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La migration est un phénomène qu’on ne peut comprendre qu’à partir d’une perspective globale. Les êtres humains se sont toujours déplacés pour améliorer leur sort, c’est-à-dire dès qu’ils ont eu des raisons de croire que le fait d’aller vivre ailleurs leur procurerait de meilleures chances. On s’entend cependant pour admettre que l’ampleur de ce phénomène est aujourd’hui inédite. Certes, seul un faible pourcentage de la population mondiale se déplace encore, à peine 3 %, mais cela représente plus de 214 millions d’individus. Et l’on estime que ce nombre augmentera. Qui plus est, plusieurs de ces individus migrent et continueront de migrer vers les pays riches du Nord dans lesquels la proportion de personnes nés à l’étranger a augmenté de 10% au cours des dernières années[1]. Cette intensification de la mobilité internationale des individus intervient dans un contexte économique dominé par la globalisation néolibérale du monde qui accentue les inégalités entre les pays et où les États riches rivalisent entre eux pour attirer les migrants qualifiés et non qualifiés. Ces circonstances auraient pu inciter les gouvernements à reconnaître la migration comme un phénomène normal que rien ne saurait arrêter et à adapter leurs politiques publiques en conséquence. Mais elles se sont produites à un moment où la souveraineté des États, mise à mal par le développement des technologies de la communication, la densification des réseaux transnationaux, l’émergence d’une multitude de nouveaux acteurs sur la scène internationale et la formation d’entités politiques inédites, effectuait un retour en force. L’obsession de la sécurité, alimentée par les attentats terroristes, la récession économique et le populisme, a en effet servi de prétexte aux États pour resserrer le contrôle de leurs frontières en adoptant des mesures très restrictives qui ont contribué à fragiliser la condition des migrants les plus vulnérables, notamment les irréguliers et les demandeurs d’asile.

Cela explique sans doute pourquoi la plupart des débats sur la migration cherchent à déterminer la meilleure manière de contenir les flux migratoires et de garder les migrants à l’extérieur des frontières des États[2]. Or, dans la mesure où l’une des causes principales de la migration est la pauvreté, il est établi au moins depuis les années 40 que le moyen le plus efficace pour atteindre cet objectif est de fournir de l’aide aux États dans le besoin[3]. C’est aussi la solution que prône Ayelet Shachar dans The Birthright Lottery: Citizenship and Global Inequality, un livre qui a le mérite de renouveler le discours normatif en faveur de cette solution[4]. À l’instar des Amartya Sen, Jonathan Wolff et autres Colin Farrelly qui jugent plus important de faire reculer l’injustice dans ce monde que d’établir les conditions idéales de la justice, Shachar commence par reconnaître la réalité du pouvoir de l’État et de ses catégories légales dans la détermination des chances de vie des individus à l’échelle globale. Elle avance ensuite une ingénieuse analogie entre la transmission intergénérationnelle de la citoyenneté par droit de naissance et celle de la propriété privée au Moyen Âge pour en atténuer les effets les plus injustes. Son argument comporte deux volets. Le premier montre que l’allocation de la citoyenneté par droit de naissance a toutes les apparences d’un privilège hérité quand on la compare à l’une des fonctions du droit à la propriété privée qui est de préserver la richesse. La transmission de la citoyenneté par voie « naturelle », entendons par jus sanguinis ou jus soli, prend alors l’allure d’une vaste opération de détournement des ressources mondiales au détriment des plus mal lotis, en l’occurrence ceux qui ne peuvent accéder à la citoyenneté de leur choix et aux chances de vie qu’elle protège. Shachar en déduit que les États riches ont des obligations de justice qui commandent non d’abolir la citoyenneté, ni d’ouvrir les frontières, mais de compenser la perte que subissent les plus mal lotis du fait de la loterie de la naissance en leur assurant un seuil minimal de bien-être dans leur État d’origine. Inspiré de la théorie de la propriété, le mécanisme compensatoire suggéré revêt la forme originale d’une taxe globale sur la citoyenneté par droit de naissance, ce qui présuppose qu’on peut lui attribuer une valeur quantifiable.

Il ne suffit pas cependant d’offrir de l’aide à ceux que la misère pousse à quitter leur pays, car certains migrants vivent déjà depuis des années dans des États plus riches que celui où ils sont nés, même si leur situation dans leur nouveau pays d’accueil est irrégulière. Le second volet de l’argument de Shachar s’attaque à ce problème résiduel d’exclusion interne en proposant un critère plus juste et complémentaire à la citoyenneté pour régulariser le statut légal de ces migrants : le jus nexi. Faisant toujours fond sur l’analogie avec la théorie du droit de propriété privée dans laquelle un individu entré illégalement en possession d’un bien peut en devenir le possesseur légitime si le propriétaire originel n’entreprend aucune démarche pour récupérer son bien à l’intérieur d’une période de temps déterminée (la règle dite d’usucapion), le jus nexi propose de fonder la reconnaissance légale de l’appartenance à la communauté des migrants irréguliers en fonction des liens sociaux qu’ils ont développé dans leur État d’accueil et du temps écoulé depuis leur arrivée. L’argument de Shachar se présente donc d’abord comme un plaidoyer en faveur d’un cosmopolitisme enraciné pour justifier l’obligation d’aider les citoyens des États pauvres qui auraient autrement des raisons légitimes d’aspirer à vivre ailleurs et il montre ensuite comment on peut étayer de manière créative le concept arendtien d’un « droit d’avoir des droits » afin de régulariser le statut des migrants en situation irrégulière sans faire appel à la nationalité[5].

