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En démocratie, chacun doit être libre, politiquement égal et les pouvoirs publics doivent répondre de leurs décisions devant les citoyens. Cependant, les sociétés contemporaines sont caractérisées par d’importantes inégalités de revenu et de patrimoine. Les plus riches ont une grande influence politique et économique, ce qui menace l’égalité politique des citoyens (Piketty, 2013; Stiglitz, 2012). Le pouvoir déclinant des États et des syndicats a aussi des effets préoccupants sur la croissance des inégalités et la capacité des travailleurs à défendre leurs droits (OCDE, 2011). Avons-nous échoué à créer une société d’égaux? Devrions-nous aller plus loin et étendre les idéaux démocratiques aux organisations économiques et aux marchés?

Dans After Occupy: Economic Democracy for the 21st Century, Tom Malleson (Western University, Canada) se penche sur cette question cruciale qui a soulevé tant de débats chez les penseurs politiques, autant chez les libéraux comme John Stuart Mill que chez les anarchistes. Pour John Rawls (2001, §52.3), les questions de démocratisation économique méritent toute notre attention : « the long run of a just constitutional regime may depend on them ». La thèse de Malleson est claire : pour garantir à tous la liberté et l’égalité politique, les lieux de travail, les marchés et la finance et les investissements devraient être démocratisés (p. xiv). Il démontre de manière intéressante comment les politiques de démocratisation dans ces trois secteurs se soutiennent mutuellement. En tant que philosophe, je commenterai surtout les enjeux normatifs mis en lumière par ce livre, mais j’exposerai aussi les enjeux pratiques les plus importants qu’il soulève.

Cadre normatif

Malleson présente son cadre normatif dans l’introduction pour ensuite le préciser tout au long du livre. Selon lui, la liberté et l’égalité politique sont des valeurs largement partagées. Elles requièrent un système démocratique dans lequel les individus qui ont le pouvoir sont responsables devant tous les citoyens (p. xiii). Il cherche à démontrer que respecter ces valeurs mène logiquement à défendre la démocratie économique (DE) (p. xxi).

Il suggère que le pouvoir exercé par les plus riches dans les lieux de travail, les marchés, la finance et les investissements est aussi public, car il implique des relations d’autorité et de subordination qui produisent des une liberté inégale entre les individus. Par conséquent, ces secteurs devraient être réglementés de sorte à rendre ce pouvoir responsable devant les citoyens et à garantir à chacun un pouvoir relativement égal dans les associations économiques (pp. xiv, 1). La DE, affirme-t-il, favorise ainsi la liberté des individus (autodétermination et responsabilité), accroît l’égalité (au regard du revenu et des richesses, mais aussi des droits et statuts), et diminue la hiérarchie (les inégalités de pouvoir) (p. xvi).

Désirabilité de la démocratie économique

Concernant les lieux de travail (ch. 2), Malleson affirme que le système actuel donne aux propriétaires et aux gestionnaires un pouvoir injuste qui mène à une organisation hiérarchique du travail. Cela affecte la liberté des travailleurs et leurs conditions de travail (p. 27). Beaucoup de travailleurs n’ont pas le choix de travailler dans des entreprises démocratiques et, dit-il, sont forcés de joindre des entreprises hiérarchiques. Il réfute ensuite certaines idées reçues. Les lieux de travail comme les entreprises ne sont pas des associations purement privées. De plus, sur le marché, les échanges ne sont pas entièrement volontaires. Certaines nécessités matérielles et la pression culturelle à travailler ainsi que le manque d’alternatives démocratiques limitent en effet la liberté des travailleurs de choisir le type d’emploi qu’ils préfèrent ou de quitter un lieu de travail dans lequel ils sont exploités (pp. 29-36). En se basant sur plusieurs sondages, il affirme que si les travailleurs avaient véritablement le choix, beaucoup préfèreraient un lieu de travail plus démocratique (p. 49). Sans forcer la démocratisation, il défend de manière nuancée la thèse voulant que les États doivent utiliser un ensemble de moyens légaux et financiers pour offrir aux travailleurs cette opportunité (p. 40).

