certaines militantes et chercheuses (Sen 2002 : 459) ou adapté par la reconnaissance des multiples ramifications et groupes qui le composent (Omvedt 1978 : 372 ; Menon 1999 : 1 ; Chaudhuri 2004 : XI). Si, dans la période contemporaine, le mouvement des femmes indiennes a souvent été représenté par les luttes de femmes dans les espaces urbains, les problématiques de hiérarchie et de reconnaissance des résistances des femmes subalternisées réémergent de manière plus frontale depuis les années 2000 (Guru 1995 ; Kalpagam 2000).

Depuis la décennie 2010, les mobilisations se singularisent par l’apparition d’une « nouvelle » génération de militantes et militants, souvent issus des milieux étudiants, mais aussi des groupes subalternes. Ces actrices et acteurs portent une critique de la société patriarcale sourde aux violences de genre, revendiquent une liberté accrue et dénoncent la domination d’une élite urbaine de hautes castes (savarna) sur le mouvement. Ces critiques, tout en n’étant pas l’apanage de cette génération — déjà dans les années 1990, des femmes issues des basses castes et des milieux ruraux condamnent la mainmise d’une minorité urbaine bourgeoise sur le mouvement —, sont à nouveau au centre de l’attention militante.

La résurgence de mobilisations à portée internationale initiées par des étudiantes et étudiants m’a conduit à étudier, par une approche anthropologique, les espaces de socialisation que sont les campus et les réseaux sociaux. En complément des travaux actuels sur l’ONGéisation du militantisme (Menon 2004 : 242 ; Bernal et Grewal 2014 ; Roy 2015) et l’essor d’une nouvelle forme de lutte féministe (Jha et Kurian 2018 ; Nanditha 2021), mes recherches s’intéressent au profil et aux sujets de lutte de ces nouvelles générations, appréhendées en termes de « nouveaux féminismes » (Roy 2018), dans un contexte de globalisation du genre[1] et de luttes identitaires.

Pour aller dans ce sens, j’ai mené pendant presque deux ans des observations participantes auprès d’organisations de femmes et dans trois campus de la ville de New Delhi (l’Université Jawaharlal Nerhu, l’Université Ambedkar et l’Université de Delhi). Je m’appuie, dans le cadre de cet article, sur des observations participantes et sur quatorze entretiens en anglais avec huit étudiantes et cinq étudiants appartenant à cette « nouvelle génération ». La majorité des participantes et participants sont issus des classes favorisées et des hautes castes, bien que j’aie pu m’entretenir aussi avec un étudiant musulman et trois étudiantes et étudiants dalits[2].

Les campus universitaires à Delhi, des lieux de socialisation aux questions de genre et d’égalité

Les campus que j’ai observés à New Delhi entre 2012 et 2016 apparaissent comme des microcosmes où les débats politiques extérieurs sont rejoués, tout en intégrant les particularités propres à ces lieux. Depuis les années 1970, certaines universités sont devenues des lieux de politisation des problématiques d’égalité de genre, de caste et de religion. Tout en étant proche des organisations politiques, le milieu étudiant conserve une certaine autonomie en raison de la présence de ses propres lieux et problématiques de mobilisation. Les campus sont à la fois des espaces clos et ouverts sur la société. Ils sont des lieux de formation et de reproduction sociale où les étudiantes et étudiants font l’expérience d’une socialisation particulière, en dehors de leur famille.

Dans le cadre de cet article, je vais me focaliser sur deux campus de New Delhi ayant la réputation d’être des hauts lieux de politisation. Le premier est celui de l’Université Ambedkar de New Delhi (AUD) qui fut fondée en 2007. Le campus se situe au nord de la ville, à Old Delhi, un quartier historique, où s’entasse un grand nombre de bidonvilles. Bien qu’AUD se veuille un modèle en matière d’inclusion sociale en proposant des frais d’inscription extrêmement bas, cet engagement financier reste un frein pour les classes pauvres (Nagalia 2018 : 81). AUD connaît un fort engagement militant autour des questions de genre, de caste et de religion. La présence d’un cursus de gender studies la démarque des autres universités, ayant pour la plupart des filières de women’s studies ou des enseignements sur l’histoire des féminismes au sein de départements de sciences humaines.

Lors de mon étude en 2012, les treize étudiantes et étudiants qui ont choisi de suivre le master de gender studies désirent, pour une majorité, accéder à un enseignement en sciences sociales de qualité à moindre coût, avec une dimension politique et sociale. En matière de composition sociale, on compte seulement trois hommes dans ce cursus et deux étudiantes et étudiants dalits. Néanmoins, exception faite de trois femmes, une grande partie des étudiantes et étudiants ne viennent pas de classes aisées ni de hautes castes, mais toutes et tous sont hindous. À cette période, assez peu d’entre elles et eux se prévalent du féminisme ou de tout autre engagement politique. Pourtant, l’inscription dans ce type de master comporte en soi une dimension transgressive et politique. En effet, certains parents ne sont pas au courant ou sont opposés à l’inscription de leurs enfants dans ce cursus. Pour cause, si quelques familles mesurent le bénéfice économique et social que peuvent apporter les études de genre, la majorité d’entre elles font preuve de scepticisme quant à la valeur de ce diplôme, jugé peu prestigieux ou trop subversif.

