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Selon une approche courante, l’approbation et la désapprobation appropriées permettent de comprendre les valeurs – on parle alors d’analyse des valeurs sous l’angle des attitudes appropriées (en bref et pour coller à la terminologie anglaise, « analyse FA »).[1] Cette approche se décline en deux versions, l’une ontologique, l’autre conceptuelle (Tappolet, 2011). Selon la version ontologique, un objet possède une valeur donnée si et seulement si une certaine attitude à son endroit est appropriée. On dira par exemple qu’une action est bonne si et seulement s’il est approprié de l’approuver ou, autrement dit, si et seulement si elle mérite notre approbation. Selon la version conceptuelle, notre conception d’un objet comme ayant une valeur donnée est la conception d’une certaine attitude évaluative appropriée à son endroit. Concevoir bonne une action, c’est estimer qu’elle mérite notre approbation. Ces deux versions sont indépendantes l’une de l’autre et nous allons ici nous concentrer exclusivement sur la version conceptuelle. Or, si l’analyse FA des concepts évaluatifs est attrayante puisqu’elle promet de lever le mystère qui les entoure en les ancrant dans nos attitudes, elle doit néanmoins relever deux défis.

Premièrement, la promesse d’une analyse FA est d’élucider les concepts évaluatifs par les concepts d’attitudes appropriées. Cela contraint à éviter deux écueils qui constituent ce que nous appellerons le défi psychologique. D’abord, il ne faut pas que notre compréhension des attitudes en jeu dans l’analyse FA présuppose une maîtrise des concepts évaluatifs en question. Pour illustrer la difficulté, remarquez que si approuver un objet revient à juger qu’il est bon, alors les promesses de l’analyse FA ne peuvent être tenues. En effet, juger qu’un objet est bon présuppose la maîtrise du concept du bon. Il incombe donc au défenseur de la FA d’identifier des attitudes dont la compréhension est indépendante de la maîtrise de concepts évaluatifs. C’est là l’écueil bien connu de la circularité (Rabinowicz & Rønnow-Rasmussen, 2004).[2] Le second écueil est celui de l’informativité : les attitudes en jeu dans l’analyse FA ne doivent pas être trop éloignées des valeurs, sans quoi on ne verrait plus pourquoi la compréhension des valeurs présuppose la compréhension de ces attitudes. Imaginons par exemple que l’analyse ait recours à de purs quale, à savoir des états conscients qui ne représentent rien. Dans la mesure où ces états ne semblent pas être des formes d’approbation ou de désapprobation, pas plus d’ailleurs que des états auxquels s’applique la notion de mérite en jeu dans l’analyse FA, faire appel à notre compréhension des quale ne peut pas éclairer nos concepts évaluatifs de la manière envisagée par cette analyse.

Deuxièmement, une fois ce défi psychologique remporté, l’analyse doit relever un défi normatif. On bute ici également à deux écueils. D’abord, il ne faut pas que la compréhension du caractère approprié des attitudes pertinentes dépende de la maîtrise des concepts évaluatifs visés par l’analyse. Supposons que l’attitude d’approuver soit compréhensible indépendamment du concept de bon. Si notre concept d’approbation appropriée est celui d’approbation du bon, l’analyse FA demeure circulaire. C’est la déclinaison normative de l’écueil de la circularité. Ensuite, il ne faut pas non plus que la normativité à laquelle on a recours soit totalement étrangère à la nature des attitudes en jeu dans l’analyse. Supposons que le concept de raisons d’approuver soit celui d’un ensemble d’injonctions divines – ce qui mérite l’approbation est ce que Dieu nous enjoint d’approuver. À nouveau, on ne comprend alors pas l’intérêt d’un détour par les attitudes : nos concepts de bien et de mauvais peuvent être directement élucidés par notre concept d’injonctions divines. Cette version normative de l’écueil de l’informativité n’est que trop rarement reconnue (Dokic & Lemaire, 2015).

Afin d’évaluer si une analyse FA peut relever ces défis, la première étape consiste à clarifier la nature des attitudes couramment admises dans l’analyse. On distingue deux familles d’approches qui diffèrent par les concepts évaluatifs qu’elles ciblent et, corrélativement, les attitudes psychologiques auxquelles elles font appel. Les approches de la première famille ciblent les concepts de ce qui est bon et mauvais. Afin d’analyser ces concepts de valeurs dites fines (« thin »), elles ont recours à des attitudes génériques comme l’amour et la haine ou le désir et l’aversion. La seconde famille d’approches analyse les concepts de valeurs dites épaisses (« thick ») comme l’offensant, le honteux ou l’admirable en matière d’attitudes plus spécifiques comme la colère, la honte ou l’admiration.[3]

L’une de ces approches peut-elle élucider nos concepts évaluatifs en relevant les défis psychologique et normatif? Dans la première section, nous considérons le développement d’une analyse FA selon l’angle d’attitudes génériques et présentons des raisons de privilégier des attitudes plus spécifiques, à savoir les émotions. La suite de notre discussion évalue la plausibilité d’une analyse FA souscrivant à l’une ou l’autre des approches contemporaines en théorie des émotions. La section 2 souligne qu’il est difficile d’allier une analyse FA aux théories focalisant sur le contenu évaluatif, alors que la section 3 présente les atouts d’une théorie selon les attitudes évaluatives. Dans la section 4, nous revenons au défi normatif et esquissons une manière de le relever. Nous espérons ainsi démontrer que certains débats en méta-éthique profitent d’un examen approfondi de leurs soubassements psychologiques.

