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À plusieurs égards, la philosophie politique contemporaine semble s’être édifiée sur les bases modernes de l’État-nation. L’exercice des droits et libertés, souvent associé à la citoyenneté démocratique, serait conditionnel à l’appartenance des individus à une société politique définie par les frontières territoriales de la nation. La plupart des théories démocratiques ont assimilé cette société politique à la figure abstraite du demos. Les normes et les institutions à l’aide desquelles se gouvernent les sociétés démocratiques ont ainsi été comprises comme le produit de la volonté commune d’une nation décrite en termes « ethniques », « culturels » ou « civiques », et dont l’État souverain serait l’agent.

Loren A. King, un des contributeurs de ce dossier, rappelle ailleurs que l’ampleur de l’attention consacrée à l’État-nation n’est guère surprenante, compte tenu de l’importance de ce phénomène pour l’histoire des sociétés démocratiques[1]. Les divers récits historiques mobilisés par les philosophes pour clarifier ou situer leurs arguments présentent souvent l’avènement de l’État-nation comme l’un des instants décisifs d’un vaste mouvement de sécularisation de l’Occident. Sa création consacrerait, de plus, l’autonomie politique de la société. Celle-ci se serait concrétisée entre autres par le développement et la consolidation des caractéristiques et institutions typiques des démocraties représentatives : la liberté d’association, l’élection des dirigeants politiques et l’extension du suffrage. L’État-nation, observe Catherine Colliot-Thélène, s’est donc imposé comme « le cadre territorial d’aménagement de la démocratie moderne[2]. »

Plusieurs penseurs, issus de traditions intellectuelles variées, déplorent la place centrale occupée par l’État-nation dans les débats en philosophie politique contemporaine et le dénoncent comme inégalitaire et hostile à la liberté politique. D’après eux, une grande part de la philosophie politique se réduit malheureusement à la justification et à l’exploration de l’État comme structure paradigmatique des sociétés politiques. Par exemple, Robert Paul Wolff inaugure In Defense of Anarchism en affirmant : « Politics is the exercise of the power of the State, or the attempt to influence that exercise. Political philosophy is therefore, strictly speaking, the philosophy of the state[3]. » Dans la charge critique qu’elle dirige à l’endroit de la philosophie politique moderne en général et envers sa théorie de la souveraineté en particulier, Hannah Arendt cible l’État-nation quand elle déclare que « Là où les hommes veulent être souverains, en tant qu’individus ou en tant que groupes organisés, ils doivent se plier à l’oppression de la volonté, que celle-ci soit la volonté individuelle par laquelle je me contrains moi-même, ou la “volonté générale” d’un groupe organisé. Si les hommes veulent être libres, c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer[4]. » Dans une veine similaire, Warren Magnusson a récemment écrit que la philosophie politique moderne justifie les multiples pratiques de domination observées dans les sociétés démocratiques, car son corpus « is shaped by the project of the State[5]. » Les théories qu’elle avance portent à croire qu’en l’absence d’un État-nation souverain, les êtres humains verseraient nécessairement dans le chaos, l’illégalité et la violence.

Au cours des dernières décennies, la valeur heuristique de l’État-nation a été profondément remise en question par plusieurs philosophes politiques préoccupés par la résurgence et l’émergence des minorités dans l’arène politique des sociétés démocratiques contemporaines. Leurs écrits soulignent la tendance des théoriciens à présumer l’unité politique, sociale et culturelle de la société politique. Selon eux, le concept d’État-nation génère des difficultés à rendre compte des dynamiques politiques contemporaines, et par conséquent à proposer des solutions appropriées aux problèmes auxquels sont actuellement confrontées les sociétés démocratiques. Des philosophes canadiens se sont d’ailleurs démarqués par leurs éminents apports à ces réflexions. Se penchant sur les sociétés marquées par la « diversité profonde », les travaux de Charles Taylor ont par exemple démontré que les pratiques constitutives des identités culturelles sont des « biens irréductibles » dont la valeur doit être reconnue par les institutions politiques.[6] La théorie libérale du droit des minorités élaborée par Will Kymlicka vise explicitement à répondre aux défis éthiques et politiques posés par la diversité sociale et culturelle propre aux sociétés libérales multiculturelles et multinationales[7]. Prenant pour point de départ la situation des Premières Nations du Canada, James Tully a quant à lui exposé une approche permettant de négocier la diversité politique et culturelle fondée sur diverses conventions constitutionnelles implicites[8].