Après quelques mois dans la salle de classe, l’influence des enseignements est palpable et transparaît dans la manière dont les étudiantes et étudiants se saisissent des concepts et de l’histoire des combats pour l’égalité, pour revendiquer une identité féministe, dalit ou marxiste. La salle de cours comme le campus sont des lieux d’apprentissage, mais aussi de création de filiations entre les générations successives de militantes et militants. Le but de cette filière est de développer l’esprit critique tout en encourageant les jeunes générations à s’engager dans les recherches et les mobilisations. Le parcours de ces étudiantes et étudiants, quelques années plus tard, témoigne du rôle notable qu’a joué cette formation dans le façonnage d’une identité politique. Sur les treize individus inscrits au programme, huit sont devenus des salariés d’organisations féministes ou sociales et toutes et tous témoignent dans nos échanges d’un changement dans leurs pratiques et dans leurs réflexions.

Un phénomène similaire est observable sur le second campus, celui de l’Université Jawaharlal Nerhu à Delhi (JNU). La taille de cette université, sa centralité dans la ville et sa longue histoire politique font d’elle un symbole en Inde depuis 1969. L’Université Jawaharlal Nerhu est réputée académiquement[3], mais elle est surtout connue pour l’engagement militant qui y règne (Martelli et Parkar 2018). Depuis sa création, JNU est un lieu hautement politique où les organisations de gauche dominent (Batabyal 2014) et forment nombre de représentantes et représentants politiques (Martelli et Parkar ibid.). À cette période, partout à JNU, la politique s’affiche au sens littéral et figuré par l’apposition d’affiches et de peinture sur les murs, la distribution de tracts et l’organisation de débats, de conférences et de rassemblements sur des thèmes liés à la justice sociale. Il y a à JNU une identité qui passe par la politisation et par une plus grande liberté de mouvement et de vivre-ensemble, notamment pour les femmes. Parmi les étudiantes que j’ai rencontrées, beaucoup décrivent JNU comme un lieu d’émancipation où la transgression peut être envisagée. Plusieurs, à cette période, me confièrent se sentir plus à l’aise sur le campus que dans la ville. L’absence relative de contrainte vestimentaire, de couvre-feu, de ségrégation spatiale, de corvées dévolues aux femmes et de figures d’autorité familiale encourage l’investissement de l’espace public et politique. Pendant ma période de recherche, il n’y a pas d’organisations féministes sur le campus, mais on trouve toutefois de nombreuses militantes engagées dans les diverses organisations politiques qui se réclament d’un féminisme.

En plus de la présence de quotas et de places destinées aux castes répertoriées[4], il y a à JNU un système de discrimination positive pour les femmes et les personnes transgenres. JNU avait également la particularité, jusqu’en 2017, d’avoir en son sein une institution de lutte contre le harcèlement sexuel, nommée Gender Sensitisation Committee Against Sexual Harassment (GSCASH)[5]. Lors d’entretiens que nous avons réalisés avec Jean Thomas Martelli[6], deux étudiantes issues de hautes castes du nord de l’Inde venaient d’être élues à la tête de cette institution pour l’année 2014-2015. La présence de cette structure, dont l’activité ne se limite pas à l’aide aux victimes, mais couvre également les domaines de la prévention et de la sensibilisation aux questions d’égalité, a un impact notable sur l’impression de sécurité du campus selon les étudiantes.

L’influence des problématiques LGBT et queers qui sont apparues sur le devant de la scène militante et universitaire dans le milieu des années 1990 (Dave 2012 : 10) est également perceptible à JNU. Comme pour le féminisme, les revendications LGBT s’affichent sur les murs et dans les discours. L’organisation d’évènements récurrents, comme la « Rainbow Walk: Queering the Campus » en 2015, où les arbres sont parés de rubans arc-en-ciel et les dhabas[7] sont peints de la même manière, ou le festival cinématographique queer « Satrang: Queer film festival », donnent de la visibilité à ces problématiques. Bien que des organisations queers soit présentent sur le campus depuis 2003, c’est en 2009, en plein débat sur l’abrogation de la loi 377[8] criminalisant l’homosexualité, que ces sujets sont abordés dans les débats politiques, comme nous l’explique un membre de l’organisation queer du campus. L’intégration des expériences et des identités en dehors du cadre hétéronormatif et binaire va de pair avec un déplacement du sujet des féminismes, des femmes au genre, et une adoption de l’approche intersectionnelle, amorcés dans les milieux militants et universitaires à partir des années 1990 (Pappu 2001 ; Arya et Rathore 2020 : 5).

JNU est également marquée par la présence forte de militantes et militants dalits qui ont développé une identité politique à partir de leur vécu singulier, mêlant ostracisme et discrimination (Rao 2005). Toutefois, une grande partie des membres dans les associations politiques et instances universitaires sont issues de castes et de classes favorisées. Il est d’ailleurs à noter que la majorité des personnes que nous avons interrogées à cette période, étant donné leur rôle politique notable sur le campus, appartenaient à ces groupes sociaux et étaient hindoues.