1. FA : ATTITUDES GÉNÉRIQUES OU SPÉCIFIQUES?

Faire appel à des attitudes génériques revient à appliquer l’analyse FA aux seuls concepts évaluatifs fins, afin d’opérer au sein du domaine évaluatif la distinction entre ce qui est bon et ce qui est mauvais. Mais comment comprendre les notions d’approbation et de désapprobation de façon générique si ce n’est en considérant les jugements évaluatifs dont nous avons vu qu’ils conduisent l’analyse dans une impasse? Au moins deux couples d’attitudes sont envisageables : l’amour et la haine (Brentano, 1889) d’un côté, et, de l’autre, le désir et l’aversion (Oddie, 2005). Ces attitudes ne semblent pas se ramener à des pensées évaluatives à propos de leurs objets et donc éviter l’écueil de la circularité. Dans cette section, après avoir dressé un bref portrait des approches selon les attitudes génériques, nous donnons des raisons de penser que l’analyse FA des concepts évaluatifs fins et épais doit faire appel aux émotions.

Selon une conception courante et plausible, l’amour et la haine sont des dispositions complexes à désirer et éprouver de façons spécifiques en fonction des circonstances dans lesquelles se trouve l’objet aimé ou haï (Broad, 1954; Deonna & Teroni, 2009; Naar, 2013). Si Sam aime Maria, il est disposé à désirer que ses projets se réalisent, à ressentir de la joie en sa présence, de la tristesse lorsqu’elle se trouve loin de lui, de la colère lorsqu’elle est offensée, etc. Or, quelle que soit la manière dont on développe cette idée, une analyse FA se focalisant sur l’amour et la haine repousse le problème plutôt qu’elle ne le résout. En effet, les concepts d’amour et de haine formés par le sujet dépendent de la façon dont ces dispositions se révèlent à lui. Dans la mesure où les dispositions psychologiques ne lui sont pas immédiatement accessibles, les concepts résultants sont ceux de ce qui explique ou cause les émotions et les désirs pertinents. Autrement dit, l’analyse FA des concepts évaluatifs fins selon l’amour et la haine présuppose la viabilité d’approches FA considérant les désirs ou les émotions : si ces dernières s’avéraient non circulaires, il serait envisageable de les appliquer aux dispositions que sont l’amour et la haine. C’est donc vers ces analyses qu’il faut tourner notre attention.

Quelles sont les chances de succès d’une analyse FA des concepts évaluatifs fins ayant recours au couple désir-aversion? L’idée sous-jacente est la suivante : les désirs sont la source principale de notre conception du bon dans la mesure où ils nous motivent à poursuivre certaines fins, la conception résultante du bon étant celle de ce qui mérite d’être poursuivi. C’est une option à première vue séduisante, car elle ne repose pas sur des attitudes explicitement évaluatives et évite ainsi l’écueil de la circularité. Cependant, son succès dépend entièrement de la notion de désir en jeu. A-t-on affaire à des désirs conçus comme des dispositions ou comme des occurrences? S’il s’agit de dispositions, on s’expose bien sûr aux soucis déjà entrevus à propos de l’amour et de la haine. Les dispositions n’étant accessibles au sujet qu’à travers leurs manifestations, sur lesquelles il fonde ses concepts, une analyse FA doit se prononcer sur la nature de ces manifestations.

Le défenseur d’une analyse conative sera bien sûr tenté de répondre que les désirs se manifestent principalement sous la forme de désirs occurrents. Mais quelle forme précise revêtent ces désirs? Il semble que nous fassions l’expérience de nos désirs lorsque la perspective (réelle ou imaginée) de leur satisfaction ou de leur frustration devient saillante. Sylvain se rend compte de son désir d’être en sécurité lorsqu’il prend peur au milieu des bois la nuit tombée. Jacques prend conscience de son désir de posséder une Ferrari lorsqu’il se réjouit en imaginant qu’il vient de toucher un héritage. Jeanne fait l’expérience de son désir d’être respectée lorsque, s’étant mise dans une situation honteuse, la frustration de ce désir lui apparaît inévitable. Cela suggère que l’expérience d’un désir prend la forme d’une émotion particulière suscitée par sa satisfaction ou sa frustration actuelle, probable ou possible.[4] Peut-on, à partir de ces expériences plus particulières, déboucher sur l’analyse du concept de ce qui mérite d’être poursuivi? C’est possible, mais ce concept fin dépend des concepts de ces émotions particulières et des conditions dans lesquelles elles-mêmes sont méritées : il doit être tiré par abstraction des concepts de ce qui mérite la peur, la joie ou la honte. Pour cette raison, il faut d’abord examiner s’il est possible d’ancrer une analyse FA des concepts évaluatifs épais dans les concepts d’attitudes émotionnelles spécifiques et, dans un second temps, étendre cette analyse aux concepts évaluatifs fins.

Cette stratégie ascendante convainc d’autant plus dès lors que l’on se pose la question suivante. Qu’est-ce qu’un sujet incapable de saisir que différentes choses méritent d’être poursuivies de différentes façons peut comprendre du concept générique de ce qui mérite d’être poursuivi? Considérez le cas similaire du concept « être coloré » : on ne voit pas comment un aveugle incapable de comprendre les manières spécifiques d’être coloré (rouge, bleu, etc.) pourrait le maîtriser. Ce constat semble s’imposer pour tous les concepts de propriétés déterminables. En effet, dans la mesure où un objet n’exemplifie la propriété déterminable (être coloré, être digne de poursuite) qu’en exemplifiant une propriété déterminée (être bleu, être admirable), un sujet qui possède le concept de la propriété déterminable doit au moins posséder les concepts de quelques propriétés déterminées.[5] Cela suggère que les concepts de propriétés évaluatives déterminées – épaisses – sont premiers dans l’ordre d’explication caractéristique d’une analyse FA. C’est une raison supplémentaire de ne pas ancrer l’analyse dans les désirs.