Concernant les marchés (ch. 4), Malleson soutient que les citoyens devraient avoir un pouvoir relativement égal d’influencer ce qui est produit et la direction générale de l’économie (mais garantir l’égalité politique exige-t-il d’aller jusque-là). Les marchés sont souvent assimilés à des outils de « vote » qui servent à orienter la production et les échanges en fonction de la demande des consommateurs. Mais les inégalités de richesse affaiblissent le pouvoir des plus pauvres de « voter avec leurs dollars » et d’affecter la direction de l’économie (pp. 93-4). Le marché a aussi bien d’autres failles (monopoles, asymétries d’information, externalités et biens publics…) (p. 95). Les marchés sont utiles mais, conclut-il, ne sont ni naturels ni neutres : ils ont la forme qu’on veut bien leur donner et il faudrait choisir celle qui sert le mieux nos objectifs démocratiques (pp. 99-103).

Concernant la finance et les investissements (ch. 6), Malleson considère que le pouvoir des financiers d’offrir ou de limiter le crédit, ou celui des entreprises de contrôler les décisions d’investissements n’est pas démocratique. Cela donne à une minorité de gens une influence politique et économique privilégiée qui leur permet de faire croître ou non l’économie d’une manière qui affecte la liberté de tous (p. 137). Cela peut menacer l’égalité politique, mais aussi la souveraineté populaire (p. 138). Une forte redistribution du capital suffirait-elle à restaurer une égale influence de chacun? Malleson n’est pas de cet avis et affirme que les citoyens devraient participer aux décisions touchant la finance et les investissements (p. 138).

Faisabilité pratique de la démocratie économique

Étudier des alternatives économiques crédibles et discuter de la faisabilité de la DE dans les lieux de travail, les marchés et la finance et les investissements est une tâche tout aussi importante. Les parties les plus rafraîchissantes du livre sont celles dont la portée est plus pratique (ch. 3, 5, 7). Malleson y esquisse un tableau plus complet du fonctionnement d’une DE et démontre qu’elle peut avoir les effets sociaux désirés tout en étant efficace (pp. 55 et 208).

Pour remplacer les lieux de travail hiérarchiques et non démocratiques, Malleson propose de promouvoir les coopératives de travailleurs. Il offre un compte rendu détaillé des recherches empiriques au sujet de ces coopératives et étudie des exemples bien connus, comme le groupe Mondragon en Espagne (p. 56). Sur le plan social, résume-t-il, les coopératives garantissent souvent un emploi plus stable car elles réagissent aux fluctuations du marché en ajustant les salaires ou les heures de travail plutôt qu’en licenciant des travailleurs. Les écarts de salaires y sont souvent très faibles. Ce modèle assure aussi un environnement de travail plus sain et respecte davantage les communautés et l’environnement. Malgré certains bémols (la satisfaction au travail n’est pas toujours plus élevée), Malleson conclut que les employés sont plus libres dans les coopératives (pp. 77-80).

Sur le plan de l’efficacité économique, des preuves crédibles suggèrent que les coopératives de travailleurs ont une productivité comparable aux entreprises capitalistes (p. 72). Premièrement, on a de bonnes raisons de douter que seuls les experts aient des compétences en gestion. La démocratie économique pourrait libérer les intuitions et la créativité des travailleurs (p. 51). Ensuite, si les coûts de transaction sont en effet plus élevés à cause des processus de prise de décision démocratiques, ils peuvent être compensés par une productivité accrue des travailleurs : le partage des profits stimule la motivation au travail, et la confiance mutuelle issue des règles démocratiquement choisies réduit les coûts de supervision (p. 73). Bien sûr, les coopératives doivent surmonter des obstacles sur le marché, comme la difficulté à attirer des investisseurs. L’auteur propose donc des mesures légales, financières et éducatives pour favoriser le développement du modèle coopératif (p. 86).