Dans ces espaces de socialisation politique et de mixité, les étudiantes et étudiants élaborent des analyses nouvelles ou les réactualisent, puis s’en emparent et forment des groupes de pression politique à l’adresse du gouvernement, mais aussi des autres militantes et militants du mouvement.

La problématique de l’identité au coeur des préoccupations étudiantes

Les nouvelles générations de militantes et militants que j’ai rencontrées ont pour la majorité été sensibilisées aux questions d’égalité lors de leurs cursus universitaires, mais aussi en raison de la présence massive d’organisations de femmes et/ou féministes dans et en dehors des villes, disséminant dans la société un discours contre les discriminations.

La période contemporaine de mobilisations du mouvement est datée de la fin des années 1960. À cette période, des militantes réinvestissent le champ politique par l’organisation de mobilisations contre les violences faites aux femmes et pour l’application des principes d’égalité. Ces combats contemporains naissent autour de plusieurs procès pour agressions sexuelles, dont l’affaire Rameeza à Hyderabad en 1978 et l’affaire Mathura au Mahārāshtra en 1980, devenues des emblèmes du mouvement (Kumar 1999 : 128). Ces différentes affaires mettent en lumière l’immobilisme structurel de la société vis-à-vis des violences faites aux femmes, mais également la particularité des violences inhérentes au système de castes, du fait de la collusion des identités de caste, de classe et de genre (Rao 2005).

C’est dans ce contexte que naissent les premières organisations se désignant comme féministes autour de groupes non mixtes, principalement représentés par de jeunes femmes urbaines appartenant aux hautes castes. Ces collectifs revendiquent une autonomie financière et structurelle vis-à-vis des organisations gauchistes et progressistes à cause d’un manque de représentation de leurs intérêts en tant que femmes en leur sein (Gandhi et Shah 1991 : 310). La création de ces espaces pour et par les femmes fonde une alliance autour de l’identité politique « femme », dont le point de convergence est l’expérience commune de la discrimination (Pappu 2001).

L’identité « femme » et les problématiques qui l’entourent sont au coeur de débats initiés au milieu des années 1990 et qui perdurent aujourd’hui. Comme me l’ont expliqué deux représentantes d’une organisation de femmes dalits, de nombreuses militantes font preuve d’un fort scepticisme quant à l’emploi de l’identité politique « femme » à cause de sa tendance à gommer les différences identitaires internes au mouvement et de son réinvestissement par les nationalistes hindous[9] (Hasan 1994 ; Moghadam 1994 ; Mohanty 2003). Toutefois, cette identité englobante est toujours massivement employée par les organisations à Delhi, sous la forme d’un essentialisme stratégique (Spivak 1985 : 214).

Parmi les organisations, la dénomination féministe, loin de faire l’unanimité, ne représente qu’une partie des formes d’engagement. Une majorité d’organisations et de collectifs préfèrent l’appellation organisation de femmes. Les raisons tiennent d’une part à l’affirmation d’une autonomie et d’une singularité nationale des luttes des femmes en Inde. D’autre part, pour certaines personnes, le féminisme reste associé à l’Occident (Kishwar 2004 : 26) et ne correspond pas aux réalités indiennes. Ainsi, les organisations de masse, les partis politiques et les organisations de femmes dalits ou musulmanes privilégient les termes Mahila Sangathan, Mahila Samiti ou Mahila Andolan[10] en y accolant une identité politique de caste ou de religion à cause de la légitimité historique et locale dont ils sont porteurs. Lors d’un entretien avec une doctorante dalit, bénévole dans une organisation de femmes dalits, cette dernière m’explique que le terme féminisme n’est pas suffisant étant donné l’ancrage particulier des luttes dalits et féministes.

Je pense qu’un seul mot ne peut pas nous définir. Nous nous décrivons comme un mouvement de femmes dalits et d’hommes dalits et d’autres groupes qui sont solidaires avec nous. Nos politiques sont clairement définies par notre histoire de l’oppression de caste et par la violence liée à d’autres formes de violences structurelles. Nous ne pouvons pas dire que nous sommes une organisation féministe, car la définition du féminisme est utilisée différemment. Sans aucun doute, nous avons nos propres politiques féministes, mais cela est ancré dans une structure plus large.

New Delhi, locaux d’une organisation dalit, 2016[11]

L’appellation organisation de femmes englobe également les organisations professionnalisées qui, depuis les années 1990, ont adopté une approche pratique de l’aide au développement, en réponse aux besoins immédiats des femmes (accès à l’eau, à l’éducation, à la santé, etc.).

Parmi les étudiantes, le propos est assez différent. Bien qu’une majorité d’entre elles ne se présentent pas comme féministes, mais avant tout comme membres d’une association politique, lors de nos premiers échanges, nombre d’entre elles revendiquaient un engagement féministe. Les étudiantes et étudiants mobilisent également plus systématiquement une approche intersectionnelle de l’identité. Les termes gender, queer, ainsi que les problématiques propres aux castes et aux religions ont complété une identité « femme », mobilisée comme une catégorie sociale et politique englobante. Une étudiante venant du Bihar et appartenant à une caste répertoriée m’explique que le bagage culturel, qui coïncide avec une identité de caste et de classe, est un élément déterminant dans l’engagement politique des étudiantes et étudiants. Elle parle de son absence de bagage culturel et politique comme d’un frein, en arrivant à Delhi. Selon elle, les groupes politiques sont dominés par des femmes de hautes castes, mais elle insiste sur le caractère libérateur et enrichissant du processus de socialisation sur le campus et sur le rôle central des associations étudiantes mobilisant une approche intersectionnelle.

