Corps de l’article

Introduction

La chirurgie affirmative du genre (CAG)[1], ou Amali Tasdigi Jinsiyat en persan, a été autorisée par la fatwa[2] de l’ayatollah Khomeini (leader suprême de l’Iran entre 1979 et 1989) en 1982. La pensée islamique chiite, institutionnalisée par l’État théocratique d’Iran, semble avoir une approche de la transition de genre qui se distingue des sociétés occidentales. Le traitement de la demande d’une personne trans est basé sur le fait que, ne pouvant changer son âme, les technologies médicales peuvent lui donner la possibilité de changer son corps. Depuis la Révolution iranienne de 1979, l’Iran a l’originalité d’avoir légalisé la CAG alors que l’homosexualité reste criminelle.

C’est dans les années 1940 qu’émergent en Iran les premières discussions sur le « transsexualisme », inspirées de la littérature américaine alors largement traduites en persan. Selon l’historienne Afsaneh Najmabadi (2008), les notions de « trouble du genre » et de « détermination du sexe et du genre hormonale ou génétique » ont commencé à entrer dans le discours médical iranien à la fin des années 1960. La première opération de CAG a été rapportée dans la presse en février 1973. Depuis 1985, la légitimité de la CAG est conditionnée à un diagnostic médical délivré par l’Organisation de la médecine légale et une autorisation judiciaire. Le traitement administratif et médico-légal des demandes de personnes trans est le même pour les hommes et pour les femmes trans. Sur le plan médical, toutes les personnes trans doivent réaliser un traitement hormonal suivi, pour les hommes trans, d’une mastectomie, d’une hystérectomie, d’une métoidioplastie ou d’une phalloplastie ; et pour les femmes trans, d’une ablation du pénis, du scrotum et d’une vaginoplastie. La demande de transition de genre est conçue par le discours protocolaire comme un problème psychologique connu sous le nom de « désordre de l’identité de genre » et récemment remplacé par l’appellation « dysphorie de genre ». Bien que la chirurgie de confirmation de genre ait été autorisée par la loi islamique, les subjectivités trans en Iran sont mal reconnues par le discours médico-légal (Azadi 2020 ; Azadi et Saeidzadeh 2022).

L’étude de la transmasculinité[3] suppose d’identifier les systèmes de représentations qui dominent les normes et les idéaux masculins. Nous avons eu recours à la théorie sociale du genre de Connell (1987, 1995 ; Connell et Messerschmidt 2005) pour étudier les transmasculinités iraniennes basées sur la pluralité des incarnations transmasculines et sur les possibilités d’étudier la masculinité sans se focaliser uniquement sur les hommes cisgenres (Halberstam 1998). Nous reprenons le concept de la masculinité hégémonique, tel qu’il a été défini par Raewyn Connell (1995 : 77) en tant que « configuration des pratiques de genre ». La masculinité hégémonique, que nous désignons parfois par les termes masculinité dominante ou masculinité idéalisée, concerne les processus de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation par lesquels certaines catégories d’hommes imposent leur domination non seulement aux femmes, mais également aux hommes.

Les études sur les hommes et les masculinités iraniennes se sont progressivement développées au cours de la dernière décennie, notamment au travers de travaux de chercheuses et de chercheurs en dehors de l’Iran et dans la continuité de la vague internationale des études sur les masculinités. Selon la situation sociopolitique propre à chaque époque, nous retrouvons différentes composantes de la masculinité idéalisée en Iran. Parmi les éléments sociopolitiques constitutifs de la condition masculine, nous pouvons mentionner la question du genre et la modernité iranienne (Najmabadi 1998, 2000 ; Tavakoli-Targhi 2000). La masculinité iranienne moderne avait été modelée principalement selon une norme européenne, à la croisée de l’« homme iranien » et de l’« homme européen ». L’influence du modernisme a changé les notions concernant le désir et le rapport sexuel, et le discours perso-islamique de l’époque médiévale sur le désir, les pratiques, les maladies et le corps a été remplacé par des adaptations de traités médicaux modernes européens (Najmabadi 2008).

L’hétérosexualité et l’accès aux femmes sont au coeur de la masculinité en Iran. Shahram Khosravi (2009) affirme que les normes de la masculinité exigent que les hommes iraniens se distinguent des femmes ; en d’autres termes, les hommes sont censés être avec les femmes sexuellement et avec les hommes socialement. Le corps des hommes nés dans la période post-révolutionnaire est l’objet de nombreuses études qui montrent que cette virilité contemporaine n’est ni monolithique ni conforme au discours de l’État sur les masculinités (Honarbin-Holliday 2014). L’image de la masculinité hégémonique permet aux personnes transmasculines de configurer[4] d’autres pratiques de masculinités que nous étudierons par la suite. En effet, les différentes formes de masculinité sont en interaction constante (Connell 1995, 1987). Où se situe alors la transmasculinité dans la hiérarchie de la masculinité en Iran ?