Les considérations qui précèdent ne peuvent définitivement réfuter l’analyse FA des concepts évaluatifs fins au regard des attitudes génériques.[6] Cependant, si les couples amour-haine et désir-aversion sont les seules attitudes génériques disponibles, nous avons des raisons d’examiner les analyses FA qui ciblent les concepts de propriétés évaluatives épaisses à l’aide d’attitudes plus spécifiques. Quelle forme prennent ces analyses? L’idée fondamentale est que les attitudes spécifiques pertinentes sont nos différentes réponses émotionnelles. Elle est séduisante dans la mesure où le lien de nombreux concepts de valeurs épaisses aux émotions est marqué au niveau syntaxique : on parle ainsi du honteux, de l’effrayant, de l’admirable et du joyeux. Il est donc tentant d’éclairer ces concepts de la façon suivante : un objet ou un événement est honteux, effrayant ou admirable s’il mérite la honte, la peur ou l’admiration. Ce constat explique pourquoi les analyses des concepts de valeurs épaisses focalisées sur les émotions appropriées sont couramment défendues (D’Arms & Jacobson, 2000; Gert, 2016; Tappolet, 2011). Puisque leur succès dépend de la possibilité de relever ce que nous avons appelé le défi psychologique, il faut nous prononcer à partir d’une perspective informée sur la nature des émotions. C’est pourquoi nous allons considérer les approches contemporaines des émotions les plus susceptibles de s’allier à une analyse FA.

2. FA ET CONTENU DES ÉMOTIONS

Pour une analyse FA des concepts évaluatifs épais au vu des émotions, relever le défi psychologique consiste à éviter deux écueils. Le premier, celui de la circularité, n’est évité que si les émotions peuvent être caractérisées indépendamment des concepts de valeurs que l’on cherche à comprendre – que si l’on peut caractériser le concept d’amusement sans faire appel à celui de comique, ou celui de colère sans celui d’offense. Cette section présente des théories contemporaines des émotions qui s’allient naturellement à une analyse FA, car elles s’articulent autour de l’idée selon laquelle les émotions touchent nos valeurs épaisses. Peut-on adopter l’une de ces théories et relever le défi psychologique? Nous allons suggérer que c’est impossible si l’on situe cette relation à l’horizon du contenu représentationnel des émotions.

On se souvient qu’une analyse FA ne peut identifier l’approbation et la désapprobation à des jugements évaluatifs : ces jugements impliquant de déployer les concepts de valeurs pertinents, ils présupposent ce que l’on cherche à expliquer. Pour la même raison, le cognitivisme classique en philosophie des émotions – avoir peur, c’est juger que quelque chose est dangereux; s’amuser, juger que quelque chose est cocasse, etc. (Nussbaum, 2003; Solomon, 1976) n’est pas une option. La stratégie qui s’impose alors consiste à comprendre les émotions comme des états psychologiques qui ne présupposent pas le déploiement de ces concepts. On rejoint ici une préoccupation au coeur des théories perceptuelles des émotions : appliquer à ces dernières l’idée courante selon laquelle les expériences perceptives possèdent un contenu non conceptuel (par exemple Crane, 1992).

Une manière naturelle de comprendre cette référence au contenu évaluatif non conceptuel revient à affirmer qu’il caractérise la façon dont les émotions se présentent à celui qui les ressent. Voir une surface rouge, c’est être frappé visuellement par sa rougeur sans que cela requière la capacité à y penser comme rouge ou comme colorée. De même, s’amuser à une bonne blague reviendrait à être frappé émotionnellement par son caractère comique, s’énerver à une remarque à être frappé par son caractère offensant (Tappolet, 2000; Wringe, 2014). À l’instar de son ancêtre, le cognitivisme classique, la théorie perceptuelle admet que les émotions ont une intentionnalité évaluative. Mais elle possède sur lui un double avantage. D’une part, en soulignant le caractère non conceptuel du format de représentation, elle peut attribuer des émotions aux animaux et aux jeunes enfants (Roberts, 1996; Tappolet, 2000). D’autre part, elle met l’accent sur la dimension phénoménologique des émotions : ce sont des expériences perceptives de valeurs qui peuvent causer et justifier des jugements évaluatifs (Döring, 2007; Tappolet, 2000).

Pour le défenseur d’une analyse FA, adopter une théorie perceptuelle est un pas dans la bonne direction, puisque ressentir une émotion ne présuppose alors plus le déploiement des concepts évaluatifs qu’il cherche à analyser. Cependant, nous ne nous intéressons pas ici directement aux émotions, mais aux concepts d’émotions : le but de l’analyse FA conceptuelle est d’analyser les concepts évaluatifs décrivant les émotions. En admettant que les émotions sont des perceptions de valeurs, il faut donc se demander quels concepts d’émotions un sujet peut fonder sur elles. Si les émotions se donnent à lui comme des expériences de valeurs, la réponse est à première vue que le concept d’une émotion donnée est celui de l’expérience perceptive d’une valeur. Prendre au sérieux le modèle de la perception, c’est admettre que les valeurs se présentent au sujet qui ressent une émotion d’une façon analogue à celle dont les propriétés perçues se présentent au sujet qui perçoit.