En 2015, à la suite du suicide de Rohith Vemula, un étudiant dalit de l’Université d’Hyderabad devenu l’emblème des discriminations envers les étudiantes et étudiants dalits, des mobilisations ont lieu dans tout le pays, dont une sur le campus de JNU (Menon 2016). Une année plus tard, un autre étudiant dalit de JNU, leadeur du mouvement de protestation sur le campus, se suicide à son tour, entraînant des mobilisations pour dénoncer les violences de caste que subissent les dalits. Les étudiantes et étudiants majoritairement de gauche que nous avons interrogés évoquent toutes et tous le suicide de Rohith Vemula comme un exemple des discriminations que subissent les dalits dans le système éducatif. Des militantes et militants dalits dénoncent une utilisation à dessein et sporadique de ces problématiques par les organisations politiques du campus.

L’institutionnalisation des problématiques de genre, de caste et de classe dans les espaces politiques et l’intégration dialectique de celles-ci, perçue comme stratégique sur les campus, n’ont pas mis fin aux violences intrapersonnelles et systémiques. Des individus se réclamant du féminisme et du mouvement queer évoquent eux aussi une utilisation politique sans adhésion du vocable militant de la part des groupements politiques. Lors d’un entretien, un étudiant de l’organisation queer de JNU décrit cette instrumentalisation de la rhétorique égalitariste.

Ce qui se passe, c’est qu’aujourd’hui, je ne vois aucun progrès avoir lieu, même à JNU en matière de droits queers, la seule chose que nous avons obtenue, c’est un discours. Les gens ont commencé à en parler, ce qui, comme je l’ai dit plus tôt, était absent auparavant quand je suis arrivé sur le campus. C’est un premier pas, le seul, et c’est parce que j’ai travaillé étroitement avec eux. Je sens de l’hypocrisie. Aujourd’hui, ce qui se passe, c’est que parler des droits queers, c’est devenu un élément de la politique progressiste. Donc, si je veux paraître progressiste, je vais parler des gais, des lesbiennes et des personnes bisexuelles et de leurs droits, même si je ne comprends rien à cela.

New Delhi, JNU, 2015

Une représentante de l’ICC(GSCASH) fait également part du décalage entre le discours et les pratiques de nombreux militants politiques, et des critiques auxquelles elle fait face sur son engagement féministe.

Je voudrais dire que JNU est à présent dans une période où les gens ne vont pas t’en vouloir de parler de [harcèlement] dans les lieux publics de discussion. Ils vont tous être très gentils et accepter, genre : « Oui, oui, oui les femmes doivent avoir des droits et autres », mais ce contre quoi les militantes et militants se battent, c’est que dans l’espace privé, les gens, même les plus progressistes, ont un comportement régressif en matière de discours, d’humour, de relations et parfois, j’ai été dans ces partis. Quand tu essayes d’intervenir, ils sont là : « Arrête avec tes conneries de GSCASH ! » […]. Au moment où les élections du GSCASH approchent, tu verras, toutes les organisations proposent des réunions et affichent tout un tas de discours radicaux sur le genre, tu verras tous ces types de projets, ce qui est aussi très triste, car ce n’est que pendant un mois, mais au moins, il y a un mois dédié aux questions de genre.

JNU, New Delhi, 2014

Sur les campus, cette articulation de différentes problématiques identitaires et du genre tient tout à la fois à la présence d’enseignement traitant des problématiques sociales et à l’entrée massive de femmes à l’université, mais aussi celles d’étudiantes et étudiants dalits appartenant aux populations adivasis, aux Other Backward Classes (OBC)[12] et aux communautés musulmanes (Department of Education 2018). La mixité de genre est une distinction remarquable entre les organisations de femmes et/ou féministes hors des campus et les associations étudiantes. Dans ces dernières, les hommes sont souvent en supériorité numérique et sont très présents dans les cortèges de mobilisations. En dehors des campus, les organisations à Delhi se divisent entre celles qui sont exclusivement composées de femmes et qui se positionnent dans la continuité des collectifs autonomes des années 1980, et les organisations mixtes. Pourtant, même dans les organisations mixtes, les hommes restent assez minoritaires, bien que les choses semblent évoluer, notamment avec l’arrivée sur le marché du travail de jeunes hommes issus des universités. Lors de mes recherches, j’ai suivi le parcours de deux hommes, l’un, musulman hétérosexuel, et le second, hindou queer, engagés comme stagiaires puis comme salariés dans des organisations féministes.