Peu de travaux académiques, tant en contexte iranien qu’à l’échelle internationale, s’intéressent aux masculinités non cisgenres et non hétéronormatives. Néanmoins, nous pouvons nommer certains travaux récents comme celui de Wendy DeSouza (2019), qui expose les relations de pouvoir s’inscrivant dans la création d’un homme moderne hétérosexuel iranien et des masculinités subordonnées. Dans ce contexte, les masculinités subordonnées sont celles qui se situent en dehors de la catégorie dominante et hégémonique, par exemple les désirs queers ou les conceptions de la masculinité fondées sur la classe sociale. Au coeur de l’argumentation de DeSouza se trouve « la remise en question de la catégorie hégémonique des “hommes” que nous tenons pour normale et la mise en lumière d’une histoire de masculinités réprimées » (2019 : 8). Notre analyse de la littérature existante sur la masculinité en Iran suggère que la masculinité, comme d’autres formes de la subjectivation genrée, est une construction en devenir et se forme au croisement d’autres rapports de pouvoir. Notre étude sur la transmasculinité en Iran confirme des résultats de recherche déjà existants en ce qui concerne la manière dont les personnes transmasculines se distinguent des autres hommes (cisgenres, hétérosexuels ou gays) et expriment leurs masculinités. En effet, les résultats de Zara Saeidzadeh (2020) montrent que les hommes trans iraniens incarnent une forme complexe de masculinité, en ce sens qu’ils problématisent les valeurs culturelles patriarcales qui alimentent la création d’une masculinité phallocentrique tout en respectant une forme traditionnelle de masculinité hétérosexuelle.

Nous souhaitons, dans notre étude, insister sur la place du mariage hétérosexuel dans la construction de la transmasculinité. Nous avons distingué les manières dont les masculinités se pratiquent auprès des personnes transmasculines binaires et hétérosexuelles et des personnes non binaires et non hétérosexuelles. Nous souhaitons également montrer que la transmasculinité binaire et hétérosexuelle ne se situe pas dans la catégorie des masculinités subordonnées.

Afin d’examiner les modalités de la transmasculinité en Iran, nous avons privilégié une approche narrative et avons réalisé des entretiens semi-directifs individuels[5]. En menant des entretiens qualitatifs, nous avons souhaité nous focaliser sur les connaissances des personnes transmasculines iraniennes à l’intérieur même de la société iranienne, mais aussi en dehors de la société iranienne, en tant qu’étranger[6]. Au début de chaque entretien, nous demandions directement aux participants, qui s’identifient eux-mêmes comme homme trans, comment ils définissaient le fait d’être homme[7] et comment ils définissent la masculinité (mardanegi en persan). Nous avons également demandé aux participants de définir la masculinité idéalisée dans la société iranienne et de préciser s’ils y adhéraient. Enfin, nous avons demandé aux participants s’ils se différenciaient des hommes cisgenres et quels pouvaient en être les avantages et les inconvénients.

Pour certaines personnes, donner une définition concrète concernant le fait d’être homme ne semblait pas évident, alors que pour d’autres, nous pouvions trouver des affirmations comme : « être homme, c’est… » ou en comparaison avec les femmes, « une femme fait toujours… ». Les qualités mentionnées par nos interlocuteurs furent : être « indépendant », « conservateur », « malhabile avec ses sentiments », « déterminé », « courageux », « libre » et « fort ». Ces éléments nous semblent renvoyer à l’idée caricaturale de la binarité de genre en Iran. En outre, ces différences pour certains participants sont relatives et n’existent qu’en comparaison avec le genre opposé. Par ailleurs, s’ils semblent être relatifs, ces comportements de distinction renvoient également à un processus de dosage. En effet, certains caractères peuvent être trop marqués ou insuffisamment prononcés. Si certains « caractères positifs » sont souvent mentionnés par les participants comme appartenant à une masculinité hégémonique (être indépendant, courageux, fort), nous n’avons pas observé d’approches dévalorisantes du genre féminin. De plus, la majorité des participants a rencontré davantage de difficultés à donner une définition claire de la masculinité et a affirmé que les caractères positifs liés à la masculinité idéalisée sont également attribuables aux femmes. Néanmoins, ces caractères sont majoritairement attribués aux hommes.

Tableau I

Récapitulatif des personnes ayant participé à l'étude

Récapitulatif des personnes ayant participé à l'étude

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Pour la majorité des personnes transmasculines que nous avons rencontrées, la CAG offre l’opportunité d’une incarnation masculine binaire ; et une indépendance et l’hétéronormativité apparaissent alors comme une composante majeure de la masculinité. Les transmasculinités binaires semblent s’exprimer pleinement lors du mariage hétéronormatif et le corps apparaît alors comme l’interface privilégiée de la masculinité.