Il a souvent été observé que décrire les expériences perceptives de la perspective du sujet revient à décrire ce qu’elles représentent. Décrire l’expérience perceptive d’un vase bleu reviendrait à décrire les propriétés spatiales et chromatiques de ce vase du point de vue occupé par le sujet. Pour cette raison, les expériences perceptives sont couramment décrites comme transparentes (Harman, 1990; Martin, 2002). Et, si elles sont transparentes, celui qui fonde un concept sur ses expériences – qui fonde par exemple le concept d’un type d’expériences sur les expériences visuelles de bleu – ne peut les concevoir qu’en tant que propriétés qu’elles lui présentent : c’est après tout la seule chose à laquelle il ait accès. Cette conclusion est difficile à réconcilier avec une analyse FA des concepts évaluatifs. Prendre le modèle de la perception au sérieux et admettre la notion de transparence qu’il véhicule, c’est conclure que le concept d’amusement est identique au concept de perception du comique, celui de colère identique à celui de perception de l’offensant. Une analyse FA alliée à une approche perceptive des émotions n’est donc pas mieux placée pour relever le défi psychologique que le cognitivisme classique; l’analyse demeure circulaire, l’échéance ayant simplement été retardée.

Toutefois, il ne faudrait pas tirer cette conclusion trop hâtivement : le défenseur d’une théorie perceptuelle peut contourner la difficulté en insistant sur le fait que la description « perception de telle ou telle valeur » n’est pas fidèle à la façon dont les émotions se donnent à celui qui les ressent. Cette stratégie a pour but de montrer que les concepts d’émotions fondés sur les expériences émotionnelles ne sont pas les concepts de perceptions de telles ou telles valeurs. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous allons considérer deux options contemporaines : la première fait appel à la représentation de nos préoccupations, la seconde s’inspire de James.

La première option, défendue par Robert Roberts (2003), consiste à comprendre l’idée de « perception de valeur » à titre de représentation d’une situation comme satisfaisant ou frustrant les préoccupations (concerns) du sujet. Un sujet en colère n’est pas frappé par l’offense d’une remarque, il comprend plutôt qu’il se trouve dans une situation qui menace son souci de préserver son honneur. Bien sûr, puisque l’on se situe dans le cadre d’une théorie perceptuelle, la notion de compréhension en jeu n’implique pas la croyance. L’idée est que le sujet comprend la situation comme menaçant sa préoccupation d’une façon analogue à celle dont il peut voir un objet comme un objet d’un certain type (voir un métal comme de l’or) : il s’agit d’une compréhension souvent automatique, immédiate et compatible avec le jugement que l’objet n’est pas de ce type. Si la perception de valeur est la perception d’un rapport entre une situation et une préoccupation, nous entrevoyons à nouveau la possibilité d’une analyse non circulaire des concepts évaluatifs décrivant les émotions.

Cette approche peut-elle relever le défi psychologique? Une chose est claire, elle évite aisément l’écueil de l’informativité. Les attitudes retenues sont en effet assez proches de notre saisie intuitive des valeurs pour contribuer à leur compréhension : le concept de valeur semble bel et bien lié au fait que nous nous concevons comme des créatures animées de préoccupations que le cours des choses favorise ou menace. Qu’en est-il de l’écueil de la circularité? Il est évité si l’approche nous convainc que les émotions sont suffisamment indépendantes des valeurs pour que les concepts d’émotions ne présupposent pas ceux des valeurs pertinentes. Si, comme elle l’affirme, les émotions se présentent au sujet comme des représentations de préoccupations satisfaites ou frustrées, peut-il développer des concepts d’émotions sans se référer à ces valeurs? La réponse doit être nuancée, car elle dépend des préoccupations en jeu. Il ne faut bien sûr pas associer la peur à la préoccupation d’éviter le danger, la colère à celle d’éviter les offenses, et ainsi de suite – faute de quoi l’analyse FA reste circulaire. Il faudrait plutôt les associer à des préoccupations comme celle pour la sécurité (peur) et l’honneur (colère).

Dans la mesure où l’analyse FA du concept de danger ou d’offense est fondée sur les concepts de peur ou de colère, l’approche est attrayante : les concepts de peur et de colère sont structurés autour de la représentation de ces préoccupations pour la sécurité et l’honneur dont on admet qu’elles sont indépendantes du danger et de l’offense.[7] Soit. Mais remarquez que les préoccupations en jeu dans ces émotions sont évaluatives : bien que l’on puisse admettre que la sécurité et l’honneur sont des valeurs indépendantes du danger et de l’offense, elles n’en demeurent pas moins des valeurs. La conséquence immédiate est que cette approche spécule à la baisse sur la possibilité pour une analyse FA d’éclairer le domaine évaluatif. En effet, elle revient à admettre que les sujets qui développent les concepts d’émotions pertinents possèdent certains concepts évaluatifs qui ne doivent rien à leurs concepts d’émotions. C’est la seule façon d’éviter la circularité. La promesse au coeur des analyses FA n’est alors pas tenue : nos concepts d’émotions découlant d’un ensemble indépendamment constitué de concepts évaluatifs, ils ne peuvent en constituer la source. Pour ce que nous dit l’analyse FA résultant de cette approche, les concepts évaluatifs restent aussi mystérieux qu’au départ de l’enquête. Interpréter « perception d’une valeur » comme « perception de la frustration ou de la satisfaction d’une préoccupation » ne constitue donc pas une manière satisfaisante d’élaborer une théorie perceptuelle dans le cadre d’une analyse FA, car elle ne relève pas le défi psychologique.