C’est pendant ses études à l’Université Jamia Millia Islamia de Delhi, au contact d’une amie engagée politiquement, que le premier débute comme bénévole dans une organisation féministe. Le processus de socialisation politique prend naissance sur le campus, où il se lie d’amitié avec des étudiantes. Il décide alors de s’engager dans une organisation féministe menant des campagnes destinées aux hommes. En tant que « véritable garçon de Delhi », sa prise de conscience de la misogynie de ses propres actes a été difficile, selon ses dires. Pour le second, salarié d’une organisation nationale qui intervient auprès d’étudiantes et étudiants sur des projets d’égalité de genre, le fait de ne pas trouver d’espace d’expression en dehors des normes patriarcales hétéronormatives l’a encouragé pendant ses études à se rapprocher de personnes faisant face aux mêmes difficultés. La proximité avec d’autres militantes et militants sur les campus et sa participation aux débats autour de la loi 377 ont été des éléments déclencheurs dans son parcours. Cette mixité est également la conséquence du glissement du sujet des luttes des femmes aux luttes concernant le genre et sur la reconnaissance du rôle des hommes dans les politiques de développement et d’égalité sur le plan national et international (Bhasin 2004 ; Misra et Marwah 2015). Elle semble favoriser des changements dans les pratiques du militantisme et dans les demandes au sein même du mouvement.

Les étudiantes et étudiants et le renouvellement générationnel des objets de contestation

Dans la société, à travers les médias et la publicité, on voit se dessiner depuis le début des années 1990 la figure d’une « nouvelle femme indienne » qui se situe entre modernité libérale et traditions locales (Sunder Rajan 1993 : 130). La presse fait régulièrement état de ce « nouveau féminisme » qu’elle juge rafraîchissant, incarné par des femmes indépendantes, appartenant à des milieux aisés et urbains. Elles représentent une classe sociale économiquement privilégiée, promouvant des valeurs de liberté et d’égalité individuelles considérées comme « modernes » (Chaudhuri 2000 ; Kurian 2018 : 22). Toutefois, les représentations traditionnelles semblent perdurer et se conjuguer, à travers la figure de la mère et de l’épouse, jonglant entre vie de famille et emploi, modestie et incarnation de la réussite économique. Cette représentation, qualifiée d’instrumentalisation de l’égalité par des étudiantes lors d’entretiens, fait écho, par certains aspects, aux discours portés par les nationalistes hindous proches du Bharatiya Janata Party (BJP). En effet, la libéralisation économique enclenchée dans les années 1990 par le parti du Congrès et consolidée par les gouvernements successifs, dont le BJP depuis 2016, a favorisé l’avènement d’une classe sociale moyenne à aisée dont les pratiques de consommation et les considérations de réussite sociale suivent les représentations libérales mondiales. Dans un même temps, on assiste en Inde à un durcissement nationaliste dont le point d’orgue est la victoire, en 2014, du BJP. Les représentations de liberté, d’émancipation et de réussite personnelle butent sur un discours nationaliste valorisant l’image d’une femme indienne hindoue traditionnelle. Cette double représentation donne lieu à des affrontements répétés entre des représentants politiques et les plus jeunes générations.

Pour exemple, en 2009, la campagne « Pink Chaddi » (Sous-vêtements roses) est lancée par de jeunes femmes militantes au Karnataka. Il s’agit d’un mouvement de protestation non violent en réponse à l’attaque menée par des membres du Sri Ram Sena (L’armée du Seigneur Rāma) appartenant à la droite nationaliste contre de jeunes gens qui se trouvaient dans un bar. Le mouvement prend rapidement de l’ampleur par la voie des réseaux sociaux et gagne toute l’Inde, dont New Delhi. Quelques semaines plus tard, à l’occasion de la Saint-Valentin, ces mêmes militantes envoient des culottes roses au Sri Ram Sena et organisent des marches non violentes. En 2014, au Kerala puis dans toute l’Inde, elles lancent la campagne « Kiss of Love » en réponse aux violences liées à la répression des moeurs orchestrées par des milices de l’hindouisme radical revendiquant combattre l’immoralité et les pratiques jugées antinationales. À JNU, cette campagne prend la forme d’un rassemblement devant l’entrée principale du campus, où une vingtaine de jeunes femmes et hommes s’enlacent, s’embrassent et entonnent en coeur le slogan « Azadi » (Liberté) en brandissant le drapeau arc-en-ciel, symbole des luttes LGBT.

Un an plus tard, en 2015, dans plusieurs universités de Delhi, dont JNU et l’Université Jamia Millia Islamia, des étudiantes s’emparent de la campagne « Happy To Bleed » (Contente de saigner) en réaction aux débats sur l’interdiction, pour des femmes ayant leurs menstruations, d’entrer dans les temples hindous au Kerala. Des étudiantes de plusieurs universités à Delhi apposent dans l’espace public des serviettes hygiéniques portant des messages contre les inégalités. La même année débute à Delhi la campagne nommée « Pinjra Tod » (Brisons les cages) en réponse au traitement différent dont les femmes font l’objet dans les résidences du campus Jamia Millia Islamia et de l’Université de Delhi. À JNU, cette campagne est conduite massivement par des membres d’associations communistes.

Cette jeune génération est porteuse de revendications s’inscrivant dans un contexte international plus large de politisation de l’intime, de revendications d’une libre disposition des corps et d’une sexualité positive à contrecourant des approches des générations précédentes abordant principalement la sexualité par le prisme de la violence (Menon 2007 : VIII). En 2012, à Delhi, à la suite du viol et du meurtre de Nirbhaya, une étudiante delhiite devenue le symbole des violences faites aux femmes, le discours de cette génération se distingue. Celle-ci milite contre les violences de genre et pour la liberté de se mouvoir, de s’habiller comme elle le souhaite, d’aimer et d’être reconnue comme une actrice du changement, remettant en cause l’infamie du viol pour les victimes.