Les transmasculinités binaires

La masculinité n’est pas l’apanage des corps (cis)masculins et les incarnations masculines sont plurielles et s’expriment au travers d’une multitude de pratiques corporelles. Néanmoins, la masculinité hégémonique en Iran est fortement liée au corps masculin, car ce dernier transmet un message de virilité et de puissance. Connell (1995 : 63) a soutenu que l’incarnation est l’essence des masculinités sous la forme d’une « pratique corporelle réflexive ». Les personnes transmasculines incarnent la masculinité de multiples façons à travers différents modèles de pratiques corporelles. Les corps sont importants, non seulement parce que les pratiques discursives produisent une matérialisation, mais également parce qu’ils ont une agentivité matérielle et une forme, définissant la perception de soi et la perception des autres (Abodim et Vasconcelos 2022). Bien que la masculinité ne se localise pas et ne se limite pas dans le corps, comme l’ont noté Jack Halberstam (1998) et Paul Preciado (2013), elle ne peut être comprise sans tenir compte de la matérialité des corps. Les théorisations sociologiques du corps en sont venues à mettre l’accent sur l’« agentivité » et la « réflexivité », notamment avec la notion d’incarnation réflexive, ou la « capacité d’agir sur son propre corps » (Crossley 2006 : 13). Autrement dit, les modèles de pratiques corporelles réflexives (Connell 1995 : 61) impliquent un recours sur le corps (Turner 2008 : 159) et par le corps. Les personnes transmasculines acquièrent des caractéristiques corporelles considérées comme masculines en Iran et, dans ce cas, le genre s’inscrit dans les corps et modifie la matérialité du corps.

Pour la majorité de nos participants, les modifications corporelles visant à masculiniser les corps sont une étape primordiale d’appropriation du genre. Nous avons constaté, auprès de nos interlocuteurs, différentes pratiques de masculinisation : bander les seins ou mettre un maillot de bain moulant sous ses vêtements, rendre plus visibles les poils faciaux avec du maquillage, consommer des molécules hormonales pour arrêter les menstruations, fumer des cigarettes pour rendre la voix plus grave, faire une mimique de colère (sourcils froncés) sur les photos. Si certaines personnes trans ont recours à des marqueurs corporels de genre, le degré d’utilisation de ces marqueurs reste variable d’une personne à une autre. Pour certains de nos interlocuteurs, le corps devient le noeud de la pratique masculine dès l’âge de la puberté :

Depuis l’enfance, j’ai toujours pensé que mon clitoris allait grandir, mais par contre, à l’âge de 12-13 ans, c’étaient mes seins qui ont commencé à prendre du volume.

N, homme trans, 28 ans, post-opératoire, réfugié à Paris, 2018

D’autres interlocuteurs ont utilisé le verbe « pousser » pour décrire le développement de leur clitoris. Dans cette vision du corps, la taille et l’apparence de l’organe sexuel sont décrites comme des caractéristiques qui définissent le corps masculin. Nous avons constaté que la majorité de nos interlocuteurs favorise les chirurgies de reconstruction de l’organe sexuel, alors qu’une minorité d’entre eux optera pour l’utilisation de prothèses péniennes. Certains participants ont affirmé leur hésitation à réaliser la phalloplastie à cause de l’incertitude du résultat. En effet, à cause de la centralité du phallus dans la définition de la masculinité, mais également de l’obligation de la reconstruction d’un néo-pénis dans le protocole de CAG, pour la majorité des hommes trans, l’utilisation de prothèses péniennes pour faire l’amour n’est pas souhaitée et peut devenir un sujet de honte devant la conjointe. Il nous semble que, mise à part la difficulté de trouver des prothèses en Iran, pour certains participants, l’utilisation d’une prothèse est associée à un manque de masculinité. De ce fait, la virilité est largement liée à l’organe sexuel. Selon Saman Arastou, homme trans, 52 ans, post-opératoire, acteur et directeur de théâtre en Iran, engagé dans la sensibilisation de la population aux questions de genre :

Certains hommes trans commencent la transition avec une métoidioplastie, mais après quelques années, ils veulent réaliser une phalloplastie à cause de mauvaises expériences, par exemple dans les clubs de sport, à la piscine, ou en général avec les autres hommes, ils ont peur que les autres sachent qu’ils sont trans ou qu’ils ont un petit pénis ! De plus, pour leur conjointe, ils pensent qu’il faut avoir un vrai pénis.

Conversation téléphonique réalisée sur WhatsApp, 2023

Pour certains participants, le parcours d’incarnation masculine se caractérise par une volonté de se distinguer de deux groupes : les hommes cisgenres et les lesbiennes. A partage avec nous son avis sur ce sujet :

Mon corps commence sa transition du niveau moins zéro et même pas au niveau zéro pour devenir masculin et arriver à son état idéal. Un homme cisgenre, dès sa naissance, a tout ce qu’il faut et en plus, il a le soutien de sa famille. Nous devons combattre pour la masculinité et s’approprier le corps qu’on souhaite avoir.

A, personne transmasculine, 36 ans, post-opératoire, Téhéran, groupe de parole en ligne, 2022

Ce combat pour « s’approprier le corps qu’on souhaite avoir » est une raison pour laquelle certains d’entre eux désirent se sentir plus forts et plus masculins que les hommes cisgenres :

Nous avons lutté pour être hommes alors que les hommes cis l’ont eu dès le début. Nous sommes plus hommes qu’eux.

B, homme trans, 34 ans, post-opératoire, Kerman, groupe de parole en ligne, 2022

Si le combat visant à s’approprier le corps masculin est ce qui distingue les personnes transmasculines des hommes cisgenres, pour d’autres, les pratiques corporelles masculines permettent d’affirmer leur hétéronormativité et de se distinguer du corps lesbien. M et N nous ont livré leurs ressentis sur ce sujet :

Avant ma transition, il y avait des lesbiennes qui insistaient pour avoir un rapport sexuel avec moi, alors que moi, je suis un homme et il me semble bizarre qu’elles veuillent avoir un rapport avec moi.