La seconde manière de comprendre la notion de perception de valeur est constituée par l’approche perceptuelle néo-jamésienne développée par Jesse Prinz (2004). Les émotions y sont conçues comme des ressentis corporels suscités par la présence de propriétés évaluatives. L’amusement est le ressenti de changements corporels déclenchés par des situations comiques, la colère celui de changements déclenchés par des situations offensantes, et ainsi de suite. Certains de ces liens ont une base strictement biologique, alors que d’autres se mettent en place au cours du développement et à travers un processus d’acculturation. Au sein de cette approche, comment le lien des émotions aux valeurs est-il pris en compte? Ce lien est clairement indirect : le sujet est directement conscient de changements dans son corps et, indirectement, de leur cause, à savoir la valeur qui suscite son émotion. Du point de vue du sujet, seuls les changements corporels sont manifestes, la valeur ne figurant qu’au sein d’un jugement qui établit un lien entre les ressentis corporels et la situation évaluative qui les cause. Ce n’est que par le truchement d’un tel jugement, qui est facultatif, qu’un sujet dans une situation émotionnelle prend une perspective évaluative (Deonna & Teroni, 2012).

Cette approche peut-elle relever le défi psychologique? Puisque les expériences émotionnelles sont suscitées par les valeurs sans les présenter, elle paraît idéalement placée pour éviter l’écueil de la circularité. En effet, les concepts d’émotions qu’un sujet fonde sur ses émotions s’articulent autour des propriétés qu’elles lui présentent directement, à savoir des configurations de changements corporels. Le concept d’une telle configuration ne présupposant pas celui d’une valeur, il est tentant d’allier l’analyse FA à cette approche néo-jamesienne. La situation est moins claire en ce qui concerne l’écueil de l’informativité. Les changements corporels ne sont en effet pas liés de manière évidente à notre saisie intuitive des valeurs – peuvent-ils néanmoins constituer la source de notre compréhension des concepts évaluatifs? Il est permis d’en douter. Ressentir l’accélération de son rythme cardiaque, une montée de sueur et autres contractions musculaires sont certes des états intentionnels. Ils ne sont toutefois pas dirigés vers le porteur de la valeur épaisse en jeu, mais vers notre corps, qui n’est pas ce que nous considérons dangereux dans un épisode de peur ou offensant dans un épisode de colère. Si l’on souscrit à l’approche néo-jamésienne, les émotions ne sont pas des états psychologiques qu’un sujet conçoit comme mérités par certaines situations.

Cette conclusion s’impose-t-elle aussi rapidement? Après tout, le néo-jamésien insiste sur le fait que les valeurs, si elles ne sont pas les objets immédiats des émotions, en sont les objets médiats. Admettons.[8] Il n’en demeure pas moins que ce qui s’impose au sujet qui ressent une émotion est une suite de changements corporels au sein de laquelle la valeur ne figure pas. Cela ne signifie pas que le sujet ne peut fonder un concept de cette valeur sur cette émotion, mais que ce concept sera celui d’une cause des changements corporels qu’il ressent. C’est là l’unique contribution possible des émotions aux concepts évaluatifs. Or, ce constat débouche immédiatement sur un dilemme. D’un côté, on peut voir dans cette conception des valeurs comme « causes inconnues des changements corporels ressentis » une élucidation des concepts de valeurs épaisses. Mais l’admettre revient à sortir du cadre de l’analyse FA pour embrasser une analyse purement dispositionnelle de ces concepts.[9] De l’autre côté, on peut vouloir rester dans le cadre de l’analyse FA, mais on ne voit pas alors comment le concept de cause de changements corporels élucide nos concepts évaluatifs. Encore une fois, cela ne revient pas à nier que le défenseur d’une approche néo-jamésienne puisse insister sur le fait que les émotions, en tant que changements corporels ressentis, signalent la présence de valeurs. Nous cherchons plutôt à souligner que rien dans ces signaux ne constitue une compréhension des valeurs en question : c’est l’une des raisons pour lesquelles nos concepts de valeurs épaisses ne font pas référence à des changements corporels de ce type (Deonna & Teroni, 2012).

Dans cette section, nous avons vu que les approches contemporaines selon lesquelles les émotions ont un contenu évaluatif ne parviennent pas à relever le défi psychologique. Partant du constat qu’une analyse FA ne peut pas s’allier à une théorie perceptuelle selon laquelle les émotions se présentent au sujet comme des perceptions de valeurs (sans quoi on échoue sur l’écueil de la circularité), nous avons passé en revue deux façons de ne pas prendre la description « perception de valeur » pour argent comptant. Nous avons conclu que l’approche de Roberts débouche sur une analyse FA non généralisable qui perd beaucoup de son attrait. Et, bien que l’approche néo-jamésienne contourne l’écueil de la circularité, elle repose sur une conception des émotions au sein de laquelle leur rôle dans la compréhension des valeurs épaisses est mystérieux. Les approches considérant le contenu évaluatif s’allient donc malaisément à une analyse FA.

3. FA ET ATTITUDES ÉMOTIONNELLES

Cette conclusion doit nous encourager à explorer une approche alternative, selon laquelle les émotions ne possèdent pas un contenu évaluatif (elles ne représentent pas les valeurs), mais sont des types spécifiques d’attitudes évaluatives. Après tout, concevoir des émotions telles que la honte, la peur et l’admiration comme différentes attitudes plutôt qu’une seule et même attitude – par exemple, celle de juger ou de percevoir – dirigée vers différentes valeurs semble intuitivement plausible. N’est-il pas évident que ces trois émotions sont trois attitudes distinctes que nous prenons à l’égard de quelque chose? Le contraste entre ces émotions n’est-il pas similaire à celui entre désirer, croire et conjecturer, et foncièrement distinct de celui entre croire une proposition donnée et en croire une autre? Selon nous, des réponses positives à ces deux questions s’imposent : la différence entre s’émouvoir, juger et percevoir, de même que celle entre différents types d’émotions, est avant tout une différence des attitudes prises à l’égard d’un contenu et non une différence de contenu.[10]