Les universités et la recherche font également les frais d’attaques répétées de la part du gouvernement, notamment autour de la question de l’identité nationale. Ces lieux de politisation et de production de savoirs sont considérés comme des espaces transgressifs à l’échelle nationale. En 2016, à JNU, à la suite de l’organisation d’une rencontre dénonçant tour à tour les violences politiques ayant cours au Cachemire et les allégations à l’encontre d’étudiants accusés d’avoir tenu des propos antinationaux, plusieurs étudiants et des enseignantes leur ayant apporté un soutien public sont arrêtés ou incriminés. S’ensuivent, sur le campus, des semaines de mobilisations et la manifestation du soutien de nombre de représentantes d’organisations de femmes, de féministes et d’intellectuelles (Scroll 2016).

Au travers de ces conflits apparaît la difficile réalité de ces étudiantes et étudiants faisant face aux harcèlements, aux violences de genre, de religion et de caste dans tous les espaces de la société, même ceux perçus comme progressistes. La dénégation des violences et des rapports hiérarchiques au sein des universités et du monde militant a façonné la manière dont les nouvelles générations s’emparent de la rhétorique féministe et des luttes contemporaines pour l’égalité.

Le rôle majeur des réseaux sociaux dans les luttes contemporaines

Depuis les années 2000, Internet est devenu un outil central de mobilisation et un marqueur des luttes des nouvelles générations. Les demandes d’autonomie couplées au déploiement d’Internet peuvent expliquer cette appropriation rapide des réseaux sociaux, des blogues et des sites Internet. Ces espaces, où se déploie un cyberféminisme, sont devenus une forme notable d’engagement, contribuant au renouvellement des problématiques et des formes de luttes contemporaines. C’est lors des mobilisations contre le viol de 2012 que l’investissement des réseaux sociaux comme médium de mobilisation au moyen de mots-clics (ou hashtags, comme « #braveheart », « #nirbaya » [sans peur], « #indiasdaughters », « #jyotisingh », « #damini ») et de voie d’information en temps réel est devenu le plus visible. On retrouve cette fonction de catalyseur des réseaux sociaux lors des différentes campagnes de dénonciation des violences de genre telles que « Pinjra Tod », « Kiss of Love », « Happy To Bleed », « Why Loiter[13] », « Blank Noise[14] », mais aussi en soutien aux mouvements contre les violences de caste ou pour dénoncer les violences à l’encontre des universités (« Justice for Vemula », « Stand with JNU »). L’investissement de ces espaces virtuels par des individus se réclamant du féminisme ou des luttes pour l’égalité est associé à une quatrième vague de féminisme en Inde (Kurian 2018 ; Nanditha 2021). Ce cyberféminisme modifie la nature même de l’engagement militant. Celui-ci prend la forme de publications, sur des pages Facebook et Instagram, de messages transmis via des chaînes de diffusion sur Twitter et WhatsApp, d’échanges sur des forums et de publications citoyennes dans des revues féministes participatives telles que Journal of an Indian Feminist, Feminism In India, Youth Ki Awaaz ou TheLadies Finger.

L’étude de ces espaces numériques laisse apparaître plusieurs éléments expliquant le potentiel mobilisateur de ces espaces. L’anonymat, l’accessibilité et le rétrécissement du temps et de l’espace qui caractérisent ces lieux d’échange et de visibilité semblent offrir des portes d’engagement et d’accessibilité nouvelles et favoriser l’essor d’un féminisme national et transnational. Ces configurations favorisent le réinvestissement de problématiques contemporaines comme le harcèlement de rue, les agressions sexuelles, la sexualité ou les représentations du corps. La communauté virtuelle, où s’entremêlent des expériences personnelles et collectives, permet aux individus de faire entendre des voix distinctes en dehors du champ traditionnel du politique et d’importer le militantisme au sein des foyers, au plus près des réalités quotidiennes.

Toutefois, des limites perdurent et ces réseaux ne sont pas dénués d’inégalités et de clivages. Menée entre 2012 et 2018, l’analyse des échanges (thèmes, vocabulaire, langue, récurrence), des types de médias et des profils des utilisatrices et utilisateurs montre qu’un grand nombre de personnes actives sur les réseaux sociaux appartient aux classes urbaines intermédiaires à aisées ou qui en possèdent les attributs. L’emploi presque exclusif de l’anglais, les photographies de profils et autres informations personnelles, les noms et les références à l’environnement proche sont autant de marqueurs de cette communauté sociale. Si ces observations ne signifient pas que d’autres catégories sociales n’ont pas accès aux publications, l’anglais et les codes langagiers réduisent l’accessibilité. Pour remédier à cela, quelques-uns de ces réseaux proposent des espaces dans d’autres langues, dont l’hindi. À cela s’ajoute le fait qu’en 2016, moins de la moitié des femmes en Inde ont accès à Internet et la majorité de celles-ci se trouvent dans les espaces urbains (IAMAI et Kantar IMRB 2016). Ces différences en matière d’accès et de liberté de parole peuvent reproduire, voire renforcer les hiérarchies et la subalternité, comme lors de l’avènement du mouvement #MeToo, où les expériences des femmes appartenant aux catégories défavorisées n’ont pas été considérées avec autant d’attention que celles des femmes célèbres et/ou appartenant aux classes moyennes à aisées (Gajjala 1999 ; Pain 2021).