M, homme trans, 37 ans, post-opératoire, Téhéran, 2017

En effet, lorsque la personne trans est désirée par une lesbienne, cela la renvoie au fait d’être une femme qui ne réussit pas à être considérée comme un homme. Dans ce cas, la personne trans rejette le rapport sexuel avec la personne pour se distinguer des lesbiennes :

Après la mammectomie, je me suis senti plus à l’aise lors des rapports sexuels. Avant, je ne me déshabillais pas, car le fait de voir et faire toucher mes seins était très répugnant et cela me donnait l’impression d’être lesbienne (hamjensbaz).

N, homme trans marié, 46 ans, post-opératoire, Téhéran, 2018

D’autres peuvent être plus créatifs, comme A, qui partage avec nous sa performance masculine :

Lorsque je voulais faire l’amour avec une fille, je ne me déshabillais jamais, mais pour rassurer la fille que j’étais vraiment un homme, mais aussi pour mon propre plaisir, je fabriquais moi-même une prothèse. Je remplissais le préservatif avec du sable pour créer une forme de pénis. Mon corps n’était pas ce que je voulais, il y avait certaines choses à enlever et certaines autres à ajouter.

A, homme trans marié, 28 ans, pré-opératoire, Téhéran, 2017

Le rapport à l’homosexualité nous semble également jouer un rôle dans l’identification de genre liée à l’orientation sexuelle de certains de nos interlocuteurs. De plus, « la caractéristique la plus importante de la masculinité hégémonique contemporaine est qu’elle est hétérosexuelle » (Connell 1987 : 186). Il nous a paru intéressant de prendre le temps d’analyser, dans le vécu de nos interlocuteurs, la phase post-traitements hormonaux, le parcours de stérilisation et de reconstruction de l’organe sexuel. Avant la chirurgie, il nous semble que l’organe sexuel appartient au domaine du privé et de l’intime, alors qu’après la CAG ou au cours des traitements hormonaux, il devient un sujet d’intérêt public que l’on évoque aussi bien dans l’entourage de la personne trans qu’au tribunal[8]. Alors que pour certains de nos interlocuteurs, la reconstruction de l’organe sexuel représente l’étape la plus importante de la transition masculine, pour d’autres, la stérilisation et la mammectomie masculinisent suffisamment le corps. Néanmoins, même si ces traitements auraient pu satisfaire la personne trans, pour le tribunal et dans certains cas, pour la famille de la personne trans, reconstruire un néo-pénis n’est pas un choix personnel, mais un impératif social ; celui de se distinguer de l’homosexualité. B, nous raconte son expérience à ce sujet :

Ma famille était d’accord pour que je réalise la CAG. Ce sont des personnes religieuses et elles ont des attentes précises pour moi. Ma mère m’a demandé une fois : « Tu es hamjensbaz (homosexuel) ? » Elle n’avait pas de problème avec moi ou les autres personnes trans, mais elle voulait que je finisse complètement mes chirurgies. Elle me demandait : « Tu ne veux pas te marier avec ta conjointe, alors tu dois faire toutes les chirurgies ? » J’avais peur de ne pas faire la chirurgie et qu’elle pense que j’étais lesbienne. Je n’ai aucun problème avec les lesbiennes, mais je ne voulais pas que les autres me prennent pour une lesbienne, car je suis un homme.

B, homme trans, 29 ans, post-opératoire, réfugié à Paris, 2017

L’hétéronormativité et le mariage hétérosexuel

La transition de genre et la réalisation de modifications corporelles peuvent être perçues comme une menace pour l’hétérosexualité si le statut du sexe n’est pas déterminé. En effet, dans un système hiérarchique des genres qui privilégie la masculinité, l’hétérosexualité est prônée. L’incarnation masculine, pour certaines personnes trans, n’engage pas nécessairement la reconstruction de l’organe sexuel. Pour la majorité des participants, dans de nombreuses interactions sociales, leur corps et l’organe sexuel importent peu, car leur apparence et leurs attitudes corporelles peuvent suffisamment démontrer leur masculinité. Néanmoins, le mariage hétérosexuel, centré sur le modèle de la pénétration pénis-vagin (Bettcher 2007 : 56), impose la centralité phallique dans la subjectivation masculine des hommes trans.

Le mariage hétérosexuel nécessite pour certains la reconstruction d’un néo-pénis pour pouvoir satisfaire la conjointe et, dans certains cas, rassurer la famille de celle-ci. P partage avec nous son expérience à ce sujet et il affirme qu’en tant que personne trans, il est obligé de vivre avec la peur, une peur omniprésente, qui le suit même en Turquie. Il craint qu’après son mariage, les autres apprennent qu’il est un homme trans et cela devient un défi, car il ne souhaite pas passer son temps à expliquer ses choix aux autres :

À l’époque, j’ai rassuré la famille de ma femme quand je l’ai demandée en mariage. Sa mère voulait en savoir plus, elle m’a demandé des choses sur les rapports sexuels et autres choses intimes…c’était un peu dur pour moi ! Mais ils ont le droit de connaître la vérité. Alors j’ai tout expliqué. Je sentais tout le temps la peur, comme l’ombre d’une menace, que les autres découvrent que j’étais trans. Cette peur me suivait partout. Finalement, sa famille a accepté, car je les ai rassurés. Cela prend du temps pour arranger les choses alors, sept mois après mon départ d’Iran, pour déposer ma demande d’asile en Turquie, ma femme est arrivée à Denizli pour me rejoindre. Nous préférons vivre dans un pays où personne ne connaît mon histoire.