Les contributions réunies dans ce dossier soumettent cet argument au test de la pensée critique et ils en explorent les implications en mobilisant les ressources du droit, de la philosophie et des sciences politiques. Duncan Ivison adopte le point de vue des tentatives récentes de la théorie démocratique libérale de dénouer le lien entre la citoyenneté et l’identité nationale pour évaluer le livre de Shachar. Il apprécie l’originalité de sa démarche en fonction des deux stratégies dominantes qui ont cherché soit à atténuer ce lien, soit à le transcender. À la lumière de la première, l’analogie entre la propriété et la citoyenneté n’explique pas vraiment le phénomène de la rareté de la citoyenneté, qu’on peut attribuer à d’autres causes, et elle fait l’impasse sur la fluidité de cette dernière. De plus, le fait de taxer celle-ci à l’échelle globale risque d’entraîner des conséquences imprévues qui pourraient s’avérer non libérales. Si l’on adopte plutôt la seconde stratégie, c’est la prétention de Shachar d’avancer un argument légal en faveur des plus mal lotis de la planète qui paraît infondée, car elle ne pourrait être convaincante qu’en présence d’institutions cosmopolitiques, ce qu’elle refuse. Ivison en conclut que l’auteure ne parvient pas à échapper au dilemme des théories politiques libérales actuelles. Víctor Muñiz-Fraticelli souligne d’entrée de jeu pour sa part la force de l’idée qui consiste à appliquer à la citoyenneté la critique de la propriété héritée développée par les théoriciens libéraux au fil des siècles. Cela ne l’empêche nullement de montrer les limites de l’analogie entre la transmission de la propriété au Moyen Âge par l’institution de la taille (ou de l’entaille) et la citoyenneté par droit de naissance. Il fait ensuite valoir qu’une taxe sur la citoyenneté globale ne permettrait pas de s’attaquer aux obstacles d’ordre structurel qui nuisent à la croissance pour conclure que les meilleurs possibilités d’améliorer les perspectives de vie des plus mal lotis dépendent encore des arguments plus conventionnels en faveur de la libre circulation des biens, du travail et du capital. Optant résolument pour une interprétation centrée sur l’aide au développement, Speranta Dumitru passe les présupposés de l’argument de Shachar au crible d’un point de vue non nationaliste. Il ressort de son analyse qu’on ne peut pas défendre en même temps l’égalité des chances à l’échelle globale et la ségrégation territoriale, que l’égalité matérielle ne saurait compenser les restrictions à la mobilité et qu’une taxe globale sur la citoyenneté devrait en tenir compte. En conclusion, elle propose une nouvelle formule pour calculer la taxe sur la citoyenneté et recommande de la concevoir comme une amende plutôt qu’un impôt. Noah Novogrodsky, quant à lui, se livre à une exploration créatrice des implications du jus nexi. Il relève d’abord que l’idée de quantifier la valeur de la citoyenneté peut très bien s’appliquer aux autres statuts légaux alternatifs à la citoyenneté, dans une perspective globale, pour déterminer quels sont ceux qu’il convient de considérer comme des privilèges hérités et quels sont ceux qu’il vaut la peine de posséder. Parmi les relations de travail et celles des réseaux identitaires, il examine ensuite celles qui pourraient satisfaire le critère de lien social authentique du jus nexi. En guise de conclusion, il met en garde contre les excès auxquels pourrait conduire la tentative de faire du jus nexi un véritable critère alternatif à la citoyenneté en prenant comme exemple le contexte américain. Enfin, Peter J. Spiro dans un texte aussi bref que dense questionne la prémisse fondamentale sur laquelle repose l’argument de The Birthright Lottery, à savoir l’idée que la citoyenneté est une ressource précieuse. C’est la résidence permanente qui serait plutôt convoitée par les individus aujourd’hui. Il montre également que le critère du lien social dans le jus nexi ne saurait reposer sur la seule présence territoriale et qu’il ne répondrait pas de deux phénomènes en croissance : celui des denizens qui refusent la naturalisation et celui de la migration circulaire. Pour conclure ce dossier, Ayelet Shachar nous fait l’honneur de répondre à ses critiques en regroupant leurs arguments sous deux rubriques, soit celles qui portent sur l’analogie entre la citoyenneté et la propriété et celles dont l’enjeu est la valeur de la citoyenneté. En complément à ce dossier, nous proposons une traduction française de l’introduction du livre de Shachar.