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L’actualité d’Amour et fragilité : regards philosophiques au coeur de l’humain de Gaëlle Fiasse consiste sans doute en partie en ce que le livre s’accorde à la nouvelle tendance de mettre au premier plan la fragilité et la vulnérabilité humaines pour penser la vie éthique. En effet, au cours des dernières années, plusieurs théories sur la fragilité et la vulnérabilité ont paru, notamment des théories qui s’inscrivent dans le domaine de l’« éthique du care » et qui défendent l’importance de la justice et du soin pour autrui, surtout pour les personnes les plus fragiles et les plus vulnérables[1]. Ces théories s’inspirent souvent de la philosophie analytique et de la psychologie du développement, dans laquelle l’éthique du care trouve son origine, autant que de la pensée continentale, en particulier la phénoménologie et l’herméneutique.

Bien qu’Amour et fragilité ne développe pas dans le sens strict une théorie du care, c’est un essai riche et actuel. L’essai a pour but de démontrer que la fragilité se trouve au coeur de la vie éthique et de nos vies quotidiennes. Fiasse dessine adéquatement comment la fragilité se retrouve dans les différentes sphères de notre existence, dans nos corps mortels, nos relations sociales qui sont souvent blessantes, ainsi qu’à l’échelle de l’être comme tel qui est un mélange entre activité et passivité. Pour Fiasse, c’est l’amour, en particulier sous la figure de l’amitié et de la sollicitude, qui devrait être la réponse adéquate à cette fragilité. C’est dans l’amour et le soin pour autrui que nous apprenons des valeurs essentielles de la vie, comme la conscience de notre propre vulnérabilité et la joie des choses quotidiennes.

Dans cette étude, j’essaierai d’exposer comment Fiasse propose de penser la fragilité et l’amour par rapport à la vie éthique. Pour ce faire, je procéderai en deux temps. Dans un premier temps, je commenterai en bref l’argumentation que Fiasse développe dans les chapitres d’Amour et fragilité. Elle définit d’abord la fragilité de l’existence en soi, procède à une analyse des différentes fragilités des relations humaines, pour finir avec une étude du cas particulier du milieu hospitalier. Dans un deuxième temps, j’analyserai plus en détail cette argumentation. Je proposerai de tirer quelques conséquences qui ne sont pas explicitement thématisées par Fiasse elle-même, mais qui découlent de son argument. Plus précisément, je propose de penser également le rapport entre fragilité et narrativité. À partir de l’idée de Fiasse de mettre la fragilité au coeur de l’éthique, ainsi qu’à partir de la philosophie de Ricoeur, et de son concept de narrativité en particulier, j’argumenterai l’idée selon laquelle notre fragilité proprement éthique se montre également dans diverses narrations, d’abord dans l’identité narrative du soi qui est fragile (c’est-à-dire l’idée de l’attestation) et puis dans les narrations qui font partie de l’histoire et de la culture et qui témoignent de la fragilité des personnes (c’est-à-dire l’idée de témoignage).

LA FRAGILITÉ : UN CONCEPT ONTOLOGIQUE ?

En général, Amour et fragilité est un essai original et nouveau. Plutôt que d’offrir seulement un commentaire ou même une nouvelle approche de l’éthique du care, l’auteure, spécialiste des oeuvres de Paul Ricoeur et d’Aristote, met ensemble les pensées de ces deux philosophes pour définir le rapport entre amour et fragilité. De plus, Fiasse ne se limite pas à une analyse de Ricoeur et d’Aristote, bien qu’elle ait déjà montré la pertinence d’une telle analyse dans un autre contexte avec son livre L’autre et l’amitié chez Aristote et Paul Ricoeur[2], mais elle développe également son propre discours avec ses propres concepts. Plus précisément, l’originalité d’Amour et fragilité consiste en ce que son auteure souligne l’actualité de certains concepts grecs anciens, et aristotéliciens en particulier, pour l’éthique et pour définir l’amour et la fragilité. Par exemple, elle démontre que la fragilité est inhérente à l’existence humaine, en élaborant sur la tension aristotélicienne entre être en puissance (dunamis) et être en acte (energeia, entelecheia). Selon Fiasse, nous ne sommes jamais des êtres en acte purs, c’est-à-dire sans des moments de repos, de potentialité, de faiblesse, de fragilité. Cela souligne également l’idée ricoeurienne voulant que nous soyons des êtres capables, ainsi que faillibles. Et ceci est particulièrement vrai pour nos relations humaines avec les autres et pour l’amitié, qui alternent entre activité d’un côté (par ex., attention, soin, désir) et passivité de l’autre côté (par ex., faiblesse, affection, sensibilité).