P, homme trans marié, 38 ans, post-opératoire, Denizli, 2016

Quelques années plus tard, en 2021, nous avons recontacté P. Il avait réalisé des chirurgies réparatrices aux États-Unis, où il s’installait avec sa femme, et nous a expliqué comment, contraint par une pression sociale, il fut obligé de masculiniser son corps le plus rapidement possible :

Parfois, je regrette d’avoir masculinisé aussi rapidement mon corps sous la pression en Iran, je souffre encore de complications. J’étais sous la pression de ma famille, du protocole, mais également de moi-même et de ma conjointe ; de la société qui m’attendait pour devenir un homme complet le plus tôt possible !

En 2023, nous avons recontacté P, et nous lui avons demandé des nouvelles de sa vie matrimoniale et comment la question des enfants avait été abordée lors de sa rencontre avec la famille de sa femme. Il nous a d’abord expliqué comment ses opinions ont changé au cours des dernières années après son émigration.

Plus j’avais de contacts avec des gens plus ouverts sur la question de genre, plus je me suis rendu compte que ni le genre et ni l’orientation sexuelle ne sont figés dans un cadre précis. Mais malheureusement, les personnes trans en Iran se forcent parfois à se situer dans des cadres précis à cause de la peur… mais ils [les hommes trans] font ça inconsciemment peut-être, pour ressembler davantage aux hommes cisgenres. La question de l’enfant n’a pas été abordée avec la famille de ma femme, peut-être parce qu’ils savaient déjà que je ne pourrais pas avoir un enfant à moi. Pourtant, ma femme m’a raconté que quand nous étions à l’hôpital [aux États-Unis] pour mes chirurgies réparatrices, l’interprète lui avait demandé comment elle a accepté le fait qu’elle ne pourrait pas avoir de bébé avec moi… tu vois, même ici, les gens pensent à ça…

Si P fut rassuré que la famille de sa femme eût déjà été sensibilisée à la question trans, d’autres peuvent choisir de ne pas annoncer leur transition au moment du mariage. A a partagé avec nous son choix concernant ce sujet :

Personne dans sa famille n’est au courant que je suis trans. On a décidé de ne rien dire et de ne pas bouleverser leur perception sur moi. Je pense qu’ils ne vont jamais se rendre compte de cette histoire.

Quelques mois plus tard, quand nous lui avons demandé des nouvelles, il nous a envoyé une photo de son mariage. Il nous racontait :

Finalement, j’ai demandé à la personne qui organise le contrat de mariage de chercher mon nom sur les bases de données. Lorsqu’il a lancé la recherche, il y avait des informations sur moi avec ma nouvelle carte d’identité. Alors j’ai décidé de ne rien dire, ni à la famille de ma femme ni au bureau de mariage.

A, homme trans marié, 32 ans, post-opératoire, Karaj, 2021

Le passé d’une personne trans et son parcours de transition peuvent, dans certains cas, impacter le mariage. Nous avons rencontré D et sa femme à Denizli en 2016. Pour actualiser son récit de vie, nous avons mené un entretien six ans plus tard. Lors de cet entretien, il a partagé avec nous l’une des raisons de son divorce avec sa conjointe.

Parfois, je pense que si on se rencontrait maintenant et elle n’était pas avec moi avant ma transition et au courant de ma transition, peut-être nous aurions eu moins de problèmes ensemble. On s’aimait et à l’époque, quand tu nous as rencontrés, on était très amoureux et tu sais que nous avons fait tout pour pouvoir se marier. Mais chaque fois qu’on avait un problème, elle me renvoyait à mon passé avant ma transition. Une fois, elle m’a dit : « Personne n’aurait pu se marier avec toi, mais je l’ai fait ! » C’est marrant, car tout le monde pense que c’est elle qui m’a quitté, car je suis trans, alors que c’est moi qui ai demandé le divorce. Et je suis très heureux avec ma nouvelle conjointe qui m’accepte comme je suis et elle m’a rencontré dans mon état actuel et accompli.

Ce récit souligne l’importance de l’incarnation masculine dans le mariage hétérosexuel. Le passé de la personne trans semble être rappelé en plusieurs circonstances pour remettre en question sa manière de pratiquer la masculinité dans le présent. Une crise de pleurs pour un homme trans pourra alors être perçue comme un signe de faiblesse, un défaut de masculinité qui le renvoie à son passé et aux femmes. D’autres participants ont mentionné des traits de caractère tels que la gentillesse, la capacité à exprimer ses sentiments, la délicatesse ou la douceur. De ce fait, analyser les réactions des personnes cisgenres, et plus particulièrement les femmes cisgenres en tant que conjointes, permet de mettre en lumière les mécanismes du système hétéronormatif de sexe, de genre et de la sexualité qui illustrent les limites que les personnes cisgenres et trans sont prêtes à franchir pour maintenir la binarité et l’hétéronormativité.