Bien qu’elle soit intuitivement plausible, une approche des liens entre émotions et valeurs à travers les attitudes plutôt que les contenus dépend naturellement d’une analyse convaincante des attitudes en jeu – analyse qui doit de surcroît, dans le contexte de notre discussion, relever le défi psychologique. Que sont ces attitudes émotionnelles? Nous pensons que l’approche néo-jamésienne abordée dans la section 2 insiste à raison sur la dimension incarnée des émotions. En revanche, elle la décrit d’une façon qui n’est pas fidèle au rôle du corps dans la conscience émotionnelle. La stratégie qui s’impose consiste à rejeter l’idée selon laquelle le ressenti corporel est une suite de sensations localisées dans diverses parties du corps. L’effet produit lorsque l’on ressent les changements corporels caractéristiques d’une émotion doit plutôt être compris de façon globale ou holistique comme l’expérience d’une prise de position, d’une posture ou d’une attitude par rapport à une situation se déroulant au-delà du corps.[11] Cet appel à une conscience du corps plus globale et dirigée vers l’extérieur s’oppose à une conception atomiste du ressenti corporel (Claparède, 1928; Deonna & Teroni, 2012, à paraître).

Une manière séduisante de poursuivre ces réflexions consiste à recourir à un aspect des émotions souvent souligné par les approches contemporaines : les tendances à l’action (Frijda 1986, 2007; Scarantino, 2014). Parler d’expérience de tendances à agir permet en effet de développer de manière intéressante l’idée selon laquelle les émotions, en tant qu’attitudes corporelles ressenties, sont liées aux valeurs. Nous parlons ici de tendance à l’action au sens large, afin d’inclure les tendances à s’éloigner, se rapprocher ou aller à l’encontre d’un objet, à se focaliser sur lui, s’y soumettre, être attiré par lui, s’en désengager ou même suspendre toute interaction avec lui. Ainsi, lors de la peur nous ressentons notre corps se mobiliser afin de neutraliser quelque chose; lors de la colère, nous le sentons se préparer à une forme d’hostilité active; lors d’un épisode de honte, nous ressentons une promptitude à nous éloigner du regard de celui qui cause cette émotion; et, lorsque nous sommes tristes, nous sentons que notre corps est privé de la possibilité d’interagir avec l’objet dont la perte suscite cette émotion.[12]

Ces exemples qui soulignent la dimension agentielle du ressenti propre aux émotions nous permettent de comprendre leur lien aux valeurs. La peur d’un chien est une attitude évaluative, dans la mesure où elle consiste en l’expérience du corps comme préparé à limiter son impact (fuite, attaque préventive, immobilité, etc.), une attitude qu’il est correct d’adopter si, et seulement si, le chien est dangereux. La colère vis-à-vis d’une personne est une autre attitude évaluative, dans la mesure où elle est une expérience du corps comme préparé à la revanche, une attitude correcte si, et seulement si, la personne est offensante. La honte est une troisième attitude évaluative dans laquelle nous ressentons notre corps comme prêt à disparaître hors de vue de ceux qui nous dénigrent, une attitude correcte lorsque nous sommes effectivement dans une situation dégradante. Ce sont là quelques exemples de l’approche alternative du lien entre émotions et valeurs qui nous souhaitons promouvoir. Elle se démarque des conceptions selon le contenu évaluatif discutées dans la section précédente en rejetant l’idée selon laquelle les valeurs figurent dans le contenu des émotions. Dans cette mesure, elle pourrait bien s’allier à une analyse FA des concepts évaluatifs et relever le défi psychologique.

Pour rappel, relever ce défi revient à expliquer comment un sujet peut acquérir le concept d’une valeur épaisse à partir du concept d’une émotion donnée tout en évitant deux écueils : le concept d’émotion ne doit pas présupposer celui de la valeur (circularité), tout en demeurant le concept d’une attitude susceptible d’éclairer notre compréhension des valeurs (informativité). Il nous semble que la théorie attitudinale est bien placée pour les éviter. D’abord, elle a le même avantage que la théorie néo-jamésienne : tout comme le concept d’une suite de changements corporels, le concept d’une tendance ressentie à agir sur l’environnement de telle ou telle façon ne semble pas présupposer le concept d’une quelconque valeur. Ensuite, un tel concept peut éclairer notre compréhension des valeurs : n’est-il pas plausible d’affirmer que le coeur des concepts de danger, d’offense et de l’admirable consiste en notre compréhension que certains objets ou événements méritent, respectivement, une certaine forme de neutralisation, d’hostilité et d’attention prospectrice? À notre avis, la dimension agentielle de ces descriptions capture d’une façon convaincante la spécificité des concepts évaluatifs épais, ce qui nous encourage à donner une réponse positive à cette question.

La théorie attitudinale esquissée ici semble donc en mesure de relever le défi psychologique. Au contraire des options discutées plus haut, elle gagne le droit de relever le défi normatif.

4. DU PSYCHOLOGIQUE AU NORMATIF

Le défi normatif auquel fait face une analyse FA des concepts évaluatifs provient du fait qu’elle fait appel à des attitudes appropriées ou méritées. Il y a donc deux nouveaux écueils à éviter. D’un côté, le concept d’une émotion appropriée ne doit pas faire appel au concept de la valeur pertinente – c’est la version normative de l’écueil de la circularité. De l’autre, il ne faut pas que la notion de l’approprié en jeu soit totalement déconnectée de la nature des émotions, sans quoi on ne comprendrait plus la raison d’un détour par celles-ci – c’est la version normative de l’écueil de l’informativité.