Amour et fragilité ouvre le champ des discussions sur la vulnérabilité en mettant en lumière, dans le premier chapitre, la différence entre vulnérabilité et fragilité, ce qui est encore peu examiné par les théories du care aujourd’hui. De fait, même s’il existe déjà beaucoup de textes sur la vulnérabilité, il y en a beaucoup moins sur la fragilité[3]. De plus, dans l’esprit de la distinction ricoeurienne entre capacité et faillibilité, Fiasse met le doigt sur les différents degrés de capacité qui jouent dans la différence entre vulnérabilité et fragilité[4]. Comme elle l’explique, là où la vulnérabilité, dérivée du latin vulnerabilis, s’applique surtout aux personnes se désignant incapables ou blessées, la fragilité, dérivée du latin fragilis, s’applique aussi à des choses fragiles ou cassables et, de plus, à des relations entre humains ou choses et à leurs incapacités ou à leurs possibles faiblesses. Ainsi, Fiasse ouvre le vaste champ des différents types de fragilité en analysant ce concept à partir de son étymologie et à partir des pensées de Ricoeur et d’Aristote. Par exemple, elle définit la fragilité comme la précarité de l’existence, celle qu’on partage avec d’autres êtres vivants (cf. la vulnérabilité) (p. 7), mais elle pointe aussi la difficulté du « ménacé sous les coups de la violence historique » (p. 8, accent dans le texte). Or, comme Fiasse l’indique, ce n’est pas seulement sur le plan de la matérialité, c’est-à-dire de la vulnérabilité de l’être physique, que nous sommes fragiles, mais aussi au coeur de nos relations humaines (morales, sociales, culturelles, historiques, etc.). Ainsi, Fiasse souligne bien la pluralité et la complexité du phénomène de la fragilité.

L’auteure poursuit en précisant, dans le deuxième chapitre (« Situer nos fragilités, l’être, la vie et le vrai »), ce qu’elle définit comme la fragilité essentielle à l’être. Elle met en rapport cette fragilité avec ce qu’elle distingue comme étant diverses activités vitales. En faisant cela, Fiasse touche aux dimensions ontologiques de la notion de fragilité. Par exemple, selon elle, cette fragilité essentielle se reflète dans la distinction entre la mort comme telle et la façon de mourir. Bien que la façon de mourir puisse être plus ou moins douloureuse, la mort est toujours une violence selon Fiasse. À cet égard, la mort est l’épreuve de la fragilité de l’existence, en tant qu’elle signifie une brusque rupture avec la vie, le corps, l’activité et, dans ce sens, elle évoque toujours un deuil.

De plus, il y a un autre lieu, explique Fiasse, où notre fragilité essentiellement humaine se montre : la vérité sur les plans théorique et pratique. On pourrait facilement penser aux nouveaux médias, par exemple, avec lesquels l’opinion et la sensation prennent le pouvoir sur la recherche de la vérité. Sur le plan pratique, Fiasse distingue deux attitudes opposées, le relativisme et l’idéalisme. Selon le premier, il n’y a pas de vérité du bien en soi, et il faudrait donc éviter de la chercher. Selon le deuxième, tous nos choix et nos désirs devraient être orientés vers un bien absolu en soi. Fiasse plaide pour une voie moyenne, entre ces deux positions, qui consiste à prendre des décisions concrètes et réalistes visées vers la vie bonne. C’est donc la phronesis que Fiasse, en suivant Aristote et Ricoeur, vise à mettre en scène pour développer son éthique de la fragilité. La vie bonne qui se trouve au centre de cette éthique est essentiellement fragile, car la phronesis implique aussi un jugement, qui n’est pas simplement l’application de règles données, mais également la capacité et l’expérience de distinguer entre des vrais et des faux biens. En se servant des idées et des notions déjà familières pour les aristotéliciens et les ricoeuriens, l’essai de Fiasse est toutefois singulier dans son analyse précise de la fragilité propre à la vie éthique avec et pour les autres, ce qu’elle décrit dans un langage clair et accessible pour un large public.