De l’honneur masculin à la masculinité transformative

Pour la majorité de nos interlocuteurs, une masculinité idéale en Iran désigne « un homme fort » et « indépendant », « responsable » et « rationnel ». Pour certains participants, le fait de s’affranchir financièrement de leurs parents leur a permis de se sentir davantage acceptés, par eux-mêmes et par leur entourage, en tant qu’homme dans la société. L’un des participants partage ses idées sur ce sujet :

J’étais plus courageux et indépendant que les autres personnes autour de moi et, lorsque j’avais des comportements audacieux, j’étais tout le temps réprimé et les gens me disaient de rester à ma place [être femme] et de ne pas en sortir ! Une fois que j’ai annoncé mon identité d’homme, ils ont pu accepter ces contradictions et ils m’ont accepté.

A, homme trans, 25 ans, pré-opératoire, Téhéran, 2019

La société iranienne valorise certaines caractéristiques de masculinité hégémonique, telles que l’honneur masculin (qeyrat-e mardan-e). L’honneur, propre à la masculinité en Iran, est intimement lié à des attentes en termes de rôles genrés propres à l’homme. Il est important de reconnaître que les personnes transmasculines n’expriment pas la masculinité d’une seule manière. Néanmoins, l’honneur masculin pour les hommes trans dépend de la manière dont la masculinité est pratiquée, et cela peut varier en fonction du contexte et de la perception de la menace (Abelson 2014). Miriam Abelson (2014) identifie deux façons de pratiquer la masculinité : la masculinité défensive et la masculinité transformative. Une masculinité défensive consiste à défendre son sens du soi masculin et d’adopter les comportements qui permettent à l’individu d’éviter la violence des masculinités dominantes. Par exemple, lorsqu’ils ne perçoivent pas un environnement sûr, les hommes trans ont tendance à renforcer les comportements stéréotypés « dominants », tels que la posture masculine et la bravade, ce qui leur permet de se défendre contre d’éventuelles menaces. Lors de la séance avec le groupe de parole, les participants ont partagé leurs expériences de la masculinité défensive.

Certains hommes trans que nous avons rencontrés peuvent ressentir un besoin d’être identifiés comme des hommes cisgenres et d’avoir un bon « passing » et, dans certains cas, une représentation genrée virile. Pour certaines personnes trans, cette phase d’affirmation de soi dans des codes masculins idéalisés pourrait reproduire des caractéristiques de la masculinité hégémonique imposées par les normes binaires de la société :

Je pensais que plus je me comportais virilement, plus je devenais homme, du coup j’étais tout le temps en colère, jaloux et macho avec ma copine… Avec le temps, je me suis rendu compte que ce n’est pas ça, la masculinité.

A, homme trans, 28 ans, post-opératoire, Téhéran, 2017

Pour mieux illustrer l’idée de la masculinité transformative, nous proposons la terminologie de masculinité transformative d’ordre chronologique et d’ordre non chronologique. En désignant des pratiques de masculinité transformative suivant un ordre chronologique, nous souhaitons décrire les changements sur une période donnée dans la manière de pratiquer la masculinité. Par ailleurs, nous souhaitons mentionner la masculinité transformative d’ordre non chronologique lorsque les pratiques de masculinité se transforment selon les contextes à un moment précis. À travers le récit de A, nous pouvons mettre en exergue le caractère transformatif de l’ordre chronologique de la masculinité, d’une masculinité hégémonique et dominante à une masculinité non hégémonique. Les personnes transmasculines que nous avons rencontrées adoptent, dans certains cas, les normes de la masculinité hégémonique et, dans d’autres circonstances, les rejettent. De ce fait, les personnes transmasculines peuvent pratiquer différentes modalités de masculinité selon les circonstances et selon les besoins de l’interaction (Wetherell et Edley 1999). Par conséquent, nous pouvons identifier diverses modalités de la masculinité des personnes transmasculines, selon le contexte ou au cours du temps.

Nous avons choisi certains extraits de notre entretien avec K, qui partage avec nous son expérience :

Un agent de sécurité a essayé de draguer ma soeur et j’étais tellement en colère que je voulais le frapper. Je l’ai dévisagé jusqu’à ce qu’il s’excuse. Je pense que si je portais des habits masculins et en fin de ma transition, il n’aurait même pas osé draguer ma soeur.

K, homme trans, 41 ans, pré-opératoire, Shiraz,groupe de parole en ligne, 2023

Les expériences positives vécues lorsque certains de nos interlocuteurs accèdent au privilège de la violence masculine renforcent ces comportements stéréotypés liés au genre. Il nous semble que, dans les circonstances décrites par K, il protège son honneur masculin d’après les prescriptions du modèle hégémonique de la masculinité en Iran. Néanmoins, il peut pratiquer sa masculinité autrement dans un autre contexte :

… avec mes copines, nous étions dans une voiture et sur la route, j’étais en habits masculins et je me suis assis devant. Un groupe d’hommes dans une autre voiture s’est rapproché de notre voiture et ils ont dragué les filles. Mes copines rigolaient et elles ont même échangé leur numéro. J’étais très énervé, mais j’ai rien dit… car pour les mecs, je n’étais pas un homme. Mais pourquoi mes copines se sont comportées comme ça alors qu’elles savaient que j’étais un homme ?