Malleson s’intéresse ensuite aux marchés. Pour égaliser le pouvoir des consommateurs de « voter avec leurs dollars » et d’influencer le marché, il propose des politiques pour réduire les failles du marché (pp. 117-118). Malleson suggère aussi de manière plus ambitieuse que pour soutenir la démocratisation économique, les États devraient réglementer les marchés pour que les entreprises démocratiques et les coopératives subissent moins ce que l’on pourrait considérer comme de la concurrence « inéquitable » de la part des entreprises qui ne respectent pas les pratiques démocratiques (et qui n’assument donc pas leurs coûts) (p. 106).

Finalement, pour démocratiser lafinance et l’allocation des investissements, Malleson note l’importance de la réglementation des flux de capitaux et des investissements publics de l’État. Mais en référence au deuxième point, il souligne que ces investissements publics ne devraient pas être décidés uniquement dans les sphères les plus élevées des gouvernements centraux. Pour protéger la voix démocratique des citoyens dans la finance et les investissements, il propose de soutenir le développement de banques participatives publiques dans les communautés (p. 154). De plus, ces banques locales soutiendraient mieux les coopératives (p. 158). À leur tour, les coopératives de travailleurs aideraient à décentraliser le contrôle des investissements (p. 163). Encore une fois, Malleson montre de manière intéressante comment les politiques de démocratisation économiques dans différents secteurs se soutiennent mutuellement.

Quelques questions

Puisque la liberté est un idéal central dans l’argument de Malleson, un compte rendu plus détaillé de la littérature volumineuse à ce sujet aurait été de rigueur. Développer davantage la distinction entre la liberté formelle et la liberté réelle (Van Parijs, 1993, p. 21) aurait permis de clarifier les notions cruciales, mais ambigües, de « moyens sociaux » ou « dimension sociale » de la liberté (pp. xxii, 6) (que la démocratie économique doit distribuer plus équitablement). Parfois, ces notions réfèrent à des biens matériels (p. 5) ou à des relations sociales (p. 6). Ailleurs, elles réfèrent à l’autodétermination ou à la souveraineté populaire (p. 139). Comment évaluer les niveaux de liberté individuelle ou collective? Toutes les libertés ont-elles la même valeur? Comment peser les libertés parfois conflictuelles des investisseurs, des entrepreneurs et des travailleurs? Il faut parfois faire des compromis entre les libertés individuelles et les politiques distributives. Par ailleurs, Martin O’Neill (O’Neill et Williamson, 2012, p. 83) estime que la valeur équitable des libertés politiques peut très bien être garantie par un État-providence plus fort qui réduirait les inégalités et limiterait l’influence de l’argent en politique, mais qui ne favoriserait pas nécessairement la démocratie économique. Ces questions méritent plus d’attention, car elles créent certaines ambigüités.

Par exemple, Malleson identifie trois objections principales à la DE (p. xxi). La première est en fait l’objection de Milton Friedman : les réglementations économiques limitent toujours la liberté de tous. Malleson répond très justement en soulignant que le fait de se préoccuper de la liberté des individus ne mène pas nécessairement à justifier un État minimal et le libre marché. Limiter la liberté formelle de certains peut être légitime, car la liberté formelle n’a aucune valeur pour la plupart des gens sans les moyens d’une liberté effective (p. 5). La deuxième objection suggère que la DE menace l’efficacité, et donc la prospérité de la société. La réponse de Malleson dans les chapitres pratiques est intéressante : il y a de bonnes raisons de croire qu’une économie démocratique serait assez efficace (p. 208). Mais il rejette un peu trop rapidement la troisième objection, qu’il appelle « the social democratic objection » : « [t]hink of Sweden or another social democratic country where workers have heightened bargaining power due to a combination of a strong welfare state, powerful unions, and state regulation of business. In such a context, is there still a need for workplace democracy? » (pp. 44-45). Cette question est importante et la réponse qu’y apporte Malleson est insuffisante.