Ces travaux révèlent, chacun à leur façon, que l’État moderne démocratique, censé représenter la volonté commune des membres du démos, ne reflète en réalité que les ambitions et les valeurs de l’une de ses parties, la nation majoritaire. Puisqu’elles sont construites sur une représentation unitaire de la société politique, les institutions démocratiques semblent exclure la coexistence de divers ordres normatifs ainsi que la possibilité de diverses autorités politiques. Les groupes minoritaires se retrouvent ainsi, la plupart du temps, dans l’impossibilité de faire valoir leurs intérêts, ou d’adopter des règles et des institutions qui permettent à leurs cultures de se développer et de se perpétuer dans le temps malgré le fait que leurs entreprises puissent être justifiées par des principes libéral-démocratiques. Pour les partisans de l’État-nation, par contre, la coexistence d’une pluralité de groupes à l’endroit desquels les citoyens ressentent une loyauté durable au sein des frontières de l’État risque d’entraver les institutions politiques et de fragiliser les bases sur lesquelles repose la stabilité des sociétés démocratiques.

Ces problèmes n’ont évidemment pas été ignorés par la philosophie politique contemporaine. Néanmoins, comme l’observe Daniel Weinstock, plusieurs des philosophes qui s’y sont attardés se sont employés à élaborer des modèles de raisonnement destinés à déterminer les principes théoriques pouvant servir de base de justification commune à l’exercice du pouvoir[9]. Ils se sont détournés des enjeux soulevés par la réalisation pratique de ces principes. Peu d’entre eux se sont donc penchés sur les arrangements institutionnels concrets capables de favoriser leur accomplissement dans des contextes sociaux et politiques donnés. Ce virage a entraîné des conséquences importantes. Tandis que les désaccords théoriques au sujet des principes de justice perdurent, les institutions démocratiques éprouvent des difficultés croissantes à favoriser la résolution des différends entre citoyens. Les décisions qu’elles adoptent paraissent creuser les écarts qui les séparent plutôt que d’encourager leur rapprochement.

Prenant acte des limites rencontrées par une démarche intellectuelle exclusivement dédiée au raffinement théorique, plusieurs penseurs ont tourné à nouveau leur regard vers les institutions politiques. Ils s’intéressent aux modes de distribution de l’autorité politique (état unitaire ou fédéralisme) et aux règles qui encadrent le fonctionnement du processus décisionnel (organisation des systèmes électoraux, mécanismes de représentation politique et fonctionnement des pouvoirs législatifs ou exécutifs). Leurs travaux tentent d’identifier les schèmes institutionnels les plus aptes à réaliser certains principes moraux ou politiques, ou encore à faciliter la résolution de conflits persistants au sein des sociétés politiques.

Les articles regroupés dans ce dossier contribuent à cet effort. Didier Zúñiga démontre que la conception de la sécularisation formulée par Taylor tend à présenter les conflits entre groupes religieux comme des enjeux de justice, pouvant être résolus par une interprétation adéquate de la liberté de conscience et de la laïcité. Il soutient que l’adoption d’une position inspirée du pluralisme politique invite à reconsidérer ces conflits comme des oppositions portant sur le partage de l’autorité entre les groupes distincts, plutôt qu’un désaccord à propos de principes moraux. Andreas Follesdal et Victor Muñiz-Fraticelli s’intéressent à l’un des modes de partage de l’autorité privilégié par certaines sociétés démocratiques. Leur analyse du principe de subsidiarité explique que son application renforce l’issue des débats constitutionnels dans les fédérations multinationales comme le Canada et l’Union européenne. Or à elle seule, cette règle ne peut pas répondre à certains désaccords profonds, dont ceux portant sur le respect des droits de la personne. Dans son texte, Loren A. King avance que les philosophes politiques libéraux doivent opter pour un système de représentation démocratique proportionnel. Celui-ci permet une représentation plus équitable des préférences des citoyens dans le processus décisionnel, favorisant de surcroît la légitimité des actions collectives, et conséquemment la stabilité de la société. Par leur examen des conceptions libérales de la justice globale, Kevin W. Gray et Kafumu Kalyalya questionnent la nature et la signification du consentement présumé des États-nations à l’ordre international. Leur texte expose l’effet des transformations institutionnelles observées dans les organisations multilatérales sur la façon dont ce consentement est désormais compris par les acteurs.

Ces textes considèrent que les citoyens des sociétés démocratiques ressentent un attachement à l’égard d’une pluralité de groupes, dont les identités s’articulent à des territoires qui s’échelonnent en deçà et au-delà des juridictions de l’État-nation. Leurs auteurs y évoquent les possibilités que portent en elles les institutions qui cherchent à faciliter la coopération sociale dans un tel contexte, de même que certaines des limites auxquelles elles se heurtent.