Selon les valeurs de la masculinité hégémonique en Iran, les hommes doivent protéger les femmes et les femmes doivent se comporter de manière à respecter l’honneur masculin de l’homme. Il nous semble que lorsque K ne se trouve pas assez masculin pour pouvoir se défendre ou protéger les femmes, il préfère faire profil bas même s’il exprime son mécontentement. K ne se comporte pas de la manière prescrite par le modèle hégémonique, mais agit de manière passive. Cette modalité de masculinité est qualifiée par Connell de « complice » (Connell 2014 : 72-80).

Une autre modalité de la transmasculinité transformative d’ordre chronologique est une modalité de la transmasculinité qui remet en question l’ordre social hiérarchique à travers des pratiques genrées. Par exemple, les pratiques transformatrices incluent le fait d’être conscient de leur style d’interaction avec les autres hommes et femmes pour ne pas reproduire d’inégalité à travers leurs pratiques. Afin d’éviter de se comporter en suivant les valeurs d’une masculinité hégémonique, certains hommes trans peuvent anticiper les situations stressantes pour les femmes, en se référant à leurs propres expériences en tant que femme avant la transition. Les expériences de harcèlement avant la transition pour les hommes trans peuvent, dans certains cas, avoir un effet sur la façon dont ils mettent en scène leur masculinité. F, un jeune homme trans de 23 ans, pré-opératoire, participant à une séance de groupe de parole, partage son expérience :

J’étais avec ma copine dans un centre commercial, elle est belle et c’est normal que les hommes la regardent, mais cette fois, les regards ont été beaucoup plus insistants que d’habitude, elle était mal à l’aise à cause de ces regards, elle m’a demandé de vérifier s’il y avait quelque chose dans son apparence et ses habits qui attiraient l’attention. J’étais énervé de voir qu’à cause des autres, elle se sentait mal à l’aise. Je l’ai rassurée en lui disant que ce n’était pas sa faute si ces hommes étaient malades et lourds.

La représentation masculine permet aux hommes trans d’accéder aux privilèges masculins et de pratiquer la masculinité hégémonique ou complice selon leur adhésion à certaines normes et à certains stéréotypes masculins. Néanmoins, certains hommes trans peuvent apparaître comme des hommes marginalisés dans d’autres contextes et s’inscrire dans une masculinité « subordonnée ». De ce fait, deux groupes peuvent être harcelés davantage par les hommes cisgenres : les hommes trans considérés comme des homosexuels et les personnes transmasculines non binaires. Il nous semble que ces groupes constituent une modalité de masculinité que nous avons nommée « transmasculinité alternative ». En effet, selon cette modalité de la masculinité, l’incarnation masculine binaire et l’hétéronormativité ne sont pas les caractéristiques primordiales de la masculinité. Le genre et la sexualité étant fluides ; la personne exprime son genre selon sa propre subjectivation masculine. Pour certains hommes trans que nous avons rencontrés, les modalités d’expression de la masculinité ont changé au fil du temps.

Quand tu m’as rencontré en 2016, je m’identifiais à un homme trans hétéro, alors que maintenant, je ne me représente ni exactement dans la binarité, même si j’ai des représentations masculines, ni en tant qu’hétéro. En effet, je me suis rendu compte que j’étais bisexuel et polyamoureux. Nous avons discuté de tout ça avec ma partenaire et nous sommes satisfaits de notre relation.

K, personne transmasculine, 30 ans, post-opératoire, Australie, 2020

Nous identifions d’autres formes de transmasculinité alternative que nous nommons avant-gardistes et qui constituent un modèle de transmasculinité rarement représentée et peu acceptée par la communauté trans iranienne ; celles des hommes transmasculins non binaires et non hétérosexuels. Dans ce modèle, la masculinisation du corps est davantage un choix esthétique genré qu’une affirmation identitaire du genre. Pour l’une des personnes transmasculines non binaires et non hétéronormatives que nous avons rencontrées, le terme homme trans employé à la place de personne transmasculine est lui-même problématique, car il est binaire et n’intègre pas d’autres modalités de la transmasculinité. K ajoute :

Je m’identifiais dans le passé en tant qu’homme trans dans la communauté iranienne et persanophone, car je ne me sentais plus en sécurité ; mais maintenant, je me présente en tant que [personne] transmasculine non binaire et gay. En tout cas, s’identifier dans la binarité est toujours plus safe !

Si la majorité des hommes trans que nous avons rencontrés n’adhère pas entièrement à la masculinité idéalisée et hégémonique, certains d’entre eux s’engagent activement contre ses valeurs et critiquent publiquement les inégalités et les stéréotypes de genre. Saman Arastou[9] s’inscrit également dans ce que nous appelons la transmasculinité alternative. En effet, en mettant au défi les hommes cisgenres de son public de mettre des foulards sur leur tête, il essaie d’attirer leur attention sur la violence qui consiste à mettre des habits non désirés. Il critique également par ce geste l’obligation de porter le voile dans la société iranienne (voir Fig. 1). Si le public résiste ou qu’il retire le foulard, il le leur remet sur la tête. Au travers de ses performances, Saman Arastou s’engage dans des relations égalitaires de genre en tentant de mettre en lumière, puis de déconstruire les stéréotypes de la binarité et les valeurs de la masculinité hégémonique.