Dans le chapitre 3, « Les fragilités éthiques », Fiasse procède en analysant les fragilités « à partir du bien » (p. 37). Selon elle, l’action morale ne se réduit pas simplement au couple de deux extrêmes : l’intentionnalité pure et l’involontaire impénétrable. Fiasse soutient que la complexité de l’agir éthique se montre en particulier dans la complexité du volontaire au cours de cette action, qui se lie aux différentes fragilités possibles que l’action morale peut rencontrer. Notamment, l’action n’est pas toujours préférable, d’un point de vue moral, à l’inaction, mais, en même temps, l’incapacité d’agir pourrait devenir une injustice. Simultanément, il bien connu, comme Fiasse le souligne, que les meilleures intentions ont souvent des conséquences désastreuses, et, de l’autre côté, que des intentions qui paraissent bonnes peuvent cacher des intentions égocentriques.

Amour et fragilité est concentré sur la signification éthique de la notion de fragilité et sur l’amour comme réponse à cette fragilité. En effet, dans les chapitres suivants, Fiasse explore plus profondément les dimensions éthiques de la fragilité et de l’amour par rapport à l’interaction sociale (chapitre 4), au face-à-face (chapitre 5), et au cas particulier que représentes « la fragilité et la maladie vécues en milieu hospitalier » (chapitre 6, p. 127). L’auteure ouvre son analyse des relations sociales en définissant la fragilité interne à notre société contemporaine en crise. Elle explique clairement que cette fragilité se montre sur plusieurs plans dans notre société, dans le travail, le commerce, le stress, le harcèlement sexuel. Elle se montre aussi au regard de la technique, où se développent des problèmes spécifiques dans le domaine de la bioéthique : l’euthanasie, le clonage, la manipulation génétique. La richesse de l’analyse que Fiasse propose dans Amour et fragilité consiste sans doute dans le fait que cette analyse a la pertinence de mettre en scène la fragilité pour penser des problèmes quotidiens actuels.

Ensuite, Fiasse développe une compréhension du face-à-face par rapport à la fragilité. Ce qui est tout à fait original dans cette analyse est qu’elle ne met pas exclusivement en lumière ce que la personne capable et agissante peut apporter à la personne fragile, mais également ce que la personne plus fragile peut rendre à l’autre, c’est-à-dire au soi capable. Fiasse prend la figure de la personne handicapée comme exemple. À cet égard, l’analyse de Fiasse se positionne en parallèle avec les théories du care qui mettent plutôt l’accent sur la nécessité du soin dans les diverses sphères de la société – ce qui est sans aucun doute d’une grande importance –, en touchant au côté souvent ignoré de la fragilité. Par exemple, c’est dans la sollicitude par rapport aux personnes fragiles qu’on reçoit aussi. Fiasse argumente l’idée selon laquelle cette sollicitude nous permet d’avoir une plus grande conscience de notre propre fragilité, une plus grande capacité d’aimer suivant une attention intensive à la fragilité de la personne handicapée, ainsi qu’une forte attention au réel, « l’ici et maintenant » (p. 118). Puis, comme Fiasse l’explique, la sollicitude pour l’autre peut aussi contribuer à la joie du quotidien par rapport aux épreuves exigeantes, ainsi qu’activer une façon d’être au monde plus humaine et éthique, une plus grande acceptation de ses propres limites, et la conscience de l’interdépendance et de la coresponsabilité mutuelle des êtres humains.

Dans le dernier chapitre d’Amour et fragilité, Fiasse examine en détail le cas particulier du soin des patients dans le milieu hospitalier en s’inspirant de « Pacte des soins », un article de Ricoeur sur la relation entre médecin et patient. Selon Fiasse, c’est dans la relation entre personnel soignant – elle élargit la catégorie du médecin de Ricoeur – et personne hospitalisée que la fragilité proprement humaine se manifeste particulièrement. Pour Fiasse, les relations réciproques qu’elle a décrites dans le chapitre précédent peuvent se produire par excellence dans le rapport entre le personnel de soin et les patients. Par exemple, la conscience de sa propre vulnérabilité ne peut pas seulement se produire dans les relations entre le personnel de l’hôpital et les patients ; c’est surtout le cas chez les patients qui souffrent d’une maladie incurable. De plus, cette conscience peut aider les membres du personnel soignant et les aider à prendre des décisions éthiques. Fiasse démontre que c’est le cas, par exemple, dans la situation où le personnel doit trouver la juste mesure entre « donner au patient un espoir outrancier grâce à la perspective des nouveaux traitements et ruiner ses chances d’espérer lorsque la médecine semble inefficace » (p. 145). Dans ce cas-là, la conscience de la fragilité de la vie humaine peut aider à comprendre la difficulté psychique et physique de la situation du patient, même si on ne devrait pas non plus perdre de vue la nécessité des codes et des normes de communication et de soin à cet égard. C’est à partir d’exemples très concrets, comme celui-ci, que Fiasse réussit d’une façon créative à analyser et à actualiser des concepts éthiques complexes. Cela fait d’Amour et fragilité une contribution essentielle aux théories éthiques contemporaines.