Ce cyberféminisme apparaît comme un outil, mais aussi comme une forme alternative d’engagement et de résistance, mêlant activisme virtuel à celui de la rue, travail journalistique et expériences personnelles, visibilité de toutes et tous et émergence de thèmes communs de luttes. Loin de remplacer les formes plus traditionnelles d’engagement, il apparaît comme un nouveau canal d’engagement qui renouvèle en partie les problématiques de hiérarchie et d’accès à l’espace politique.

Les dissensions générationnelles autour de l’accès au champ politique

Si les mobilisations de ces dernières années ont ainsi mis en lumière l’émergence d’une nouvelle génération, nourrie par le travail de théorisation et de sensibilisation des militantes plus âgées, elles ont également redonné force aux conflits générationnels. L’espace militant que recouvre le mouvement sous sa forme institutionnalisée ou autonome, bien qu’étant vaste, est dominé médiatiquement par un petit nombre de chercheuses et militantes historiquement engagées dans la lutte pour l’égalité. Ces femmes ont contribué à politiser les problématiques d’égalité dans la société par l’organisation de manifestations, en menant des combats juridiques et en fondant les premiers centres de recherche sur les femmes au sein des universités. Jusqu’aux années 1990, les organisations de femmes se décomposent en trois types, soit les branches féminines des partis politiques, les mouvements de masse et les organisations autonomes. Elles ne reçoivent pas d’aide financière extérieure. À partir de la fin des années 1990, dans les grandes villes, de très nombreuses organisations oeuvrant auprès des femmes ont été créées à la faveur des politiques de développement, mises en place par les institutions nationales et internationales. Ces organisations sont en demande d’expertes pour mener les projets de développement. Les organisations militantes, auparavant autonomes comme Jagori ou Action India auprès desquelles j’ai mené des entretiens et des observations, ont également adopté, pour la majorité, ce fonctionnement qualifié d’ONGéisation (Menon 2004 : 242 ; Roy 2015) mêlant bureaucratie, professionnalisation et dépendance au financement. Les organisations professionnalisées se tournent donc vers les étudiantes et étudiants, qui reçoivent une formation par le biais de stages ou de bénévolat, afin de pourvoir ces emplois.

L’étude du fonctionnement de deux de ces organisations professionnalisées montre que les étudiantes, majoritaires, bien que non exclusives, ont un statut particulier dans ces espaces. Les étudiantes sont considérées comme un atout pour les organisations, car elles représentent une main-d’oeuvre militante jeune et bénévole possédant des qualifications plus précises en matière d’outils de communication numérique. Elles sont également une force participative pour les manifestations, les sit-in ou les prises de parole, mais n’ont que rarement de pouvoir décisionnaire dans les organisations, même si leur avis peut être pris en compte. Tout au long de leur stage, les étudiantes sont sous la supervision d’une salariée. Celle-ci doit rendre compte du travail des stagiaires afin de permettre la délivrance d’une attestation des heures que ces dernières ont effectuées au sein de l’organisme durant l’année. Pour accéder à ces postes, les candidates doivent être détentrices d’un master ou d’une thèse en sociologie, en sciences sociales, en études de genre, en science politique, en études de développement ou en communication. Ces prérequis limitent drastiquement le nombre de candidates et participent à la reproduction sociale des salariées du mouvement. Ce statut à part de futures professionnelles du développement leur confère une position singulière à la jonction entre professionnelles, militantes et étudiantes.

À quelques exceptions près, il est intéressant de noter que les jeunes issus des communautés défavorisées auprès desquelles les organisations professionnalisées interviennent ne sont pas inclus de la même manière dans les organisations. Elles et ils ne sont que rarement désignés comme stagiaires, mais plutôt comme cibles de l’aide au développement et sont plus souvent mobilisés sur les terrains d’intervention plutôt que dans les bureaux centraux.

La sélection, couplée à la difficile intégration des femmes sur le marché du travail formel et en particulier celles appartenant aux castes et religions minorisées, renforce la concurrence générationnelle et oriente les combats actuels (John 2020).

En outre, les étudiantes et étudiants reprochent le manque de soutien des militantes plus âgées. Un étudiant musulman engagé dans une organisation féministe me parle de cette concurrence lors de nos échanges.

Je voudrais ajouter qu’en tant que jeune féministe, j’ai des problèmes avec les prédécesseuses du mouvement. Je sais qu’elles ont travaillé pour qu’on en arrive là, qu’elles ont créé de nouveaux concepts et de nouvelles idées, mais les féministes traditionnelles, pas toutes, mais quelques-unes d’entre elles ne nous soutiennent pas, elles ne soutiennent pas ces problématiques particulières. Elles sont du genre : « OK, comme vous voulez ! » Mais elles doivent aussi comprendre qu’avec le temps, si j’avais quarante ans, j’aurais déjà intégré des stéréotypes et j’aimerais que quelqu’un vienne et brise cela. C’est ce qui est en train de se passer à Delhi maintenant et toutes ces choses doivent être abordées par différentes personnes, et c’est pourquoi j’apprécie vraiment et j’aime vraiment travailler avec des gens de mon âge. Bien sûr qu’on a besoin du soutien de nos aînées, mais nous devons aussi regarder les gens de mon âge, car ils et elles portent des problématiques actuelles.