En parallèle, à travers ses ateliers pour les personnes trans, il confronte les idéaux masculins incarnés par les personnes transmasculines. Nous partageons le dialogue entre Sh, 13 ans, qui se présente comme homme trans pré-opératoire, et Saman, qui s’est déroulé dans l’un de ses ateliers en 2018 à Téhéran :

Sh : Je veux changer mes habits, car les garçons ne se rendent pas compte que je suis comme eux. Ils pensent que je suis une femme, ils me demandent mon numéro de portable… ils me dérangent ! Ils me traitent comme une fille. Je n’aime pas ça. Je veux être comme eux et à côté d’eux. Si je vis comme eux, je suis moi-même…

Saman Arastou : Si tu veux être comme eux, tu vas être eux, alors qu’est-ce qui va arriver à toi-même ?

Sh : Moi-même… je ne peux rien y faire… vous-même, que faites-vous en tant qu’homme ? Je veux faire les mêmes choses que vous, comme un homme.

Saman Arastou : C’est bien là la question, il y a dix-huit jours que j’ai rien fait, j’ai lu juste 40 pages d’un livre, j’ai fait de la cuisine à la maison hier soir, quelques jours avant aussi, j’ai cuisiné. Je n’aime pas beaucoup sortir, je donne des trucs à manger aux chatons dans la rue. Je n’ai jamais travaillé comme les « hommes » que tu évoques. Alors je ne connais pas beaucoup de choses masculines. J’ai ma propre définition de la masculinité, elle n’est pas le copier-coller de quelqu’un d’autre.

Les modèles de masculinités alternatives que nous avons observés s’inscrivent dans des pratiques masculines proféministes et autoconstruites. Ces formes subversives de masculinité sont le terreau de nouvelles valeurs masculines qui aspirent à diminuer la violence et le sexisme dans les rapports de genre.

Figure I

Saman Arastou, performance de « Sois celui qui n’est pas toi », Téhéran

Saman Arastou, performance de « Sois celui qui n’est pas toi », Téhéran
Source : Babak Haghi (2016)

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Conclusion

La position privilégiée de la masculinité dans la société patriarcale iranienne semble induire l’idée qu’une transition de la femme à l’homme pourrait être perçue comme une élévation sociale. Néanmoins, les personnes transmasculines peuvent mettre en scène leur masculinité selon diverses modalités. En effet, la transmasculinité en Iran, comme d’autres modalités de pratiques genrées, est une construction en devenir. La masculinité hégémonique, même si elle n’est pas incarnée complètement par la plupart des hommes trans que nous avons rencontrés, revêt un intérêt pour certains d’entre eux subissant la pression des normes binaires et de l’hétéronormativité de la société iranienne. Parmi les personnes transmasculines, les hommes trans binaires et hétérosexuels trouvent leur place plus aisément que les personnes transmasculines non binaires et non hétérosexuelles dans la société. L’intégration dans la société après la transition, l’accès à l’emploi et la possibilité d’un mariage hétérosexuel réduisent les marginalisations et favorisent l’intégration. Si le genre est modifié et s’inscrit dans la matérialité du corps au cours du parcours de masculinisation, l’hétéronormativité s’inscrit dans le genre pour que les hommes trans acquièrent les caractéristiques de l’homme idéal selon les normes iraniennes. L’incarnation masculine, l’indépendance financière vis-à-vis de la famille et la distinction avec l’homosexualité et les lesbiennes sont des éléments qui permettent de s’approprier leur masculinité. Cela est flagrant auprès des jeunes mariés et du corps masculin de la personne trans, lequel devient parfois un objet collectif voué à satisfaire les exigences hétéronormatives de toute la famille, voire de la société.

La transmasculinité en Iran se situe en dehors de la masculinité hégémonique et se distingue également de la masculinité subordonnée. Nous avons illustré deux modalités de transmasculinité transformative qui relèvent d’un ordre chronologique linéaire et non linéaire. Les femmes n’étant pas l’objet de leur désir sexuel, les homosexuels et les personnes transmasculines non binaires et non hétérosexuelles se distinguent des hommes trans hétérosexuels. En cela, ces derniers sont plus proches du modèle hégémonique dans le spectre des masculinités. En revanche, les personnes transmasculines non hétérosexuelles qui sont invisibilisées et méconnues de la majorité des hommes trans iraniens se situent dans le groupe de la « masculinité alternative » du fait qu’elles outrepassent la binarité et l’hétéronormativité. Ce modèle alternatif refuse les valeurs de la masculinité hégémonique et ne constitue pas une masculinité complice. La représentation de ce modèle de transmasculinité alternative est plus fréquente auprès des personnes transmasculines, artistes et activistes, dont les performances artistiques ont pour ambition de dépasser les normes de genre et les valeurs de la masculinité hégémonique en Iran.