En effet, que la DE ait des effets désirables pour plusieurs travailleurs ne suffit pas à justifier sa promotion. En fonction du contexte plus ou moins égalitaire, plus de personnes que Malleson ne le pense (p. 47) pourraient préférer un emploi dans des entreprises hiérarchiques pour conserver leur mobilité, plus de loisirs ou s’exposer à moins de risques. Pour éviter d’empiéter inutilement sur les libertés d’association et de choix d’occupation et respecter ce choix potentiel des individus, une présomption générale en faveur de la liberté, soit-elle « réelle » ou « sociale », recommande d’être prudent avec l’intervention de l’État. Par conséquent, parmi les différents moyens de réaliser les objectifs démocratiques fixés par Malleson en termes de liberté et d’égalité politique, il faut choisir le moyen le moins intrusif. Bien sûr, les choix de certains peuvent limiter la liberté des autres. Mais il ne semble pas légitime que les États interviennent dans la structure des entreprises privées, ni même qu’ils dépensent l’argent public pour promouvoir la DE, tant qu’il n’est pas démontré qu’il n’existe aucun autre moyen satisfaisant de protéger ou de restaurer la liberté de tous.

Malleson compare souvent la DE avec les sociales démocraties actuelles, qui échouent bien sûr à réaliser la justice. Mais qu’en est-il d’un État-providence plus fort, qui imposerait une taxation mondiale du capital (Piketty, 2013, p. 835) et investirait en éducation? David Schweickart (O’Neill et Williamson, 2012, p. 215), tout en défendant la DE, reconnaît à quel point elle ressemble à certaines formes radicales de démocratie des propriétaires (redistribuant fortement le capital financier et humain, sans promouvoir la démocratie en entreprise). Philippe Van Parijs (1995, p. 30) soutient qu’un revenu de base inconditionnel favorise aussi la liberté réelle de chacun, la liberté de quitter des conditions de travail indésirables et le pouvoir de négociation. Il faut comparer la DE avec ces alternatives qui sont peut-être moins intrusives, et préservent la liberté des investisseurs et des entrepreneurs tout en maximisant, comme Malleson le reconnaît (pp. 42 et 49), la liberté réelle et le pouvoir de négociation de chacun. La DE n’est peut-être ni le seul ni le meilleur moyen de réaliser la liberté réelle et l’égalité politique si des alternatives moins intrusives existent. Espérons que les recherches à venir se pencheront sur cette question cruciale.

Concernant les questions pratiques, Malleson fait des propositions ambitieuses et très bien documentées que je ne peux toutes discuter en détail. La contribution la plus intéressante concerne la manière dont les politiques de démocratisation dans différents secteurs se soutiennent mutuellement. Je me contenterai de souligner un obstacle contre lequel les (petites) coopératives butent souvent, et qui est légèrement négligé dans le livre : la capacité d’innovation. Cette fois encore, l’exemple de Mondragon et de la mise en réseaux des coopératives est très utile. Le groupe a créé Ikerlan, une coopérative de second degré composée aujourd’hui de 15 centres de recherche et développement (Whyte & Whyte, 1991, p. 65). Les États pourraient aider les coopératives à former des réseaux, et financer ce genre de centres de recherche industrielle collectifs.

Pour conclure, After Occupy est un livre intéressant pour tous ceux que les inégalités croissantes préoccupent et qui souhaitent réfléchir sérieusement à des alternatives pour organiser la coopération sociale et économique. Même si le cadre normatif aurait pu être mieux développé pour rendre certains arguments plus convaincants, Malleson offre une discussion engagée et engageante au sujet de la démocratisation économique. Celle-ci est bienvenue aujourd’hui, ne serait-ce que pour raviver les débats sur l’avenir de la démocratie.