New Delhi, dans les locaux d’une association féministe, 2016

Parmi les militantes plus âgées, deux discours transparaissent lors des entretiens. Il y a les militantes qui voient les étudiantes et étudiants comme une force agissante de changement, voire avant‑gardiste, et celles qui les considèrent comme radicaux, voire des héritières et héritiers ingrats des luttes passées. Une militante musulmane d’une trentaine d’années travaillant dans une association féministe me fait part de ces écarts générationnels lors d’un rendez-vous dans les locaux de l’organisation.

— Voyez-vous une différence entre l’ancienne génération et la nouvelle ?

— Je pense qu’il y a une différence, je n’utiliserai pas le mot backlash, car cette réaction conservatrice qualifie plutôt les forces de l’hindutva, mais si je dois parler de l’ancienne et de la nouvelle génération, je ne suis pas capable de l’articuler, mais il y a de grosses différences, par exemple la campagne « Pink Chaddi ». Il y a deux campagnes où je vois clairement une différence, où les anciennes féministes ne sont pas vraiment d’accord avec ces campagnes. La « Marche des salopes », je ne pense pas que les anciennes féministes prendraient part à cela.

New Delhi, 2016

Le point d’orgue de ces antagonismes transparaît lors de la prise de parole #MeToo. En octobre 2017, une étudiante indienne dalit se trouvant aux États-Unis publie sur Internet une liste de noms de professeurs en Inde qu’elle accuse de harcèlement (List of Sexual Harassers in Academia). Pendant des semaines, des militantes, des chercheuses et des étudiantes s’affrontent par publications interposées (Krishnan 2017 ; Menon 2017 ; Datta 2017 ; Shankar 2017). D’un côté, des militantes historiques et des chercheuses dénoncent une pratique qu’elles qualifient de « délation » puisque dans cette liste, aucun détail ni nom de victime n’apparaissent. Elles reprochent aussi à cette étudiante de ne pas porter plainte et de se servir des réseaux sociaux pour se faire justice alors même que les générations précédentes se sont battues pour que des lois soient édictées. En réponse, des étudiantes accusent les militantes historiques d’exercer une domination, de protéger les hommes de leurs castes et classes et d’empêcher d’autres voix de se faire entendre, notamment celles des femmes dalits. Sur les réseaux sociaux, dans les mois suivants cette affaire, la question du décalage générationnel, mais aussi social, réapparaît de manière plus marquée. L’affaire #MeToo a cristallisé les querelles préexistantes entre les jeunes générations et les plus anciennes, mais aussi entre les femmes, majoritaires, appartenant aux castes hautes et celles des castes dalits et/ou répertoriées. Sur les campus à Delhi, pour les étudiantes, ce débat a donné raison aux critiques émises par les nouvelles générations et a mis en lumière deux lectures de cet affrontement. L’une portant sur les problématiques de caste, soulevées plutôt par des étudiantes dalits et OBC, mais pas exclusivement, et l’autre, plus largement, sur les méthodes de lutte et les problématiques entourant les violences sexuelles.

Conclusion

L’étude de la place et du rôle des étudiantes et étudiants dans l’espace de la cause des femmes montre que, loin d’une rupture générationnelle, on assiste à un déplacement et à une résurgence de problématiques, déjà présentes dans les luttes de la seconde période du militantisme. La multiplicité, le caractère spectaculaire et la plus grande visibilité des affrontements permis par les réseaux sociaux renforcent l’impression de diversité et d’affrontements au sein de l’espace de la cause des femmes. À cela s’ajoute la proximité générationnelle des actrices et acteurs appartenant aux différents courants, qui est associée à la deuxième, troisième voire quatrième vague du militantisme.

Finalement, les mobilisations de ces dernières années montrent que les étudiantes et étudiants sont les descendants directs des générations précédentes. Cette nouvelle génération est marquée par une professionnalisation accrue du militantisme et une remise en question de l’ordre social et politique. Les différences majeures ont trait à la prise en compte des problématiques de caste, de classe et de religion, du fait de l’entrée de femmes et d’hommes appartenant aux castes et religions subalternisées dans le mouvement. Les demandes d’égalité et de liberté, la dénonciation des violences de genre dans tous les espaces de la société et la mise à mal des divisions genrées de l’identité apparaissent comme une version actualisée et globalisée des luttes des cinquante dernières années, s’appuyant sur le droit individuel de disposer de son corps et la mise à mal des carcans genrés. On peut alors se demander si les tentatives d’alliances entre différents mouvements ainsi que la vigueur des mobilisations féministes et des femmes mèneront à une plus grande représentation des populations minorisées ou seront happées par l’institutionnalisation des problématiques de genre et la standardisation des pratiques militantes.