FRAGILITÉ, AMOUR ET NARRATIVITÉ

Aussi riches que les analyses de Fiasse soient, on pourrait toutefois se demander dans quelle mesure une analyse du rapport entre fragilité et vie éthique devrait prendre en compte également le concept de narrativité. Même si Fiasse ne thématise pas elle-même la narrativité dans Amour et fragilité, on pourrait tirer la conséquence de son analyse de la fragilité au coeur de l’éthique, selon laquelle la fragilité et l’amour s’inscrivent également dans des narrations, parce que celles-ci ont souvent une signification éthique. Or, il est possible de poser la question, à savoir si l’amour et la fragilité propres à l’humain se montrent par excellence, non pas seulement dans les relations sociales et le face-à-face, mais également dans l’art et dans les différentes narrations qui jouent dans ces relations.

La narrativité peut signifier différentes choses en regard du social. Elle reflète non pas seulement les narrations qui traitent de l’amour ou de la fragilité, comme le roman moral par exemple, mais aussi l’idée que nous avons une propre identité narrative qui montre les capacités et les fragilités de l’être humain. En effet, si on est d’accord avec Ricoeur à savoir que décider et agir – pratiquer la sagesse pratique – impliquent de raconter une histoire de soi-même[5], on peut voir que cela implique aussi de s’exposer soi-même dans son amour et sa fragilité, c’est-à-dire de risquer de n’être pas entendu, de mal jouer, ainsi que d’affronter l’autre dans sa fragilité, de le réduire possiblement à un objet ou à un personnage de ses propres histoires (par ex., le pauvre qui profite de ma générosité, le bénéficiaire qui me permet de m’en laver les mains, l’objet de ma pitié « où le soi jouit secrètement de se savoir épargné »)[6].

À mon avis, on pourrait mieux comprendre le rapport entre fragilité, amour et narrativité en tenant compte de ce que Ricoeur définit comme attestation. En ce qui concerne l’attestation, ce qu’il faudrait noter, tout d’abord, c’est que cette notion se trouve au coeur de Soi-même comme un autre. L’attestation est pour Ricoeur le « mot de passe de tout [ce] livre »[7]. On pourrait bien dire que l’attestation est le concept clé de son ontologie du soi. Pour cette raison, aussi, le dixième chapitre de Soi-même comme un autre s’ouvre sur la notion d’attestation : ce chapitre reprend les caractéristiques ontologiques du soi qui sont impliquées dans les neuf chapitres précédents où sont approfondies les capacités du soi capable : le langage (chapitres 1 et 2), l’action (chapitres 3 et 4), la narrativité (chapitres 5 et 6) et la vie éthique (chapitres 7 à 9). Pour le dire vite, toutes ces capacités, y compris l’amour en tant que sollicitude et amitié ainsi que la capacité de raconter, présupposent l’interprétation qui est propre à l’herméneutique, et donc, selon Ricoeur, une confiance en soi où la confiance que ce qu’on fait ou décide est le résultat d’une juste interprétation.

En outre, cette confiance est essentiellement liée à la fragilité. C’est-à-dire que l’attestation implique une confiance en soi et manque donc de certitude absolue, ce qui confère à l’attestation « une fragilité spécifique à quoi s’ajoute une vulnérabilité d’un discours conscient de son défaut de fondation[8] ». Or, pour revenir à la distinction qu’établit Fiasse entre fragilité et vulnérabilité, plus que d’être seulement vulnérable dans le sens de prendre le risque d’être blessé dans son action éthique, le soi est aussi fragile dans cette action, en ce qu’il n’y a pas de garantie qu’elle va réussir. Il y a toujours le risque que cette relation échoue. Agir dans la vie éthique ne se résume pas à la simple application de règles, c’est comme raconter une histoire avec les autres, ce qui se voit aussi, par exemple, dans le monde hospitalier, où le personnel de soin et les patients cherchent souvent ensemble à trouver des solutions créatives pour surmonter des défis, et ils construisent également ensemble des narrations au cours de la lutte contre la maladie, ce que peut aider parfois à faire la souffrance plus supportable.