Considérons d’abord la question de la circularité, qui concerne toute conception des émotions que l’on peut allier à une analyse FA. Le concept de mérite pour une émotion donnée présuppose-t-il le concept de la valeur pertinente? Peut-on comprendre ce qu’est un épisode de colère mérité sans comprendre ce qu’est une offense? Nous sommes d’avis que oui. La clé consiste à faire appel, non pas directement à la propriété évaluative, mais plutôt aux propriétés naturelles qui, dans des circonstances données, constituent cette propriété évaluative. Prenons un cas simple : un sujet prend peur à la vue d’un chien s’approchant de lui. Sa peur sera appropriée s’il est conscient de propriétés (grognements, dents acérées, poils hérissés, queue dressée) qui, dans les circonstances, constituent un danger, et prend peur parce qu’il est conscient de ces propriétés (Deonna & Teroni, 2012; Teroni 2013). L’idée consiste à considérer ces cas particuliers comme premiers dans la genèse du concept d’émotion appropriée : ce concept est, dans le cas qui nous occupe, celui d’une constellation de propriétés naturelles données, dans un autre cas de peur, celui d’une constellation différente de telles propriétés, et ainsi de suite. Ces différents concepts, s’ils peuvent converger vers celui de danger, ne présupposent pas son déploiement. Cette conception prometteuse du caractère mérité des émotions est susceptible d’être recrutée par les partisans d’une analyse FA.[13]

On peut objecter à cette conception des émotions méritées à titre de propriétés naturelles le fait suivant : comprendre ce qu’est une émotion méritée présuppose que l’on saisisse que les propriétés naturelles en question sont une raison de s’émouvoir parce qu’elles constituent une valeur. Par exemple, un sujet ne conçoit sa peur comme méritée que s’il saisit le comportement d’un chien sous l’aspect du danger. En un mot, le concept d’une émotion méritée serait le concept d’une émotion suscitée par des propriétés naturelles appréhendées sous un jour évaluatif. Cette objection doit-elle nous faire renoncer à la stratégie esquissée ci-dessus? Dans la mesure où elle repose sur des affirmations épistémologiques très générales, nous devons nous contenter ici d’un début de réponse. Remarquez que l’objection applique au cas qui nous intéresse une intuition défendue par certaines formes d’internalisme : selon cette intuition, les considérations qui justifient les états psychologiques d’un sujet doivent être conçues par ce sujet comme des raisons pour ces états.[14] La conception des émotions méritée que nous avançons est en porte-à-faux avec cette intuition, mais cela constitue peut-être un atout. L’intuition internaliste est non seulement battue en brèche par de nombreuses approches (Alston, 1989; Bergmann, 2006), elle est aussi incompatible avec une analyse FA des concepts évaluatifs. En effet, souscrire à cette intuition revient à dire que les concepts d’émotions méritées sont ancrés dans les concepts évaluatifs pertinents et non, à l’instar d’une analyse FA, que les concepts évaluatifs sont ancrés dans les concepts d’émotions méritées. Éviter l’écueil de la circularité normative demande donc que l’on explique les concepts d’émotions méritées par les concepts des propriétés naturelles pertinentes.

Qu’en est-il de l’écueil de l’informativité dans sa version normative? Il est évité si l’on montre que notre compréhension du type de mérite que nous appliquons aux émotions dépend de leur nature, sans quoi il n’y aurait plus de raison de faire appel aux émotions pour comprendre cette notion au coeur de l’analyse FA. Considérez l’analogie suivante. On distingue parfois les règles d’étiquette des règles morales. La règle d’étiquette « les fourchettes doivent être placées à gauche des assiettes » fixe ce qui est approprié lorsque l’on dresse une table, mais rien dans la nature des fourchettes et des assiettes ne contraint cette pratique. Notre compréhension des couverts n’exerçant aucune contrainte sur cette règle, celui qui cherche à comprendre la nature de l’approprié en matière d’étiquette serait mal avisé de les étudier. En revanche, celui qui cherche à comprendre la règle morale « il ne faut pas battre autrui sans raison » serait bien avisé d’étudier les êtres humains, car c’est dans leur capacité à souffrir que cette règle trouve son fondement – c’est pourquoi elle ne s’applique pas aux minéraux ou aux robots.

Les raisons de s’émouvoir dont nous avons parlé sont-elles liées aux émotions d’une manière assimilable aux règles d’étiquette – règles qui s’appliquent à des entités indépendamment de leur nature, ou aux règle morales, qui s’y appliquent en vertu de leur nature? L’analyse FA doit évidemment opter pour la seconde branche de cette alternative : elle cherche à élucider les concepts évaluatifs par les concepts d’émotions méritées et présuppose que la notion de mérite est étroitement liée à notre compréhension des émotions. Il convient donc de s’interroger sur la notion de mérite en jeu et sur ses liens avec les émotions. Que veut-on dire lorsque l’on affirme que certaines situations méritent de la peur, de la colère ou de l’admiration? Voici une réponse attrayante : on veut dire que ces situations méritent certaines formes d’évitement, de rétribution ou d’attention soutenue. C’est de cette façon que s’éclairent nos concepts évaluatifs épais. Or, on notera avec satisfaction que cette réponse fait référence aux types d’interactions privilégiés par la théorie attitudinale discutée dans la section 3 : selon cette théorie, il s’agit là des interactions auxquelles les émotions nous préparent et dont nous faisons l’expérience lorsque nous les ressentons. Le concept de mérite en jeu pour un certain type d’émotion est donc bel et bien informé par la nature de cette émotion.