Par attestation, Ricoeur comprend donc la confiance en soi-même pour bien agir dans le monde avec et pour les autres. Ricoeur définit l’attestation comme le mode « aléthique » ou « véritatif » : « la sorte de certitude à laquelle peut prétendre l’herméneutique[9] ». En d’autres mots, l’herméneutique, en tant que discipline de l’interprétation des récits, fictifs ou non fictifs, implique la possibilité d’une vérité qui peut être renouvelée constamment par une autre interprétation (c’est-à-dire le cercle herméneutique). On voit immédiatement, ici, le rapport avec la narrativité. C’est la narrativité et le récit qui ouvrent la possibilité d’une interprétation du monde vécu qui est proprement fragile et liée à l’amour (par ex. le désir, l’action, la responsabilité, etc.).

L’idée de la narrativité dans la pensée de Ricoeur se reflète dans sa conception de l’attestation. Cette idée fait partie du projet de Soi-même comme un autre de définir la subjectivité. Le sujet est un soi qui ne se trouve que dans l’existence vécue et donc à partir d’histoires, de récits et de fictions. C’est bien connu que dans ce livre il s’agit pour Ricoeur de penser le sujet, non pas comme la pure rationalité de Descartes, l’ego cogito, ni comme le « cogito brisé » de Nietzsche, qui s’oppose radicalement à la rationalité pure, mais plutôt comme un sujet herméneutique, capable de trouver une vérité non absolue qui passe par l’interprétation et les fragilités diverses qu’on rencontre dans la vie[10].

La narrativité a donc intrinsèquement une potentialité éthique, qui montre aussi le rapport entre narrativité, amour et fragilité. L’existence du soi confiant en est une « pour et avec les autres dans les institutions justes ». Et la narrativité et la fiction se trouvent au milieu de cette existence. Ceci ne veut pas seulement dire, pour Ricoeur, que notre identité est narrative et que la fiction donne une certaine organisation à nos vies par son « caractère évasif » dans un ordre de récit[11]. On peut raconter des passages de notre propre vie. De plus, cet ordre narratif de nos vies a une potentialité éthique :

Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal. […] Le jugement moral n’est pas aboli, il est plutôt lui-même soumis aux variations imaginatives propres à la fiction[12].

La narrativité, telle qu’elle est explicitée dans Soi-même comme un autre, se trouve donc sur le plan de la subjectivité, qui est une subjectivité éthique. Ce sont des fictions imaginaires qui peuvent servir pour Ricoeur comme des laboratoires de nos pensées ; on s’inspire de ces fictions pour prendre des décisions éthiques et participer à la vie éthique. En ce sens, la fiction a une capacité d’appeler à la responsabilité pour Ricoeur. Et l’amour et la fragilité qui font partie de la vie humaine s’expriment dans la narrativité, qui est souvent expression d’amour et de passion. Pourtant, le narratif reste fragile en ce qu’il demande à être interprété et entendu et que cela ne va pas toujours de soi, sans erreurs. Bref, si on propose de penser la fragilité et l’amour au coeur de la vie éthique, il semble que la narrativité se trouve également au centre de l’éthique.

En outre, ce n’est pas seulement dans notre identité narrative que l’amour et la fragilité de l’autre et de soi-même peuvent se montrer, mais également dans les diverses narrations qui font partie de la vie sociale et culturelle : le roman, la poésie, les récits historiques, les narrations éthico-politiques, etc. En effet, comme Richard Kearney l’a argumenté, le récit historique ainsi que le roman historique peuvent attester des autres, de leur vie et de leurs souffrances, et leur rendre ainsi hommage aide à les commémorer, et, dans certains cas, comme avec les grandes horreurs de l’histoire, à montrer des injustices graves qui ne devraient plus jamais se répéter[13]. Kearney pointe le rôle testimonial des narrations. Cependant, on peut voir clairement aussi que les narrations ont la potentialité d’exprimer l’amour et la fragilité des personnes en racontant les histoires de leurs vies : histoires humaines et, en tant qu’humaines, des narrations d’amour et de fragilité. En même temps, la littérature, et l’art plus généralement, n’expriment-ils pas souvent l’amour et la fragilité de leurs auteurs ?