Est-ce suffisant pour éviter le second écueil? Peut-être pas. Après tout, l’analyse FA promet d’élucider les concepts évaluatifs au titre de concepts d’émotions méritées et la nécessité d’un détour par les émotions n’a pas été clairement établie. Plus précisément, notre compréhension des considérations que nous employons pour évaluer si une émotion est méritée dépend-elle vraiment des réponses émotionnelles? Le cas de la peur pourrait motiver une position sceptique à ce propos : une raison d’avoir peur est constituée par ce qui menace notre intégrité physique, concept qui ne dépend pas clairement de celui de peur. Si ce cas est représentatif, le détour par les émotions est entièrement superflu et l’analyse FA ne saurait tenir sa promesse. Cependant, le concept de danger n’est pas très représentatif. Considérez les raisons de s’énerver, de s’attrister ou de s’amuser. Peut-on comprendre ces concepts sans les ancrer dans les émotions en question? Selon le défenseur de l’analyse FA, ce ne l’est pas : notre compréhension de ces raisons est en réalité fondée sur les réponses émotionnelles suscitées par des situations paradigmatiques (de Sousa, 1987; d’Arms & Jacobson, 2005). L’idée est que nous possédons une capacité plus ou moins innée à répondre par des émotions données à certaines situations et que notre concept de raisons pour ces émotions se développe à partir de ces situations. Pensez à la genèse du sens de l’offense, partant de réactions à des situations paradigmatiques qui constituent autant d’empiètements injustifiés sur les fins poursuivies par l’agent.e (bousculades, invasion de l’espace privé, etc.), embrassant ensuite des situations plus complexes (devoir longuement patienter lors d’un rendez-vous) pour s’étendre enfin à des événements distants (scandales politiques à l’étranger). Or, si notre sensibilité affective est susceptible de se développer de différentes façons, sa plasticité est limitée : c’est uniquement lorsqu’un sujet perçoit une similitude entre une situation nouvelle et ces situations paradigmatiques qu’il étend sa capacité à ressentir une émotion donnée. Dans notre exemple, le développement du sens de l’offense s’explique par la saisie de similitudes entre les bousculades, les attentes et les scandales politiques, qui sont autant d’atteintes injustifiées aux fins des agents concernés. Si ces considérations sur la colère sont généralisables, cela suggère que les concepts de raisons pour les différentes émotions dépendent essentiellement de l’ancrage de ces émotions dans certaines situations paradigmatiques et de la plasticité limitée de notre sensibilité. C’est pourquoi notre compréhension de ces raisons est essentiellement liée à ces émotions.

Enfin, on pourrait concéder qu’une analyse FA alliée à la théorie attitudinale des émotions est capable d’éviter ces deux écueils normatifs, mais au prix d’un amalgame entre différents types de normativité.[15] Nous avons souligné que la saisie de l’offense est essentiellement la saisie de quelque chose qui mérite un certain type d’hostilité. S’agit-il là d’un mérite proprement épistémique, ou de quelque chose de nature plutôt prudentielle ou morale (Smith, 2014)? Une offense mérite-t-elle au sens épistémique de l’hostilité, plutôt que de « tendre l’autre joue »?

Ces questions difficiles ne peuvent recevoir ici les réponses détaillées qu’elles méritent. Nous pouvons cependant esquisser quelques pistes de réflexion. La première remarque qui s’impose est que, pour de nombreuses émotions, la démarcation entre ce qui est épistémique, prudentiel et moral n’est pas aussi tranchée que l’on pourrait le penser. La peur et la tristesse sont ainsi correctes s’il y a danger et perte, deux valeurs prudentielles. Et ce sont les fautes morales qui méritent le remords. Il ne faut donc pas perdre de vue que la notion de mérite, aussi épistémique soit-elle, relie souvent une attitude psychologique à une valeur prudentielle ou morale. Cette conclusion implique-t-elle que différents types de raisons ne peuvent pas être distingués? Certainement pas : elle implique seulement que les raisons épistémiques pour les émotions coïncident parfois avec des raisons prudentielles ou morales. Ainsi, les raisons épistémiques de se mettre en colère trouvent leur source dans une offense. L’offense étant elle-même une valeur prudentielle (ou peut-être morale), ces raisons épistémiques sont autant de raisons de réagir à la présence d’une telle valeur. Pour autant, ces différents types de raisons ne coïncident pas parfaitement. Par exemple, les raisons épistémiques de ressentir de la colère sont des raisons prudentielles pro tanto : toutes choses considérées, l’offense particulière et les circonstances qui l’entourent préconisent parfois de « tendre l’autre joue ». En outre, certaines raisons prudentielles de s’énerver n’ont rien à voir avec l’offense – la perception de la colère du sujet par autrui peut ainsi lui éviter d’être maltraité dans le futur. Il n’est donc pas besoin de nier qu’il existe différents types de raisons pour les émotions.

Nous pensons avoir montré que la crainte selon laquelle l’approche développée ici amalgame différents types de raisons est sans fondement. Elle demeurera cependant chez ceux qui voient d’un mauvais oeil le fait d’allier l’analyse FA à une conception des émotions selon laquelle elles sont orientées vers l’action. La discorde proviendrait alors d’un présupposé selon lequel la notion de mérite épistémique n’a de sens que pour des attitudes qui, à l’instar de la perception, présentent la réalité d’une façon neutre ou non engagée. Nous espérons que la discussion des théories se focalisant sur le contenu représentationnel des émotions aura contribué à battre ce présupposé en brèche. En effet, une façon de résumer la leçon que l’on peut tirer de notre discussion est que, si le modèle de la représentation convient à certains domaines, comme celui des couleurs, ce sont précisément ceux dans lesquels la notion de mérite ne s’applique pas.[16] Le fait que le concept de bleu n’est pas un concept évaluatif est reflété dans le fait qu’il ne s’agit pas du concept de quelque chose qui mérite une réponse affective. La spécificité des concepts évaluatifs réside dans leur référence à ce qui mérite une certaine forme d’engagement.