Une autre manière de souligner le rapport entre narrativité, amour et fragilité se dessine dans la notion ricoeurienne de témoignage. Plus précisément, Ricoeur met en rapport témoignage et narrativité dans le troisième tome de Temps et récit. Dans la quatrième partie de ce livre, il parle de « l’entrecroisement de l’histoire et de la fiction ». Pour Ricoeur, l’histoire peut « se fictionnaliser », c’est-à-dire que la fiction peut (en partie) raconter ce qui s’est réellement passé[14]. Ricoeur amène également le concept de lieutenance : la fiction, comme le récit historique, fait référence à un lieu, le représente. Cette référence n’est pas nécessairement faite envers le monde physique, réel ou par rapport à une histoire vraie, mais il y a quand même une référence à un lieu de significations (l’univers du texte), qui peut également jouer un rôle dans la vie réelle de soi-même et des autres. Et, d’un autre côté, pour Ricoeur, le récit fictionnel imite le récit historique : il raconte les événements comme s’ils s’étaient vraiment passés. Il n’est pas difficile d’imaginer que ces univers sont les laboratoires où peuvent jouer nos amours et nos fragilités.

Le narratif peut donc – mais pas nécessairement – témoigner du passé ou, dans un sens plus large, faire référence au monde réel, c’est-à-dire vécu. De plus, le narratif, en tant que témoin du passé, a aussi une signification éthique pour Ricoeur. C’est en racontant l’histoire que la fiction peut rappeler le passé, et, à cet égard, rappeler certains événements horribles qui ne devraient jamais se reproduire (par ex. les horreurs du xxe siècle)[15]. Pour Ricoeur, c’est précisément l’effet « poétique » et « rhétorique » qui renforcent le moment tragique de l’histoire et ainsi aident à ne pas l’oublier[16]. Ricoeur parle également du « tremendum horrendum », qui est l’envers de l’admiration[17]. Bien évidemment, le rôle du narratif est limité, ici, et il ne s’agit pas d’histoires complètement fictives, mais plus précisément de romans historiques. Néanmoins, on voit bien que le témoignage du narratif reflète la fragilité humaine dans le plus grand sens du mot, et cette expression de la fragilité dans le narratif donne à celui-ci une potentialité éthique. Le narratif appelle à la justice pour les autres et à une responsabilité, voire à une sollicitude, vers le passé (se souvenir de) et le futur (maintenir la justice). Ainsi, Ricoeur indique que le récit implique une « responsabilité éthique » et qu’il « appartient […] au champ éthique […] à la justice éthique[18] ».

Ce n’est pas mon intention ici de contredire l’argumentation de Fiasse, qui est très riche et nuancé. Plutôt, dans cette étude, je voulais montrer une piste que l’on pourrait explorer si l’on pensait dans la même direction que Fiasse. De fait, l’idée que la narrativité est liée à l’amour et à la fragilité n’est pas incompatible avec la thèse de Fiasse selon laquelle la fragilité s’inscrit dans notre composition ontologique. Au contraire, cette idée souligne l’importance de mettre en scène la fragilité pour penser l’éthique, ce que Fiasse a pour but de faire avec son essai, parce que les différentes narrations qui existent et qui peuvent se composer encore attestent souvent de nos amours et de nos fragilités.

En bref, Fiasse pense, dans le sillage des Anciens et de Ricoeur, la sphère sociopolitique à partir du modèle de l’amitié et de la famille comme microstructures. Bien évidemment, elle ne nie pas les différences socioculturelles entre la famille nucléaire des Grecs anciens et la famille moderne, avec ses propres défis, par exemple le contexte urbain. Néanmoins, il reste des similarités essentielles, selon Fiasse, en ce que c’est dans le contexte de la famille que nous apprenons des valeurs essentielles pour notre participation à une société : sur le plan de l’amitié (sollicitude des autres), sur le plan éthique (la valeur de la justice) et sur le plan politique (la nécessité d’organiser ces valeurs dans un système d’accords et de règles). Elle écrit : « Ce n’est pas la fonction du politique de chercher à ce que les citoyens soient amis, mais c’est néanmoins son rôle de favoriser les conditions qui rendent l’amitié possible » (p. 94). Mais si on pense l’amour et la fragilité au coeur de l’humain et de l’éthique, comme Fiasse le fait, il est significatif de prendre aussi en compte le narratif, parce que c’est un lieu où se montrent l’amour et la fragilité par excellence.